« C’est la tradition des opprimés qui nous l’enseigne : l’état d’exception dans lequel nous vivons est en vérité la règle[1]. »
Ces mots de Walter Benjamin composent la huitième thèse de ses réflexions sur l’histoire, réflexions aussi brèves que denses qui furent vraisemblablement couchées sur le papier en 1940, à la veille de sa mort. Ces mots, donc, résonnent aujourd’hui plus que jamais comme un ultime élan de lucidité qui, certes empreint de mystère, éclairerait la pente abrupte sur laquelle notre époque semble s’être engagée : celle de l’urgence permanente.
En effet, il n’est qu’à voir le tournant qui a marqué l’année 2015, au cours de laquelle deux séries d’attentats majeures ont touché la France, l’une en janvier (Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher) et l’autre en novembre (au Bataclan), pour se convaincre de ce que la réaction par l’exception est désormais de mise, puisque c’est en conséquence de ces actes que le gouvernement d’alors avait déclaré l’état d’urgence pour une période indéterminée. Et si nous en sommes sortis en octobre dernier, ce fut au prix d’une multiplicité de modifications substantielles apportées au droit commun, censées renforcer la sécurité intérieure, modifications que nous nous proposerons d’analyser par la suite.
Dès lors, il n’apparaît pas inopportun, avant même de se pencher sur les enjeux politiques charriés par la période que nous venons de décrire, de revenir sur les différentes dispositions françaises qui, garanties par le bloc de constitutionnalité autant que par la loi, relèvent de ce qu’on nommera le « paradigme de l’exception. » De l’exception, nous pouvons commencer par donner une explicitation philosophique, qui en ferait
« [l’]acte par lequel on excipe d’une circonstance particulière, c’est-à-dire par lequel on tire argument de cette circonstance pour justifier une dérogation à la règle générale au cas applicable de cette sorte[2]. »
En premier lieu, nous définirons donc l’état d’exception comme une situation dans laquelle le droit commun est suspendu, soit partiellement, soit en totalité, et ce sur une zone géographique précise qui peut recouvrir l’intégralité du territoire national. Cette suspension se matérialise dans le déploiement de dispositifs juridiques démettant le pouvoir judiciaire de certaines de ses prérogatives. Elle est en ce sens un effacement de l’État de droit qui, dans la plupart des théories juridiques libérales, ne vise jamais que son rétablissement. Évidemment, c’est en partant de ce paradoxe même que nous pourrons avoir l’occasion de réfléchir plus profondément sur ce dispositif.
Pour l’instant, nous pouvons aisément affirmer qu’il s’en trouve trois formes distinctes, trois mentions radicalement différentes, dans le droit français. La première, et la plus courante, est celle de l’état d’urgence, tel qu’il a été introduit le 3 avril 1955, et appliqué de suite dans le contexte de la guerre d’Algérie. D’abord caractérisé par le fait qu’il ne pouvait être adopté que par la loi, donc par le vote du Parlement, il y a été ajouté par ordonnance en 1960 la possibilité pour le Gouvernement et le Président de la République (soit le Conseil des Ministres) de le déclarer sans attendre la médiation du pouvoir législatif, simplement tenu de le proroger dans les douze jours suivant ladite déclaration. Il se manifeste par une réduction drastique des libertés, dont les mesures les plus notoires sont les assignations à résidence, les interdictions de manifester, ou encore le recours à des perquisitions administratives. C’est donc un régime juridique particulier dont le recours consiste dans un renforcement des prérogatives policières qui n’a d’égal que le dessaisissement relatif du pouvoir judiciaire.
Une seconde version de l’exception, autrement plus radicale car ouvertement martiale, est l’état de siège. Celui-ci peut être décrété en vertu de la même procédure qui encadre l’état d’urgence. Garanti par l’article 36 de la Constitution de la Vème République, il transmet tout simplement les pouvoirs de police de l’autorité civile à l’autorité militaire et ne peut s’appliquer qu’à une partie du territoire, où l’armée aura tout le loisir de recourir aux mesures évoquées ci-haut afin d’écarter ce qu’elle estime mettre en péril la sûreté de l’État. Enfin, une dernière variante existe, présente elle aussi dans la Constitution (article 16), qui donne au Président de la République les pleins pouvoirs « si les circonstances l’exigent. » Cet article n’a été convoqué qu’une seule fois en France, le 23 avril 1961, au lendemain du coup d’État des généraux. À prêter un regard aiguisé sur la teneur de cette zone aveugle du droit, nous noterons ironiquement que François Mitterrand ne croyait pas si bien dire en dénonçant le coup d’État permanent supposément engendré par cette disposition constitutionnelle.
Assurément, et sans aller plus avant dans l’analyse, nous voyons déjà poindre l’impertinente imprécision de tous ces dispositifs législatifs dont l’application relève de la décision pure. Nous apercevons également la porosité de la frontière qui sépare ce qui ressortit au droit de ce qui s’en défait, ce qui relève de son application de ce qui révèle ses implications. Aussi, pourquoi convient-il de parler de « paradigme de l’exception » ? Parce que dire que l’exception, telle qu’elle s’est appliquée pendant plusieurs mois en France, telle qu’elle semble avoir été gravée dans le marbre de la loi le 30 octobre dernier, telle qu’elle se manifeste dans les indénombrables manquements au droit qui permettent à celui-ci de se maintenir ; dire que l’exception, donc, est devenue la règle, est insuffisant, insatisfaisant, si ce n’est inconséquent. Il faudrait substituer à cet énoncé l’idée selon laquelle l’exception est la règle, en tant qu’elle est toujours-déjà là, cachée dans les interstices du droit. Par conséquent, si un cas devient bel et bien paradigmatique à partir du moment où il « suspend et en même temps expose son appartenance à l’ensemble, de sorte qu’il n’est jamais possible de séparer en lui exemplarité et singularité[3] », alors l’exception relève évidemment de ce syntagme. Pis encore, si tel est le cas, il faut en chercher l’expression dans des formes plus implicites de contrôle, que nous pouvons observer dans l’exercice policier du maintien de l’ordre tel qu’il est envisagé par l’État libéral et par ses émanations néolibérales. De fait, c’était déjà par l’exception monopolistique de la violence que l’État trouvait sa légitimité en dernier ressort chez Weber.
