Parti et mouvement : quelles stratégies organisationnelles pour dépasser le capitalisme ?

La question des formes d’organisation de la contestation de l’ordre capitaliste est de nouveau à l’ordre du jour. Ce débat avait déjà animé le mouvement altermondialiste au tournant des années 2000. Mais les mouvements des indignés, d’Alternatiba ou de Nuit Debout, comme les expériences politiques qu’ont constitué Syriza en Grèce, Podemos en Espagne ou le NPA, le Front de gauche, puis la France Insoumise en France, ont contribué à le réactiver. L’objectif de ce texte est de reprendre ce débat sur un terrain théorique pour essayer d’ordonner la pluralité des expériences.

 

Classe contre multitude

C’est sur ce terrain d’ailleurs que s’est situé Jean Luc Mélenchon en novembre 2017, pour défendre la formule du mouvement politique pour la France Insoumise contre la logique du cartel (Front de Gauche) et qu’il a aussi questionné la charte d’Amiens. Sa thèse est que l’ultra-libéralisme a conduit à la réorganisation du monde du travail et donc met en crise les organisations traditionnelles politiques et syndicales, censées représenter des classes sociales constituées et conscientes d’elles-mêmes. L’opposition entre classes laisse la place à des oppositions multiples basées sur le sexisme, le racisme ou différentes formes d’exploitation au travail, qui ne se résument pas à une opposition entre salariés et patron. D’une certaine manière, ce constat rejoignait celui que faisait déjà Daniel Bensaïd (2009) dans un entretien publié en 2009 dans Actuel Marx. Pour lui, la floraison d’associations défendant des causes spécifiques correspondait à une tendance lourde due à

« la complexité croissante des sociétés contemporaines et de la pluralité des champs sociaux : de multiples contradictions et modes de subjectivation se révèlent ainsi irréductibles aux grandes synthèses a priori et à l’absorption dans un grand sujet historique unificateur ».

Mais Jean Luc Mélenchon va plus loin. Cette multitude constitue un peuple dont la forme d’organisation naturelle est, selon lui, le mouvement et la délimitation politique organisatrice du combat politique devient celle du peuple contre l’oligarchie. Par ailleurs, selon lui toujours, la révolution numérique permet à ces mouvements une certaine horizontalité qui leur donne une nature « gazeuse ». Bensaïd était plus prudent sur les conséquences politiques à tirer des changements actuels. Il écrivait :

« Je n’aime guère le cliché sur la crise de la « forme-parti », qui recouvre trop facilement des questions distinctes. Si crise il y a, c’est d’abord celle de la politique elle-même ou, si l’on veut, de la représentation démocratique, dont le désengagement partisan peut être une conséquence. C’est, ensuite, celle du contenu (des programmes, des projets) avant d’être celle de la forme, et cette crise manifeste l’incapacité de partis qui s’étaient faits les loyaux gestionnaires de l’état providence à faire face à la contre-réforme libérale initiée au début des années 1980 ».

Dans le même entretien, Pierre Khalfa rappelait que le questionnement sur la « forme parti » est très ancien. Robert Michels au début du XXème siècle a publié un ouvrage toujours d’actualité dont la thèse centrale est la bureaucratisation et la transformation irrésistible des partis en organismes oligarchiques…

Ces débats ont des conséquences importantes. Ils peuvent être abordés de façon historique ou en regardant les évolutions contemporaines (Aguiton 2017). Ici je vais plutôt reprendre ces questions de façon théorique pour essayer d’éclairer le débat en le prenant à la racine.

 

Forme d’organisation et processus révolutionnaire

Dans la tradition marxiste, le débat sur les formes d’organisation est indissociable de celui sur les stratégies révolutionnaires. C’est pourquoi l’article de Bensaïd et Naïr (1968), intitulé « A propos de la question de l’organisation : Lénine et Rosa Luxemburg », commence par une citation de Georg Lukacs qui conserve toute son actualité :

« La question de l’organisation d’un parti révolutionnaire ne peut être développée qu’à partir d’une théorie de la révolution elle-même».

