Walter Benjamin, marxiste-libertaire

Walter Benjamin occupe une place unique dans l’histoire de la pensée marxiste moderne : il est le premier partisan du matérialisme historique à rompre radicalement avec l’idéologie du progrès. Son marxisme possède de ce fait une qualité particulière, qui le met à part des formes dominantes et officielles et lui confère une formidable supériorité méthodologique. Cette particularité n’est pas sans rapport avec sa capacité à incorporer au sein de la théorie marxiste des éléments de la critique romantique de la civilisation, de la tradition messianique juive, et de la pensée anarchiste.

Benjamin appartient, ensemble avec son ami Gershom Scholem, à cette nébuleuse des penseurs juifs à sensibilité messianique qui seront attirés, au début du XXe siècle, par l’utopie libertaire : Martin Buber, Gustav Landauer, Ernst Toller, Hans Kohn et beaucoup d’autres. Leur démarche se nourrit des affinités électives entre messianisme juif et anarchisme : le renversement des puissants de ce monde, la perspective restauratrice/utopique, le changement radical plutôt que l’amélioration ou le « progrès », le catastrophisme[1].

Et comme plusieurs de ces intellectuels juifs de tendance libertaire – Georg Lukacs, Ernst Bloch, Erich Fromm, Leo Löwenthal, Manès Sperber – Benjamin découvrira le marxisme après la première guerre mondiale. Cependant, contrairement à eux, il ne va pas effacer son inclination anarchiste initiale, mais tendra, de façon explicite jusqu’à la fin des années 1920, et de forme plus implicite par la suite, à l’articuler, la combiner, la fusionner même avec le communisme marxiste. Cette démarche est une des caractéristiques les plus singulières de sa pensée.

 

Premiers pas libertaires

C’est au début de 1914, lors d’une conférence sur la vie des étudiants, que Benjamin va faire référence, pour la première fois, à l’utopie libertaire. Benjamin oppose les images utopiques, révolutionnaires et messianiques, à l’idéologie du progrès linéaire, informe et vide de sens, qui, « confiante en l’infini du temps… discerne seulement le rythme plus ou moins rapide selon lequel hommes et époques avancent sur la voie du progrès ». Il rend hommage à la science et à l’art libres « étrangers à l’État et souvent ennemis de l’État » et se réclame des idées de Tolstoï et des « anarchistes les plus profonds »[2].

Mais c’est surtout dans son essai de 1921, Critique de la violence, que l’on trouve des réflexions directement inspirées par Georges Sorel et l’anarcho-syndicalisme. L’auteur ne cache pas son mépris absolu des institutions étatiques, comme la police – « la forme de violence la plus dégénérée qui se puisse concevoir » – ou le Parlement (« déplorable spectacle »). Il approuve sans réserve la critique anti-parlementaire « radicale et parfaitement justifiée » des bolcheviks et des anarcho-syndicalistes – deux courants qu’il associe ici explicitement comme étant du même bord – ainsi que l’idée sorélienne d’une grève générale qui « s’assigne comme seule et unique tâche de détruire la violence de l’État ».

Cette perspective, qu’il désigne lui-même par le terme anarchiste, lui semble digne d’éloges parce que « profonde, morale et authentiquement révolutionnaire »[3]. Dans un texte de cette même époque, resté inédit, « Le droit à l’usage de la violence – Feuilles pour un socialisme religieux » (1920-1921), il est encore plus explicite, en désignant sa propre pensée comme anarchiste :

« L’exposition de ce point de vue est une des tâches de ma philosophie morale, pour laquelle le terme anarchisme peut certainement être utilisé. Il s’agit d’une théorie qui ne rejette pas le droit moral à la violence en tant que tel, mais plutôt le refuse à toute institution, communauté ou individualité qui s’accorde le monopole de la violence »[4].

