À lire un extrait de Les classes sociales en Europe de C. Hugrée, E. Penissat et A. Spire

Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire, Les Classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Marseille, Agone, « L’ordre des choses », 2017.

De la domination politique des classes supérieures en Europe

Comment définir les classes supérieures ? Pour l’économiste britannique Anthony Atkinson, ce sont les personnes qui n’ont pas besoin de travailler, c’est-à-dire celles et ceux dont la richesse atteint plus de trente fois le salaire moyen [i]. Dans cette perspective, l’élite se limiterait aux 1 % voire aux 0,1 % les plus dotés en ressources économiques [ii]. Cette approche est aussi celle reprise par le mouvement Occupy Wall Street pour dénoncer l’écart abyssal entre les 99 % (le peuple, les victimes de la crise) et les 1 % (les super riches). L’élite est ainsi assimilée à une classe d’exploiteurs et de prédateurs des richesses possédant à eux seuls plus de ressources que la majorité de la population mondiale, comme le dénoncent régulièrement de grandes ONG1. Mais ces super riches qui concentrent entre leurs mains la plus grande partie des richesses planétaires ne dominent pas le monde sans alliés. Isoler la toute petite pointe supérieure de la pyramide sociale revient à occulter le rôle des autres fractions des classes supérieures qui sont liées aux intérêts de cette caste internationalisée. L’ordre social se maintient et se reproduit en grande partie grâce à des classes supérieures organisées en cercles concentriques, tantôt sur la base du capital économique, tantôt sur celle du capital culturel. Partir ainsi des logiques de domination nous conduit donc à retenir une définition large des classes supérieures, au sein desquelles on peut distinguer celles et ceux qui disposent d’un pouvoir dans le domaine économique (chefs d’entreprise ou cadres dirigeants), dans l’appareil d’État (hauts fonctionnaires) et celles et ceux qui peuvent se prévaloir d’une forte expertise pour imposer leurs prescriptions (les professions libérales ou intellectuelles).

Dans quelle mesure est-il possible de dégager, par-delà les différences nationales, des ressources et des caractéristiques communes pour décrire les groupes qui occupent le haut de l’espace social européen ? Les styles de vie et les affinités culturelles qu’entretiennent les membres des classes supérieures contribuent à rendre ce groupe homogène, même s’il reste traversé par des clivages internes et des contradictions. Les enquêtes statistiques européennes se concentrant le plus souvent sur la pauvreté ou sur le chômage, elles comportent peu d’indicateurs permettant de mesurer les mécanismes de domination. C’est donc à partir d’un faisceau d’indices qu’on se propose d’esquisser le profil des classes supérieures à l’échelle du continent.

 

Les trois fractions des classes supérieures

Majoritairement masculines, les classes supérieures ayant un emploi forment un groupe social relativement large qui rassemble un peu moins d’un Européen sur cinq. Leur assise est d’abord économique, liée aux formes de subordination qu’elles imposent dans le monde professionnel et aux ressources pécuniaires qu’elles en tirent.

Telles que nous les avons définies, les classes supérieures européennes se décomposent en trois pôles. Le premier (20 % des classes supérieures européennes) représente ceux qui occupent les fonctions de direction dans les entreprises et dans les administrations. Qualifiés dans les pays anglo-saxons de « managers », on les appellera ici les cadres supérieurs. Dans le public comme dans le privé, ce sont ceux qui gagnent les plus hauts revenus et dont la tâche principale consiste, pour 90 % d’entre eux, à superviser le travail des autres salariés. Ce groupe est aussi relativement plus âgé que la moyenne des classes supérieures, plus masculin (31 % de femmes contre 41 % en moyenne pour l’ensemble des classes supérieures), et bénéficie d’une ancienneté dans le poste plus élevée.