Dans ce cadre, le parti avait donc été défini en référence à Octobre 1917 dans le contexte de la répétition générale qu’était censé constituée 68, comme

« l’instrument par lequel la fraction consciente de la classe ouvrière accède à la lutte politique et prépare l’affrontement avec l’État bourgeois centralisé, clef de voûte de la formation sociale capitaliste » (Bensaïd et Naïr 1968).

Comme le reconnaît Bensaïd dans une préface à ce texte datée de 2009, son rôle en tant qu’outil pour la bataille hégémonique était aussi esquissé, mais finalement peu développé.

Il nous faut donc revenir sur le processus révolutionnaire avant d’en déduire les caractéristiques des formes politiques qui en faciliteraient le développement. Commençons par questionner deux principes sous-jacents au marxisme et au léninisme ou du moins de leur interprétation, ont longtemps fondé notre façon de concevoir les partis.

Tout d’abord, l’évolution historique était considérée comme ayant une direction naturelle, celle de l’abolition du capitalisme et de l’appropriation collective des moyens de production dans une société émancipée des besoins matériels. Notons que la question de la direction, c’est-à-dire le but à atteindre, diffère du caractère mécanique ou non de cette évolution. Lénine puis Gramsci, par exemple, ont critiqué une vision mécanique de l’histoire[1] de certains courants marxistes, mais la plupart des marxistes partaient quand même du principe de l’existence d’un sens de l’histoire.

Cette vision est maintenant largement mise en défaut (Olin Wrigth 2017). Rien ne donne mécaniquement à un processus historique une direction naturelle. Dans l’évolution naturelle, le mécanisme de la sélection naturelle qui est l’une des quatre forces évolutives, donne l’illusion d’une direction, qui serait une adaptation à l’environnement et une complexification croissante des organismes[2]. Les marxistes ont longtemps pensé que l’augmentation des forces productives donnait à l’histoire une base matérielle permettant de prédire la direction de son évolution. Mais rien ne valide cette hypothèse ni en anthropologie ni en histoire. Par ailleurs, la finitude de la planète et la crise écologique mettent à mal l’horizon d’une société émancipée de tous les besoins matériels. Par conséquent, l’idée d’un parti rassemblant les ouvriers les plus conscients de la nécessité d’une perspective socialiste inscrite dans une loi de l’histoire n’a plus de bases.

L’autre illusion qui découle de la première c’est que les rapports de force politique au sein des formations sociales sont surdéterminés par l’évolution des rapports de force au sein des forces productives. Un corollaire de cette manière de voir est la distinction entre l’infrastructure (l’économie) et les superstructures (l’état, l’école, l’église). Schématiquement, les partis permettent de lutter contre les superstructures de l’appareil d’État, les syndicats organisant la lutte contre l’exploitation au sein des entreprises.

Dans certains courants, la prise de l’appareil d’État demeurait un moment central du processus révolutionnaire, car la planification économique et les nationalisations sont un moyen de modifier en profondeur l’infrastructure économique. Godelier (1984) a montré dans l’introduction de son ouvrage L’idéel et le matériel, que pour les sociétés précapitalistes, cette distinction entre l’infrastructure et la superstructure ou dit autrement entre l’économique et le politique n’avait pas de sens. Je fais l’hypothèse qu’y compris dans nos sociétés les conditions matérielles et les conditions idéelles co-déterminent les choix des différents acteurs dans une société et que ces choix ne sont pas réductibles à des logiques rationnelles inscrites dans les rapports de production.

C’est probablement pour cette raison que la bataille pour l’hégémonie est redevenue un thème central. Mais la façon habituelle des marxistes d’envisager la question idéologique et la bataille pour l’hégémonie est déterminée par une vision positiviste de l’histoire. Elle devient un moyen pour expliquer le décalage entre la classe en soi (le prolétariat en tant que force productive) et la classe pour soi (la fraction de la classe consciente de son rôle historique). C’est d’une certaine manière contre cette idée qu’Althusser (1970) a écrit que l’idéologie en tant que tel n’avait pas d’histoire. Cette conception du rôle historique des classes et de l’idéologie est à la base à la construction du parti comme avant-garde et comme outil de la fraction la plus avancée du prolétariat. Bensaïd (1968) écrit à ce sujet :

« Lénine distingue soigneusement le sujet théorique-historique de révolution (le prolétariat en tant que classe qui relève du mode de production) et son sujet politique-pratique (l’avant-garde qui relevé de la formation sociale) qui représente non pas le prolétariat « en soi », dominé économiquement, politiquement et idéologiquement, mais le prolétariat « pour soi », conscient de sa propre place dans le processus de production et de ses propres intérêts de classe ».

