Ann Laura Stoler, La chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013, 299 pages.
La traduction de l’ouvrage d’Ann Laura Stoler paru en 2002, Carnal Knowledge and Imperial Power and the Intimate in Colonial Rule met à disposition du public de langue française un nouvel aspect du travail de cette historienne spécialiste de l’histoire coloniale. Préfacé par Eric Fassin, l’ouvrage est le fruit d’un travail d’une dizaine d’années.
Dans les six chapitres de l’ouvrage, enrichis d’un épilogue et d’une postface qui date de 2010, Ann Laura Stoler poursuit son exploration, toujours fortement basée sur la réflexion de Michel Foucault, de la situation coloniale dans une perspective comparative où « l’action de comparer » est appréhendée comme « un verbe politique actif » (p. 278). La comparaison permet de distinguer la variété de situations coloniales et impériales et d’éviter d’uniformiser sous le nom de « l’empire » des territoires et des périodes qui connaissent mutations et transformations comme d’éviter de penser le pouvoir colonial comme absolu.
L’ouvrage aurait gagné à être considérablement raccourci. Les lecteurs sont à même d’avoir compris dès le premier chapitre, où ces idées sont largement développées, que le régime colonial était soumis à des réaménagements constants, qu’il ne fut jamais hégémonique, ou que les colonisateurs constituaient un groupe traversé par des différences de classe et de genre. Point n’était besoin de le répéter plusieurs fois dans chaque chapitre.
Voyageant entre Java, l’Algérie, l’Indochine, et l’Inde, avec des incursions dans d’autres colonies, démontrant une grande connaissance des archives coloniales et des études coloniales et post-coloniales qui observent le monde des colonisateurs, Ann Laura Stoler analyse comment l’intime a occupé une place importante dans les perceptions et les politiques des régimes coloniaux. Elle explore ce qui a transformé dans l’espace colonial le privé en enjeu public, comment cette circulation entre privé et public était différente de ce qui se produisait dans les métropoles coloniales.
Dans son premier chapitre, elle questionne les catégories totalisantes (pauvres Blancs, femmes blanches) et démontre que les intérêts et intentions des Européens étaient souvent en conflit, que des travailleurs européens organisèrent des syndicats pour lutter contre les grands planteurs ou qu’ils apportèrent leur soutien aux travailleurs « indigènes ». Elle signale néanmoins que « nul Européen n’ait eu à se confronter à la colère d’un travailleur réprimandé » (p. 54).
Dans « La chair de l’empire. Genre et moralité dans la fabrique de la race », elle revient sur une question qui a fait l’objet de nombreuses études féministes, « De quelle manière les inégalités de genre étaient-elles essentielles à la structure du racisme colonial et de l’autorité impériale ? » (p. 70). Répétant (il y a beaucoup de répétitions dans l’ouvrage) que le groupe des Européens n’était pas homogène ou que la moralité coloniale était élastique, Ann Laura Stoler réexamine l’arrivée des femmes blanches aux colonies, l’anxiété devant le métissage et l’intersection entre race et sexualité.
Analysant la position des femmes européennes (qui constituent parfois un seul groupe, parfois sont des individus), l’auteur récuse l’argument qui a fait d’elles les responsables de politiques répressives de moralité coloniale. En fait, se retrouvant prises dans un moment de réaménagements induits par la perception de nouvelles menaces à l’encontre du prestige européen, elles en seraient devenues des agents mais sans avoir provoqué ces réaménagements. N’étaient pas elles-mêmes victimes des pratiques patriarcales et sexistes de la société coloniale ? Leur critique du concubinage ne signalait-il pas autant leur rejet d’un double système de valeurs (une femme européenne était sévèrement condamnée de toute transgression au tabou des relations interraciales) que leur crainte des femmes natives ?
Dans les deux chapitres suivants, « Affronts sexuels et frontières raciales. La compétence culturelle et les dangers du métissage » et « Une éducation sentimentale. Les enfants sur la brèche impériale », Ann Laura Stoler revient sur les politiques qui ont régi le métissage puis l’éducation des enfants aux colonies. Revenant plus d’une fois sur la diversité des situations en colonie, l’auteur examine les différentes attitudes face au métissage et la manière dont la vigilance qui s’exerçait sur l’enfance et les enfants dans le monde occidental du milieu à la fin du XIXe siècle, a gagné le monde colonial.
Dans son chapitre sur « Une lecture coloniale de Foucault. Corps bourgeois et soi racial », Ann Laura Stoler, qui a toujours dans ses écrits reconnu sa dette théorique à Michel Foucault, revient sur la place du racisme colonial dans les textes du philosophe et critique français. Malgré les critiques qui peuvent lui être faites, Stoler pense que la pensée foucaldienne est toujours fertile et permet toujours d’écrire des « histoires susceptibles de favoriser des renversements » (p. 218).
