« (…) dans la guerre révolutionnaire que menait le peuple algérien contre le colonialisme, le théâtre avait une place, une place qu’il se devait, qu’il se doit d’occuper encore. Bien sûr, depuis longtemps, depuis Goebbels, depuis les émissions londoniennes de la résistance française à travers les nombreux films américains à la gloire de l’armée, et bien avant encore, on sait quel rôle joue dans le domaine de la propagande et de l’endoctrinement des masses, le spectacle sous toutes ses apparences (radio, cinéma, théâtre, etc.) ».
Mohamed Boudia « Le théâtre est une arme », El Moudjahid, n°97, 13 octobre 1962. Republié dans : Mohamed Boudia, Œuvres. Ecrits politiques, théâtre, poésie et nouvelles, Premiers Matins de novembre éditions, Toulouse, 2017
Les éditions Premiers Matins de Novembre ont récemment publié un recueil de textes politiques, dramaturgiques et de poésie de Mohamed Boudia (1932-1973). Ce travail vient combler un manque évident concernant ce dramaturge, penseur et militant politique qui a participé non seulement à la lutte de libération algérienne, mais également au combat du peuple palestinien.
Outre l’intérêt purement historique des textes de cette figure révolutionnaire de la seconde moitié du XXe siècle, ce recueil permet de poser à nouveaux frais la question du rapport de « la culture » aux processus de libération nationale et à l’après-indépendance. Comme l’écrivent parfaitement les éditeurs en introduction de ce volume, « [e]n arrivant à faire dialoguer une théorie de la culture populaire avec une théorie politique radicale dans le temps de l’action révolutionnaire, Boudia a esquissé une sorte de troisième voie féconde permettant de dépasser les binarismes coloniaux, et l’impasse du passage du temps anticolonial au postcolonial ».
Cet ouvrage permet au lecteur français de (re)découvrir des pièces de Boudia comme La Naissance ou L’Olivier, ainsi que des nouvelles et des poèmes du révolutionnaire algérien, et de mettre en lumière la pensée de Boudia sur le rôle que devait jouer le théâtre dans l’Algérie indépendante.
La question de l’« ancien répertoire », notamment, est une enjeu essentiel à toute politique culturelle des processus révolutionnaires. Ainsi, après la Révolution russe, la politique culturelle du nouveau pouvoir bolchevik, loin de vouloir rompre avec l’ancien répertoire, encourageait la trahison des « classiques » russes (Emile Copfermann cite notamment l’exemple du Revizor de Gogol revu par Meyerhold[1]).
D’une manière similaire, mais pas identique, la question du répertoire théâtral traditionnel, et européen, s’est posée au théâtre de l’Algérie postindépendance. Comme le dit Boudia dans un entretien avec Jeune Afrique, datant de 1965, et reproduit dans ce recueil, alors qu’il venait d’être nommé à la tête du Théâtre National Algérien (TNA), la question du répertoire était une question épineuse et hautement politique en Algérie après l’indépendance :
Nous nous sommes trouvés, comme la plupart des pays du monde arabe, dans une situation difficile : en l’absence d’un répertoire national, nous pouvions soit attendre dans l’inaction la naissance de ce répertoire, soit emprunter au théâtre universel l’exclusive de notre production[2].
Discuter des débats autour du théâtre dans l’Algérie d’après 1962 permet donc de (re)poser la question du rapport que les révolutionnaires entretiennent avec les productions culturelles de l’ancienne société, en y incorporant la question des luttes de libérations nationales.
Ce recueil est donc un livre essentiel afin de combler les lacunes évidentes quant aux connaissances sur ce militant et dramaturge algérien, non seulement en ce qui concerne ses pièces de théâtre, sa poésie, mais aussi sur ses réflexions sur le rôle que doit jouer le théâtre dans le processus révolutionnaire algérien ainsi que dans l’Algérie indépendante. Assassiné par le Mossad en 1973, Boudia est sans aucun doute une figure majeure des luttes de la seconde moitié du XXe siècle contre le colonialisme français en Algérie et le sionisme.
