La démocratie : un projet révolutionnaire ? Penser l’autonomie avec Castoriadis

« L’objectif de la politique n’est pas le bonheur, c’est la liberté. » (C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, tome 4, p. 226)

On imagine aisément l’étonnement de certains à la lecture du titre de notre article, qui pourrait passer à leurs yeux pour pure provocation. Comment admettre en effet l’idée, même mise en interrogation, selon laquelle la démocratie aurait parti lié avec un projet révolutionnaire ? La démocratie ne s’est-elle pas imposée, sinon en fait du moins en droit, comme la seule organisation sociale souhaitable pour une société moderne, c’est-à-dire une société qui a cessé d’admettre l’existence d’une hiérarchie naturelle pour reconnaître le principe de l’égalité des conditions ? C’est ainsi qu’elle semble devenue comme l’horizon indépassable de notre temps. En ce sens, M. Fukuyama aurait raison de persister dans son diagnostic de la fin de l’histoire. Mais pourquoi alors ce malaise face à une telle analyse, qui pousse à la dénoncer comme l’expression de l’idéologie dominante que l’on entend combattre au nom de la démocratie justement ? Faut-il voir, comme certains, un relent de romantisme chez ceux qui refusent l’idée de la fin de l’histoire, la persistance d’une vision adolescente ? Ou bien y a-t-il tout simplement incompréhension sur les termes ?

Si l’étymologie n’explique pas tout, du moins permet-elle des clarifications salutaires. Elle nous rappelle ainsi que la démocratie est le pouvoir du dêmos, c’est-à-dire de la collectivité, ce qui rend quand même difficilement compte du fonctionnement réel des sociétés modernes qu’on serait mieux inspiré de nommer oligarchies libérales[1]. Il est vrai que ces sociétés se structurent sur des principes juridiques garantissant certaines libertés aux individus qui les composent.

Mais est-ce pour autant que ces mêmes individus ont, comme on pourrait l’espérer, un contrôle effectif sur leur existence ? Reconnaître que non, c’est admettre qu’il y a quelque bonne raison à dire que la démocratie, entendue dans sa pleine acception de pouvoir du peuple, est proprement révolutionnaire. Et ce, au double sens du mot. Elle représente « une transformation profonde des structures sociales »[2], ainsi que des mentalités, une rupture donc, laquelle suppose bien que les hommes puisent dans leur tradition, fassent en quelque façon retour sur les mouvements de contestation menés par leurs aînés. Précisons tout de suite que, parlant de révolution, nous ne pensons évidemment en aucune façon à la violence avec laquelle on l’associe souvent ; la subversion de l’ordre institué ne signifiant nullement « fusillade et effusion de sang », comme dit Castoriadis[3]. C’est du reste en suivant les idées développées par ce dernier que nous voudrions montrer en quoi la démocratie peut être comprise comme l’incarnation de ce qu’il appelle projet d’autonomie, autre nom du projet révolutionnaire.

 

La légitimité du projet d’autonomie

Indexer la démocratie au projet d’autonomie, c’est avant tout dénoncer le caractère démocratique que les sociétés libérales revendiquent, en mettant en cause leurs représentations de la liberté, de la politique et finalement de l’homme lui-même. C’est en effet faire le constat de l’hétéronomie, de ce que les individus n’ont guère de prise sur leur vie réelle, et affirmer simultanément le désir que cela cesse — la liberté ne pouvant se suffire de la simple garantie de quelques droits fondamentaux. Mais c’est également postuler que seule une pratique collective est en mesure de satisfaire un tel désir puisque, comme on sait depuis les Anciens, l’homme est un animal politique, qu’il serait vain de penser hors d’une société conçue comme une agrégation d’éléments séparés. « L’individu n’est pour commencer et pour l’essentiel, rien d’autre que la société. L’opposition individu/société, prise rigoureusement est une fallace totale », note Castoriadis[4]. Si l’on veut continuer à parler d’opposition, il faut donc, contre une certaine doxa libérale qui n’hésite pas à concevoir la société comme un tissu d’interactions individuelles, réaffirmer les avancées de la psychanalyse et en revenir à une dimension pré-individuelle : la psyché singulière, conçue comme monade, entité primordiale. Celle-ci, régie par le principe de clôture, étant fondamentalement inapte à la vie, requiert donc ce qu’elle refuse : la socialisation. On a ici un éclairage possible pour rendre compte de la soumission de la majorité et de la stabilité d’une organisation sociale profondément inégalitaire, dans la mesure où l’on ne voit guère comment des êtres structurés de part en part par un ordre social pourraient en venir à le mettre en cause.