L’objectif d’Ann Laura Stoler est de questionner toute étude qui chercherait à uniformiser ou à réduire la complexité du monde colonial. Elle ne cesse de démontrer que le régime colonial connut des transformations, des adaptations et qu’il faut être très attentif à cette diversité et pluralité de formes et de pratiques. En filigrane, l’auteur se fait la critique d’une approche anticoloniale ou post-coloniale qu’elle juge trop encline à utiliser des catégories mal ajustées, ou à surestimer les effets du colonialisme sur les trajectoires individuelles et collectives.
On retrouve là des arguments de la querelle sur le postcolonial qui aurait par ailleurs tendance à déceler dans toute forme contemporaine l’ombre du passé colonial. Si elle reconnaît l’apport d’un Frantz Fanon ou d’un Albert Memmi, elle met en garde contre leur propension à homogénéiser le colonisateur et le colonisé. Il n’est cependant pas très juste d’accuser des textes écrits dans l’urgence et la fièvre de combats anticoloniaux d’un manque de finesse, d’autant plus que les écrits de Fanon comme Memmi sont bien plus complexes.
Dans son étude sur la place et le rôle des domestiques et serviteurs dans le monde colonial intime, Anne Laura Stoler néglige quelque peu le fait que domestiques et serviteurs ont participé à la vie politique et sociale. Autrement dit, les circulations entre l’intime et le public n’étaient pas limitées au genre, à la sexualité, l’éducation des enfants, ou à la moralité. L’intime était « pénétré » par la lutte de classe anticoloniale comme le prouve la participation active des domestiques aux grèves des dockers et marins en 1922 et à la grève générale de 1925-1926 à Hong Kong ou, à Singapour aux grèves et boycott de 1927-1928.
À la lecture d’Ann Laura Stoler, on aura compris que « le colonialisme n’a jamais été un projet bourgeois immuable et hégémonique ». Sa contribution à la compréhension des mondes coloniaux continue à nous éclairer. Cependant, comme nombre d’historiens du colonial, Ann Laura Stoler ne s’intéresse ni à la traite négrière ni à l’esclavage colonial comme matrice du fait colonial. Or, ces derniers ont mis en place des pratiques racialisées, ont craint le métissage, ont fait le lien entre race et sexualité et ont tenté de régir l’intime. Cette approche de l’histoire de la colonisation dans sa longue durée est pourtant répandue aux Etats-Unis où Stoler enseigne.
Loin d’appréhender cette histoire comme linéaire, ces analyses, en intégrant la race à l’étude du capitalisme moderne, à l’organisation des relations sexuelles, au monde social et intime, visent à retracer les interactions entre colonial et national, entre race et histoire du travail, entre race et féminisme, ou à revoir la place de l’Afrique et des groupes racialisés par le colonialisme dans l’organisation du monde moderne.
On peut observer pendant les siècles d’esclavage colonial des pratiques et des politiques dans les métropoles et dans les colonies qui témoignent du souci de préserver le prestige blanc, de tracer des frontières raciales, et de régir la sexualité. Les décrets pris au XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle en Europe et dans les colonies pour interdire le mariage « bigarré » (comme le nommaient les Français), c’est-à-dire entre Blancs et Noirs, Blancs et Natives, les « polices » mises en place pour réguler de manière sévère l’entrée des Noirs en Europe, l’obsession du fantasme du viol des femmes blanches, l’idée d’une sexualité débridée et menaçante des Noirs, tout cela mériterait d’être intégré à une étude sur la chair de l’empire. On me dira que l’auteur s’occupe du « monde colonial » mais quand, et où, commence-t-il ?
Dans le dernier chapitre, « Travail de mémoire à Java », l’auteur aborde un aspect très contemporain des études sur l’histoire coloniale. Elle pose les questions suivantes : le recours à la mémoire comme contre-histoire de la Nation n’a t’elle pas favorisé des mémoires contre d’autres ? Favoriser les récits subalternes n’a t-il pas conduit à s’illusionner sur leur capacité à offrir une critique puissante de l’ordre colonial et de ses conséquences postcoloniales ?
S’intéresser de manière critique au travail de mémoire revient, écrit l’auteur, à renoncer à des croyances – la présence de l’histoire coloniale dans le présent postcolonial, voir de la résistance partout, penser que raconter le passé est un acte nécessairement thérapeutique. Au moment où en France, les mémoires de l’esclavage ou du colonialisme sont évoquées et convoquées pour interroger le récit national, pour parler de réparations, comment les remarques d’Anna Laura Stoler résonnent-elles ?
Au-delà de la controverse mémoire/histoire, force est de constater que la mémoire est devenue une pratique sociale et culturelle et un terrain où une diversité d’acteurs est présente. Les questions posées par Stoler aident à analyser ce terrain. Une étude socio-économique de la composition des groupes mémoriels permet de les distinguer entre eux et d’observer qu’ils ne poursuivent pas nécessairement les mêmes intérêts. Les acteurs n’ont pas accès aux mêmes ressources ni ne disposent de la même reconnaissance ou des mêmes soutiens auprès des pouvoirs politiques ou médiatiques.