 

Quelles sont les conséquences pour nos formes d’organisation ?

Tout d’abord, l’évolution future de nos sociétés ne correspond pas à l’accouchement d’une évolution naturelle, mais à des choix politiques. Cette façon d’appréhender les choses a le mérite de réintroduire l’éthique au cœur du projet politique et d’éviter l’escamotage du politique comme le nomme Isaac Johsua (2012) dans son excellent ouvrage La révolution selon Marx. En défendant par exemple l’écosocialisme, nous défendons une certaine vision des relations entre les hommes et entre l’humanité et la nature. Ce choix « éthique » ne peut pas hélas être fondé sur une quelconque base matérialiste. Certes ce choix peut être argumenté de façon rationnelle : crise écologique, souffrance générée par les inégalités… Mais en dernier recours c’est un choix moral.

La définition de l’horizon émancipateur et du programme de transition pour y parvenir devient donc le point de départ de toute réflexion politique et stratégique. Le programme revêt alors un rôle central à la fois dans la bataille générale pour l’hégémonie, mais aussi pour la bataille à proprement parler politique. Même si en tant que tel, il n’offre aucune garantie sur la capacité de la force qui le porte à réellement le mettre en œuvre.

La définition d’un horizon émancipateur partagée par le plus grand nombre est porteuse à la fois d’une exigence démocratique et donc majoritaire, mais suppose aussi l’existence d’une minorité défendant cet horizon. Une fois débarrassée du carcan positiviste, il n’y a paradoxalement plus d’antagonisme entre parti d’avant-garde et classe. La société est traversée d’idéologies multiples, mais celles portées par les classes qui dominent les médias et donc la production et la transmission de l’information ont plus de chances d’être dominantes. L’idéologie dominante est l’idéologie des classes dominantes ; cela reste vrai. Par conséquent, ceux qui proposent un récit alternatif, les révolutionnaires aujourd’hui ou les chrétiens à Rome sont, au départ, minoritaires.

Mais pour que les idées qu’ils défendent soient légitimes à s’appliquer suivant une éthique démocratique, il faut qu’elles deviennent majoritaires. Une organisation séparée de la classe et minoritaire est donc légitime et efficace dans la bataille des idées, notamment dans le cadre de mouvements spécifiques, mais aussi dans le cadre de partis politiques minoritaires. Pour autant, le moment de résorption de la pluralité dans une unité programmatique défendue par une force politique à vocation majoritaire est aussi crucial. La sanction du suffrage universel demeure alors un des moyens de valider démocratiquement l’assentiment par rapport à un programme et un horizon.

Ce faisant, ce retour sur l’importance et la relative autonomie de la composante idéelle ne doit pas nous faire retomber dans l’idéalisme et le socialisme utopique décrié à juste titre par Marx. Les évolutions des sociétés humaines sont codirigées par l’idéel et le matériel, comme l’évolution des espèces naturelles, dépendent de la structuration de l’information génétique et de l’environnement. Par conséquent, l’évolution des moyens de production et les révolutions techniques, comme les conditions concrètes de vie de différentes formations sociales doivent être prises en compte dans notre réflexion stratégique. L’acceptation de la transition écologique ou d’une éthique égalitaire dépend de l’exposition idéologique d’une formation sociale à ces idées, mais aussi la façon dont ces idées percutent un vécu réel.