Le deuxième pôle regroupe ceux qui se distinguent par leurs titres scolaires et leurs compétences pointues dans leur domaine et rassemble les professions intellectuelles et scientifiques : ce sont des ingénieurs et spécialistes des sciences, des techniques et des technologies de l’information (25 % du groupe), des cadres administratifs, financiers et commerciaux (20 %)2, des médecins et autres spécialistes de santé (15 %), des avocates, magistrats, journalistes et professions artistiques (15 %). À l’exception des ingénieurs, ce sont le plus souvent des femmes : 70 % chez les médecins et spécialistes de santé, 56 % chez les avocates, magistrats, journalistes et artistes, presque une sur deux chez les cadres financiers et commerciaux. Elles sont aussi plus jeunes, plus diplômées et plus mobiles professionnellement que la moyenne des classes supérieures. Par ailleurs, tandis que le groupe des médecins et spécialistes de santé et celui des magistrats évoluent majoritairement au sein du secteur public, les autres professions intellectuelles appartiennent en majorité au secteur privé, et cette différence n’est pas sans conséquence sur leurs conditions de travail.

Enfin, le troisième pôle se compose de chefs d’entreprise (5 %) – les entrepreneurs3 – et constitue ce qu’on pourrait qualifier de « bas du haut » de l’espace social. Plus vieux, plus masculins – seulement une femme sur cinq – et plus anciens dans leur position que les professions intellectuelles supérieures, ils sont nettement moins diplômés (- 30 points) mais bénéficient d’un réel confort de vie, même s’ils restent moins bien rémunérés que les membres des catégories précédentes.

Tableau n°11 : Les groupes socioprofessionnels au sein des classes supérieures en Europe

Cadres supérieurs 20 %
Ingénieurs et spécialistes des sciences, des techniques et des technologies de l’information 25 %
Médecins et spécialistes de la santé 15 %
Cadres administratifs, financiers et commerciaux 20 %
Avocates, magistrats, journalistes et artistes 15 %
Chefs d’entreprise 5 %
Total classes supérieures 100 %

Source : LFS 2014. Champ : actifs occupés âgés de 25 à 65 ans, UE 27 (hors Malte).

Ceux et celles qui définissent les règles du travail

Les différents sous-groupes situés en haut de l’espace social partagent certains traits communs, bien visibles dans la sphère professionnelle. La première caractéristique des classes supérieures européennes est l’autonomie qui leur est octroyée, ou plutôt que leurs membres s’octroient au travail. Les membres des classes supérieures peuvent dans leur grande majorité prendre une pause sur le lieu de travail quand ils et elles le souhaitent, beaucoup plus souvent que les classes moyennes (+ 16 points) et que les classes populaires (+ 26 points). Ils et elles sont également beaucoup plus nombreux que les autres à déclarer pouvoir facilement prendre une heure ou deux sur leur temps de travail pour s’occuper d’un problème personnel ou familial (+ 10 points par rapport aux classes moyennes et + 15 points par rapport aux classes populaires).

Mais cette autonomie dépasse la seule capacité à contrôler leur rythme de travail : elle concerne l’ensemble de l’organisation de leur travail et touche aussi bien le contenu des missions que les objectifs. Au-delà, les membres des classes supérieures sont associés à des positions d’encadrement et de direction qui leur permettent d’influer sur les conditions de travail des autres salariés. Ils et elles sont ainsi majoritairement impliqués dans les transformations de l’organisation du travail (64 %) et souvent consultés avant que de nouveaux objectifs leur soient assignés (62 %). C’est parmi les cadres supérieurs et les ingénieurs que cette proximité au pouvoir organisationnel des entreprises est la plus nette. Ce sont là des indices qui permettent de saisir un trait fondamental des classes supérieures : un rapport instrumental à la règle consistant à la considérer non pas comme une contrainte externe mais comme un paramètre sur lequel il est toujours possible d’intervenir.

