À lire : un extrait de Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, Paris, Le Seuil, 2018, 464 pages, 25 euros.
Alors que l’historiographie sur les années 1968 s’est largement renouvelée depuis une dizaine d’années, offrant désormais des regards pluriels sur mai 68 et ses suites, Ludivine Bantigny, historienne à l’université de Rouen, livre une nouvelle recherche à partir de sources largement inédites, sortant l’événement de ses dimensions étudiantes et parisiennes. Nous en publions ici des extraits tirés du chapitre IV.
« Y a-t-il encore du possible (des ouvertures) dans un monde clos de toutes parts ? » Cette question tourmentée, le philosophe Henri Lefebvre la soulève au lendemain de Mai. Il évoque la crainte des projets détournés, tant « la société anéantit ou récupère même les imaginations »[1]. Mais si la peur demeure, elle n’empêche pas l’inventivité : ni fiction ni divagations, ni fantaisie ni chimères si l’on accepte de prendre un tant soit peu au sérieux ces projets révolutionnaires. « Entrer dans l’ouvert[2] », c’est donner de l’air à la société, tout en partant d’elle. Car ces propositions politiques ne sont pas arbitraires : elles se fondent sur ce qui est su, connu et expérimenté pour avancer d’autres choix. Il n’en va pas là d’une attente passive de ce qui adviendrait, mais d’un volontarisme créatif ; il décachette la lettre de l’ordre en place, cesse de le prendre au mot et espère contribuer à le débrider, le dérider, le desserrer.
Les partis et groupes politiques, ces fameux « groupuscules » que le pouvoir tenait pour minuscules et qui se révèlent finalement influents, sont eux-mêmes bousculés par l’événement : ils s’y renouvellent et s’y remodèlent. Il est intéressant de mesurer ce que la grève fait aux projets conçus bien en amont mais retouchés, voire bonifiés, comme on le dit d’un vin ancien. À coup sûr, l’imagination politique ne s’arrête pas aux partis et groupes constitués – d’aucuns diraient même : au contraire, les trouvailles révolutionnaires se logent parfois dans des lieux qui n’en ont pas la vocation ou qui n’en font pas profession. S’il importe donc de savoir combien les programmes sont revigorés, il faut tout autant explorer ce qui se passe ailleurs, dans les espaces moins institués. Il arrive que des gens, qui ne se connaissaient pas ou à peine jusque-là, se retrouvent à la faveur de ce temps en suspens et le mettent à profit pour imaginer pas à pas le dessin d’un monde différent. Ce sont des tentatives et des expériences, sans certitudes ni grandiloquence, mais affirmées dans la fermeté de savoir légitimes : « Nous demandons ce que nous devons avoir, non ce que nous pouvons avoir », comme on l’entend à Berkeley.
Cette élaboration en situation montre que le champ de l’espéré s’étend. Si Maurice Blanchot a écrit que 68 a « l’impossible comme seul défi »[3], pourtant, par-delà les traces tenaces d’un graffiti, l’événement ne se résume ni ne se consume dans le désir fou de « demander l’impossible ». C’est bien de possibles qu’il s’agit, pensés hors du capitalisme – un point commun par-delà les divergences et les différences.
Comme une bien-aimée qu’on attendait : pour celles et ceux qui en rêvaient, la révolution est là, enfin, tant chantée et tant désirée[4]. « La révolution qui se prépare depuis plus d’un siècle nous revient », assure le comité des Enragés le 30 mai. Est-ce une parole performative qui, en l’affirmant, veut la faire exister ? Est-ce prendre ses rêves pour la réalité ? Les situationnistes ne sont pourtant pas les seuls à le penser : la révolution est là, désormais. Bien sûr, elle n’est pas achevée ; c’est une entame, un commencement. C’est pourquoi il n’en va pas là seulement d’un constat mais d’une détermination à poursuivre l’action. Le 3 juin, la revue du Secrétariat unifié, Quatrième Internationale, publie dans la conscience de l’urgence un supplément qui dit notamment :
« Les barricades de mai 1968 ont fait justice d’un conte que bourgeois et réformistes avaient beaucoup répété et même fini par croire : dans notre société moderne, la révolution est impossible. »
Elle paraît sortir de la cage de fer dans laquelle on l’avait tenue prisonnière et revient dans le champ du réel : l’impossible sort du dictionnaire révolutionnaire. Les militants tiennent leur revanche et surtout pensent atteindre enfin le but de leurs combats[5].
