1968. Ce n’était qu’un début

Si le cinquantenaire de mai 68 donne l’occasion de nouvelles célébrations, de nouveaux hommages et témoignages, de prolongements des recherches historiographiques antérieures, peu d’écrits prennent au sérieux les questions politiques posées par cet événement. Or, dix ans après le joli mois de mai, en 1978, l’évènement est encore chaud, et même si les reculs sociaux s’annoncent et que la crise commence à s’installer, c’est encore de politique et non pas d’histoire qu’on discute à propos de mai 68. D’où l’intérêt de se replonger dans les débats d’alors, avec ce texte de Daniel Bensaid paru en 1978 dans une revue de la Ligue Communiste Révolutionnaire, Les Cahiers de la taupe (n°23, daté de mai-juin 1978).

 

« Nul ne sait avec certitude qui sont ces hommes, d’où ils vont venir, ce qu’historiquement ils signifient – et peut-être serait-il trop beau qu’ils le sachent eux-mêmes. Mais ils ne peuvent manquer d’être déjà dans la tourmente actuelle. Devant la gravité sans précédent de la crise sociale aussi bien que religieuse et économique, l’erreur serait de les concevoir comme produits d’un système que nous connaissons entièrement. Qu’ils viennent de tel ou tel horizon conjecturable, nul doute : encore leur aura-t-il fallu faire leurs plusieurs programmes adjacents de revendications dont les partis jusqu’ici ont estimé n’avoir que faire – ou l’on retombera dans la barbarie. Il faut non seulement que cesse l’exploitation de l’homme par l’homme mais que cesse l’exploitation de l’homme par le prétendu Dieu, d’absurde et provocante mémoire. Il faut que soit révisé de fond en comble, sans trace d’hypocrisie et d’une manière qui ne peut plus rien avoir de dilatoire, le problème des rapports de l’homme avec la femme. Il faut que l’homme passe avec armes et bagages du côté de l’homme. Assez de faiblesse, assez d’enfantillages, assez d’indignité, assez de torpeur, assez de badauderies, assez de fleurs sur les tombes, assez d’instruction civique entre deux classes de gymnastique, assez de tolérance, assez de couleuvres. »

« Regarde donc la rue, est-elle assez curieuse, assez équivoque, assez bien gardée et pourtant elle va être à toi et elle est magnifique. »

André Breton, 1953

Contre tous ceux qui doutaient du socialisme et désespéraient de la classe ouvrière, Mai 68 ce fut d’abord la confirmation de l’actualité et de la possibilité de la révolution dans les pays capitalistes développés, la réaffirmation du rôle dirigeant de la classe ouvrière.

En effet, la longue expansion économique de l’après-guerre avait nourri pendant près de vingt ans toutes les expressions idéologiques de la collaboration de classe. Les sociologues à la mode promettaient la croissance illimitée, la prospérité éternelle, et la réconciliation des classes sociales dans le partage équitable du bien-être. Pas question alors de croissance zéro, pas d’inquiétude écologique, pas de crise de civilisation. Les dirigeants réformistes du mouvement ouvrier répondaient en écho que la classe ouvrière n’avait plus seulement ses chaînes à perdre, et que le progrès social suivrait son bonhomme de chemin, de démocratie avancée en démocratie rénovée, d’élections présidentielles en élections législatives : Marx au musée des antiques !

 

La grève générale la plus massive de l’histoire : disproportion entre sa force et ses résultats

Pour les observateurs superficiels, fascinés par le train-train parlementaire, les barricades étudiantes et la grève générale firent donc l’effet d’un éclair dans un ciel serein. Quelques semaines à peine avant l’explosion, Viansson-Ponté publiait à la une du Monde un article intitulé « La France s’ennuie ». Plus attentifs aux « symptômes fébriles » venus des profondeurs, partis et gouvernement auraient pourtant dû percevoir ces transformations moléculaires qui, après les grèves de Saint-Nazaire et de la Rhodia, conduisaient soudain les prolétaires à l’affrontement violent avec les forces de police ; ils auraient compris que quelque chose était en train de changer dans la tête des étudiants, hier craintifs devant les matraques, et qui soudain s’accrochaient aux mousquetons des gardes mobiles et commençaient à faire parler les murs de leurs universités…

Ce divorce profond entre l’immobilisme de la vie politique et la soudaine effervescence sociale fut lourd de conséquences.