Ce pouvoir sur les autres classes dans l’organisation du travail se combine avec l’assurance de connaître des progressions de carrière. Alors que 37 % des Européens pensent que leur travail offre des perspectives intéressantes d’avancement, ils sont 55 % parmi les classes supérieures. Les plus confiants quant à l’évolution de leur carrière sont principalement les cadres supérieurs, les ingénieurs et les cadres administratifs, financiers et commerciaux. Les chefs d’entreprise sont plus confiants quant à leurs chances de progresser professionnellement que les petits patrons ou les gérants de l’hôtellerie et de la restauration (classés, on le rappelle, parmi les classes moyennes).

Enfin, depuis les années 1980, la démultiplication des dispositifs d’exonération d’impôts ou de cotisations sociales visant à développer les services à la personne a contribué à la résurgence d’une société de domesticité profitant largement aux classes supérieures : soins esthétiques, assistance informatique, travaux de jardinage ou assistance à domicile sont autant de services qui améliorent le confort quotidien et qui, dans beaucoup de pays, font l’objet d’incitations fiscales. Les rapports de domination ne se situent pas exclusivement dans la sphère professionnelle mais se reproduisent également au sein de la sphère privée, par le biais d’un cumul des employées à domicile. (…)

 

L’accaparement de la représentation politique

L’accumulation de capitaux culturels et économiques est perceptible bien au-delà des sphères d’activité professionnelle et de consommation : ils peuvent être reconvertis pour peser dans les différents espaces de représentation au niveau européen. Accéder à des fonctions électives nationales et européennes nécessite bien souvent des compétences scolaires, la fréquentation de certains milieux sociaux, des réseaux de sociabilité ou encore des ressources financières qui avantagent ceux qui en sont déjà détenteurs ou qui sont en situation d’y avoir accès. Ainsi, la distribution du pouvoir politique s’articule étroitement avec les positions sociales et contribue à la reproduction de la domination des classes supérieures.

La première tendance observée dans tous les pays européens est la quasi-exclusion des classes populaires des champs politiques nationaux et plus encore des sphères d’influence de la Commission européenne. À l’exception de la situation qui prévalait dans les ex-pays de l’Est, les ouvriers et les employées ont toujours été peu représentés au sein du personnel politique national, en tous cas dans des proportions bien inférieures à leur poids réel dans les sociétés européennes. Mais le fait marquant de ces trois dernières décennies est leur quasi-disparition des enceintes parlementaires. Dans les années 2000, les ouvriers représentent moins de 4 % des élus dans la plupart des parlements nationaux [iii]. Même dans les ex-pays de l’Est, la place des ouvriers est devenue résiduelle dans les années 1990, comme en Hongrie où ils représentent à peine 2 % des députés. Au Parlement européen, les ouvriers sont totalement absents et les employées forment à peine 2 % des eurodéputés [iv]. Cette disparition des classes populaires de toute représentation politique s’explique en bonne partie par les transformations de la gauche parlementaire, qui leur avait permis au début du xxe siècle et jusqu’aux années 1960-1970 d’entrer dans les assemblées nationales. Les partis communistes ont longtemps privilégié par principe les candidatures ouvrières, mais ils ont fortement décliné et, lorsqu’ils se maintiennent, ce sont désormais des députés issus surtout des classes moyennes, du public notamment, qui les représentent. Quant aux partis sociaux-démocrates, ouvriers à l’origine, ils laissent depuis longtemps et de plus en plus souvent la place à des élus issus des classes moyennes supérieures voire des classes supérieures. Le personnel politique européen forme désormais un groupe dont sont exclues les classes populaires.

Il en découle une mainmise des classes moyennes et plus encore des classes supérieures sur les champs de la représentation politique nationale et européenne. Cet accaparement des positions de représentation est renforcé par le rôle de plus en plus important des titres scolaires dans l’accès aux fonctions de leaders partisans, première étape incontournable pour être élu au niveau régional ou national. Si le niveau général d’éducation a augmenté en Europe depuis les années 1960, les diplômés du supérieur restent surreprésentés dans les arènes politiques, et cette tendance touche tous les pays européens. En moyenne, 70 % des députés nationaux sont titulaires d’un diplôme universitaire en Europe [v], même dans les pays d’Europe centrale et orientale [vi]. Au parlement européen, un député sur deux est doté d’au moins un master et presque un cinquième a obtenu un diplôme à l’étranger, preuve s’il en est de la combinaison entre possession d’un capital culturel et de ressources cosmopolites [vii].