Que des partisans de la révolution assurent qu’elle frappe à la porte du présent, rien d’étonnant. Le postulat se remarque au fond davantage lorsqu’il émane d’une institution vénérable et, en matière révolutionnaire, jusque-là insoupçonnable : à l’initiative de Jacques Berque, une pétition en provenance du Collège de France, début mai, salue « les perspectives révolutionnaires ouvertes par les derniers événements ». […] De leur côté, les jeunes médecins du PSU s’enthousiasment pour « la contestation révolutionnaire des structures capitalistes » : leur profession ne les porte pas par tradition vers la révolution, mais l’engagement politique fait mentir les déterminismes sociologiques. D’autres secteurs encore détonnent par leur position en faveur de la révolution. Les danseurs et chorégraphes mobilisés jugent essentiel de jouer leur rôle dans « la dynamique révolutionnaire actuelle ». Le Groupe biblique universitaire de Paris publie un document intitulé « La révolution permanente », sans lien avec la théorie de Marx approfondie par Parvus et Trotski ; il rappelle que les premiers chrétiens, en minorité dans une société esclavagiste, avaient créé spontanément une communauté de biens[6].
[…] Les Renseignements généraux pour leur part, pourtant peu suspects d’aspiration révolutionnaire, emploient l’expression pour décrire les circonstances : à Saint-Nazaire, les RG dépeignent une ville en « situation révolutionnaire » ; à Roanne, ils parlent d’une « France tout entière ébranlée par une révolution ». Le préfet des Pays de la Loire évoque sans détour l’expérience du Comité central de grève nantais comme une « mesure révolutionnaire », même si c’est pour la dénigrer[7].
Mais un risque apparaît : que le mot s’use comme un tissu ravaudé – et finisse galvaudé. On se souvient que l’organisation de jeunesse gaulliste, l’UJP, brandit le slogan : « Les jeunes assument la révolution avec de Gaulle. » À l’extrême droite, si le temps est à l’affirmation d’une contre-révolution nécessaire, le groupe Occident s’affirme en « jeunesse révolutionnaire au service de la nation »[8]. Une révolution nationale ? Le grand dessein n’est pas sans rappeler le régime de Pétain. On saisit donc, sous la plume de Maurice Clavel, la pointe acerbe de l’ironie : « La révolution contre les révolutionnaires, c’est connu, c’est Vichy. » Ou comme autrefois Proudhon le disait : « Si la révolution n’existait pas, sachez-le bien, la réaction l’inventerait »[9].