Nils Andersson, fondateur des éditions suisses La Cité-Editeur, a côtoyé Boudia et a écrit un bref avant-propos à cet ouvrage. Figure importante de l’anticolonialisme au XXe siècle, Andersson a notamment permis de pallier à la saisie de La Question d’Henri Alleg lors de sa sortie, en rééditant l’ouvrage en Suisse – ainsi que par d’autres témoignages liés à la Révolution algérienne – et a joué un rôle de premier plan dans la mise sur pieds du front éditorial de solidarité avec l’Algérie en Europe.
Actif dans les réseaux de soutien au FLN, Nils Andersson est une figure majeure de l’édition de gauche en Europe – éditant aussi bien des écrits directement politiques que de la littérature ou des pièces de théâtre[3]. Il revient pour Contretemps sur sa rencontre et ses rapports avec Mohamed Boudia.
Ma première rencontre avec Mohamed Boudia, s’est déroulée aux éditions à Lausanne. Un membre des réseaux de soutien, Maurice Lambiotte, m’avait remis le manuscrit de ces deux pièces de théâtre, Naissance et L’Olivier. J’avais fait savoir mon intérêt à les publier sans avoir eu de contacts avec Mohamed Boudia, encore en prison. Un jour, la porte des éditions toujours ouverte, quelqu’un se présente, c’était lui. Évadé de la prison d’Angers, sorti de France par le réseau Curiel vers la Belgique, de là, il était venu en Suisse pour décider de la publication du livre. Ce fut une amitié spontanée et chaleureuse.
Les textes de Boudia publiés par les Premiers Matins répondent à cette question et nul autre mieux que Jean-Marie Boeglin pourrait enrichir cette réponse. J’ajouterai seulement que, pour Mohamed, le théâtre faisait partie de la lutte d’indépendance (jouer à Fresnes Molière et ses pièces avait pour lui une grande signification). L’indépendance acquise, le théâtre devait être une arme émancipatrice (sociale et politique).
Pour cette question, l’introduction des Premiers Matins est très riche et m’a beaucoup appris sur son parcours. Je voudrais seulement souligner deux traits forts de son engagement. Il a été un militant et un internationaliste. Militant, il le fut dans le FLN. Avoir été membre de l’OS témoigne de son engagement, avoir été de ceux qui ont ouvert en France un second front souligne sa détermination. Internationaliste, il l’a été pour le peuple palestinien avec le même engagement et la même détermination que pour l’indépendance de l’Algérie, jusqu’à accepter qu’il y ait un 25 juin 1977.
Je reprendrai ici ma réponse à votre seconde question, en ajoutant une appréciation. Ces deux pièces précisent sa conception du théâtre révolutionnaire. Lors des échanges, il évoquait Brecht ou Molière, mais homme de théâtre ou militant, Mohamed n’était pas un théoricien, mais un pragmatique, un praticien.
Durant cette période, j’étais en Albanie, puis en Suède, donc sans contact avec Mohamed. C’est par la radio, à Uppsala, que j’ai appris son assassinat par le Mossad. Je ne peux donc qu’exprimer ma solidarité avec son engagement, ce que j’ai fait alors dans le journal culturel suédois Folket i Bild.
Quand l’équipe des Premiers Matins m’a fait part de leur idée d’éditer Mohamed Boudia, j’ai immédiatement pensé que c’était un très beau projet, une fidélité à l’homme et à ses écrits. C’est une réalisation d’une grande importance afin que le militant et l’intellectuel restent présents. Ce projet est pour moi d’autant plus fort qu’il l’a été à l’initiative d’une autre génération que celle de Mohamed. Il n’est pas de plus belle reconnaissance.
[1] Emile Copfermann, « Théâtre et révolution », Période, http://revueperiode.net/theatre-et-revolution/
[2] Mohamed Boudia, Mohamed Aziza, « Nous avons opté pour le théâtre de masse », dans : Mohamed Boudia, Œuvres. Ecrits politiques, théâtre, poésie et nouvelles, Premiers Matins de novembre éditions, Toulouse, 2017, p. 141.
[3] Pour un portrait plus détaillé de Nils Andersson, voir : Selim Nadi, « Nils Andersson : parcours d’un dreyfusard-bolchevik », Contretemps, https://www.contretemps.eu/nils-andersson-parcours-dun-dreyfusard-bolchevik/