On peut alors se demander si les mesures, jusqu’alors exceptionnelles, récemment inscrites dans le droit commun ne sont qu’une anomalie de la démocratie libérale, ou donnent à voir son essence même dans une sorte de dévoiement qui n’en est pas vraiment un. Pour le dire autrement, est-il ici pertinent de dissocier l’exception de la règle ? Et n’existe-t-il pas des modes de contrôle qui, par-delà cet état d’urgence apparemment permanent, mettent en évidence la précarité des libertés dont nous croyons pouvoir nous targuer ? En conséquence de quoi il faut analyser les usages concrets de ce dispositif avant de voir ce qui en fait un paradigme.
D’un point de vue technique, le récent recours à l’état d’urgence s’inscrit dans une tradition juridique constitutive de l’État français et de la manière dont il a tenté, depuis la guerre d’Algérie, de battre en brèche les atteintes à ce qu’il considère comme relevant de sa sûreté. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’institution la plus remarquable à cet égard s’est nommée « Cour de Sûreté de l’État », en ce qu’elle avait pour objectif d’accélérer les procédures de répression face aux ennemis de l’État dans des situations à forte conflictualité engageant la « légitime défense » de ce dernier[4]. Créée en 1963, d’abord pour mettre à bas l’OAS, puis pour éradiquer certaines organisations d’extrême-gauche et des groupes armés indépendantistes (le FLNC par exemple), elle permettait entre autres choses l’emploi non motivé de la détention provisoire, l’augmentation de la durée des gardes à vue (pouvant aller jusqu’à sept jours), son avantage majeur résidant surtout dans une facilitation des pouvoirs policiers plus que dans un durcissement significatif des peines. Elle a été dissoute en 1981, après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. Paradoxalement (eu égard à son origine) autant que logiquement (eu égard à son caractère) devenue une revendication d’extrême-droite visant à remédier au « laxisme » dont ferait preuve la justice antiterroriste, la Cour de Sûreté de l’État n’en demeure pas moins au cœur des débats sur l’exception, Nicolas Sarkozy l’ayant remise au goût du jour lors de la primaire de la droite en 2016. Mais au-delà de ce genre d’institution matérialisant le thème de l’exception permanente en lui donnant une figure concrète qui dépassait le cadre spatio-temporel de l’état d’urgence, celui-ci n’en fut pas moins primordial dans la politique sécuritaire à laquelle s’est adonné l’État français depuis les années 1960. C’est donc sur les moments qu’il est venu qualifier que nous devons d’abord nous pencher, en vue d’actualiser son caractère décisif dans la définition de la souveraineté de l’État.
En l’occurrence, c’est peu après le commencement de la guerre d’Algérie et les événements de la Toussaint rouge[5] que, comme nous avons pu le voir en introduction, l’état d’urgence fut introduit dans le droit français, et immédiatement appliqué sur le territoire algérien, le 3 avril 1955, permettant au pays de ne pas être officiellement en guerre tout en disposant d’outils plus virulents pour lutter contre le FLN. Terminé en décembre de la même année et laissant place à la guerre que nous savons, ce dispositif fut de nouveau utilisé en 1958, le 13 mai, après un premier coup d’État diligenté par des militaires appuyés par le général Massu. Visant d’abord la répression du mouvement indépendantiste algérien, c’est à ce moment-là que l’état d’urgence finit par se retourner contre les partisans les plus acharnés de l’Algérie française. C’est d’ailleurs en conséquence de cela que le général de Gaulle revint au pouvoir, et qu’il usa de nouveau de l’état d’urgence lors du putsch des généraux le 23 avril 1961, le déclarant cette fois-ci sur l’intégralité du territoire métropolitain. Prorogé jusqu’au 31 mai 1963, corrélativement à la prise des pleins pouvoirs par le général de Gaulle devenu président de la République à la suite du premier coup d’État, il s’ensuivit une situation de confusion politique profonde au cours de laquelle eurent lieu les sanglantes répressions de la manifestation du 17 octobre 1961 (dont le nombre de victimes fait encore débat) et de celle du métro Charonne (neuf morts et 250 blessés), toutes deux interdites, la seconde ayant été interdite sous la houlette de de Maurice Papon[6]. Nous voyons d’ores et déjà, en prêtant une attention particulière aux événements pour lesquels l’état d’urgence fut utilisé, que ce dispositif semble faire partie d’un arsenal répressif d’exception enraciné dans l’histoire coloniale de l’État français.
L’utilisation suivante qui en fut faite n’est pas sans vérifier cette hypothèse, puisqu’il fallut attendre 1985 et le soulèvement kanak en Nouvelle-Calédonie, après que le Front de Libération National Kanak Socialiste (FLNKS) avait refusé le plan d’indépendance-association proposé par Edgar Pisani, déclarant un gouvernement provisoire et empêchant la tenue d’élection par l’érection de barrages. Nombre de manifestations furent alors écrasées, tendant là encore à montrer que ce dispositif n’a rien de superflu pour l’État, s’agissant de gérer les dissensions en son sein et les situations conflictuelles qu’elles entraînent. La dernière fois que l’état d’urgence fut décrété fait à son tour écho à la nature colonialiste de celui-ci, puisqu’il s’agissait, le 8 novembre 2005, de répondre aux violences urbaines qui suivirent la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés à Clichy-sous-bois alors qu’ils étaient poursuivis par la police. Le terrorisme ne fut alors pas invoqué comme prétexte puisqu’il s’agissait davantage de maintenir à distance des populations périphériques. Aussi, malgré la déclaration de l’état d’urgence sur l’intégralité du territoire métropolitain, il fut surtout mis en application en Île-de-France et dans une vingtaine d’agglomérations, permettant l’interdiction de plusieurs rassemblements se limitant essentiellement aux banlieues, ce qui n’a rien d’anodin. Il est notable, à cet égard, que dans un contexte où le thème de la fracture coloniale était en train de naître, le gouvernement fut bien en peine de justifier ouvertement le recours à ce dispositif éveillant des réminiscences historiques éminemment problématiques[7]. Il n’en fut pas moins adopté pour une durée de trois semaines, et la proposition par Nicolas Sarkozy d’expulser les étrangers soupçonnés d’avoir pris part aux violences, quant à elle, mettait déjà l’État sur la voie d’un usage abusif de l’état d’urgence, à travers un mode de stigmatisation de certaines populations qui n’est pas sans rappeler quelques débats plus récents.