Il ne suffit donc pas que le mot soit exposé comme un trophée. Encore faut-il en cerner les contours, revenir sinon à la définition de « la révolution », du moins à ses critères et à ses conditions. Lénine avait schématisé le moment d’ébranlement qui caractérise une situation révolutionnaire : « en haut », les puissants ne peuvent plus gouverner comme avant ; « en bas », on n’accepte plus d’être gouvernés comme avant[10]. Cette analyse est logiquement reprise par les courants qui se réclament de cette tradition. Au lycée Charlemagne à Paris, le journal de la JCR, L’Insurgé, évoque la « révolution en marche » et reprend terme à terme la référence à Lénine, pour l’appliquer à l’instant présent[11]. L’exemple singulier est celui des régiments où des comités d’action se sont formés en mai, signe d’une confiance dans la révolution. Il est vrai que dans certains casernements, ceux d’Angers, de Saumur et du Mans, des groupes de soldats en appellent à l’insoumission[12]. Pour le comité « Cinéma » de la faculté de Censier, les événements empêchent désormais d’accepter les aliénations d’hier : en cela, ils sont révolutionnaires. Il y a blocage de fait : les mécanismes économiques et sociaux sont hors d’état de fonctionner ; c’est, d’après André Barjonet, « objectivement une situation révolutionnaire ». Jacques Sauvageot arrive mot pour mot à la même conclusion : des comités se sont créés partout, dans les usines, les facultés et les quartiers, les entreprises sont occupées ; « il n’y a plus de légalité. Objectivement, la situation est donc révolutionnaire »[13]. Ce mot répété, « objectivement », est lesté d’un sens important : la subjectivité, conscience mêlée à la volonté, si elle est décisive, doit s’assortir de conditions objectives, de facteurs matériels essentiels, et d’abord d’une modification des rapports de production.
Y a-t-il là une simple application circonstancielle d’un modèle révolutionnaire valable de manière universelle et selon un plan tout tracé ? Il semble qu’il n’en soit rien : la situation sécrète ses nouveautés. Ainsi pour la Tendance marxiste révolutionnaire de la IVe Internationale, « une crise révolutionnaire sans précédent vient d’éclater ». Elle n’est pas le produit d’une crise économique ; elle n’a pas commencé par le prolétariat. Ces singularités signalent la créativité du processus révolutionnaire, qui n’est en soi jamais figé. Elles montrent les voies particulières que peut emprunter la révolution « dans les pays capitalistes avancés ». Elle n’est pas le « Grand Soir » si souvent proclamé[14].
L’idée que la révolution ne répond pas à un schéma fixé, élaboré une bonne fois dans les Palais d’hiver révolutionnaires, est défendue avec véhémence par les individus, groupes et tendances qui se méfient de théories plaquées ou ressassées. La défiance est immense à l’égard des pratiques dogmatiques : les carcans idéologiques briseraient une dynamique en l’enfermant dans un prêt-à-penser. On n’est pas surpris de retrouver ici le comité de Censier dont le nom revêt son plein sens : « Nous sommes en marche »… La révolution est conçue comme un mouvement, une expansion perpétuée. Elle porte des contradictions, dépassées dans l’action elle-même ; telle est la dialectique que Hegel puis Marx avaient pensée et où l’on continue de puiser. « La force et la faiblesse d’un mouvement révolutionnaire est d’être en avance sur lui-même » ; ne faire qu’y insister pour prôner un recul, c’est devenir réactionnaire ; n’y voir qu’une force, c’est n’être qu’« un agité »[15]. […]
Pour ces protagonistes qui espèrent en un basculement révolutionnaire, avec Mai on ne peut plus décidément être gouverné comme avant. S’exprime ici le rejet de la démocratie parlementaire, que l’on a vu se décliner dans le refus des élections : plus que « piège à cons », elles apparaissent comme une confiscation, un détournement de projets. Le mouvement du 22-Mars est au faîte de l’opposition à toute révolution de Palais (Bourbon). Au « pouvoir administratif » que détient à ses yeux l’Assemblée, il oppose la démocratie directe. Tel est aussi le problème du programme commun envisagé par le PC : il s’ancre dans un cadre parlementaire classique, sans toucher aux fondements du politique ; il ne s’attaque pas à la représentativité et, plus encore, ne pose pas la question du « pouvoir ouvrier ». […]
Pour pallier la carence politique de la « démocratie législative », il y a lieu de réfléchir à un procédé différent. La méthode de votes successifs est envisagée : son premier échelon serait celui du comité d’action, qui ne devrait pas compter plus de trente membres pour permettre une discussion sur toutes les questions politiques, de celles qui font la cité, la polis au sens antique ; seraient ensuite désignés des comités de quartier, de communes et de régions, chargés de synthétiser le travail des comités de base ; le sommet de l’édifice serait occupé par un Conseil national d’une trentaine de membres. La dimension pyramidale de la construction serait compensée par deux principes intangibles destinés à empêcher la concentration des fonctions et leur professionnalisation : les membres des comités seraient élus, mandatés et révocables ; la rotation des mandats éviterait tout « vedettariat »[16].