Mais du même coup c’est le désir de changer la vie, comme disait Rimbaud, afin de dominer autant que faire se peut son existence, soit le projet d’autonomie même, qui devient problématique, non pas en ce qu’il serait le refus du principe de réalité ou l’expression d’un phantasme fusionnel[5], mais tout simplement parce qu’on ne comprend pas comment il pourrait ne serait-ce que se laisser penser. A la vérité il n’y a problème que pour qui cherche un fondement rationnel à un tel projet, là où il s’agit seulement de reconnaître la fidélité à un héritage qui atteste à lui seul les limites de la structuration des esprits par l’ordre social.  « A la question : pourquoi l’autonomie ? (…) il n’y a pas de réponse fondatrice, note Castoriadis. Il y a une condition social-historique : le projet d’autonomie (…) [appartient] à notre tradition. Mais cette condition n’est pas fondation »[6]. Comprendre que si le désir d’autonomie ne se justifie pas au sens où Leibniz l’entendait, cela ne le rend pas irrationnel pour autant, ni ne porte atteinte à sa validité. Ceux qui se l’imaginent font tout simplement l’impasse sur le fait que « le problème d’une autre organisation de la société a été constamment posé, non par des réformateurs ou des idéologues, mais par des mouvements collectifs immenses, qui ont changé la face du monde, même s’ils ont échoué par rapport à leurs intentions originaires »[7]. Ce qui leur interdit de voir que « la composante démocratique » de nos institutions « n’a pas été engendrée par la nature humaine ni octroyée par le capitalisme ni entraînée nécessairement par le développement de celui-ci », mais qu’elle est là « comme résultat rémanent, sédimentation de luttes et d’une histoire qui ont duré plusieurs siècles »[8]. Ainsi le projet d’autonomie n’est-il pas « fulgurance dans un ciel clair », mais fruit d’une histoire sans cesse reprise et réinventée par notre tradition.

Ce pourquoi il nous paraît nécessaire de lutter contre l’oubli – dont on peut se demander jusqu’à quel point il n’est pas volontaire – de ce que notre héritage a de plus précieux, par un retour aux sources grecques, puisque c’est là que prennent naissance « simultanément » la pensée philosophique et la démocratie. Retour dont l’intérêt n’est pas tant historique que politique, dans la mesure où il rend compte d’institutions éprouvées. Il faut en effet, comme H. Arendt y invite, voir « ces quelques moments heureux de l’histoire » où liberté et politique allaient de pair, comme des moments « décisifs », puisque « c’est seulement en eux que le sens de la politique (…) se manifeste pleinement. » Il y a donc comme un « privilège politique », pour reprendre une expression de Castoriadis, à pouvoir confronter notre société avec la société grecque ancienne ;  ce que le rappel de quelques traits caractéristiques de cette dernière suffit à montrer[9].

 

Le retour aux sources grecques

Il convient avant tout de préciser que la Grèce qui nous importe ici est celle qui institue la démocratie, c’est-à-dire la Grèce de la période s’étalant entre le VIII° et le V° siècle avant notre ère[10]. C’est bien au cours de ce moment historique que s’invente proprement la  politique, que Castoriadis invite à  soigneusement distinguer de ce qu’on nomme le  politique. Si celui-ci désigne en effet « la dimension de pouvoir explicite toujours présente dans toute société », celle-là relève d’une « d’une création social-historique rare et fragile » correspondant à « la mise en question explicite de l’institution établie de la société »[11]. Le  politique est au fond tout ce qui concerne le pouvoir en tant qu’institué, quand la  politique le met en question et interroge sa légitimité. Si toute société connaît le politique, puisqu’elle ne peut être sans pouvoir, la  politique ne concerne donc qu’une société autonome, c’est-à-dire une société se sachant créatrice des lois qui l’ordonnent.

Autant dire que l’autonomie ne prend sens que là où cesse le sacré entendu comme transcendance intangible, et perçu comme source ultime de la loi et des valeurs sociales et du sens de l’existence[12]. Ce sont bien les Grecs, les premiers, qui ont reconnu la dimension instituée de leur société, les premiers qui se sont affirmés pleinement responsables de leur organisation collective et des décisions prises. Ce qui est proprement inexplicable assure Castoriadis. Tenter d’y trouver une raison déterminante serait postuler des lois de l’histoire et contrevenir du même coup à la possibilité de l’autonomie. D’où son refus de toute pensée dialectique de l’histoire. Refus sur lequel il est toutefois permis de s’interroger. Ce que Castoriadis conteste c’est en fait le caractère téléologique de la dialectique qui la pousse à penser la succession au détriment de la saisie de la création véritable, « de l’émergence de l’altérité radicale ou du nouveau absolu »[13]. Mais la relecture du corpus hégélien à partir de la Science de la logique  a permis de saisir la place centrale qu’il assigne à la notion de contingence, récusant les interprétations d’un Lukacs ou d’un Bloch. Ainsi, en assurant que toute société est auto-instituée, même si dans l’immense majorité des cas la société recouvre sa propre dimension instituante, Castoriadis semble bien indiquer que l’autonomie est la seule expression conforme avec ce que la société est en vérité. Ce qui, une fois compris que l’Esprit selon Hegel c’est « nous-mêmes, ou bien les individus ou encore les peuples », semble bien s’accorder à l’idée selon laquelle « l’histoire de l’Esprit est son acte (…), [lequel] consiste à ce qu’il devienne lui-même. »  Certes Castoriadis ne l’admettrait pas. Mais peut-être faut-il voir dans sa volonté de se démarquer de toute pensée dialectique, une source de difficultés  mettant son projet en péril. Nous aurons l’occasion d’y revenir[14].