Nous avons ainsi pu replacer l’état d’urgence dans le cadre historique qui est le sien, en en décrivant les usages divers qui en furent faits et en exhibant son imbrication essentielle dans les politiques colonialistes telles qu’elles ont été maintenues en contexte post-colonial. Il convient toutefois de s’intéresser davantage à son déploiement depuis 2015, à la suite des attentats du 13 novembre, car c’est à l’aune de cet épisode qui semble avoir mis à nu sa fonction permanente que nous serons en mesure d’en saisir la dimension paradigmatique. C’est donc après l’attaque du Bataclan que l’état d’urgence a été décrété par François Hollande, le soir même des événements, avant d’être successivement prorogé par six fois entre le 26 novembre 2015 et le 1er novembre 2017.
Assez opportunément, l’état d’urgence a immédiatement permis à l’État de recourir à des assignations à résidence à la veille de la COP 21, ce sommet sur le climat s’annonçant alors des plus mouvementés en ce qu’il portait en lui l’inconsistance des approximations régulatrices par lesquelles les principaux dirigeants de la planète prétendent combattre le réchauffement climatique. 24 assignations à résidence furent donc établies à l’égard de militants supposément écologistes, les visant jusqu’au 12 décembre 2015, tandis que plusieurs rassemblements furent interdits[8] et, lorsqu’ils avaient lieu, violemment réprimés. La manifestation du 29 novembre 2015 en est le témoignage frappant, puisqu’elle engendra pas moins de 341 interpellations qui se traduisirent par 317 gardes à vue, cela grâce à l’interdiction de manifester qui l’avait précédée[9]. L’état d’urgence, comme réponse évidente aux attaques commises le 13 novembre 2015, ôtait ainsi son masque rassurant, révélant sa fonction objective qui n’était autre que la mise en demeure de l’État de droit par laquelle toutes les velléités dont on suppose qu’elles le mettent en danger se retrouvaient avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Rappelons à ce sujet qu’il procède par le déploiement d’actes administratifs, qu’il nous faut entendre comme « la combinaison entre forme juridique et fait[10] », visant à procéder via facti en passant outre le tissu formel constitutif du pouvoir judiciaire. Il n’est qu’à regarder les diverses stratégies déployées grâce à lui pour se convaincre de ce que le terrorisme en fut l’infâme déclencheur, sinon l’abject prétexte. En effet, on remarque que sur les 3397 perquisitions administratives (c’est-à-dire sans consultation d’un juge) auxquelles la police s’est adonnée lors de ses trois premiers mois, seules cinq se sont traduites par des procédures antiterroristes qui, quant à elle, n’ont abouti qu’à quelques balbutiements[11], ce qui laisse déjà présager la zone aveugle et indécidable que ce dispositif semble représenter pour le droit, voire l’inefficience même qui est la sienne en matière de lutte contre le terrorisme. Cette prise en considération de la dangerosité des individus au détriment de leurs agissements effectifs dessine bel et bien un droit pénal de l’auteur, et non plus un droit pénal de l’infraction, ouvrant la porte à une justice préventive dont l’objectif est moins le jugement de la personne que l’éradication de l’ennemi en vue de la sécurité intérieure telle que l’état d’urgence la codifie.[12]
Il n’est dès lors pas étonnant de voir que certaines dispositions d’urgence aient été inscrites dans la loi, ce qui fut fait le 30 octobre dernier, soi-disant pour permettre la levée d’un état d’urgence invraisemblable dont la durée indéfinie commençait sérieusement à devenir suspicieuse. Nous avons déjà souligné quelques dispositions permises par l’état d’urgence ; il convient d’y revenir plus amplement pour actualiser l’analyse, puisque celui-ci s’est vu substantiellement modifié dans les différentes lois qui l’ont prorogé. Au-delà, donc, des perquisitions administratives et autres interdictions de manifester évoquées ci-haut, on y trouve également la possibilité pour le ministère de l’Intérieur de fermer provisoirement certains lieux et d’obliger des personnes suspectes à porter le bracelet électronique, mais aussi, pour ce qui est du préfet, la capacité à décréter un couvre-feu (ce qui fut fait lors des événements de novembre 2005) et à interdire de séjour dans tout ou partie d’un département une personne considérée comme entrave à l’exercice des pouvoirs publics.
Remarquons que la plupart de ces dispositions ont été intégrées au droit commun le 30 octobre dernier, rendant quasiment caduc le recours à l’état d’urgence lui-même, maintenant que la loi en garantit la majorité des prérogatives exceptionnelles accordées à la police. Prérogatives auxquelles il faut en ajouter de nouvelles, qui tendent à radicaliser le contrôle sécuritaire dont il est la toile de fond. Parmi celles-ci, on soulignera l’existence de périmètres de protection où les préfets peuvent restreindre la circulation en cas d’événement particulier, un renforcement du contrôle aux frontières qui devrait surtout consister dans l’étendue du rayon de contrôle à vingt kilomètres autour des points de passages (y compris les gares), la facilitation de la fermeture d’un lieu de culte et une surveillance renforcée des communications hertziennes couplée à l’obligation pour une personne suspectée de trouble à l’ordre public de fournir ses identifiants de divers comptes Internet[13] ; toutes ces mesures ayant pour particularité de ne plus requérir l’autorisation d’un magistrat et de ne plus se faire sous son contrôle.