Est-ce le « pouvoir ouvrier » si souvent évoqué ? Il faut voir dans cette expression une tradition du mouvement révolutionnaire, celle de la « centralité ouvrière ». Ce n’est pas d’abord une question de sociologie, mais de politique et de stratégie. Le mot « ouvrier » s’entend dans un sens éloigné des classements socioprofessionnels établis par l’INSEE. L’ouvrier et l’ouvrière, ce sont les autres mots des prolétaires, des travailleurs, des salariés, celles et ceux qui ne détiennent pas les moyens de production et vendent leur force de travail à un employeur quel qu’il soit, un patron ou l’État. Dans son fondement matérialiste, cette insistance « ouvrière » a un sens pratique : seuls les exploités pourraient trouver la force de se soulever contre un système qui les opprime et les oppresse. La centralité ouvrière est une stratégie révolutionnaire : à la différence d’autres groupes sociaux, comme les étudiants dont le combat est important mais ne peut empêcher le fonctionnement général du système, les travailleurs, par la grève, ont les moyens matériels de le bloquer. Cette base de la lutte de classe explique l’insistance sur ce qui est plus qu’un mot d’ordre mais un projet de société : le « pouvoir ouvrier ».
Dès la mi-mai, le journal Action réfute l’accusation selon laquelle le mouvement ne saurait pas ce qu’il veut ni où il va :
« Nous voulons que la politique, c’est-à-dire l’organisation de la vie sociale, procède de la volonté des travailleurs. »
Elle pourrait passer par un Comité national de grève, émanation des comités de grève locaux. De son côté, l’Internationale situationniste réactive l’héritage conseilliste et prône la démocratie des conseils ouvriers, fédérés aux échelles régionale et nationale. Cette hypothèse revient à la prise en main de l’économie mais aussi de différents aspects de la vie sociale par des comités de base. La « démocratie directe et totale » est conçue comme une participation active et créative, sans pouvoir « extérieur », pour l’abolition des hiérarchies et l’autonomie des travailleurs. Elle suppose des délégués révocables à tout instant par leurs mandants[17].
Jeune parti quant à lui, le PSU se conçoit comme une expérience politique novatrice, une gauche neuve face aux organisations jugées sclérosées, une force de l’enthousiasme et du renouvellement contre la « tiédeur » et l’« embourgeoisement ». Il n’entend pas pour autant renier la tradition socialiste dans laquelle il s’inscrit ; ses dirigeants s’emploient à manier la dialectique de l’ancien et du nouveau, par revitalisation de la tradition. […] En 1968, le PSU est-il marxiste ? Certes, l’organisation est hétérogène. Malgré « l’étonnant flamboiement de chacun des multiples courants » selon la formule de Michel Rocard, le PSU est majoritairement marxiste – et ce, dès l’origine. La « Charte pour l’unification socialiste », texte fondateur adopté au congrès d’Issy-les-Moulineaux le 3 avril 1960, a pour triple pivot la lutte de classe, la révolution et la collectivisation des moyens de production. L’organisation qui naît lors de ce congrès souhaite être un « parti de la révolution sociale » et cette révolution, « rupture radicale avec le mode de production capitaliste », devra se réaliser par des « moyens légaux ou extra-légaux ». Après « Marx et Engels », il s’agit d’analyser « les lois de l’évolution de la société capitaliste et sa destruction inévitable », par la « collectivisation des principaux moyens de production et d’échange » : « ainsi pourra disparaître la division de la société en classes dont la lutte caractérise le régime capitaliste ». En novembre 1963, la prise de pouvoir est analysée comme l’« acte révolutionnaire » « nécessaire », qui « détruira les fondements mêmes du capitalisme ». À partir de 1968, le PSU se définit sans ambages comme une « organisation révolutionnaire ». Quant à la formation proposée au sein du parti, elle est centrée sur « le matérialisme historique et dialectique », l’assimilation des « concepts d’économie politique marxiste » et la « stratégie du mouvement révolutionnaire face au réformisme »[18]. Bien loin d’un simple « patois marxiste » comme a cru pouvoir le tempérer plus tard Michel Rocard[19], il y a là une autodésignation politique et programmatique.