La question stratégique est donc la seconde question essentielle pour une force politique. La lutte contre le capitalisme nécessite la délimitation de frontières comme l’exprime Chantal Mouffe, en plus d’un horizon commun. Mais ces frontières dépendent de l’organisation des formations sociales au sein d’un pays et du moment stratégique dans lequel on se trouve. En ce sens, nous sommes toujours ramenés à refaire le travail que Lénine avait fait :

« Lénine s’est appliqué à définir avec précision la nature et la dominante de la formation sociale russe. Dès les années 1890, il se consacre à son étude précise ; il dépouille avec patience les statistiques des zemstvos ». (Bensaïd et Naïr 1968).

Il faut s’attacher à décrire patiemment comment vivent les différentes formations sociales d’un pays et notamment comment elles vivent le cours actuel du capitalisme, mais aussi ce qu’elles pensent, qui ne découlent pas mécaniquement de ce qu’elles vivent.

En France, le déclassement des fonctionnaires et des petits commerçants, le ressentiment légitime des populations issues de l’émigration postcoloniale qui subissent le racisme sont des ferments importants pour chercher les acteurs majeurs des transformations sociales à venir. Comme l’explique Aguiton (2017), plutôt que de chercher a priori des sujets historiques, « le peuple contre l’oligarchie, ou la classe ouvrière contre la bourgeoisie », nous sommes contraints à chercher pragmatiquement dans chaque pays comment unifier les minorités agissantes et les majorités silencieuses en rupture avec le système capitaliste et productiviste.

Pour reprendre une terminologie gramscienne, il faut constituer un bloc pour mettre en difficulté le bloc au pouvoir. Cette analyse des classes sociales et de leur rôle politique avait été admirablement faite en son temps pour la France par Poulantzas (1973). Cette réflexion stratégique théorique peut différer de son expression tactique à l’échelle des masses. Par exemple, l’opposition entre le 1% et le 99% ou entre peuple et oligarchie est insuffisante pour fonder théoriquement une stratégie, mais il peut être tactiquement efficace pour mobiliser les affects et construire les délimitations politiques dont parlent Chantal Mouffe.

Selon moi, la délimitation du parti et ses orientations sont donc un compromis entre son rôle stratégique dans la définition de l’horizon émancipateur et son rôle tactique dans sa capacité à déstabiliser le bloc au pouvoir. C’est de cette manière qu’il faut envisager l’extension du discours politique en direction de la petite bourgeoisie (commerçants, cadres et autoentrepreneurs) mise à mal par le cours actuel du capitalisme, mais souvent dominée idéologiquement par des idées réactionnaires en ce qui concerne la nation ou la famille. C’est peut-être nécessaire pour mettre en difficulté le bloc dominant dont la base doit beaucoup à ce noyau. Mais ce faisant, cela peut couper le parti qui choisit cette voie des minorités progressistes sur les questions familiales ou les migrants. La seule façon d’éviter de se perdre et de favoriser le camp adverse, est en permanence de garder la boussole qui est constituée par l’horizon, le dépassement du capitalisme et une société démocratique, émancipatrice, écologique et égalitaire. Ce faisant, nous suivons toujours Lénine :

«Ainsi dès les premières années de lutte, Lénine définit l’adversaire qu’il affronte. Toujours cette clarté théorique demeurera et présidera aux méthodes d’analyse et aux choix tactiques » (Bensaïd et Naïr 1968).

Pour conclure, les trois principaux verrous stratégiques qu’une organisation politique doit contribuer à lever sont les suivants. Il nous faut (1) définir un horizon alternatif au capitalisme et un programme de transition, (2) faire progresser l’idéologie alternative correspondant à cet horizon, (3) mettre en minorité les classes dominantes au sein de l’appareil d’État et de l’appareil économique.

La question de l’organisation de l’affrontement avec les classes dominantes me semble être toujours le point névralgique, qui justifie l’existence de partis politiques, capables de gagner des élections générales et de former un personnel politique et économique apte à organiser l’État dans une direction alternative à celle du capitalisme.