De cette inscription des dispositions d’urgence dans le droit commun, nous pouvons également retenir l’imprécision de certains énoncés, caractéristiques de ce genre de procédé. En témoigne par exemple le chapitre VIII de la loi du 30 octobre qui, limitant notamment les déplacement au sein du territoire et obligeant la présentation régulière des personnes concernées aux services de police ou de gendarmerie, s’adresse à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics[14]. » Cette incertitude profonde dont ce type d’énoncé est la preuve n’a aucune cohérence juridique, et laisse libre cours à l’interprétation la plus frénétique de la loi ; elle est, selon le philosophe et juriste Giorgio Agamben, contraire à ce que les juristes nomment le principe de certitude du droit, visant de facto n’importe qui, donc tout le monde. C’est la même incertitude que le philosophe en question dénonçait s’agissant du projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence, porté par Manuel Valls et François Hollande au début de l’année 2016, qui prévoyait entre autres choses la possibilité de déchoir de leur nationalité les citoyens binationaux, possibilité qu’il ne manquait pas de comparer à la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la nationalité italienne[15]. » Si tel est le cas, la loi du 30 octobre aurait définitivement acté le risque qu’il craignait alors : « la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et État de sécurité », le premier donnant au second tous les prétextes du monde pour renforcer la peur généralisée grâce à laquelle il maintient son emprise en resserrant son étau. Cependant, d’un point de vue philosophique, il faut aller plus loin et se demander si cette dérive n’en vient pas à révéler la vérité profonde de l’État libéral et l’ordre sur lequel il repose toujours.
Pour comprendre ce dans quoi s’inscrit la logique de l’exception, il faut en dégager la forme décisive et, à cette fin, il n’est pas inutile de revenir à ce que le juriste allemand Carl Schmitt a tâché de montrer en décortiquant les mécanismes juridiques des États libéraux. C’est dans un premier ouvrage documentant les différentes formes de dictature qu’il s’y adonne avec rigueur[16]. Il distingue d’abord la dictature de commissaire de la dictature souveraine, en prêtant à la première la nécessité de remédier à un défaut précis dans l’ordre établi via le recours à une « tyrannie légitime[17] », nécessité dont il trouve les origines dans la jura dominationis romaine, tandis que la seconde, ne se contentant pas de déposer la Constitution pour en rétablir les circonstances d’application, la suspendrait sans délai en se donnant les moyens qui sont ceux de « la toute-puissance du pouvoir constituant[18] », dont il décèle la source dans la plenitudo potestatis, une somme de droits exceptionnels réservée à la compétence de l’empereur d’Allemagne (et désignant initialement le pouvoir juridictionnel de la papauté au Moyen-Âge).
Nous n’aurons pas le loisir de restituer en détail son analyse historique de la notion de dictature, mais il est toutefois primordial d’en noter certaines implications. En effet, cette espèce de typologie le conduit à dénicher la manière dont la dictature continue de s’immiscer dans l’ordre de l’État de droit existant, remarquant que la plupart des constitutions occidentales détiennent une zone aveugle, justement, qui se base sur l’établissement d’un état qui désigne « une situation de fait qui entraîne des conséquences techniques matérielles que le droit admet[19]. » Ausnehmezustand, Martial Law, état de siège, y figurent ainsi comme autant de formes d’exception ouvrant la porte à la dictature et donnant la vérité factuelle que la théorie juridique libérale (il s’adresse notamment à Kelsen) souhaiterait dissoudre dans ses velléités formelles :
« il faut bien un peu de force pour forcer les individus à l’obéissance. »
Si cette constatation nous semble aujourd’hui évidente, si ce n’est convenue, n’étant d’ailleurs pas sans évoquer la définition wébérienne de l’État, il ne faut pas se méprendre sur le sens du déplacement sémantique qu’elle opère par rapport aux traditionnelles analyses juridiques. Car il s’ensuit que la souveraineté, dans l’État libéral, est moins le signe de l’évidence du raisonnable dont la loi serait l’écho[20], comme aurait tendance à le penser Montesquieu, que l’insigne puissance[21] de décision sur le caractère de la situation que le souverain détient. Il n’en faut pas plus à Carl Schmitt pour en conclure que
« l’État se trouve, du point de vue constitutionnel, dans une situation d’exception permanente [dans la mesure où] celui qui maîtrise l’état d’exception a donc la maîtrise de l’État, parce que c’est lui qui décide quand se produit cette situation et ce qu’il est nécessaire de faire en fonction des circonstances[22]. »
Cela conduit forcément Schmitt à mettre au défi les législateurs libéraux d’assurer la pérennité de leurs États sans avoir, le moment venu, à convenir arbitrairement de ce que leur nécessité fait loi. Et à en tirer de morbides conclusions, somme toute logiques, eu égard au contexte d’alors qui le vit se rallier au nazisme (il est tragiquement amusant de constater que l’État nazi s’est contenté, d’un point de vue proprement constitutionnel, de suspendre l’État de droit).
