Les subaltern studies comme idéologie

Vivek Chibber, Postcolonial Theory and the Specter of Capital. London, New York : Verso, 2013.

Nous publions ici la conclusion (pp. 290-293) de l’ouvrage de Vivek Chibber traduite pour Contretemps par Matthieu Renault.

 

Conclusion : Les subaltern studies comme idéologie

Les deux vertus principales attribuées à la théorie postcoloniale sont qu’elle offre une nouvelle théorie de la modernité globale — en particulier dans le monde non-occidental — et qu’elle constitue le nouveau visage de la critique radicale. La théorie postcoloniale est souvent présentée comme l’héritière des grandes traditions radicales du 20ème siècle, mais dépouillées de leurs faiblesses analytiques et critiques. La cible évidente ici est la théorie marxiste. Pendant plus d’un siècle, à travers le monde, c’était la tradition marxiste qui portait le flambeau de l’analyse radicale. Ses catégories analytiques formaient la lingua franca de l’analyse politique et son anticapitalisme constituait le cœur de la critique radicale. La théorie postcoloniale se présente elle-même comme le successeur du marxisme dans ces deux dimensions, critique et analytique. Son cadre théorique remédie prétendument à l’interminable liste usuelle des maux attribués au marxisme — son déterminisme, son aspect téléologique, son eurocentrisme, son réductionnisme, et ainsi de suite. De plus, le cœur de sa critique est soi-disant plus étroitement aligné sur les aspirations des groupes subalternes, en particulier dans le monde non-européen. Quoique dans les travaux les plus connus du collectif des Subaltern Studies toute la tradition rationaliste (Enlightenment tradition) soit systématiquement contestée, c’est le marxisme qui est le plus touché par l’attaque.

D’un point de vue analytique, la thèse centrale des études postcoloniales est probablement qu’un abîme structurel sépare l’Orient et l’Occident en allant jusqu’à invalider tout cadre théorique qui prétendrait pouvoir s’appliquer universellement. Représentant l’une des plus importants sources de la théorie postcoloniale, les Subaltern Studies sont, dans une large mesure, devenues célèbres en raison de leur défense et de leur explicitation de cette thèse. Cette dernière est le fondement de la condamnation, par le collectif, de la théorie occidentale (Western theory) en tant qu’obtuse et bornée, aveugle aux spécificités des nations postcoloniales et devant donc faire l’objet d’une révision radicale. Dans les chapitres précédents, je me suis centré sur trois domaines dans lesquels cette division prétendument se produit. Le premier concerne la bourgeoisie en Orient, dont le supposé échec est perçu comme l’expression d’un échec plus profond, celui de l’universalisation du capital. Le second a affaire à la singularité apparente des rapports de pouvoir en Orient, lesquels, affirme Chakrabarty, se séparent fondamentalement de ceux générés par le capitalisme en Occident. Le troisième touche à la psychologie politique orientale qui, nous dit-on, est indifférente au problème de l’intérêt individuel. Tels sont les dimensions orientales de la différence ; et c’est leur prétendue singularité qui motive l’appel à un réexamen radical de la théorie sociale.

Quoique je me sois chargé de montrer que le collectif subalterniste a échoué à démontrer sa thèse dans chacun de ces domaines, j’ai choisi de compléter mon analyse critique par une explication positive montrant comment le capital, le pouvoir et la puissance d’agir (agency) fonctionnent réellement. Quatre aspects fondamentaux se lient au sein de mon argument alternatif. Le premier est que l’universalisation du capital est réelle, quoique prétende le collectif subalterniste. Les dynamiques politiques des colonies n’ont pas produit un type de modernité fondamentalement différent de celui produit par les dynamiques européennes. Plus précisément, leur modernité a pu être différente, mais pas de la manière dont la théorie postcoloniale insiste qu’elle l’a été. C’est une modernité qui, avec le temps, est devenue non moins révélatrice des impératifs capitalistes que la modernité française ou allemande. Le second aspect est qu’il ne faut pas croire que la dynamique d’universalisation du capital homogénéise les rapports de pouvoir ou, plus généralement, le paysage social. En réalité, le capitalisme s’accorde non seulement avec une grande hétérogénéité et une grande hiérarchie, mais il les génère systématiquement. Le capitalisme est parfaitement compatible avec un ensemble extrêmement varié de formations politiques et culturelles. La troisième proposition est que la dynamique d’universalisation du capital se heurte à des données universelles de la psychologie humaine, et ces données sont ce qui explique la résistance subalterne à la tendance du capital à instaurer des régimes politiques fondés sur l’exclusion, à dominer les subalternes dans le processus de production, à s’appuyer sur la coercition interpersonnelle, et ainsi de suite. L’époque moderne est mue par les interactions entre ces deux universalismes, non pas par l’un d’entre eux seulement. C’est là un renversement de l’insistance subalterniste sur la seule conscience politique des agents non-occidentaux. Ce qui nous conduit au point final : que les catégories universalisantes de la pensée rationaliste (Enlightenment thought) sont parfaitement capables de saisir les conséquences de l’universalisation du capital et les dynamiques politiques de la puissance d’agir — en fait, ces catégories sont essentielles à leur analyse. Si ces quatre propositions sont vraies, cela signifie qu’au moins quelques-unes des théories européennes, le marxisme en particulier, ne doivent pas être accusées d’eurocentrisme pour la seule raison qu’elles sont issues de l’Occident. Les dynamiques qu’elles placent au cœur de leur cadre théorique sont en réalité interculturelles (cross-cultural), communes à la fois à l’Orient et à l’Occident. La théorie marxiste pourrait donc être fausse, mais pas parce qu’elle serait eurocentrique (pp. 284-285).