 

Partis, syndicats, associations: des champs séparés, mais une convergence nécessaire dans des mouvements

Pierre Khalfa écrivait dans le même entretien à Actuel Marx (2009) :

« à la fin du XIXème siècle trois grands modèles apparaissent : le modèle Trade-unioniste britannique, le modèle social-démocrate allemand et le modèle français du syndicalisme révolutionnaire. Dans ce dernier, il y a une coupure nette entre le parti et le syndicat. La charte d’Amiens de la CGT en 1906 théorise cette conception, qui s’appuie sur deux piliers : indépendance par rapport aux partis politiques et « double besogne » pour le syndicalisme : défense des intérêts immédiats des salariés et lutte pour « l’émancipation intégrale ».

Cette spécificité des syndicats français n’empêchera pas pour autant leur crise dans les années 1980. Cette double crise des syndicats et des partis a des raisons multiples : cogestion d’un État providence, crise des perspectives d’émancipation avec la chute du mur de Berlin, stratégie de choc des classes dirigeantes, montée de l’individualisme. Mais elle doit être relativisée, car les effectifs des syndicats ou des partis ont, par exemple, fluctué fortement au cours du temps et ils sont loin d’être à leur minimum absolu, et ce malgré la division syndicale.

Avant de voir si les partis et les syndicats ont encore un rôle à jouer, ou s’ils doivent se dissoudre dans des mouvements éphémères auto-organisés ou dans des mouvements populistes suivant un leader charismatique, il est nécessaire de mieux définir les spécificités des partis, des syndicats, des associations et des mouvements. Les structures sociales sont définies à la fois par les objectifs que ces organisations se donnent, ce dont j’ai traité dans la première partie, mais aussi par le champ social qu’ils occupent au sens où Bourdieu l’entend :

« Le champ est un microcosme social relativement autonome à l’intérieur du macrocosme social. Chaque champ (politique, religieux, médical, journalistique, universitaire …) est régi par des règles qui lui sont propres et se caractérise par la poursuite d’une fin spécifique (…). La logique d’un champ s’institue à l’état incorporé chez les individus engagés dans le champ sous la forme d’un sens du jeu et d’un habitus spécifique (…). Les champs reposent sur une coupure entre les professionnels et les profanes. La délimitation des frontières d’un champ est elle-même objet de lutte (…). On assiste dans les sociétés contemporaines à un processus d’autonomisation des champs qui invoquent leurs propres principes et leurs propres normes contre l’intrusion de pouvoirs extérieurs…  [3]. »

Les démocraties libérales ont contribué à l’émergence de trois champs importants, le champ politique qui règle le fonctionnement du jeu électoral et de la représentation des forces politiques, le champ syndical qui règle les luttes au sein de l’entreprise, et le champ de la société civile avec l’action des différentes associations auprès de l’opinion publique ou auprès des politiques. Le champ associatif est bien sûr, celui qui est le plus divers, car il va du purement culturel (supporter de l’OM) au politique (ATTAC). Malgré cette diversité, les associations partagent des statuts et des moyens d’actions communs et la bataille hégémonique peut passer par des associations très éloignées du champ politique.

Évidemment, du côté des dominants comme du côté des dominés, la lutte idéologique comme la bataille pour la répartition de la valeur ajoutée passent par des batailles dans les trois champs. Mais chacun a sa spécificité, ce qui, selon moi, justifie l’existence d’organisations séparées. Sauf à croire à l’effondrement des modèles issus de la société libérale, la spécificité de ces champs se maintiendra. Les révolutions arabes ou les évolutions en Chine tendent plutôt à montrer une normalisation du monde sur ce modèle, plutôt que son effondrement.

Si l’aune stratégique d’une force est la grève générale et la prise du pouvoir dans la rue, le jeu dans le champ politique est inutile et le parti-mouvement se justifie, renouant alors avec la tradition du syndicalisme révolutionnaire.

Pour justifier la disparition de ces trois champs, il faudrait avancer de sérieux arguments. Le seul qui me paraît convaincant est la disparition totale des États-nations et de leur souveraineté au profit d’entités non-démocratiques comme l’Europe ou une évolution fascisante[4]. Mais même dans le cas européen, nous n’en sommes pas là. La commission européenne est loin d’avoir tous les pouvoirs, le conseil est l’émanation des États et le parlement européen, qui est une construction assez traditionnelle du champ politique, est susceptible de prendre plus de place à l’avenir.