Pour prendre la mesure de ce que ce renversement implique, nous pouvons nous reporter à un autre ouvrage de Carl Schmitt, paru un an après celui auquel nous venons de nous référer, soit en 1922. C’est donc dans sa Théologie politique[23] que le juriste allemand est amené à radicaliser son analyse, en déplaçant définitivement le problème de la dictature dans l’État de droit qui lui est contemporain, et en cherchant à donner davantage de consistance à son concept d’exception. Ce qu’il y ajoute est intéressant, puisqu’il y établit qu’il faut bien que quelqu’un décide en dernière instance pour qu’il y ait force-de-loi, et que c’est cette possibilité de décider qui en donne le contenu. Plus encore, il ajoute que le droit n’est pas une sphère abstraite, uniquement formelle, s’adressant à des individus qui le seraient tout autant (à son corps défendant, cette affirmation entre forcément en résonance avec la critique marxiste du droit tel que Hegel, parmi d’autres, l’a décrit). Bien au contraire, Schmitt considère qu’il « faut que l’ordre soit établi pour que l’ordre juridique puisse y avoir un sens[24] », montrant ici la préséance de la décision et écartant toute prescience de la raison, toute argutie jusnaturaliste. Ce qui le mène à prendre des distances définitives avec la conception romaine de la dictature, en prenant acte de ce fait inéluctable selon lequel « est souverain celui qui décide de l’exception[25] », montrant d’ores et déjà que la règle ne vit que par l’exception, que le droit ne vit que par la décision, et que la pseudo-neutralité inhérente aux États libéraux devra bien, en dernière instance, l’admettre de facto pour survivre. Forts de cette analyse, nous pouvons formuler une conclusion partielle établissant que l’état d’urgence et sa permanence actuelle tendent à rendre saillant ce qui existe déjà à l’état de puissance dans l’État de droit, mettant à nu le caractère arbitraire des décisions qui le proclament et s’y déplient.
Aussi controversées qu’elles puissent être, et ce à juste titre, les thèses du juriste nazi ont déclenché de nombreux débats, et ont été réactualisées, si ce n’est exhumées, au lendemain des décisions d’exception ayant suivi les attentats du 11 septembre 2001. Giorgio Agamben fait partie de ceux dont le propos a radicalisé la thèse schmittienne en prenant soin d’en déplacer certains enjeux. Dans son livre éponyme[26], il se propose de rendre compte de « ce no man’s land entre droit public et fait politique[27]», d’abord en usant d’une méthode archéologique visant à en restituer les acceptions équivoques, avant d’en tirer une définition qui tend à en faire le paradigme de notre époque, constatant que la création d’un état d’urgence permanent est devenue l’une des pratiques essentielles des États contemporains, se présentant comme un seuil d’indétermination entre démocratie et absolutisme, où guerres au-dehors du territoire national et hostilité en son dedans.
Dans la droite lignée de l’analyse schmittienne, il s’agit de démontrer que l’état de nécessité duquel surgit l’exception n’a rien d’objectif, au contraire de ce que semblent croire la plupart des juristes libéraux, soulignant la tautologie aporétique à laquelle ceux-ci se livrent lorsqu’ils sont amenés à justifier le recours à l’état d’exception : « ne sont nécessaires et exceptionnelles que les circonstances déclarées comme telles[28] », c’est-à-dire en vertu d’un ordre (pré)établi qui nous permet de juger du cours normal des choses. C’est donc au moment où l’État de droit montre son incapacité à se maintenir par lui-même qu’il dévoile le fait qu’il ne peut jamais totalement concorder avec ses impératifs, qu’il n’est État de droit qu’au prix de pouvoir ne pas l’être, qu’il ne coïncide avec lui-même qu’à condition de pouvoir en sortir. Mais là où Schmitt fait de la norme exceptionnelle quelque chose d’interne au droit, qui en révélerait l’essence, Giorgio Agamben y voit une lacune du droit, une lacune qui le rend caduc et finit par se présenter comme une zone d’indistinction entre norme et décision, entre violence et droit, une zone où l’on ne sait plus tellement discerner ce qui relève de la première de ce qui résulte du second. C’est sur ce paradoxe profond qu’il convient d’insister, en ce qu’il nous permet d’assister à la création par le droit d’un vide de droit, au sein duquel la décision souveraine est à la fois comprise dans le droit, dans la mesure où elle s’y applique et le nécessite, et en même temps se trouve en son dehors quant à la substance des décisions qui en découlent. L’état d’exception, selon l’exégèse de la doctrine schmittienne effectuée par Agamben, se définirait ainsi comme « le lieu où l’opposition entre la norme et sa réalisation atteint sa plus grande intensité », qui introduit dans le droit une zone d’anomie rendant paradoxalement possible la normation effective du réel[29]. Le droit, in fine, ne peut avoir lieu que dans un non-lieu, il n’a de légitimité que celle que lui donne son suspens.
Si une telle définition est bien soutenable, nous pouvons en déduire que l’état d’exception est finalement une fiction performative, c’est-à-dire une construction logico-juridique dont les conditions de possibilité ne proviennent que d’elle-même. Nous sommes donc face à une situation discursive qui, en même temps qu’elle réalise ses propres conditions de possibilités, justifie ce qu’on pense être sa nécessité. Néanmoins, ce n’est pas, à la manière de l’énoncé « nul n’est censé ignorer la loi », une fiction légale, en ce sens que l’état d’exception est matérialisable dans la réalité, à la différence de cette proposition qui ne tire aucune effectivité du fait qu’elle doit pourtant être admise afin que la loi fonctionne. Il est essentiel d’approfondir l’analyse de ce paradoxe qui semble mettre à bas bien des dichotomies (fiction/réel, norme/exception, droit/violence, voire même privé/public) pour en saisir le degré paradigmatique.