Il est donc évident, à la lecture de ces différents écrits des années 1914-1921, que la tendance première de Benjamin, qui donne forme éthico-politique à son rejet radical et catégorique des institutions établies, est l’anarchisme. Ce n’est que tardivement – par rapport aux événements révolutionnaires de 1917-1923 en Russie et en Europe – qu’il va découvrir le marxisme. Ces événements l’ont sans doute rendu plus réceptif, mais c’est seulement en 1923-1924, en lisant Histoire et conscience de classe (1923) de Georg Lukacs, et en faisant la connaissance, lors de vacances en Italie, de la bolchevique lettone Asja Lacis – dont il tombera amoureux – qu’il commence à s’intéresser au communisme marxiste qui deviendra bientôt un dispositif central dans sa réflexion politique. Dans une lettre de septembre 1924 à son ami Scholem, il reconnaît des tensions entre ce qu’il appelle « les fondements de mon nihilisme » et la dialectique hegeliano-marxiste de Lukacs ; ce qu’il admire le plus dans le livre de ce dernier c’est l’articulation entre théorie et pratique qui constitue « le noyau philosophique dur » de l’ouvrage et lui donne une supériorité telle que « toute autre approche n’est jamais que phraséologie démagogique et bourgeoise »[5].

 

Communisme et anarchisme

Deux années plus tard, en mai 1926, il écrit à Scholem qu’il envisage d’adhérer au Parti communiste, mais il affirme aussi que cela ne signifie pas qu’il pense « abjurer » son ancien anarchisme – terme qui remplace, dans ce document, celui de « nihilisme » utilisé dans d’autres documents et dans la lettre de 1924. Pour lui, les méthodes anarchistes sont « assurément impropres » et les buts communistes sont « un non-sens » ; cependant cela « n’enlève pas un iota à l’action communiste, parce qu’elle est le correctif de ces buts et parce qu’il n’y a pas de buts politiques sensés »[6]. L’argument est passablement elliptique, mais Benjamin semble suggérer que la praxis communiste permet d’atteindre des buts anarchistes (« non-politiques »).

S’il décide, après moult hésitations, de ne pas adhérer au mouvement communiste, il n’en reste pas moins une sorte de proche sympathisant d’un type sui generis, qui se distingue du modèle habituel par la lucidité et la distance critique – comme en témoigne clairement son Journal de Moscou de 1926-1927, où il manifeste son inquiétude envers la tentative  du pouvoir soviétique d’« arrêter la dynamique du processus révolutionnaire »[7]. Une critique qui se nourrit sans doute de la rafraîchissante source libertaire qui continue à couler au sein de son œuvre.

Le premier ouvrage de Benjamin où l’impact du marxisme est visible, c’est Sens Unique, un surprenant collage de notes, commentaires et fragments sur la République de Weimar dans les années de l’inflation et de la crise de l’après-guerre, rédigé en 1923-1925 et publié en 1928. Le tournant qui intervient dans sa pensée peut être illustré en comparant une première version du manuscrit, rédigée en 1923, avec celle, définitive, qu’il écrira deux ans plus tard. Par exemple, le chapitre intitulé « Panorama impérial » contient dans sa formulation de 1923, l’observation suivante, au sujet de l’homme victime de la misère (à cause de la crise): « Il doit alors tenir ses sens en éveil, pour percevoir toute humiliation qui lui est imposée et ainsi les discipliner longtemps, jusqu’à ce que ses souffrances aient ouvert non plus la rue en pente de la haine, mais le chemin montant de la prière (das aufsteigenden Pfad des Gebetes) ». Or, la version de 1925 reprend mot pour mot cette phrase, sauf pour la conclusion, qui devient alors quelque chose de radicalement distinct :

« … jusqu’à ce que ses souffrances aient ouvert non plus la rue en pente du chagrin, mais le chemin montant de la révolte (den aufsteigenden Pfad der Revolte) »[8].