Dans ce contexte, l‘enjeu est donc plutôt de rénover le fonctionnement des partis et des syndicats, plus que de parier sur leur disparition. La rénovation est évidemment nécessaire. Elle doit conjuguer plusieurs exigences parfois contradictoires, une plus grande efficacité, une meilleure implication des différentes classes sociales et des opprimés (femmes, homosexuels et racisés) et un fonctionnement plus démocratique limitant les processus de captation de pouvoir et de bureaucratisation. Des moyens doivent être trouvés pour permettre cette rénovation (rotation des mandats, méthodes inclusives dans les débats, droit du militant similaire au droit syndical…), mais nous devons être conscients que l’aliénation au travail et le fonctionnement de ces champs au sein de la société capitaliste sont les principaux freins à ces rénovations. L’acceptation du jeu institutionnel et donc du fonctionnement du champ social limite l’espace des possibles, mais les marges de progression sont énormes. C’est une des tâches auxquelles nous devons nous astreindre, mais si nous mélangeons cette tâche de rénovation avec une confusion des rôles respectifs des syndicats, partis et associations, nous risquons de faire fausse route.

L’indépendance entre ces trois champs me semble aussi absolument nécessaire pour au moins deux raisons. La première tient à la spécificité du fonctionnement des champs. Vouloir imposer un agenda au champ syndical ou associatif pour des raisons ayant trait au champ politique peut déstabiliser les luttes au sein de ces champs. L’autre raison est que si nous gagnons le pouvoir central au sein de l’État, le champ politique sera prisonnier de cette expérience. Le contre-pouvoir qui s’exerce au sein des champs syndicaux et associatifs, comme la liberté de la presse, sera alors essentiel, quand bien même ils deviendraient les outils d’une contre-révolution.

Néanmoins, il est évident que ces champs ne doivent pas rester cloisonnés et s’ignorer. C’est là qu’apparait le mouvement. Je distinguerais au moins deux types de mouvements. Il existe des mouvements je qualifierais de substitution, qui occupent soit un espace vacant (l’organisation des chômeurs ou des migrants dans les années 1990), soit un espace mal occupé par un des champs existants du fait de leur crise ou de son inadéquation avec l’évolution de l’environnement politique, social, voir écologique. La floraison des mouvements spécifiques des années 1990 est par exemple concomitante de la crise des appareils syndicaux et politiques du fait de l’accession de la gauche au pouvoir, mais aussi des impacts économiques et sociaux du tournant ultralibéral.

Il existe aussi des mouvements de rassemblement sur une question politique donnée, qui sont parfois l’expression d’un cartel politico-syndical débordé par une base élargie (Front Populaire, grèves de 1995, forum sociaux, luttes contre le CPE, collectifs du NON) ou qui sont plus indépendants des constructions traditionnelles (Indignés, Occupy Wall Street, Nuit Debout). Ce qui caractérise les mouvements, que le marxisme a souvent formalisés sous la forme du Front Unique, c’est souvent leur capacité à fédérer au-delà des fractions les plus militantes organisés au sein des champs structurés, mais aussi leur caractère éphémère et donc leur incapacité à transmettre la mémoire. Or la mémoire des luttes est un enjeu crucial dans la lutte contre le capitalisme. Sa transmission est donc souvent prise en charge par les structures pérennes : partis, syndicats ou associations.

Un avantage des mouvements d’un point de vue tactique est aussi leur plus grande capacité d’innovation militante et de spontanéité. Ils permettent l’émergence de nouvelles générations de militants et bousculent les bureaucraties installées. Les mouvements sont donc essentiels pour régénérer le camp de l’émancipation. Ils jouent le rôle d’une révolution permanente interne. Mais il ne faudrait pas opposer ces moments de rassemblement et de régénération et les moments de cristallisation au sein de forces politiques ou syndicales organisées dans la durée. Comprendre cela, permet d’éclairer les débats très importants entre Rosa Luxembourg et Lénine. Par ailleurs, de par son inorganisation le mouvement n’est pas à même de représenter le peuple, une fraction du peuple, voir sa volonté supposée.