Il explique d’un côté la surprise et le désarroi des ministères et des appareils. Mais il éclaire aussi la disproportion à première vue choquante entre l’ampleur du mouvement (la grève générale la plus massive de l’histoire), et la minceur des résultats : extension des droits syndicaux, relèvement des salaires, et le retour progressif aux 40 heures pour les années quatre-vingt… Toutes proportions gardées, les accords de Grenelle en 1968 sont beaucoup plus maigres que ceux de Matignon en 1936.

La disproportion ne fait qu’exprimer l’écart tragique entre la puissance et la combativité du mouvement, d’une part, le faible niveau de conscience et d’expérience politique, de l’autre. La grève ne fut ni dirigée ni centralisée par les directions syndicales qui en conservèrent le contrôle pour mieux l’atomiser et l’user. Sauf quelques rares exceptions, il n’y avait pas le ferment de ces militants de base trempés dans de grandes luttes : depuis la Libération, à part les grèves de 1953 dans la Fonction publique et celle de 1963 chez les mineurs, plus de résignation que de luttes, plus de défaites que de victoires, avec comme résultat une pesante discontinuité des générations militantes.

Émerveillés et surpris par leur nombre et la découverte de leur force, les grévistes de 68 étaient comme incapables de s’en servir. Bien sûr, il faut nommer les premiers responsables de l’échec, car une grève de 10 millions de travailleurs pendant trois semaines, qui se solde par le plat de lentilles de Grenelle et par la réélection en juin de l’Assemblée la plus réactionnaire depuis la guerre, constitue un échec.

Les directions politiques et syndicales du mouvement ouvrier en sont responsables, de la trahison de Grenelle comme de la trahison électorale. Mais le problème que nous devons nous poser va au-delà : pourquoi une trahison aussi ouverte et aussi honteuse a-t-elle provoqué aussi peu de ruptures et de débordements dans la classe ouvrière elle-même ? Pourquoi, alors que l’année suivante en Italie les ouvriers de la Fiat ouvraient leurs portes aux étudiants, pourquoi ces impossibles dialogues sous les murs de Renault ou de Citroën ?

C’est le résultat combiné, il faut le répéter, d’un contrôle plus étroit des appareils mais aussi du faible niveau de conscience dans cette immense force soudain révélée à elle-même.

 

Une grande force sans charpente démocratique

Qu’on y songe. Dix millions de grévistes, trois semaines de lutte… Et pourtant les délégués élus, les comités de grève responsables devant l’assemblée des travailleurs sont restés l’exception. Les exemples avancés d’auto-organisation furent à ce point exceptionnels qu’on s’en souvient encore : l’organisation démocratique de la grève à Saclay, la prise en main du ravitaillement et des transports par les syndicats à Nantes. Pratiquement pas de remise en marche des machines au service de la lutte : on a parlé à ce sujet de la CSF de Brest sans que jamais l’information ait été réellement confirmée. Dans les casernes, on connaît un seul tract, lui aussi exemplaire : celui des soldats du RIMCA de Mutzig qui se solidarisaient avec les grévistes. Enfin, alors que la participation spécifique des femmes est un trait caractéristique de toutes les grandes révolutions populaires (1789, 1848, 1871, 1917…), l’essor du féminisme apparut comme un effet retardé de 68, sans qu’on puisse citer d’initiatives autonomes des femmes en mai et juin 1968.

Canalisée par ses directions vers la table de négociations (la CGT et la CFDT se contentèrent de constater la grève générale, sans jamais la déclarer telle !), la grève générale flotta dans une ambiguïté permanente, à mi-chemin entre la grève politique et la grève revendicative, sans définir clairement ni une cible politique, ni une plate-forme revendicative sur lesquelles se concentrer et se centraliser jusqu’à la victoire.

Le 13 mai, la grève générale fut organisée par les centrales syndicales en solidarité avec les étudiants. Le mot d’ordre spontanément dominant, « Dix ans, ça suffit ! », exprimait la volonté d’en finir avec le régime gaulliste et traçait la voie d’une grève politique. Mais les directions réformistes ne voulaient pas entendre parler d’une grève politique débouchant sur la dissolution de l’Assemblée et sur la formation d’un gouvernement des partis ouvriers. Cette issue étant bouchée par leurs propres directions, les travailleurs, frustrés, se retournèrent à partir du déclenchement de la grève à Sud-Aviation Bouguenais le 17 mai vers leurs revendications : après la grève générale appelée par les directions, celle déclenchée par la base. Mais dans la plupart des entreprises, on attendait la chute du régime comme d’un fruit mûr, sans se la fixer nettement pour but, et on laissait aux directions syndicales le soin de gérer les cahiers de revendications. Dès lors, ces grèves sans mot d’ordre précis et sans auto-organisation devenaient faciles à manipuler pour les directions. Qu’on regarde aujourd’hui les images filmées à l’époque : cette assemblée des ouvriers de Billancourt après le discours de De Gaulle le 30 mai, ces visages fermés et sceptiques, amers mais impuissants, déjà défaits sans savoir comment combattre.