Du reste là n’est pas le problème qui nous occupe. Il s’agit plutôt de savoir comment l’autonomie des Grecs s’est concrétisée.  A quoi on peut répondre : par la création d’un espace public.  C’est là nous semble-t-il la forme propre de la démocratie grecque qui se traduit par le fait que le peuple, le dêmos, se proclame souverain et que, ce faisant, il crée des institutions permettant la réalisation effective de cette volonté de souveraineté.

C’est dire que, en Grèce, la démocratie n’était pas un vain mot, que les hommes libres se savaient libres et par là même égaux politiquement parlant. Ce qui ne veut pas simplement dire égaux au regard de la loi, mais aussi et surtout égaux quant à la participation effective aux affaires de la Cité. On dira que n’était concerné que le dixième de la population puisque les femmes, les esclaves ou les étrangers étaient exclus d’une telle participation. Certes. Mais que cela ne masque pas l’essentiel pour nous, à savoir l’organisation de cette démocratie faite réellement par et pour les citoyens.

On peut dire qu’il y a chez les Grecs un véritable désir de politique ; désir qui s’entretient lui-même par des règles formelles qu’il invente[15], et qui s’exprime par la participation des hommes libres aux affaires de la cité. Cette participation se matérialise dans l’ecclèsia, « l’Assemblée qui est le corps souverain agissant », et dans les tribunaux. Et c’est l’ecclèsia, assistée du Conseil (la boulè) qui légifère et gouverne[16]. De sorte que nous avons bien à faire à une démocratie directe, dont trois aspects, qui sont autant de refus, doivent retenir notre attention.

Tout d’abord le refus de la représentation. C’est là une caractéristique essentielle de l’autonomie de la Cité, qui « ne souffre guère la discussion ». Il est certes évident que le peuple comme tel ne peut être consulté chaque fois qu’une décision le concernant doit être prise ou même simplement débattue, et qu’on ne saurait se passer de délégués ou de re-présentants. Mais alors ils doivent être révocables ad nutum. En effet, dès qu’il y a permanence, même temporaire, de la représentation, « l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens ». Aussi P. Bourdieu a-t-il parfaitement raison de dire que « l’usurpation est à l’état potentiel dans la délégation »[17].

Le refus de l’expertise politique ensuite. Il faut dire que « l’expertise, la technè au sens strict, est liée à une activité “technique” spécifique, et est reconnue dans son domaine propre. »  Aussi ne peut-il y avoir des experts politiques, « c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité » ; une telle idée « tourne en dérision l’idée même de démocratie. » Il faut rapporter cette position à un principe central de la conception grecque de la démocratie qui veut que le bon juge du spécialiste, n’est pas un autre spécialiste mais l’utilisateur ; ainsi non le forgeron mais le guerrier pour l’épée. Pour ce qui est des affaires publiques, qui d’autre que le peuple lui-même peut en juger ?

Dernier point enfin : le refus d’un État compris comme instance séparée de la société. Castoriadis fait justement remarquer que l’idée d’un tel État, « eût été incompréhensible pour un Grec ». Ce n’est donc pas un hasard si le grec ancien n’a pas de terme pour désigner une telle instance.

Ce qui ressort de ces simples rappels quant à la démocratie grecque, c’est que, comme Rousseau n’a cessé de le dire, la démocratie bien comprise ne peut être que directe[18].  Ce qui n’interdit nullement la centralisation, mais suppose simplement que la politique y soit réellement l’affaire de tous et que cesse le monopole de certains sur les décisions concernant la communauté dans son ensemble. C’est dire que l’espace public ne doit pas s’y résumer à des principes de pure forme accordant la liberté de parole ou l’égalité des voix aux citoyens par exemple, mais être le lieu d’une réelle participation de tous à la vie et au devenir de la société. Pour une démocratie authentique, l’idée même d’un champ politique au sens que Bourdieu donne à ce terme, à savoir un microcosme relativement indépendant à l’intérieur du macrocosme social, est proprement impensable[19]. La constitution d’un tel champ, caractéristique des démocraties représentatives modernes, son autonomisation croissante, sont en fait un véritable frein au mouvement d’émancipation de tous. Plus même, ils nous semblent être la négation du projet d’autonomie !

 

La démocratie, le régime du risque

C’est un euphémisme de dire que cet avis n’est pas universellement partagé. C’est que beaucoup voient la constitution d’un tel champ comme une nécessaire prévention des risques d’une démocratie directe.