L’événement en précipite la pratique. Le 23 mai, Michel Rocard lui-même lance un appel au « pouvoir populaire » et défend « la généralisation des occupations des lieux de travail et l’adoption de mots d’ordre précis, sur l’établissement de véritables structures de pouvoir populaire ». Le PSU place le « pouvoir ouvrier » au cœur de son projet. Il se décline en droit de veto sur les décisions patronales concernant l’emploi et les conditions de travail, le contrôle des travailleurs sur les bénéfices comme sur les investissements et la gestion ouvrière de la Sécurité sociale. À ce pouvoir ouvrier fait écho son pendant, le pouvoir paysan, doté du contrôle sur les moyens de transformation et de commercialisation des produits agricoles, au moyen d’assemblées régionales populaires qui remplaceraient le pouvoir des préfets. Le PSU en appelle à la formation de comités d’action populaire, collectifs de grands ensembles, de quartiers et de localités. Sa charte politique dit vouloir « changer la vie », en s’attaquant aux principes qui régissent l’économie. Celle-ci doit être mise « au service des travailleurs », lesquels pourront désormais contrôler la marche des entreprises. Pour mettre en œuvre de telles mesures inspirées d’un socialisme pratique, quelques décisions conservatoires devront être prises en urgence, de sorte que leurs avantages ne soient pas annulés par leurs propres effets sur la monnaie et la balance des paiements. Le PSU propose de nationaliser « toutes les entreprises dont le poids économique ou l’influence politique pourrait menacer le développement de cette démocratie socialiste », notamment les établissements de crédit et les holdings qui jouent un rôle décisif dans la réalisation des équipements. Le parti met à son programme « une Assemblée constituante de la république socialiste française reflétant cette démocratie à la base » : une forme explicitée de démocratie directe et renouvelée[20].
Certaines mouvances, maoïstes notamment, voient cependant dans le PSU une organisation « révolutionnaire en paroles, réformiste en fait ». À quelle aune peuvent-elles en juger ? Selon les militants marxistes-léninistes, à la question du pouvoir central, rarement posée dans ses projets. On peut bien parler, comme le fait le PSU, de pouvoir ouvrier dans les usines, de pouvoir des paysans à la campagne, de pouvoir des étudiants à l’Université et de « pouvoir populaire révolutionnaire », si la « prise de pouvoir central est escamotée », les premiers ne pourront survenir ou du moins tenir[21].
C’est là peut-être que les organisations marxistes révolutionnaires trotskistes ou maoïstes diffèrent du PSU – voisin et compagnon de lutte néanmoins. Elles prônent, davantage que les nationalisations, la socialisation des principaux moyens de production – banques, monopoles, grandes entreprises industrielles, commerciales, foncières – et leur « gestion démocratique par les travailleurs ». Certaines, s’inspirant du « Programme de transition » tel que Trotski l’avait élaboré à la veille de la guerre, partent des revendications matérielles concrètes pour les rattacher à la perspective communiste, via des mesures passerelles faisant pont entre le présent revendiqué et l’avenir désiré. Cette transition vers la révolution suppose la réduction du temps de travail, l’échelle mobile des salaires, le contrôle ouvrier sur la production, l’ouverture des livres de comptes, le veto ouvrier sur l’embauche et les licenciements et la suppression du secret bancaire. Elle englobe la gratuité des soins médicaux, des produits pharmaceutiques, des transports urbains, de l’enseignement et du matériel scolaire. En cette transition est supposé se situer un passage fondamental, qui part de l’amélioration du niveau de vie et conduit à une transformation du genre de vie. De telles mesures apparaissent déjà en contradiction avec le capitalisme, puisqu’elles échappent à la logique de l’exploitation et du profit ; elles portent les germes révolutionnaires pour un changement profond de la situation[22].