Le fait que les titres scolaires jouent le rôle de sésame pour accéder à la représentation politique contribue fortement à l’homogénéité sociale du personnel recruté, notamment au profit des classes moyennes et supérieures du public. Ainsi, dans les années 2000, le poids des salariés du secteur public dans les parlements nationaux est en moyenne de 40 % ; dans cette configuration, les enseignants sont particulièrement présents, notamment parmi les élus des partis sociaux-démocrates : ce groupe représente à lui seul autour de 20 % des députés dans les ex-pays de l’Ouest [viii] et un peu moins dans les ex-pays de l’Est, avec une place beaucoup plus importante pour les universitaires que pour les instituteurs. En Espagne, au Portugal et en Hongrie, les professions intellectuelles sont massivement représentées [ix] alors même que les classes populaires sont nettement majoritaires dans ces pays. Au Parlement européen, les professions scientifiques sont également plus représentées que les enseignants et les professions intermédiaires. De fait, depuis le début des années 2000, la place des enseignants a connu un déclin relatif mais réel. Au sein des députés issus du secteur public et très diplômés, le poids des hauts fonctionnaires demeure important. Les positions politiques acquises par les cadres du privé sont plus circonscrites et varient selon les pays. Le poids des cadres supérieurs et des chefs d’entreprise au sein des partis conservateurs est important dans bon nombre de pays, notamment en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, mais aussi dans les pays d’Europe centrale et orientale où les partis politiques restent encore dépendants des financements privés qu’apportent ces businessmen. Au total, les espaces de représentation politique penchent, à quelques exceptions près comme en Italie ou au Danemark, du côté des classes supérieures. Au niveau de l’ensemble des pays européens, c’est plus d’un député sur deux.

 

Des élites bureaucratiques à l’abri des réformes qu’elles préconisent

Le pouvoir politique des fractions dominantes des classes supérieures est redoublé par les positions qu’occupent leurs membres dans la haute administration, avec des variations selon les pays [x]. En Italie ou en Grèce, ce sont surtout les enfants des classes moyennes qui ont accès aux postes de hauts fonctionnaires. Mais ailleurs en Europe, ces fonctions restent la chasse gardée des rejetons des classes supérieures : en Espagne, ils viennent plutôt des élites patronales, tandis que dans les pays nordiques, ils sont issus de fractions plus éloignées des élites économiques. Le Royaume-Uni et la France sont les cas les plus emblématiques de cette surreprésentation des classes supérieures dans la haute fonction publique [xi]. Outre-Manche, les hauts fonctionnaires sont très souvent passés par Oxford ou Cambridge, des universités très sélectives socialement, alors qu’en France c’est par Sciences-Po Paris et l’École nationale d’administration que ce tri social s’effectue. En Allemagne, les trois quarts des hauts fonctionnaires fédéraux proviennent des classes supérieures ; ce sont notamment des fils et filles de hauts fonctionnaires ou de cadres du privé. Dans ces pays, l’appartenance à la noblesse d’État  a de bonnes chances de s’hériter et de se transmettre. Comme pour les parlementaires, la possession d’un niveau de diplôme très élevé est requise, avec un privilège de plus en plus marqué pour les filières de sciences économiques au détriment de celles plus juridiques. La carrière qui en découle est bien souvent couronnée par le commandement d’une administration et offre alors des rémunérations très élevées, même dans les pays comme l’Italie où la fonction publique est peu valorisée par ailleurs. Détenir un pouvoir sur l’État permet d’accéder aux strates les plus hautes de l’espace social et de concentrer différentes espèces de capitaux. À la différence des métiers d’élus et de représentants politiques, les postes de hauts fonctionnaires sont monopolisés par les classes supérieures qui ont fait de ces positions un support de reproduction sociale, notamment dans le contexte du tournant néo-libéral des années 1980.