Ceux là ne manquent tout d’abord pas de faire remarquer que la souveraineté populaire au sens plein ne peut que conduire à l’individualisme, c’est-à-dire à l’éclatement du corps social. C’est Platon qui a certainement le mieux décrit ce phénomène en dénonçant l’apparente beauté de la démocratie, laquelle pareille à « un manteau multicolore » est « brodée d’une juxtaposition de toutes sortes de caractères ». Au-delà de l’impression colorée, c’est bien la « juxtaposition de caractères », soit l’absence de tout lien social, qui compte. Comment en effet des hommes tenaillés par des désirs propres pourraient-ils exprimer autre chose que des opinions reflétant ces désirs ? Dans la mesure où « la cité devient pleine de liberté et de licence de tout dire », où « on y a la possibilité de faire tout ce qu’on veut », « il est visible que chacun voudra, pour sa propre vie, l’arrangement particulier qui lui plaira »[20]. Quid alors du bien public ?

La pertinence d’une telle analyse ne peut manquer de nous troubler – d’autant qu’elle résonne d’une étrange actualité.  Mais est-ce bien la démocratie telle que nous l’entendons que juge Platon ? Selon lui la démocratie est issue de l’oligarchie, c’est-à-dire d’un régime dont la richesse est devenue la valeur centrale, et qui, de ce fait, contribue de manière « rapide » et « efficace »[21] à l’effacement des idéaux supérieurs. Ce que Platon dénonce là, ce n’est donc pas la démocratie, régime où le public devient totalement public et dans lequel chacun se sent porté vers la politique, mais plutôt ce qu’on peut nommer avec Michel-Pierre Edmond une oklocratie, à savoir une société atomisée où chacun ne vise que son intérêt propre[22]. En fait l’oklocratie s’oppose à la démocratie, comme le libéralisme à la société autonome. D’un côté on assiste à une privatisation croissante de l’individu et des institutions, quand de l’autre on en appelle à rendre le public vraiment public.  Aussi l’analyse de Platon en tant que mise en cause de la souveraineté populaire ne nous paraît guère pertinente. Pas plus du reste que ne l’est celle de Tocqueville qui parlait de « démocratie despotique » – expression dénuée de sens[23]. Il faut bien dire que la position libérale refusant la démocratie en tant que telle au nom de la garantie des libertés individuelles apparaît pour ce qu’elle est : une mystification.

Reste qu’au travers de ces critiques pointe une difficulté de principe : celle du risque de la non-limitation du pouvoir. On peut comprendre que, face à un tel problème, et après les dérives totalitaires du siècle, un régime d’institution de soi par la société inquiète, et qu’on ait cherché à prévenir le danger par les armes du droit, c’est-à-dire en établissant une série de procédures visant le respect effectif de libertés jugées fondamentales ? Il sera alors question de l’inscription de droits fondamentaux dans une constitution comportant les modalités de sa propre révision, de l’institution de « Cours suprêmes », etc.  Nombreux sont ceux qui pensent que c’est là un réel progrès. Mais qui ne voit pourtant qu’une telle réponse ne peut tenir ses promesses, et que si progrès il y a, c’est plutôt du côté des esprits qu’il faut le chercher ? Les lois positives ne tirant jamais leur force que de l’adhésion aux valeurs qui les sous-tendent, le jour où celle-ci fait défaut elles deviennent caduques. « La vérité, en l’occurrence, est très simple : face à un mouvement historique qui dispose de la force (…) les dispositions juridiques ne sont d’aucun effet ». Ce qui, du même coup, invalide la conception procédurale en la faisant apparaître pour ce qu’elle est, à savoir une simple rhétorique.

Il faut donc s’y résoudre : en démocratie, « il n’y a aucun moyen d’éliminer les risques d’une hubris collective. Personne ne peut protéger l’humanité contre la folie ou le suicide ». Quand bien même serait-elle efficace, la « solution libérale » au risque démocratique n’est donc pas souhaitable. Prétendant poser a priori des règles afin d’éviter le risque d’une démesure collective, elle conduit en effet au recouvrement de l’Abîme, du sans-fond, sur quoi toute société autonome et réellement démocratique se sait et doit se savoir exister.

Aussi est-on conduit à mettre en question la récente proposition de Robert Legros sur cette question. Proposition d’autant plus séduisante pourtant qu’elle entend prévenir les risques de la démocratie sans faire appel, comme Léo Strauss, à un droit naturel, ni non plus à une convention juridique quelconque[24]. M. Legros défend ainsi l’idée d’une démocratie indirecte limitant la souveraineté populaire au nom de l’autonomie de l’homme en tant que tel. Comprendre de l’homme ouvert à son humanité réelle, c’est-à-dire dégagé de ce qui la recouvre immédiatement, à savoir la tradition particulière dans laquelle il est toujours immédiatement plongé[25]. Une telle perception est limitative en ce qu’elle impose aux différentes juridictions de respecter l’humanité de tous sous peine de perdre toute légitimité ; elle l’est également en ce qu’elle fait jouer, en chacun, l’homme comme homme contre l’individu empirique inséré dans une communauté toujours particulière. Mais qui ne voit que cette idée de l’homme en tant que tel est une création social-historique n’ayant d’autre réalité que celle que lui donne l’adhésion des hommes empiriques ? Comment sinon éviter de la sacraliser, d’en faire une transcendance réelle, c’est-à-dire de poser un voile sur l’Abîme ?