 

Le débouché politique confisqué par les manœuvres parlementaires

Pourtant, oui, avec la débâcle dans les ministères et de Gaulle en villégiature du côté de Baden-Baden, la question du pouvoir était objectivement posée. Mais elle ne fut pas posée pratiquement.

Pour offrir une solution de rechange si nécessaire, Mitterrand avança l’idée, pour la première fois depuis 1947, d’un gouvernement Mendès-France avec participation de ministres communistes. Mais il entendait que ce gouvernement soit « sans dosage », autrement dit, il revendiquait les pleins pouvoirs quant à sa composition, afin de donner toutes les garanties nécessaires à la bourgeoisie tandis que le PCF recevrait la tâche habituelle d’organiser le retour discipliné au travail.

« J’estimais, confie cyniquement Mitterrand dans ses mémoires, que la présence de communistes rassurerait plus qu’elle n’inquiéterait. Cette affirmation semble aujourd’hui téméraire. Mais je savais que ni leur rôle, ni leur nombre dans l’équipe dirigeante n’avaient de quoi effrayer les gens raisonnables qui, à l’instant même, voyaient dans la CGT et Séguy les derniers remparts d’un ordre public que le gaullisme se révélait impuissant à protéger, face aux coups de boutoir des amateurs de révolution. »

Fidèles à leur vocation, les dirigeants réformistes proposaient donc un gouvernement de collaboration de classe et de salut public, même si les pourparlers achoppaient sur les noms.

Le 29 mai, le PCF et la CGT défilaient sans la CFDT ni l’UNEF aux cris de « Gouvernement populaire ! ». Présents dans le cortège, nous reprenions : « Gouvernement populaire oui ! Mitterrand, Mendès-France, non ! » Dès le lendemain, les directions ouvrières tombaient d’accord… pour s’incliner sans rechigner devant le diktat de De Gaulle, rassurées de retrouver un interlocuteur leur tenant le langage du pouvoir établi : ils pouvaient dès lors présenter aux travailleurs la couleuvre des accords de Grenelle et laisser là leurs laborieuses négociations sur le gouvernement.

La quasi-inexistence d’un processus d’auto-organisation englobant les militants des partis réformistes, d’une part, et les manœuvres strictement parlementaristes de ces partis, de l’autre, eurent des conséquences profondes et imprévues : la difficulté durable pour nombre de militants de Mai 68, à penser l’articulation concrète entre la mobilisation sociale et la définition d’un débouché politique prenant la forme de l’unité des partis ouvriers. Il en est également résulté une profonde déformation économiste de la plupart des organisations d’extrême gauche, qui se contentaient volontiers d’une différenciation envers les réformistes sur le terrain de la surenchère revendicative et qui imaginèrent le processus révolutionnaire sur le modèle d’un débordement général des appareils réformistes par un « nouveau Mai 68 poussé jusqu’au bout ».

C’était ne pas tirer toutes les conséquences de l’autre grande leçon de Mai : l’absence de parti révolutionnaire.

 

L’absence de parti révolutionnaire : combativité, conscience, organisation

Nous avons dit que, s’il avait existé un parti révolutionnaire implanté en Mai 68, tout aurait été possible. Mais l’existence d’un tel parti n’est pas un élément supplémentaire, qui vient seulement se surajouter aux autres dans une crise révolutionnaire. Sa présence ou son absence conditionnent les recours de ceux qui ne peuvent plus gouverner comme avant et les réponses de ceux qui ne veulent plus être gouvernés comme avant. Aussi l’absence d’un parti révolutionnaire ne constitue-t-elle pas un simple manque. Elle détermine toute l’allure du processus : la pâte ne lève pas. Il manque dans chaque usine, chaque établissement, chaque quartier, la poignée de militants reconnus, et capables, dans un moment d’intense réceptivité des masses, de suggérer et de proposer : la remise en marche de la production et des transports au service de la grève ; l’élection de délégués révocables et leur centralisation au niveau de la localité, de la région, de la branche. Il manque ces militants capables de convaincre une section syndicale, une union locale, une fédération, afin que les perspectives deviennent l’enjeu d’un débat de masse au sein du mouvement ouvrier organisé. Une telle organisation révolutionnaire n’existait pas en 1968. Il en est résulté non seulement les limites immédiates du mouvement, mais encore la lenteur à assimiler ses leçons et à les méditer.

« Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! » : ce mot d’ordre, avant de faire le tour du monde a fusé spontanément de la manifestation du 13 mai 1968. Ce n’est qu’un début… Oui, mais nous ne savions pas alors à quel point. Les premiers à reprendre le slogan pensaient qu’il s’agissait du début d’une révolution immédiate qui, épinglée à sa date, irait rejoindre dans l’histoire ses sœurs glorieuses de 89, 48, 71… Erreur sur les enjeux et sur les rythmes : ce n’était qu’un début mais le début d’une période de lutte prolongée et de réorganisation en profondeur des forces politiques et sociales. En ce sens, Mai 68, nous sommes encore dedans.

Nous avons parlé aussi, par une lointaine analogie avec 1905 en Russie, de « répétition générale ». Répétition générale, peut-être, dans la mesure où la grève générale a laissé entrevoir les possibilités d’une levée en masse de la classe ouvrière et sa capacité à se porter candidate au pouvoir.

Mais à la différence de Mai 68, la révolution de 1905 en Russie avait légué au prolétariat l’expérience des soviets, c’est-à-dire des organes de démocratie directe à travers lesquels les exploités construisent leur propre pouvoir face à la machine bureaucratique de l’État bourgeois. Mai 68 n’a même pas vu éclore, à la différence du Portugal pendant l’été 1975, les embryons de tels organes. C’est ce qui permet de comprendre la puissance de l’emprise des appareils réformistes, leur capacité à digérer cette grève générale, et le poids persistant des échéances électorales cristallisées pendant cinq ans autour du Programme commun et de l’Union de la gauche. La clarté et la brutalité de la crise de Mai 68 masquaient donc le nécessaire travail souterrain par lequel le mouvement ouvrier doit se reconstruire et se recomposer jusqu’à incarner une réelle alternative révolutionnaire face à la bourgeoisie : ce n’est pas tout à fait par hasard si son souvenir a nourri, même de façon marginale, une résurgence de la vieille conception anarchiste de la grève générale que l’on prépare et décrète, dans certains secteurs syndicaux (« Et si on arrêtait tout… ») ou plus simplement dans le mythe cinématographique de « L’an 01 ».

Aujourd’hui, il commence à être possible de mesurer le chemin parcouru. Dans la définition des revendications syndicales (augmentations uniformes, échelle mobile, droit au travail), dans les exigences par rapport à la sécurité, dans les formes de lutte (assemblées souveraines, comités de grève dans certains cas, remises en marche). Il faut ajouter l’acquis que représentent les luttes des immigrés, le mouvement autonome des femmes, la tradition des comités de soldats, les revendications régionalistes qui impliquent un premier cadre naturel de centralisation des luttes. Il faut prendre en considération les débats qui se mènent dans les syndicats, les idées qui germent et qui ressurgiront inévitablement au moment de l’épreuve de la pratique.

Le fossé entre conscience et combativité ne sera plus à l’avenir, et quoi qu’il arrive, le même qu’en 68.

Pourtant, les rapports de forces au sein du mouvement ouvrier semblent évoluer avec une infinie lenteur. Les appareils réformistes sont construits sur des années et des années de paix sociale relative et de collaboration assidue avec la bourgeoisie. Il faut pour les ébranler de terribles secousses. Il n’a pas fallu moins de cinq ans de situation révolutionnaire ou prérévolutionnaire (de 1918 à 1923) et d’une crise économique grave pour que la bureaucratie social-démocrate allemande perde son contrôle sur la classe ouvrière.

Parce qu’il y avait un énorme retard de la conscience sur la combativité, l’effet de Mai 68 dans la classe ouvrière ne pouvait se faire sentir qu’à retardement. Mais surtout, Mai 68 restait une expérience comme tronquée : dix ans après, la trahison électorale de mars 1978 vient la compléter.

Nous entrons dans une nouvelle phase où la recomposition du parti révolutionnaire peut franchir un pas qualitatif.