 

Bien sûr, mon verdict quant aux mérites des Subaltern Studies ne leur est pas favorable. Que reste-il alors de l’impulsion à « provincialiser l’Europe » ? L’une des raisons pour lesquelles la théorie postcoloniale est si attirante aux yeux de tant d’universitaires est son hostilité envers l’eurocentrisme et son engagement à prendre en compte la spécificité de l’expérience coloniale. Les lecteurs pourraient se demander si ma critique et mon contre-argument équivalent à dire qu’il n’y a en fait rien de spécifique au capitalisme colonial et à la culture politique qu’il a générée. Rien ne pourrait être plus loin de la vérité.

Ce qui est contestable dans la théorie postcoloniale n’est pas qu’elle insiste sur la « provincialisation de l’Europe », mais, qu’au nom de ce projet, elle promeut sans relâche l’eurocentrisme — un portrait de l’Occident comme le lieu de la raison, de la rationalité, de la laïcité, de la culture démocratique, et autres, et l’Orient comme un immuable miasme de tradition, de déraison, de religiosité, et ainsi de suite. C’est un monde dans lequel le capitalisme transforme l’Occident, mais perd sa vitalité en Orient, où les catégories matérialistes sont par conséquent appropriées à l’Occident, tandis que seul un culturalisme essentialisant est valable pour l’Orient. Il devrait être évident qu’au nom du déplacement de l’eurocentrisme, la théorie postcoloniale finit par promouvoir celui-ci avec une féroce intensité.

En guise d’alternative, je voudrais seulement faire deux remarques. La première est que ce n’est pas en rabâchant continuellement qu’un fossé infranchissable sépare l’Orient de l’Occident que l’on peut provincialiser l’Europe, mais en montrant que les deux parties du globe sont sujettes aux mêmes forces fondamentales et font par conséquent partie de la même histoire fondamentale. Les forces auxquelles je me réfère sont ce que j’ai appelé les deux universalismes — la logique universelle du capital (définie convenablement) et l’intérêt universel des agents sociaux pour leur bien-être qui les incite à résister à la tendance expansionniste du capital. Ces forces affectent à la fois l’Orient et l’Occident, même si elles le font avec différentes intensités et dans différents registres. Cela signifie qu’il y a une histoire universelle à laquelle l’Orient et l’Occident participent tous deux de manière permanente. Mais, bien que l’Orient et l’Occident fassent partie d’une même histoire et soient sujets aux mêmes forces, il ne s’ensuit pas qu’ils perdent leurs caractéristiques distinctives. Dans le chapitre 9, j’ai montré que la reconnaissance de la réalité de l’universalisation du capital s’accorde parfaitement avec l’attention à la persistance de la différence. Il n’est pas nécessaire de répéter ces arguments ici. Mais si nous les acceptons, nous pouvons également accepter que la reconnaissance des deux universalismes ne génère pas automatiquement de cécité envers la différence.

À présent, la seconde remarque. L’histoire de l’analyse marxienne au XXe siècle est l’histoire  de ce qui a précisément consisté à faire cela comprendre la spécificité de l’Orient. Il n’y a probablement aucun autre projet auquel les théoriciens marxistes ont consacré autant d’énergie et de temps depuis la première Révolution russe de 1905 qu’au projet de comprendre les effets particuliers du développement capitaliste dans le monde non-occidental. Cela semble peut-être choquant à première vue, en particulier à la lumière de l’incessante prétention au contraire de la théorie postcoloniale. Le fait est qu’en raison du destin particulier des mouvements socialistes  — à savoir qu’ils ont gagné le plus grand terrain dans les parties les moins développées du monde —, les marxistes ont été conduits dès le début à exercer leur regard sur les marges du capital mondial, tout autant que sur l’Occident développé. Si nous dressons une liste des principales innovations théoriques qui ont résulté de la tradition marxiste après la mort de Marx, nous voyons que nombre d’entre elles ont été des tentatives pour théoriser le capitalisme dans des contextes d’arriération : dans la première moitié du siècle, il y a eu la théorie de l’impérialisme et du « maillon faible » de Lénine, son analyse de la différenciation de la classe paysanne, le travail de Kautsky sur la question agraire, la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky, la théorie de la Nouvelle Démocratie de Mao, la différence gramscienne entre la légitimité de l’État en Europe de l’Est et en Europe de l’Ouest. Toutes étaient des tentatives pour comprendre la reproduction sociale dans des parties du mondes où le capitalisme ne fonctionnait pas exactement de la manière que celle que Marx avait décrite dans Le Capital. Durant les années de la Nouvelle Gauche (New Left) sont apparues la théorie de la dépendance, la théorie du système-monde, le travail de Cabral sur la voie révolutionnaire africaine, la théorie de l’articulation des modes de production, le débat sur les « modes de production » indiens — et la liste est encore longue.