Castoriadis oblige donc à reconnaître qu’à vouloir éliminer catégoriquement le risque démocratique, on tourne le dos à la démocratie authentique. Celle-ci est par définition même « le régime qui renonce explicitement à toute “garantie” ultime » puisque, se sachant auto-instituée, elle sait « que c’est elle qui pose ses institutions et ses significations ». C’est du reste pour cela qu’elle sait aussi devoir s’auto-limiter[26]. Mais qu’en est-il au juste d’un tel devoir si toute norme relève d’une création social-historique, et qu’il est alors impossible d’en appeler à une valeur absolue posée comme universel transcendant ? Est-il vraiment suffisant de s’appuyer sur une exigence de justice héritée par notre tradition, si, dans le même temps, on refuse la position hégélienne qui inscrit le contenu moral dans la société en marche en tant qu’elle est incarnation de l’Esprit [Geist] ?

La position de Castoriadis qui entend éviter le formalisme de Kant comme la métaphysique hégélienne paraît donc bien fragile. Elle semble n’avoir de solution qu’en supposant que le plus grand nombre adhère au projet d’autonomie pour discuter collectivement de ce qui est à faire et de ce qu’il faut refuser. Or il est permis de s’interroger sur l’existence d’une telle éventualité dans une société qui valorise toujours davantage la réussite personnelle, égoïste. On se retrouve ici confronté au problème décrit par Platon dans son allégorie de la Caverne. Car il en va bien des hommes conditionnés par une société individualiste et marchande comme des prisonniers de l’histoire : ils sont à ce point illusionnés qu’on peut se demander, pour les uns comme pour les autres, si l’idée même d’une émancipation est envisageable[27].

On fera peut-être remarquer qu’une société individualiste est contradictoire puisque dans le temps où elle valorise la réussite individuelle à n’importe quel prix, elle n’en fait pas moins appel à des valeurs plaçant l’intérêt général avant celui de l’individu[28]. Mais il ne paraît plus possible de penser qu’une telle contradiction se résoudra nécessairement avec le temps. La survie à long terme d’une telle société est certes posée, mais l’évolution du capitalisme, sa capacité réelle à se nourrir et à se renforcer des critiques qui lui sont faites depuis deux siècles nous invite à la prudence.

Reste que la contradiction relevée ici souligne qu’il est encore des hommes et des femmes pour refuser les valeurs capitalistes et qui, consciemment ou non, aspirent à l’autonomie. Ce qui signifie que les valeurs de la tradition démocratique – celles qui sont portées par notre histoire, depuis les Grecs jusqu’aux luttes du mouvement ouvrier, et qui portent tout autant cette même histoire – ne sont pas mortes. Et comment le seraient-elles s’il est vrai que les formes d’organisation sociale sont toujours des prescriptions substantielles ? Dès lors que l’on comprend cela, que Castoriadis ne cesse d’expliciter, il apparaît qu’un certain volontarisme réclamant partout et tout lieu la mise en œuvre de principes démocratiques, les inventant au besoin, n’est aucunement vain.

C’est même à nos yeux la seule attitude politique véritablement cohérente dans la mesure où elle conduit, sans violence, au renversement de toutes les dominations : politiques mais aussi économiques, puisque l’autonomie ne saurait valoir simplement pour les activités extérieures au travail salarié et dans le seul temps de loisir – comme si la liberté s’arrêtait à la porte de l’entreprise !

 

Conclusion

La démocratie au sens fort du mot n’est rien d’autre que l’incarnation du projet d’autonomie. Ce pourquoi elle ne veut et ne peut être limitée par rien d’autre que soi. Ce pourquoi également elle est le régime du risque. Ce pourquoi enfin elle va de pair avec le questionnement philosophique, seul capable d’affirmer notre finitude et d’affronter l’Abîme.

Une société authentiquement démocratique, pleinement consciente de ses travers possibles, doit tout faire pour permettre l’accession à la citoyenneté en un sens non dévoyé. Promouvoir l’École comme lieu de l’éveil critique et de l’éducation du jugement notamment, mais aussi encourager la participation effective de chacun à la vie publique. Bref, elle doit et se doit de promouvoir la liberté de tous. Ne pas le faire, quel que soit le prétexte, conduit en effet au repli de chacun dans sa sphère privée, à l’éclatement du social, à la perte de l’universel, et au bout du compte à la négation de la démocratie même.