Malgré les réformes du New Public Management initiées à partir des années 1980 en Europe et la crise des finances publiques survenue après 2008, ces élites bureaucratiques nationales sont parvenues à conserver leurs positions et ont particulièrement bien résisté aux effets de leurs propres réformes sur l’État. Dans certains pays comme l’Espagne ou la France, les hauts fonctionnaires ont subi une relative modération salariale, mais ils et elles sont restés bien mieux protégés de la crise que les autres catégories de fonctionnaires. Le cas le plus étonnant reste la Grèce, où la haute fonction publique semble même ressortir renforcée de la crise [xii]. Ainsi, dans les pays les plus touchés par la crise, comme la Grèce, mais aussi l’Italie ou l’Irlande, les hauts fonctionnaires restent les seuls agents de l’État à ne pas avoir connu de baisse de leur rémunération.

À la faveur des réformes managériales et de la crise, une différenciation de carrière et de rémunération s’opère au sein même de ces élites entre le « top management » et les autres responsables administratifs. En revanche, les possibilités de passage entre haute administration et champ politique sont de plus en plus nombreuses et favorisent la concentration du pouvoir au sein d’un champ de plus en plus homogène et cohérent. En Espagne, les hauts fonctionnaires « trustent » littéralement les postes de ministres et de secrétaires d’État. Dans un pays marqué par de nombreuses crises politiques et des parlements faibles, les élites bureaucratiques ont su assurer leur propre stabilité et survivre aux changements de régime, sans que cette reproduction sociale n’ait été perturbée par la transition démocratique et les alternances. Bien au contraire, ces élites ont constitué le principal vivier de recrutement du personnel politique, sous les gouvernements socialistes comme conservateurs. La pratique répandue des « congés spéciaux » leur permet d’obtenir des mandats politiques tout en restant attachés à leurs corps administratifs et en continuant à bénéficier de ses avantages [xiii].

Plus récente, la haute fonction publique européenne est sûrement moins homogène socialement que les noblesses d’État nationales. Elle s’en distingue par des dispositions et des ressources transnationales qui en font « un corps de serviteurs hors l’État voire, pour une partie d’entre eux, contre l’État [xiv] ». L’élite bureaucratique bruxelloise se différencie également de la bourgeoisie économique internationale par le fait qu’elle doit ses positions à son capital culturel et à ses savoirs d’expertise. Elle forme un groupe fortement doté scolairement (70 % ont un diplôme du supérieur), formé principalement à l’économie, aux sciences dures et au droit, et internationalisé (58 % ont étudié à l’étranger) [xv].

Si les fractions dominantes des classes supérieures sont largement surreprésentées au sein de la haute fonction publique, elles savent également déléguer à des intermédiaires, moyennant finance, la défense de leurs intérêts auprès des autorités publiques et politiques. L’adoption de certaines dispositions fiscales dérogatoires au droit commun ou l’attribution d’aides publiques à certains secteurs peuvent par exemple être analysées comme la contrepartie indirecte du financement des campagnes politiques par les plus grandes fortunes. Les grands patrons européens prennent même le soin de confier le travail de défense et de promotion de leurs intérêts à des professionnels chèrement rétribués. Ainsi, alors que l’antenne européenne de Greenpeace, la plus grosse ONG citoyenne, dispose d’un budget de 3,8 millions d’euros, le lobby des industries chimiques et pharmaceutiques peut mobiliser jusqu’à 40 millions d’euros pour défendre ses intérêts [xvi]. Lobbyistes, experts et autres consultants des cabinets de conseils, ces « élites de l’ombre [xvii] », agissent en marge de l’État et prennent une part considérable à l’exercice du pouvoir en pesant activement sur les choix des gouvernants. Le plus souvent à distance des polémiques médiatiques et des manifestations publiques, leur mobilisation reste invisible ; toute leur stratégie consiste à construire une politique discrète (« quiet politics ») qui passe par un travail d’intervention et d’expertise, au long cours, auprès des élites bureaucratiques [xviii]. Lorsqu’il s’agit d’influencer la Commission européenne, ceux que l’on a pu désigner comme des « courtiers du capitalisme » s’emploient à cadrer les termes du débat public et parlementaire et à définir les normes des marchés et les clés d’allocation des ressources économiques publiques [xix]. Les élites économiques peuvent ainsi s’appuyer sur une armée de petites mains dévouées à la défense de leurs intérêts.