C’est à partir d’une réflexion sur le syntagme « force de loi » que Giorgio Agamben y parvient, dans le sillage d’une conférence donnée par Jacques Derrida en 1989[30]. Voyant dans cette expression l’héritage du droit romain, en ce qu’elle qualifie l’efficacité de la norme, sa « capacité à obliger », il la définit comme
« un concept relatif exprimant la position de la loi ou des actes assimilés à elle par rapport aux autres actes du système juridique dotés d’une force supérieure […] ou inférieure à la loi[31]. »
Il est à cet égard remarquable que nous ne l’utilisions plus que pour qualifier certains décrets qui, sans être des lois, en acquièrent la force. Ce n’est pourtant pas la confusion entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif qui doit ici nous intéresser, mais bien la façon dont la force s’y isole de la loi. Par conséquent, l’état d’exception n’est autre qu’un
« état de la loi dans lequel, d’une part, la norme est en vigueur, mais ne s’applique pas, et où, d’autre part, des actes qui n’ont pas valeur de loi en acquièrent la force. »
Ce qui pousse Giorgio Agamben à ajouter à la définition schmittienne de l’état d’exception l’hypothèse suivante : « l’état d’exception est un espace anomique où l’enjeu est une force-de-loi sans loi[32] », soit un espace dont la loi est écartée, mais qui parvient à en garder la force de légitimation. L’idée de force-de-loi nous permet donc d’aller au-delà du paradoxe avancé ci-haut : le droit s’y assure une relation avec l’état d’exception en se donnant un terme qualifiant juridiquement des actes échappant à sa mainmise. En l’état, pour ce qui est de l’état d’urgence en France, ce sont des décisions administratives qui, de facto, vont trouver une légitimité normative, sinon une traduction juridique.
Il importe toutefois d’en souligner aussi la dimension biopolitique, en ce qu’Agamben note la manière dont le Patriot Act permettait aux avocats généraux étatsuniens de garder en détention des individus sur la seule base de leur capacité supposée de mise en péril de la sécurité nationale. Objets d’une pure souveraineté de fait car soustraits à la loi et en même temps abandonnés à sa force, il semble bien qu’ils soient la manifestation de la saisie de la vie dans et par le pouvoir[33], telle qu’elle pourrait bien avoir lieu, certes plus subrepticement, dans les sociétés modernes.
Selon le philosophe Frédéric Gros, spécialiste de Foucault, « l’état d’exception est bel et bien l’affirmation d’un niveau d’autonomie de l’ordre public[34]. » Mais par-delà l’analyse à laquelle nous venons de nous livrer avec Giorgio Agamaben et Carl Schmitt, il parvient, dans son livre sur ce qu’il appelle Le principe de sécurité, à resituer celui-ci dans un contexte plus large pour montrer la manière dont il se déploie dans les sociétés néolibérales. Séparant quatre types de sécurité[35], il en retient deux pour qualifier les sociétés occidentales modernes. L’une s’attache à construire une synthèse rigoureuse entre État et sécurité, telle qu’on en trouve les soubresauts dans la doctrine hobbesienne, telle qu’elle se déploie dans les trois figures qui l’incarnent (le soldat, le juge et le policier). Il remarque alors que la dimension policière de la sécurité est sans doute la plus évidente, et qu’elle se trouve à son tour dans une relation paradoxale à l’État, signifiant à la fois protection des individus et protection de l’État face à ces derniers. Il reprend pour cela la définition de la police donnée par Foucault dans sa conférence Omnes et singulatim, y décelant une « fonction de contrôle et de régulation des circulations. [36]» C’est alors que la sécurité comme déploiement concret de la violence légitime dans des dispositifs de surveillance n’a plus rien de contradictoire avec cet ordre néolibéral qui n’a pourtant de cesse de prétendre que la toute-puissance du marché nous prémunit des dérives de l’État. Ce qui renvoie l’état d’exception à ce qu’il est vraiment : un dispositif[37] parmi d’autres.
La préservation de l’ordre public, juridiquement constituée, devient ainsi un enjeu politique lorsqu’il est manifeste que la sécurité policière excède ou supplante la sécurité judiciaire, comme dans le cas de l’état d’exception. Le renforcement de l’exécutif qu’elle implique vient en ce sens confirmer que son objet principal est de subvenir aux prérogatives de l’ordre établi, notamment en donnant aux marchés les conditions optimisant son exercice[38]. Depuis lors, il ne semble pas inopportun d’établir une homologie relative entre le recours aux ordonnances pour accélérer les procédures législatives et l’adoption de lois modifiant en profondeur la vie économique, puisque ce recours semble relever de la même logique que celle par laquelle l’urgence se justifie. En effet, il s’agit de constater une situation anormale – en l’état le prétendu « immobilisme » économique du pays – et d’en pointer les sources – ici l’existence d’un droit du travail par trop « rigide »- afin d’y pallier en agissant dans l’urgence en vertu d’un ensemble de décisions motivées par les exigences d’un ordre qui les précède.
Toujours est-il que, dans cette optique sécuritaire, l’État « traque tout ce qui invite à la sédition[39] », s’appuyant également sur la dénonciation en faisant du citoyen un auxiliaire de la police. Il est ironique de noter à ce sujet que la fiction hobbesienne de la « guerre de tous contre tous » sur laquelle se fonde l’État est là encore performative : l’État a effectivement besoin d’être en mesure de faire croire à celle-ci pour parvenir à maintenir sa légitimité, donc l’ordre public tout entier. Et, selon Michaël Fœssel, c’est à nouveau pour se légitimer en tant que puissance que l’État recourt à la surveillance :
« lorsque l’on confond la restauration de l’autorité avec une politique sécuritaire, on mise sur la seule visibilité du pouvoir comme réponse au risque de dissolution du sentiment d’obligation[40]. »
Il s’agirait donc pour l’État, dans le contexte présent, de se réaffirmer en réarmant ce qui constituerait son essence régalienne, ce qui n’est pas sans rappeler l’idée que s’en feraient les thuriféraires reaganiens du néolibéralisme. Il y a donc dans les États néolibéraux une rationalisation de la banalité sécuritaire qui vise à s’ériger contre l’insécurité des corps, mais ignore en tous points celle que cause la précarité sociale. L’État néolibéral s’engage ainsi dans un cercle vicieux : de plus en plus démis de ses fonctions de protection sociale, il doit asseoir son autorité autrement, et en vient donc à renforcer ses fonctions de protection policière, qui se mettent au service de cela-même qui le démet de ses fonctions de protection sociale… Il y a d’ailleurs une cohérence profonde entre la manière dont le néolibéralisme envisage l’individu en tant que sujet rationnel et la responsabilisation desdits individus, tant juridiquement qu’en matière d’économie[41] : si l’individu est rationnel, il est responsable de ses actes, et s’il est responsable de ses actes, il agira rationnellement. D’où le fait que le postulat de départ de tous les dispositifs sécuritaires que nous connaissons semble bien relever de cette anthropologie : du panoptique à l’architecture de prévention situationnelle, le sujet visé n’est autre que celui qui sera apte à déduire son action d’un calcul coûts/avantages auquel ces mécanismes l’obligent.