Il semble que ce soit là le mouvement pris par les sociétés occidentales contemporaines, par rapport auxquelles la démocratie marque bien une rupture telle qu’on peut y voir comme l’objectif d’un projet révolutionnaire conséquent.

 

Cet article est paru une première fois dans le numéro 3 de Contretemps (1ère série), en février 2002.

 

Notes

[1] La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, tome 4, Paris, le Seuil, 1996, 62 et 129.  (Cité CL 4).

[2] A. Soboul, « Qu’est-ce que la révolution ? », in : La révolution française, Paris, Tel, 1988, p. 585.

[3] Héritage et révolution, in : Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe, tome 6, Paris, le Seuil, 1999, p. 129. (Cité : CL 6).

[4] Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe, tome 3, Paris, le Seuil, 1990, p 52.  (Cité CL 3) Sur ce point et ce qui suit voir L’institution imaginaire de la société, Paris, le Seuil, 1975 (cité : IIS.), chap. IV, notamment pp. 245- 253, et L’état du sujet aujourd’hui, in: CL 3,189 et sq.  L’individu est « social » du fait de la sublimation qui permet que la psyché abandonne son monde propre pour investir des objets « sociaux », est la sublimation. Il s’agit du procès « moyennant lequel la psyché est forcée à remplacer ses « objets propres » ou « privés » d’investissement (y compris sa propre « image » pour elle-même) par des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale, et d’en faire pour elle-même des « causes », des « moyens » ou des « supports » de plaisir. » (IIS, 420-21). C’est ainsi que la société fournit le « sens » aux individus socialisés. (Voir CL 6, 123-124). Ce que les Grecs savaient parfaitement comme l’atteste le célèbre passage de la République assurant qu’on peut lire en gros dans la Cité ce qui est écrit en petit dans l’âme humaine (368 d-e). Comme le souligne L. Robin du reste, « la détermination de l’individuel par le social est (…) un thème fondamental chez Platon » (Platon, P.U.F, 202).

[5] Sur ce point, voir les pages de L’institution imaginaire de la société traitant des « racines subjectives du projet révolutionnaire » où Castoriadis dénonce « l’invocation d’une fausse psychanalyse » qui revient au fond à légitimer l’ordre existant. Il ne s’agit pas en effet pour nous de refuser la nécessité du travail ni celle non moins nécessaire de son organisation sociale, mais simplement un type particulier d’organisation sociale qui exclut les 9/10 des individus de tout contrôle effectif sur leur travail et plus largement sur leur vie. Quant au désir d’un rapport fusionnel, il faut bien reconnaître qu’il est entretenu par la société présente, laquelle « infantilise constamment tout le monde par la fusion dans l’imaginaire avec des entités irréelles. » N’est-ce pas du reste sur un tel désir que repose la consommation ? Comment la société marchande peut-elle permettre l’émergence d’une citoyenneté authentique à laquelle elle fait pourtant référence en permanence ? Il est vrai qu’elle n’hésite plus à faire de la consommation un acte « citoyen ».

[6] Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, le Seuil, 1997, 48-49. (Cité : CL 5).

[7] IIS, 135.

[8] Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe, tome 2, le Seuil, 1986, pp. 108-109. (Cité CL 2). Comme le précise Castoriadis, le projet « démocratique, ou émancipateur, ou révolutionnaire, est une création historique qui surgit une première fois en Grèce ancienne, disparaît pendant longtemps, resurgit sous des formes et des contenus modifiés depuis la fin du haut Moyen-Âge. »

[9] « Ce faisant, poursuit-elle, ils ont été normatifs : non que leurs formes d’organisations internes puissent être reproduites, mais dans la mesure où les idées et les concepts déterminés qui se sont pleinement réalisés pendant une courte période déterminent aussi les époques auxquelles une expérience du politique demeure refusée. » (Qu’est-ce que la politique ?, trad. S. Courtine-Denamy, le Seuil, Points-essais, 1995, pp. 79-80). Voir également : Castoriadis, CL 4, 162. « C’est le même mouvement qui ébranle, à partir de la fin du VII° siècle, à la fois les institutions politiques et sociales et les idées et représentations jusqu’alors incontestées et (…) ce mouvement dans et par lequel naissent simultanément démocratie et philosophie, n’est pas simple mouvement « de fait ». Il est contestation et mise en question de l’imaginaire social institué, de l’institution (politique, sociale, « idéologique ») établie de la cité et des significations sociales que celle-ci porte » (Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Le Seuil, 1978, p. 271).

[10] « La phase pendant laquelle la polis se crée, s’institue et, dans la moitié des cas environ, se transforme plus ou moins en polis démocratique (…) s’achève avec la fin du V° siècle », fait remarquer Castoriadis (CL 4, 163).

[11] Respectivement : CL 3, 126, et CL 4, 221.