 

Au final, cette photographie des classes supérieures européennes révèle leurs différentes facettes, mais également leurs points communs. Au-delà de leur position économiquement dominante, ces classes se caractérisent par une accumulation de ressources variées sans commune mesure avec celles dont disposent les classes moyennes et populaires du continent.

Nos résultats offrent à grands traits plusieurs indices probants d’une convergence entre les classes supérieures des différents pays de l’Union européenne, plus marquée que pour les autres classes sociales [xx]. Cette relative homogénéité trouve un écho particulier dans l’adhésion d’une grande partie des classes supérieures à la construction de l’Union européenne. Selon une étude menée sur les élites européennes, et donc sur une population plus restreinte que la nôtre, elles partagent l’idée que la montée des nationalismes constitue une menace et que l’Union européenne devrait se doter d’une véritable politique étrangère commune, ou encore que le rôle premier de l’UE est d’améliorer en priorité la compétitivité des entreprises plutôt que la protection sociale des travailleurs [xxi].

Les pratiques culturelles intensives, le multilinguisme et l’adhésion au projet européen constituent les traits communs partagés par la plupart des membres de cette classe supérieure. Lorsqu’on regarde le monde du haut de l’espace social, on pourrait presque croire que les caractéristiques nationales s’estompent au profit d’une convergence d’intérêts. Pourtant, les élites des pays d’Europe centrale, orientale et du Sud n’entretiennent pas le même rapport aux institutions européennes et n’y jouent pas le même rôle politique. Plus généralement, pour la majorité des autres Européens, les frontières nationales conservent toutes leurs significations et se combinent même avec les barrières sociales qui restent encore très difficiles à franchir.

 

Notes

[i]Anthony Atkinson, The Changing Distribution of Earnings in OECD Countries, Oxford, Oxford University Press, 2008.

[ii]Facundo Alvaredo, Anthony Atkinson, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, « The Top 1 Percent in International and Historical Perspective », The Journal of Economic Perspectives, 2013, vol. 27/3.

[iii]Heinrich Best et Maurizio Cotta (dir.), Parliamentary Representatives in Europe 1848-2000. Legislative Recruitment and Careers in Eleven European Countries, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; Heinrich Best et Maurizio Cotta (dir.), Democratic Representation in Europe : Diversity, Change and Convergence, Oxford, Oxford University Press, 2007.

[iv]Willy Beauvallet, Victor Lepaux et Sébastien Michon, « Qui sont les eurodéputés ? », Études européennes. La revue permanente des professionnels de l’Europe, 2012.

[v]Daniel Gaxie et Laurent Godmer, « Cultural Capital and Political Selection : Educational Backgrounds of Parliamentarians », in Heinrich Best et Maurizio Cotta (dir.), Democratic Representation in Europe, op. cit.

[vi]Heinrich Best, Elena Semenova et Michael Edinger, Parliamentary Elites in Central and Eastern Europe, New York, Routledge, 2014.

[vii]Willy Beauvallet, Victor Lepaux et Sébastien Michon, « Qui sont les eurodéputés ? », art. cité.

[viii]Maurizio Cotta et alii, « De serviteurs de l’État à représentants élus. Les parlementaires originaires du secteur public en Europe », Pôle Sud, 2004, no 21.