Il est donc selon moi illusoire de vouloir à tout prix pérenniser sur la durée un mouvement. Si les conditions politiques rendent sa pérennisation possible et utile, il se transforme en parti, en syndicat ou en associations. Le plus souvent la traduction d’un mouvement au sein d’un de ces trois champs est découplée du mouvement lui-même et obéit à des logiques organisationnelles et s’inscrit dans une temporalité qui sont souvent autonomes. PODEMOS ne naît pas directement du mouvement des indignés, comme il n’existe pas de lien entre la France Insoumise et Nuit Debout.

Dans l’histoire, des partis – mouvement ont pu prendre en charge les trois champs et utiliser le champ associatif et syndical pour alimenter le champ politique. Mais ce substitutisme et cette stricte subordination au politique est souvent dû à un affaiblissement de la société civile et la pérennisation de cette stratégie a rarement été une réussite. L’ensemble du camp émancipateur est alors peu résilient face aux choix éventuellement erronés de sa composante politique. La diversité inter-champs et intra-champ (pluralisme politique) est une marque de richesse et potentiellement de résilience face aux évolutions socio politiques. Subsumer toute cette diversité dans un grand tout unificateur pérenne peut alors être dangereux.

 

Le rôle tactique des différents champs dépend du moment politique. Dans le cas d’une guerre de position, la bataille hégémonique se mène très efficacement dans le cadre de la société civile et d’une pluralité d’associations, la bataille économique pour l’amélioration concrète des travailleurs passe par les syndicats et celles des plus démunis par des associations caritatives (le Secours Populaire c’est encore 80 000 bénévoles…). Dans le cas de la guerre de mouvement, le rôle du parti devient central et surdétermine effectivement les dynamiques dans les autres champs. Mais la guerre de classe devient une guerre de mouvement quand les contradictions au sein du bloc dominant sont fortes et que la réponse politique à ses contradictions est présente. Pour le dire autrement, on passe d’une guerre de position à une guerre de mouvement, précisément quand la réponse politique est à la hauteur des enjeux, c’est-à-dire quand un parti ou un cartel de partis est capable de proposer un horizon commun, un programme de transition à appliquer et de générer un mouvement le dépassant susceptible d’obtenir des victoires sociales et électorales d’ampleur.

 

Notes

[1] Dans un texte assez ancien je traitais déjà de ce sujet.

[2] Les trois autres forces contribuant à faire évoluer les fréquences alléliques étant la mutation, la migration et la dérive. Mais seule la sélection donne l’illusion d’une fin, du fait du caractère adaptatif qu’elle contribue à produire. Pour plus de détails : http://dialectical-ecologist.fr/promenade-autour-de-la-notion-devolution/. Le paradigme adaptationniste a depuis longtemps été critiqué y compris en biologie.

[3] https://sociologie.revues.org/3206

[4] La fusion des trois champs est d’ailleurs la caractéristique de toutes les dérives totalitaires.

 

Bibliographie

Althusser L. (1970). « Idéologie et appareils Idéologiques d’État », La Pensée, no 151, juin 1970. Repris dans  Positions (1964-1975), pp. 67-125. Paris, Les Éditions sociales, 1976.

Aguiton C. (2017). La gauche du XXIème siècle. Enquête sur une refondation, Paris, La Découverte.

Bensaïd D. Naïr S. (1968). « A propos de la question de l’organisation : Lénine et Rosa Luxemburg » Partisans n°45, décembre 1968-janvier 1969.

Bensaïd D., Khalfa P., Villiers C., Zarka P. (2009). « Quelles articulations entre partis, syndicat et mouvements ? » Actuel Marx n° 46.

Godelier M. (1984). L’idéel et le matériel, Paris, Fayard

Johsua I. (2012). La révolution selon Karl Marx. Lausanne, Pages deux. Collection Cahiers libres.

Olin Wright E. (2017). Utopies réelles. Paris, La Découverte.

Poulantzas N. (1973). Political power and social classes, Londres, NLB and S & W. Version française : Pouvoir politique et classes sociales, 1978, Paris, Maspéro.