Malgré son intérêt pour le communisme, il est intéressant de constater que le seul courant politique révolutionnaire mentionné dans cet ouvrage est… l’anarcho-syndicalisme. Dans un fragment curieusement intitulé « Ministère de l’Intérieur », Benjamin examine deux types-idéaux du comportement politique : a) l’homme politique conservateur, qui n’hésite pas à mettre sa vie privée en contradiction avec les maximes qu’il défend dans la vie publique ; b) l’anarcho-syndicaliste, qui soumet impitoyablement sa vie privée aux normes dont il veut faire les lois d’un état social futur[9].

 

Une lecture marxiste-libertaire du surréalisme

Le document marxiste-libertaire le plus important de Benjamin est sans doute son essai sur le surréalisme en 1929. Dès les premiers paragraphes de l’article, Benjamin se décrit lui-même comme « l’observateur allemand », situé dans une position « infiniment périlleuse entre la fronde anarchiste et la discipline révolutionnaire ». Rien ne traduit de façon plus concrète et active la convergence si ardemment désirée entre ces deux pôles que la manifestation organisée par les communistes et les libertaires en défense des anarchistes Sacco et Vanzetti. Elle n’est pas passée inaperçue des surréalistes et Benjamin ne manque pas de relever « l’excellent passage » (ausgezeichnete Stelle) de Nadja où il est question des « passionnantes journées d’émeute qu’a connues Paris sous le signe de Sacco et Vanzetti : Breton assure que, lors de ces journées, le Boulevard Bonne-Nouvelle vit s’accomplir la promesse stratégique de révolte que lui avait faite depuis toujours son nom »[10].

Il est vrai que Benjamin a une conception extrêmement large de l’anarchisme. Décrivant les origines lointaines/prochaines du surréalisme, il écrit :

« Entre 1865 et 1875, quelques grands anarchistes, sans communication entre eux, ont travaillé à leurs machines infernales. Et le surprenant est que, d’une façon indépendante, ils aient réglé leurs mécanismes d’horlogerie exactement à la même heure ; c’est simultanément que quarante ans plus tard explosaient en Europe occidentale les écrits de Dostoïevski, de Rimbaud et de Lautréamont »[11].

La date, 40 ans après 1875, est évidemment une référence à la naissance du surréalisme avec la publication, en 1924, du premier Manifeste. S’il désigne ces trois auteurs comme « grands anarchistes », ce n’est pas seulement parce que l’œuvre de Lautréamont, « véritable bloc erratique », appartient à la tradition insurrectionnelle, ou parce que « Rimbaud a été communard. C’est surtout parce que leurs écrits font sauter en l’air, comme la dynamite de Ravachol ou des nihilistes russes sur un autre terrain, l’ordre moral bourgeois, le « dilettantisme moralisateur » des Spiesser et des philistins[12].

Mais la dimension libertaire du surréalisme se manifeste aussi de façon plus directe : « Depuis Bakounine, l’Europe a manqué d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont cette idée ». Dans l’immense littérature sur le surréalisme des dernières 70 années, il est rare de trouver une formule aussi prégnante, aussi capable d’exprimer, par la grâce de quelques mots simples et tranchants,  le « noyau infracassable de nuit » du mouvement fondé par André Breton. Selon Benjamin, c’est « l’hostilité de la bourgeoisie à toute déclaration de liberté spirituelle radicale » qui a poussé le surréalisme vers la gauche, vers la révolution, et, à partir de la guerre du Rif, vers le communisme. Comme l’on sait, en 1927 Breton et d’autres surréalistes vont adhérer au Parti Communiste Français[13].

Cette tendance à une politisation et à un engagement croissant ne signifie pas, aux yeux de Benjamin, que le surréalisme doive abdiquer sa charge magique et libertaire. Au contraire, c’est grâce à ces qualités qu’il peut jouer un rôle unique et irremplaçable dans le mouvement révolutionnaire :

« Procurer à la révolution les forces de l’ivresse, c’est à quoi tend le surréalisme en tous ses écrits et toutes ses entreprises. On peut dire que c’est sa tâche la plus propre ».