[ix]Heinrich Best et Maurizio Cotta (dir.), Democratic Representation in Europe, op. cit.

[x]Edward C. Page et Vincent Wright, Bureaucratic Elites in Western European States, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999. Lire aussi le numéro 151-152 de la Revue française d’administration publique intitulé « Où en sont les élites administratives européennes », 2014.

[xi]Mairi MacLean, Charles Harvey et Robert Chia, « Dominant Corporate Agents and the Power Elite in France and Britain », Organization Studies, 2010, vol. 31/3; et Jean-Michel Eymeri-Douzans, « La machine élitaire. Un regard européen sur le “modèle” français de fabrication des hauts fonctionnaires », in Hervé Joly (dir.), Formation des élites en France et en Allemagne, Cergy-Pontoise, Presses du CIRAC, 2005.

[xii]Rouban Luc, « Où en sont les élites administratives en Europe ? » et Spanou Calliope, « La haute fonction publique hellénique : la permanence du provisoire », idem.

[xiii]Alba Tercedor Carlos, « Les élites administratives en Espagne : vieilles inerties et nouveaux défis », idem. Lire aussi Pedro Tavares de Almeida, António Costa Pinto et Nancy Bermeo (dir.), Who Governs Southern Europe ? Regime Change and Ministerial Recruitment, 1850-2000, Londres, Frank Cass, 2003.

[xiv]Didier Georgakakis, « Comment les institutions (européenne) socialisent. Quelques hypothèses fondées sur le cas des fonctionnaires européens », in Hélène Michel et Cécile Robert, La Fabrique des Européens. Processus de socialisation et construction européenne, Strasbourg, PUS, 2010.

[xv]Hussein Kassim, John Peterson, Michael W. Bauer, Sara Connolly, Renaud Dehousse, Liesbet Hooghe et Andrew Thompson, The European Commission of the Twenty-First Century, Oxford, Oxford University Press, 2013.

[xvi]Sylvain Laurens, Les Courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Marseille, Agone, coll. « L’Ordre des choses », 2015.

[xvii]Janine R. Wedel, Shadow Elites : How the World’s New Power Brokers Undermine Democracy, Government, and the Free Market, New York, Basic Books, 2010, p. 5.

[xviii]Pepper D. Culpepper, Quiet Politics and Business Power : Corporate Control in Europe and Japan, New York, Cambridge University Press, 2011.

[xix]Sylvain Laurens, Les Courtiers du capitalisme, op. cit.

[xx]Lire également Cécile Brousse, « L’Union européenne, un espace social unifié ? », art. cité.

[xxi]Heinrich Best, György Lengyel et Luca Verzichelli (dir.), The Europe of Elites. A Study into the Europeanness of Europe’s Economic and Political Elites, Oxford, Oxford University Press, 2012.

 

références

références
1 Pour 2015, l’ONG Oxfam annonce par exemple que les 62 personnes les plus riches possèderaient à elles seules les mêmes richesses que 3,6 milliards d’autres habitants de la Terre. Ces données doivent être nuancées car elles s’appuient sur des sources hétérogènes, pas toujours fiables, même si l’hyper concentration des richesses est un fait peu contestable.
2 Les cadres administratifs, financiers et commerciaux se distinguent des cadres supérieurs par le fait qu’ils sont spécialisés dans un certain type d’activités liées à leurs compétences ou savoirs spécifiques et que, dans les organigrammes des administrations ou des entreprises, ils sont le plus souvent sous leur direction. Les cadres supérieurs sont, eux, amenés à représenter les entreprises ou les organisations, fixer les principaux objectifs et les principales orientations, définir les budgets, contrôler et évaluer les performances d’un ou plusieurs services.
3 Ce groupe est plus doté en capitaux économiques et culturels que celui des petits patrons de l’hôtellerie, de la restauration et du commerce, que nous avons rangé dans les classes moyennes.