[12] Il nous paraît important de souligner, avec Yovel, le lien consubstantiel entre l’idée d’autonomie et la notion d’immanence. A la question de savoir ce qu’il entendait par là, ce spécialiste de Spinoza répondait dans journal Le Monde du 23-06-1992 en soulignant trois éléments : « D’abord l’affirmation que ce monde-ci, celui où nous vivons, ne laisse rien derrière ni au-delà. Ce monde est l’horizon total de l’être, il n’y pas d’autres domaines qui lui serait transcendant (…). Deuxièmement, ce monde est la seule norme et le seul contexte de toutes les normes éthiques ou politiques. La source des valeurs morales et sociales ainsi que la légitimité politique ne sont pas à chercher dans un au-delà. Elles se trouvent dans les êtres humains qui s’interrogent pour les élaborer. Troisièmement, ces deux premiers éléments sont la condition de toute émancipation, de toute libération – aussi restreinte soit-elle – dont l’humanité est capable, et le salut, qui ne peut être que partiel, est à chercher dans le monde fini où nous vivons et non dans un espace métaphysique situé ailleurs. » Et il précisait : « Spinoza n’est pas l’inventeur de cette immanence. Elle se trouve déjà chez les plus anciens philosophes grecs. Mais elle avait été submergée par la culture judéo-chrétienne et la théologie médiévale. »

Comme l’écrit Marx à Ruge, « la dignité personnelle de l’homme, la liberté, il faudrait d’abord la réveiller dans la poitrine de ces hommes [les philistins]. Seul ce sentiment qui, avec les Grecs, disparaît de ce monde, et qui, avec le christianisme, s’évanouit dans l’azur vaporeux du ciel, peut à nouveau faire de la société une communauté des homes pour atteindre à leurs fins les plus élevés : un État démocratique » (Œuvres, III, 337).

L’immanence dont nous parlons correspond donc à l’abandon du sacré, non à l’affirmation de ce que Marcuse nomme l’unidimensionnalité, s’il est vrai qu’une autre dimension que celle du réel est nécessaire pour son dépassement. L’autonomie au sens plein du terme exige bien de réfléchir à ce que peut être cette autre dimension.

[13] I.I.S., p. 240.

[14] Respectivement : Principes de la philosophie du droit, § 343, et La raison dans l’histoire, trad. K Papaioannou, 10/18, 1979, p. 73. Sur cette question voir : B. Mabille, Hegel, l’épreuve de la contingence, Aubier, 1999, section 5 notamment. Pour une vision critique de la théorie de Castoriadis, voir :  Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. C. Bouchin-d’homme, Paris, Gallimard, 1986, pp. 387-396.

[15] Castoriadis fait remarquer par exemple que « d’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos – c’est-à-dire perdait ses droits politiques. » (CL, II, 288).

Dans la mesure où nous suivons ici ce texte de Castoriadis intitulé : La polis Grecque et la création de la démocratie, nos citations qui ne font pas l’objet de notes renvoient toutes à lui.

[16] A l’Assemblée « tous les citoyens ont le droit de prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l’obligation morale est faite de parler en toute franchise (parrhèsia) ». En ce qui concerne les tribunaux, « il n’y a pas de juges professionnels, mais des jurys dont les membres sont tirés au sort. » Il y avait à Athènes deux conseils en fait, mais, comme le précise Finley, traitant de la participation populaire, « l’Aréopage, survivance archaïque, composé d’anciens archontes, membres à vie, n’eut plus qu’une existence fantomatique après que, en 462, toutes ses fonctions importantes firent passés au Conseil des Cinq Cents. » Et, précision importante quant à notre propos, ses membres « étaient désignés par tirage au sort parmi les citoyens âgés de plus de trente ans qui acceptaient que leur nom soit proposé, avec une répartition géographique obligatoire. La charge était d’un an, et l’on ne pouvait être conseiller que deux fois dans sa vie. » (L’invention de la politique, trad. J. Carlier, Flammarion, 1985, 113).

[17] La délégation et le fétichisme politique, in : Choses dites, Éditions de Minuit, 1987, p. 190.

[18] Ce n’est du reste pas sans raison si, comme le note Castoriadis, « à chaque fois qu’une collectivité politique moderne est entrée dans un processus d’auto-activité, elle a redécouvert ou réinventé la démocratie directe (town meetings, ou conseils communaux, durant la Révolution américaine ; les sections pendant la Révolution française ; la Commune de Paris ; les soviets, conseils ouvriers sous leur forme initiale en Russie). » Et de préciser que « H. Arendt a beaucoup insisté là-dessus. »

[19] Voir : P. Bourdieu, Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon, 2000, en particulier pp. 51-68. Répétons que le refus d’un champ politique n’interdit nullement la centralisation, il suppose simplement le contrôle effectif  des mandats (ce qui passe par la possibilité de révocation à tout moment du mandaté).

[20] République, 557 c. Trad. P. Pachet, Gallimard, 1993.