Pour accomplir cette tâche, il faut néanmoins que le surréalisme dépasse une posture trop unilatérale et accepte de s’associer au communisme :

« il ne suffit pas qu’une composante d’ivresse vive, comme nous le savons, en toute action révolutionnaire. Il se confond avec le composant anarchiste. Mais y insister de façon exclusive serait sacrifier entièrement la préparation méthodique et disciplinaire de la révolution à une praxis qui oscille entre l’exercice et l’avant-fête »[14].

 

Une ivresse libertaire

En quoi consiste donc cette « ivresse », ce Rausch dont Benjamin voudrait tellement procurer les forces à la révolution ? Dans Sens Unique (1928), Benjamin se réfère à l’ivresse comme expression du rapport magique de l’homme ancien au cosmos, mais il laisse entendre que l’expérience (Erfahrung) du Rausch, qui caractérisait cette relation rituelle avec le monde, a disparu de la société moderne. Or, dans l’essai de la Literarische Welt, il semble l’avoir retrouvée, sous une forme nouvelle, dans le surréalisme[15].

Il s’agit d’une démarche qui traverse les nombreux écrits de Benjamin : l’utopie révolutionnaire passe par la re-découverte d’une expérience ancienne, archaïque, pré-historique : le matriarcat (Bachofen), le communisme primitif, la communauté sans classes ni État, l’harmonie originaire avec la nature, le paradis perdu d’où nous éloigne la tempête « progrès », la « vie antérieure » où le printemps adorable n’avait pas encore perdu son odeur (Baudelaire).  Dans tous ces cas, Benjamin ne prône pas un retour au passé mais – selon la dialectique propre au romantisme révolutionnaire – un détour par le passé vers un avenir nouveau, intégrant toutes les conquêtes de la modernité depuis 1789[16].

Cette dialectique se manifeste de façon frappante dans l’essai – généralement ignoré des commentateurs – sur Bachofen de 1935, un des textes les plus importants pour saisir la conception de l’histoire de Benjamin. Il est d’autant plus intéressant que les années 1933-1935 sont celles où le philosophe berlinois semble – apparemment – le plus proche du marxisme « productiviste » et techno-moderniste de l’URSS stalinienne des années du Plan Quinquennal.

L’œuvre de Bachofen, souligne Benjamin, a été inspirée par des « sources romantiques », et elle a attiré l’intérêt de penseurs marxistes et anarchistes (comme Élisée Reclus) par son « évocation d’une société communiste à l’aube de l’histoire ». Réfutant les interprétations conservatrices et fascistes (Ludwig Klages, Alfred Bäumler), et en s’appuyant sur la lecture freudo-marxiste d’Erich Fromm, Benjamin souligne que Bachofen « avait scruté à une profondeur inexplorée les sources ». Quant à Engels et Lafargue, leur intérêt a été attiré par son étude des sociétés matriarcales, où il existait un degré élevé de démocratie, égalité civique, ainsi que des formes de communisme primitif qui signifiaient un véritable « bouleversement du concept d’autorité »[17].

Ce texte témoigne de la continuité des sympathies libertaires de Benjamin qui tente de rassembler, dans le même combat contre le principe d’autorité, le marxiste Engels et l’anarchiste Reclus. La sensibilité libertaire est probablement une des raisons de l’éloignement progressif de Benjamin par rapport à l’URSS, au cours de la deuxième moitié des années trente, jusqu’à la rupture définitive dans les Thèses « Sur le concept d’histoire » (1940), qui dénoncent la trahison stalinienne.

Une notice, probablement datée de 1938, parmi les papiers de Benjamin découverts par Giorgio Agamben dans la Bibliothèque Nationale, critique l’alignement de Brecht, dans certains de ses poèmes, sur les pratiques du Guépéou, que Benjamin compare à celles du nazisme, et qu’il considère comme dangereuses et lourdes de conséquences pour le mouvement ouvrier[18]. Il se méfie aussi de la politique des dirigeants soviétiques en Espagne qu’il qualifie, dans sa correspondance, de « machiavélique », mais ne semble pas avoir pris la mesure de la dynamique révolutionnaire espagnole et du rôle des libertaires[19].