La matrice commune à tous ces projets repose sur un bouleversement radical du système socio-économique, et non pas seulement du régime politique. Le capitalisme y est l’objet du refus, le sujet du procès. […] Il s’agit donc d’imaginer une autre société, comme le font certains comités de quartier. Dans celui de la rue Raymond-Losserand, dans le 14e arrondissement de Paris, des voisins se réunissent pour passer au scalpel tout ce qui forge une société, ses maux comme ses idéaux : l’éducation, la monnaie, la propriété, l’égalité… […] Le capitalisme est examiné dans ses fondements : propriété privée des moyens de production, exploitation, course au rendement et compétition. La société qu’il régit est regardée comme « une société de profit », basée sur l’acte de vente. Le temps de travail apparaît comme « une tranche de vie entre parenthèses » ; la vraie vie est ailleurs, hors du bureau ou de l’usine, lorsqu’on cesse pour un temps d’être travailleur. Le travail semble en ces circonstances une vente au détail de morceaux d’existence – l’employeur l’achète comme il le ferait de machines, selon les seuls besoins de la production et au service de ses bénéfices. Il « devient une chose qui nous est étrangère parce que nous la vendons : le salariat est la vente à autrui de sa capacité de travail afin qu’il en fasse ce qu’il jugera bon »[23].
Mais alors que faire ? Comment concevoir une société définie autrement que par le profit ? Pas à pas, pan à pan, on considère d’autres critères pour un monde différent. À Lille, le comité d’action ouvriers-étudiants envisage des structures d’échange modifiées, par le biais de mutuelles et de coopératives qui échapperaient à l’emprise des intermédiaires : grossistes, agents de bourse ou banquiers… Le comité de Censier imagine les conséquences en chaîne d’une abolition de l’économie concurrentielle : sa disparition révèlerait aussi l’inutilité de la publicité. Les entreprises de séduction périraient et, de leurs cendres, naîtrait un autre goût de la beauté. L’information sur les produits viendrait des producteurs eux-mêmes, tandis que les consommateurs seraient formés à sa conception comme à sa critique[24].
Ces élaborations collectives procèdent par hypothèses successives sous une forme interrogative : « Que se passerait-il si… ? » Elles soupèsent chacun des éléments qui forment le socle du monde présent et examinent le bien-fondé de leur évidence supposée. Tout ou presque y est passé au crible : l’éducation, l’héritage, le mariage… Ainsi l’argent acquiert un « caractère sacré » ; le taux de profit apparaît comme un veau d’or vaudou, l’un des derniers tabous. Un partage réel des richesses conduirait à déconnecter la considération sociale de la possession : si les niveaux de vie étaient rapprochés, l’argent ne serait plus une marque – ou un stigmate – de distinction ; la créativité pourrait bien davantage se libérer. Ce déploiement des capacités offre de repenser la division sociale du travail : dans « une société plus fraternelle », il serait possible de réduire considérablement le temps de travail et de le réaménager, afin de dépasser l’opposition traditionnelle entre manuels et intellectuels, et de proposer d’autres apprentissages, beaucoup moins clivés. L’exigence suppose d’être aux aguets, à l’écoute des aptitudes, des goûts et des talents, sans les estimer au prisme de leur rendement. Peut-être s’agirait-il de produire moins, ou en tout cas différemment, loin des « bidules automatiques et scoubidous électroniques » : « tout se tient »[25]. […]
De tels projets, pensés au long cours, proposent « une organisation non capitaliste de la vie » et reposent sur « le principe d’une dignité partagée »[26]. En partant des revendications les plus ordinaires, ces perspectives révolutionnaires tentent de « fêler l’existant[27] ». Imaginer la révolution et croire en elle, c’est aussi se détacher des modèles : si le passé est un vivier de références, l’attente est aux renouvellements. Même dans ces « générations d’Octobre », de celles pour qui 1917 est un exemple décisif, discuté, sans cesse remis sur le métier, on est loin du palais d’Hiver : l’imaginaire révolutionnaire est à réactiver, nourri d’anticipations sur l’émancipation plutôt que de canevas historiques figés. Ajuster les projets à l’ordre du temps, éviter les doctrines pétrifiées revient à avancer un programme vivant, à l’épreuve même du présent.