La gestion politique de ces mémoires les met inévitablement en concurrence car pour des raisons électorales, des amitiés, ou des identifications, les élus favoriseront la mémoire de tel groupe, mobilisant alors un autre groupe qui vit cette reconnaissance comme une atteinte à sa propre existence. Si cette gestion a en effet contribué à figer les mémoires et à faire du colonial une catégorie d’analyse préalable, il faudrait peut-être s’intéresser à la manière dont elles sont mises en concurrence ou instrumentalisées pour réécrire une histoire nationale qui désormais reconnaît le fait colonial mais pour en faire un élément de la « diversité ».
Finalement, ce que nous rappelle Ann Laura Stoler, c’est que le monde colonial était constitué de femmes et d’hommes, d’êtres humains en quelque sorte, donc soumis à des sentiments contradictoires, ambivalents et ambigus, de tendresse, haine, envie, jalousie, colère, indifférence… Il y eut inévitablement de l’inattendu, de l’imprévisible, car même l’hégémonie ne peut contenir les sentiments humains et leurs effets dans l’intime et dans l’espace public. Dans les marges, dans les interstices des mondes coloniaux et particulièrement dans le monde de l’intime où les sentiments peuvent être exacerbés par la proximité des corps et des êtres, les règles et lois des régimes coloniaux étaient « subjectivisés ».
Cela peut paraître une évidence, mais il est vrai que l’analyse des sociétés oublie souvent le pouvoir des passions et des sentiments. Il n’est donc pas tout à fait étonnant que les souvenirs des Néerlandais, de leur enfance passée dans les bras de leurs nounous javanaises, et les souvenirs de ces dernières ne « collent » pas. D’un côté, le souvenir d’un enfant certes retravaillé par la mémoire adulte mais qui est celui du soin, de la peau, de la sécurité, de l’autre celui d’une employée séparée de ses propres enfants et qui ressent des sentiments allant de la tendresse à l’indifférence. Le monde des domestiques et de leurs employeurs est un monde traversé par une violence symbolique totalement masquée par cet intime et les anecdotes abondent sur la tendresse, l’attachement, la peur, la crainte, la fascination, des employeurs pour ces personnes à la fois si proches et si lointaines (là aussi, la comparaison avec le monde des domestiques dans l’esclavage colonial serait fertile).
Sans parler de ce qui traverse une relation si asymétrique quand les deux personnes concernées sont soit du même sexe, soit du sexe opposé. C’est aussi un espace où l’argent et le prestige ont une importance. L’économie contamine un intime sexué et racialisé. Race, sexe, intimité, différence, et asymétrie de la relation construisent un espace fermé où l’ambiguïté des sentiments se déploie. La psychanalyse donne des outils pour explorer ces relations structurantes comme les souvenirs qu’elles laissent. Ces outils permettent d’aborder ces questions qui touchent au psychisme et de redonner à ce dernier une place dans l’analyse des relations du monde colonial.
L’inattendu et l’imprévisible, en gros tout ce qui touche à l’intime mais aussi à l’organisation sociale, sont donc à étudier pour questionner le binarisme simpliste qui dominerait les analyses des mondes coloniaux. Tout comme il s’agit de ne pas négliger tout ce qui essaye de limiter l’émergence de cet inattendu, de le contenir, de l’encadrer. Il faut se garder de faire de l’inattendu et de l’imprévisible des catégories seulement associées à la « résistance ». La répression féroce, le pogrom déclenché par une rumeur, la folie meurtrière, leur appartiennent. L’espace de protection comme l’espace de répression qui sont créés pour contenir l’inattendu ne sont donc pas nécessairement à condamner. Ce sont des stratégies établies pour donner un cadre stable à ce qui toujours menacé d’instabilités.
Ce qu’Ann Laura Stoler nous donne à voir, c’est comment des individus s’arrangent avec ces cadres, comment ils les acceptent, les transgressent ou les contournent. Ce champ où se déploient des « choix » n’est cependant pas un champ de « libre choix ». Et il n’en reste pas moins que le binarisme des mondes coloniaux fut un fait, celui que Frantz Fanon analyse dans Les Damnés de la terre. L’ambiguïté des relations entre colonisateurs et les colonisés, la complexité du monde des colons comme des colonisés, la nécessité pour le régime colonial à la fois d’adapter ses lois et ses règles à des mutations internes et externes comme pour préserver ses intérêts économiques, sociaux et culturels, doivent être pensées côte à côte avec la violence, la barbarie, la brutalité de l’économie capitaliste prédatrice, le déni des droits, la spoliation et donc la résistance, si incomplète et contradictoire soit-elle.
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