Néanmoins, Frédéric Gros estime que nous serions entrés dans une nouvelle ère avec le néolibéralisme, celle de la biosécurité, c’est-à-dire de la sécurité qui, comme nous le disions ci-dessus, « concernerait un individu déterminé et reconnu dans sa finitude biologique[42]. » Loin d’écarter la vigilance généralisée que nous venons de décrire, il s’agirait en fait d’en radicaliser l’incorporation en l’étendant aux flux générés par la technologie, avec l’idée d’agir par anticipation[43], selon les mêmes schèmes anthropologiques que nous avons esquissés. Dès lors, la sécurité humaine serait donc
« une offre de protection des populations vulnérables, des individus fragilisés, contre tout ce qui pourrait les menacer, et l’affirmation de cette protection comme nouvelle norme de la politique, en lieu et place des intérêts stratégiques des États[44]. »
On peut assurément douter de la dissolution complète des intérêts de l’État dans des exigences sécuritaires qui l’excéderaient, comme en témoigne l’analyse du paradigme de l’exception que nous avons proposée en seconde partie, mais il peut être aisément établi que ce mode de déploiement de la sécurité, sans contrevenir à l’État, tend aujourd’hui à se répertorier sous diverses formes, visant ce que Frédéric Gros nomme le « noyau vital » de l’individu, c’est-à-dire captant ce que Giorgio Agamben appellerait la « vie nue »,que nous pourrions définir brièvement comme la continuation de la vie biologique de l’individu en-deçà de toute vie politique, en ce que la seconde se trouve intégralement prise dans les mailles du pouvoir souverain.
Dans cette ère du contrôle généralisé, chacun devient l’acteur de sa propre discipline et donc de celle des autres, dans ce qui pourrait ressembler à une expérience policière participative dans laquelle il s’agit de faire correspondre la personnalité effective de l’individu avec sa personnalité fictive telle que les réseaux de communication en exigent le déploiement. Pour cela, tracer les corps à l’aide de GPS ou bien les identifier grâce à une multitude de produits numériques sont autant d’outils facilitant la modulation comportementale des individus en question tout en permettant la caractérisation précise de chacun de leurs actes. Cette biosécurité comprend ainsi trois dimensions spécifiques : la sélection, la fluidité, la transparence[45]. Elle repose également sur la libération des flux (on en revient à la façon dont certaines législations économiques récentes ont été justifiées par les gouvernants), une libération qui n’en demeure pas moins sécuritaire, au sein de laquelle le pouvoir est plus que jamais disséminé, sa circulation coïncidant parfaitement et définitivement avec celle du savoir.
En vérité, si nous sommes bel et bien engagés dans le processus que nous venons de décrire, il semble falloir revenir à un texte de Deleuze pour conclure cette analyse de la société de contrôle cherchant à montrer que l’exercice de la sécurité excède depuis longtemps l’exception normative. En l’occurrence, le philosophe français y prolonge l’analyse foucaldienne en affirmant que, après être passés par une société dont le pouvoir était essentiellement souverain et caractérisé par la décision sur la mort, soit une société de souveraineté ; après avoir traversé une période de l’histoire où le pouvoir s’est matérialisé dans des espaces clos, gérant la vie plus qu’il ne la prenait, de l’école à l’usine en passant par la caserne et, éventuellement, la prison ou l’hôpital psychiatrique, soit une société disciplinaire ; nous serions entrés dans une phase nouvelle où le pouvoir est d’autant plus insaisissable qu’il circule dans le social à travers la « communication instantanée[46] », phase qu’il nomme société de contrôle.
Concrètement, la différence entre ces deux manières d’aborder la gouvernementalité que sont la discipline et le contrôle réside en ce que la première, procédant par enfermement, relève du moulage des corps, tandis que la seconde, usant d’une déformation continue des mailles de la discipline, passerait davantage par la modulation de ces mêmes corps. Il s’agirait donc de parvenir à inscrire la norme dans le comportement de l’individu par un moulage auto-déformant dont il est l’acteur principal, cela par un règne intégral de la communication qui donne une nouvelle dimension au biopouvoir, d’autant plus insaisissable que nous sommes constamment aux prises avec lui, d’autant plus anéantissant que nous en avons besoin pour survivre. Aussi, plus besoin de l’usine et de la discipline massive dont elle était le lieu :
« l’entreprise ne cesse d’introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même[47]. »
Et ce procès indéfini, à l’image de celui de Kafka, se traduit dans toutes les sphères de la vie, qui se superposent, là où elles se succédaient dans les sociétés disciplinaires, substituant aux individus des bribes de personnalité rassemblées en « dividuels », aux masses des données rassemblées en banques ou en marché. Le capitalisme, ayant dorénavant abstrait la marchandise de sa production, nous repère donc continûment, pour nous reterritorialiser aussitôt.
Que ressort-il de tout cela ? Que l’état d’urgence émane d’une tradition colonialiste et que son introduction dans le droit commun est moins un affront à l’État de droit que l’affirmation en actes de ce qui en a toujours constitué le paradigme. Que nombre de dispositifs sécuritaires ont précédé la mise en branle de ce rouage d’envergure, et continuent de rythmer l’exercice néolibéral de l’État. Que, in fine, l’état d’exception n’est pas à proprement parler devenu la règle : il dévoile en fait le régime normal de celle-ci. Mais enfin et avant tout que, si nous sommes bien en peine de savoir comment lutter contre ces mécanismes dont on a tenté de brosser le tableau, il n’en reste pas moins urgent d’en prendre acte, et de tâtonner collectivement pour trouver des formes politiques en mesure d’y échapper.