L’expérience révolutionnaire est à l’ordre du jour ; on la craint ou on l’espère mais elle apparaît plausible, entrée qu’elle est dans le champ des possibles : de potentielle, elle devient actuelle. Il est loin le temps où, après Thermidor, un député de la Convention en appelait à exclure le mot « révolutionnaire » du vocabulaire[28]. Comme l’aurait dit Victor Hugo, on met un bonnet rouge au vieux dictionnaire : le mot « révolution » chemine et s’insinue, s’impose un peu partout ; c’est tout sauf un tabou. Même l’opposition à la contestation se prend à en user comme si elle l’endossait. La torsion du mot ouvre de nouveaux emplois : n’importe quoi bientôt pourra apparaître « révolutionnaire » dans les slogans publicitaires.
[1]Henri Lefebvre, L’Irruption de Nanterre au sommet, Paris, Anthropos, 1968, p. 32.
[2]Serge Velay, L’Intempestif, Remoulins-sur-Gardon, Jacques Brémond, 1998, p. 15.
[3]Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 53-54.
[4]En 1969, Georges Moustaki créera la chanson « Sans la nommer » qui évoque la « révolution permanente » en « bien-aimée » : « une fille bien vivante qui se réveille à des lendemains qui chantent sous le soleil », « celle que l’on matraque, que l’on poursuit, que l’on traque », « celle qui se soulève, qui souffre et se met en grève ».
[5]Comité Enragés-Internationale situationniste-Conseil pour le maintien des occupations, 30 mai, BNF LB61-600 (7391) ; La Quatrième Internationale, 3 juin, BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, Nanterre) F delta 137 Rés/1968/1.
[6]Pétition, Collège de France, s. d., BNF (Bibliothèque nationale de France) LB61-600 (2790) ; Danse, réunion au Petit-Odéon, 28 mai, BNF LB61-600 (2821) ; Groupe biblique universitaire de Paris, s. d., AD (Archives départementales) Nord J 1582/20.
[7]RG Saint-Nazaire, 11 juin, AD Loire-Atlantique 1194W89* ; RG Roanne, 30 juillet, AD Loire 650 VT 102* ; Le préfet des Pays de la Loire aux maires, 16 juillet, AD Loire-Atlantique 1194W89*.
[8]Affiche UJP, s. d., BNF LB61-600 (7435) ; Banderole CDR, s. d., AN (Archives nationales) 78AJ37/1 ; Occident, « Une jeunesse révolutionnaire au service de la nation », s. d., BDIC F delta 62 Rés.
[9]Maurice Clavel, « En plein gâtisme », Le Nouvel Observateur, no 187, 12-18 juin ; Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au xixe siècle (1851), cité in Alain Rey, « Révolution ». Histoire d’un mot, Paris, Gallimard, 1989, p. 269.
[10]« C’est seulement lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher » (Lénine, La Maladie infantile du communisme, 1920).
[11]L’Insurgé. Organe du cercle JCR de Charlemagne, no 3 spécial, s. d., BDIC GF delta 113/1.