Je mentionne ceci notamment parce que le marxisme est la cible favorite des accusations des théoriciens postcoloniaux envers la tradition rationaliste. Ces théoriciens nous enjoignent à penser que le marxisme ne regarde l’Orient que comme un reflet brouillé de l’Occident, tous les écarts par rapport au modèle occidental étant de simples anachronismes, destinés à s’évanouir en temps voulu, dans la mesure où l’Orient est supposé suivre passivement les traces laissées par l’Occident. Pourtant, l’histoire de l’analyse marxiste démontre exactement le contraire — elle révèle une constante appréciation du fait que les sociétés orientales semblent être gouvernées par des logiques qui requièrent une analyse nouvelle et même, parfois, une modification des catégories reçues.

Pour ne donner qu’un seul exemple : la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky constituait un rejet explicite de l’argument selon lequel les pays au développement tardif reproduiraient simplement la voie de développement emprunté par leurs prédecesseurs. Pour Trotsky, l’insertion tardive de ces sociétés dans le vortex capitaliste signifiait qu’elles seraient capables d’importer les innovations plus récentes dans certaines sphères tout en préservant toute une gamme de relations sociales plus anciennes dans d’autres sphères. Cela n’implique aucune idée d’un temps homogène, aucun historicisme, aucun « étapisme » — en réalité, la théorie est immunisée contre quasiment toutes les accusations que les théoriciens subalternes portent contre la tradition marxiste1.

De manière similaire, l’oeuvre classique de Kautsky sur la question agraire finit par faire valoir un argument expliquant pourquoi la paysannerie ne sera pas simplement dissoute par les forces de l’agro-industrie — elle sera plutôt incorporée dans les circuits du capital, en donnant alors  aux petits propriétaires une place dans cet ordre que leurs contreparties dans les pays au développement plus précoce avaient perdue2. Ici encore il n’y a aucun étapisme, aucun historicisme, aucune présomption d’homogénéisation. Ou prenons une théorie formulée plus récemment, l’articulation des modes de production. Dans cette approche, le capitalisme n’efface pas toutes les Histoires3 ni ne passe d’une étape à une autre étape prédéterminée. Il forme plutôt une difficile entente avec des modes archaïques de production, de telle manière qu’au lieu de déplacer ceux-ci, il cohabite avec eux sur de longues périodes de temps. Cette théorie a été développée par des anthropologues français se centrant principalement sur l’étude de l’Afrique et a été rendue célèbre dans le monde anglophone par des théoriciens tels que Harold Wolpe qui l’a mobilisée pour étudier le capitalisme spécifique de l’Afrique du Sud.

Nombre de ces théories présentent bien sûr de profonds défauts et peuvent êtres critiquées pour diverses raisons, mais jamais pour les raisons que les Subaltern Studies associent à la tradition rationaliste — en particulier aux théories marxistes. Si elles sont fausses, ce n’est pas parce qu’elles sont téléologiques, déterministes ou étapistes. En réalité, chacune de ces théories a été développée comme un rejet explicite de ces modes de pensée eux-mêmes. D’autre part, toutes ces théories ont quelque chose de significatif en commun : elles affirment les deux universalismes et ainsi provincialisent l’Europe de manière bien plus effective que tout ce qui sort de l’écurie des études postcoloniales. Quels que soient leurs défauts, aucune de ces théories fondées sur les principes de la tradition rationaliste n’est eurocentrique, aucune n’essentialise l’Orient et aucune ne peut être accusée d’orientalisme. Ce faisant, le projet de développement d’une théorie analysant de manière effective la spécificité de l’Orient est davantage susceptible d’émerger du programme de recherche associé à la tradition rationaliste que de la théorie postcoloniale. En voici la raison : la théorie postcoloniale dissimule les véritables forces qui gouvernent les dynamiques politiques dans cette partie du monde (les deux universalismes) tout en promouvant simultanément des conceptions systématiquement trompeuses.

L’objectif de provincialiser l’Europe est donc entièrement louable. Le problème avec la théorie postcoloniale n’est pas qu’elle se consacre à ce programme, mais plutôt qu’elle est incapable de jamais le mener à bien.

 

Traduction, Matthieu Renault

Avec l’aimable autorisation des Éditions Verso.

 

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références

références
1 L’on retrouve une courte présentation de cette théorie dans l’introduction de Trotsky à son « Histoire de la révolution russe ».
2 Voir Karl Kautsky, « La question agraire. Études sur les tendances de l’agriculture moderne ». Paris : François Maspero, 1970.
3 N.D.T. : voir Dipesh Chakrabarty. « Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique ». Paris : Éditions Amsterdam, 2009.