Giorgio Agamben, État d’exception, in Homo Sacer, l’intégrale, Paris, éditions du Seuil, « Opus Seuil », 2016.
Giorgio Agamben, Signatura rerum : sur la méthode, Paris, éditions Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2008.
Walter Benjamin, Critique de la violence, Paris, éditions Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2012.
Vanessa Codaccioni, « Au coeur de la généalogie de l’antiterrorisme, une juridiction d’exception : la cour de sûreté de l’Etat », Archives de politique criminelle 2016/1 (n° 38), p. 47-58.
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers, Paris, éditions de Minuit, « Reprise », 2003.
Jean-François Dreuille, « Le terroriste, criminel ou « ennemi » ? », Délibérée 2017/2 (N° 2), p. 12-15.
Michaël Fœssel, État de vigilance, Paris, éditions du Seuil, « Points essais », 2016.
Frédéric Gros, Le principe de sécurité, Paris, éditions Gallimard, 2012.
Patrick Henriot, « Quand l’État abuse de l’urgence », Chimères 2016/1 (N° 88), p. 39-44.
Carl Schmitt, La dictature, Paris, éditions du Seuil, « Points essais », 2000.
Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, éditions Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1988.
Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le Mouvement Social 2007/1 (no 218), p. 63-78.
Tiqqun, Contibution à la guerre en cours, Paris, éditions La Fabrique, 2009.
[1] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Paris, éditions Payot et Rivages, « Petite Bibliothèque Payot », 2013, p. 64.
[2] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, « Dicos Poche », 2010, p. 315.
[3] Giorgio Agamben, Signatura rerum : sur la méthode, Paris, éditions Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2008, p. 34.
[4] Vanessa Codaccioni, « Au cœur de la généalogie de l’antiterrorisme, une juridiction d’exception : la cour de sûreté de l’État », Archives de politique criminelle 2016/1 (n°38), p. 47-58. Nous n’aurons pas le temps de développer avec rigueur une analyse plus ample de ce dispositif et renvoyons à cet article pour cela.
[5] Une série d’attentats commis par le FLN au 1er novembre 1954.
[6] Sur l’affaire Charonne, nous renvoyons à l’ouvrage suivant : Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962, anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2006.
[7] Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le Mouvement Social 2007/1 (no 218), p. 63-78.
[8] http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/11/27/les-militants-de-la-cop21-cible-de-l-etat-d-urgence_4818885_3224.html
[9] https://paris-luttes.info/retour-sur-la-journee-de-lutte-du-4353
[10] Carl Schmitt, La dictature, Paris, éditions du Seuil, « Points essais », 2000, p. 248.
[11] Patrick Henriot, « Quand l’État abuse de l’urgence », Chimères 2016/1 (n°88), p. 39-44.
[12] Jean-François Dreuille, « Le terroriste, criminel ou « ennemi » ? », Délibérée 2017/2 (N° 2), p. 12-15.
[13] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/09/26/etat-d-urgence-dans-le-droit-commun-les-enjeux-de-la-loi_5191447_4355770.html
[14] https://www.legifrance.gouv.fr/affichLoiPubliee.do;jsessionid=8CF626C6C56F968C2F0A5CE58B55222A.tplgfr35s_2?idDocument=JORFDOLE000034990290&type=contenu&id=2&typeLoi=&legislature=15, voir l’article 3.
[15] Giorgio Agamben, « De l’État de droit à l’État de sécurité », Le Monde, le 23 décembre 2015 : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/23/de-l-etat-de-droit-a-l-etat-de-securite_4836816_3232.html.
[16] Carl Schmitt, La dictature, Paris, éditions du Seuil, « Points essais », 2000.
[17] Ibid, p. 80.
[18] Ibid, p. 81.
[19] Ibid, p. 257.
[20] Ibid, p.175.
[21] Au sens aristotélicien, la puissance se jauge moins dans l’acte que dans le seul fait qu’on puisse y recourir. Elle est donc à la fois « puissance de » et « puissance de ne pas. »
[22] Ibid, p. 82.
[23] Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, éditions Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1988.
[24] Ibid, p. 23.
[25] Ibid, p. 15.
[26] Giorgio Agamben, État d’exception, in Homo Sacer, l’intégrale, Paris, éditions du Seuil, « Opus Seuil », 2016.
[27] Ibid, p. 171.
[28] Ibid, p. 201.
[29] Giorgio Agamben, op. cit., p. 207.
[30] Jacques Derrida, Force de loi, Paris, éditions Galilée, 1994.
[31] Giorgio Agamben, op. cit., p.208.
[32] Ibid, p. 209.
[33] Giorgio Agamben, État d’exception, op. cit, p. 179.
[34] Frédéric Gros, Le principe de sécurité, Paris, éditions Gallimard, p. 154.
[35] Nous passerons sur les deux premiers types, l’un décrivant un état mental particulier qui relève de l’ataraxie (on en trouve l’origine chez les stoïciens), l’autre évoquant la situation matérielle dont le danger est absent.
[36] Ibid, p. 142.
[37] Étant entendu que, dans le sillage de Foucault, Agamben définit le dispositif comme « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les opinions et les discours des êtres vivants. » Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages poche, p. 31.
[38] Frédéric Gros, op. cit., p. 149.
[39] Ibid., p. 157.
[40] Michaël Fœssel, État de vigilance, Paris, éditions du Seuil, « Points essais », 2016, pp. 78-79.
[41] Ibid., p.48.
[42] Frédéric Gros, op. cit., p. 173.
[43] Ibid., p. 179.
[44] Ibid., p. 186.
[45] Ibid., p.198.
[46] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers, Paris, éditions de Minuit, « Reprise », 2003, p. 242.
[47] Ibid., pp.243-244.