[12]Groupes d’action démocratique des soldats d’Angers et de Saumur, s. d., AD Ille-et-Vilaine, 510W122* ; Affiche collée sur la caserne Chanzy au Mans, 11 juin, ibid.
[13]Comité d’action « Cinéma », faculté de Censier, 30 mai, BNF LB61-600 (2912) ; André Barjonet, La Révolution trahie de 1968, op. cit., p. 6 ; Jacques Sauvageot, « Les ouvriers réclament avec nous un gouvernement populaire », Le Nouvel Observateur, no 185, 30 mai.
[14]Direction internationale de la Tendance marxiste révolutionnaire, IVe Internationale, s. d. [15 mai ?], BNF LB61-600 (7419) ; Conférence de presse de Daniel Cohn-Bendit, Sorbonne, 1er juin, BDIC F delta 813/7.
[15]Comité Censier, 7 juin, BNF LB61-600 (931).
[16]Comité d’action révolutionnaire ouvriers-étudiants, s. d., BDIC F delta 861/2/1.
[17]« Les enfants de Marx et du 13 mai », Action, no 2, 13 mai ; Clermont-Ferrand, comité de grève, s. d., AD Puy-de-Dôme 106J13 ; Comité Enragés-Internationale situationniste-Conseil pour le maintien des occupations, 30 mai, BNF LB61-600 (7391).
[18]Michel Rocard, « Si ça vous amuse ». Chronique de mes faits et méfaits, Paris, Flammarion, 2010, p. 58 ; « Charte pour l’unification socialiste », in PSU, Textes et documents du Congrès d’unification, 3 avril 1960, FNSP BR 8o1111 (6), p. 3-11 ; « Les résolutions du IIIe Congrès du PSU », Tribune socialiste, no 170, 23 novembre 1963 ; Direction politique nationale, 28-29 juin 1969, AN 581 AP 33/120.
[19]Michel Rocard, « Si ça vous amuse ». Chronique de mes faits et méfaits, op. cit., p. 69.
[20]Tribune socialiste, no 373, 23 mai ; Appel du PSU, s. d. [mai], CHT (Centre d’histoire du travail, Nantes), Fonds 1968, 6-8 ; Document du PSU, s. d. [juillet ?], AN 581AP/116.
[21]« À propos du livre de J. Jurquet : Le Printemps révolutionnaire de Mai 68 », s. d., BNF LB61-600 (6999).
[22]Direction internationale de la Tendance marxiste révolutionnaire (TMR), IVe Internationale, s. d. [15 mai ?], BNF LB61-600 (7419) ; Parti communiste internationaliste, 14 mai, BDIC F delta 137 Rés/1968/1 ; Secrétariat unifié de la IVe Internationale, 10 juin, BDIC F delta 137 Rés/1968/1 ; TMR, 6 juin, BNF LB61-600 (7417).
[23]Commission « Droit », Assas, 6 juin, BNF LB61-600 (78) ; Comité d’action de la rue Raymond-Losserand, s. d., BDIC 4 delta 191 Rés.
[24]Comité d’action étudiants-ouvriers Lille, s. d., AD Nord J 1582/20 ; Comité Censier, BNF LB61-600 (934).
[25]Comité d’action de la rue Raymond-Losserand, « L’égalité, option directrice » et « L’action éducative », BDIC 4 delta 191 Rés.
[26]Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte, 2014, p. 53 et 72.
[27]Federico Tarragoni, L’Énigme révolutionnaire, Paris, Les Prairies ordinaires, p. 203.
[28]Intervention de Sévestre à la Convention, 24 prairial (juin) 1795 : « le comité de sûreté générale m’a chargé de vous proposer d’exclure de la langue le mot révolutionnaire, et d’ordonner que les comités qui portaient ce nom, s’appelleront désormais comités de surveillance » (cité in Alain Rey, « Révolution ». Histoire d’un mot, Paris, Gallimard, 1989, p. 125).