[21] Ibid., 553 d

[22] Le philosophe-roi, Paris, Payot, 1991, p. 111.  M.P. Edmond écrit : « Si l’on admet que Platon a su penser cette notion moderne d’individualité, qui vaut en soi, indépendamment de tout ordre, on peut aussi comprendre que, pour lui, l’individu détaché de toute référence à un ordre proportionnalité tombe hors de la politique. Il tente de penser cette pure extériorité, et à soi-même et aux autres, dans la démocratie et plus précisément dans sa forme extrême : l’oklocratie. Oklos, (turba, turbare) désigne un agrégat d’individus, une multitude d’éléments disparates ; il signifie l’atomisation de la vie sociale et de la vie politique, voire celle de chaque individu qui se divise à l’infini en lui-même. »  Dire que le public doit devenir vraiment public, n’est pas refuser la privauté, comme c’est le cas dans un régime totalitaire. Castoriadis insiste du reste sur la nécessaire distinction des sphères : privée (oikos), privée/publique (agora), publique (ecclésia). (Voir, par ex., C.L., IV, 228-230).

[23] Voir : Castoriadis, C.L., II, 320.

[24] La question de la souveraineté, (Paris, Ellipses, 2001. pp. 22-40). Du même auteur voir : L’avènement de la démocratie, Paris, Grasset, 1999, et L’idée d’humanité, Paris, Grasset, 1990. En ce qui concerne L. Strauss, voir : Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986, ainsi que A. Renaut et L. Sosoe, Philosophie du droit, Paris, P.U.F., 1991, pp. 99-127.

[25] Du moins est-ce ainsi que nous entendons que la limitation moderne de la souveraineté populaire, c’est-à-dire le principe de l’autonomie de l’homme, implique « l’idée d’une ouverture de chaque peuple à un principe qui le transcende » (R. Legros, La question de la souveraineté, op. cit., p. 32).

[26] Ce qu’attestent les Grecs qui avaient, pour ce faire, mis en place des dispositifs institutionnels comme l’ostracisme ou cet autre dispositif nommé graphé paranomon, par quoi on pouvait accuser quelqu’un d’avoir fait une proposition illégale, et qui, surtout, ont créé la tragédie, laquelle est une véritable présentification de l’Etre comme Chaos. Chaos comme absence d’ordre pour l’homme, et Chaos dans l’homme. Voir M.I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, trad. M. Alexandre, Payot, 1976, pp. 76-77. Voir aussi l’article de Castoriadis La polis grecque et la création de la démocratie (CL, II, 298). On peut bien vouloir aujourd’hui prévenir les dangers de la souveraineté populaire en appelant à une certaine idée de l’homme (comme appartenant à l’humanité) contre une autre (disons romantique ou communautarienne), mais on doit alors reconnaître que c’est encore là une forme d’auto-limitation.

[27] Ce que confirme le rapprochement de certains questionnements de Marcuse avec l’analyse de l’allégorie de la Caverne. « Il y a pour soutenir ce combat contre la libération, explique Marcuse, une arme efficace et durable c’est la fixation des besoins matériels et intellectuels qui perpétuent des formes surannées de lutte pour l’existence (…). Ce sont les individus eux-mêmes qui doivent répondre à la question sur les vrais et les faux besoins, mais seulement en dernière analyse, c’est-à-dire quand ils sont libres de donner leur propre réponse. Tant qu’on les prive d’autonomie, tant qu’ils sont endoctrinés et conditionnés (même au niveau de leur instinct) la réponse qu’ils donnent à cette question ne peut être considérée comme la leur (…).  Comment des gens qui ont subi une domination efficace et réussie peuvent-ils créer par eux-mêmes les conditions de la liberté ? » (L’homme unidimensionnel, trad. M. Wittig et l’auteur, Paris, Minuit, 1968, pp. 30 et sq.).

En ce qui concerne l’allégorie de la Caverne, J. Annas note bien que le tableau brossé par Platon, « comme délivrance de soi par rapport au conformisme indifférencié », est un des plus saisissants de la pensée philosophique. Mais elle remarque qu’il s’accompagne « de la description la plus sombre et la plus pessimiste qu’ait tracée Platon de l’état de ceux qui ne sont pas éclairés par la philosophie. Impuissants et passifs ils sont manipulés par les autres. Bien pire, ils sont habitués à cet état et l’aiment, résistant à tout effort qui viserait à les en libérer. Leur satisfaction est une sorte de conscience aveugle de leur état ; ils ne peuvent pas même reconnaître la vérité de leur terrible condition, ou y réagir. » (J. Annas, Introduction à la La République de Platon, trad. B. Han, P.U.F., pp. 318-19).

[28] C’est là la contradiction du capitalisme qui en appelle à une structure anthropologique qu’il est incapable de produire : « Le capitalisme s’est développé en usant irréversiblement un héritage historique créé par les époques précédentes et qu’il est incapable de reproduire », note Castoriadis qui s’interroge sur sa survie même : « Mais combien de temps un système peut-il se reproduire uniquement en fonction d’anomalies systémiques ? » (C.L. VI, 116-177).