Il n’y a pratiquement pas de référence explicite à l’anarchisme dans les derniers écrits de Benjamin. Mais pour un observateur critique aussi aigu que Rolf Tiedemann – l’éditeur des œuvres complètes allemandes de Benjamin – ces écrits « peuvent être lus comme un palimpseste : sous le marxisme explicite, le vieux nihilisme devient visible. Son chemin risque de mener à l’abstraction de la pratique anarchiste »[20]. Le terme « palimpseste » n’est peut-être pas le plus adéquat : la relation entre les deux messages est moins un lien mécanique de superposition, qu’un alliage alchimique de substances préalablement distillées.

 

Contre l’évolutionnisme d’Habermas

C’est au début 1940 que Benjamin rédige son « testament politique », les Thèses « Sur le concept d’histoire », un des documents les plus importants de la pensée révolutionnaire depuis les « Thèses sur Feuerbach » de Marx[21]. Quelques mois après, il va tenter de s’échapper de la France vichyste, où la police, en collaboration avec la Gestapo, fait la chasse aux exilés allemands anti-fascistes et aux juifs en général. Avec un groupe de réfugiés, il tente de traverser les Pyrénées, mais du côté espagnol la police – de Franco – les arrête et menace de les livrer à la Gestapo. C’est alors, dans le village espagnol de Port-Bou, que Walter Benjamin choisit le suicide.

Analysant cet ultime document, Rolf Tiedemann commente : « la représentation de la praxis politique chez Benjamin était plutôt l’enthousiasme de l’anarchisme que celle, plus sobre, du marxisme »[22]. Le problème avec cette formulation c’est qu’elle oppose comme mutuellement exclusives des démarches que Benjamin tente précisément d’associer parce qu’elles lui semblent complémentaires et également nécessaires à l’action révolutionnaire : l’ « ivresse » libertaire et la « sobriété » marxiste.

Mais c’est surtout Habermas qui a mis en évidence la dimension anarchiste dans la philosophie de l’histoire du dernier Benjamin – pour la soumettre à une critique radicale à partir de son point de vue évolutionniste et « moderniste ». Dans son article bien connu des années 1970, il rejette la tentative de l’auteur des Thèses « Sur le concept d’histoire » de revitaliser le matérialisme historique à l’aide d’éléments messianiques et libertaires. « Cette tentative est vouée à l’échec » insiste le philosophe de la raison communicationnelle, « car la théorie matérialiste de l’évolution ne peut être, sans autre forme de procès, articulée sur la conception anarchiste pour laquelle des à-présents, tombés en quelque sorte du ciel, traverseraient par intermittence le destin. On ne peut doter comme d’une capuche de moine le matérialisme historique, qui tient compte des progrès non seulement dans le domaine des forces productives mais aussi dans celui de la domination, d’une conception anti-évolutionniste de l’histoire »[23].

Ce que Habermas pense être une erreur est précisément, à mon avis, à la source de la valeur singulière du marxisme de Benjamin, et de sa supériorité sur « l’évolutionnisme progressiste » – sa capacité à comprendre un siècle caractérisé par l’imbrication de la modernité et de la barbarie (comme à Auschwitz ou Hiroshima). Une conception évolutionniste de l’histoire qui croit au progrès dans les formes de la domination, peut difficilement rendre compte du fascisme – sauf comme une inexplicable parenthèse, une incompréhensible régression « en plein XXe siècle ». Or, comme l’écrit Benjamin dans les Thèses « Sur le concept d’histoire », on ne comprend rien au fascisme si on le considère comme une exception à la norme qui serait le progrès[24].

Habermas revient à la charge quelques années plus tard, dans Le Discours philosophique de la modernité (1985). Il s’agit, ce qui n’est qu’une autre formulation du même débat, de la conception non-continuiste de l’histoire qui distingue ce qu’il appelle « les extrêmes gauches », représentées par Karl Korsch et Walter Benjamin, de ceux qui, comme Karl Kautsky et les protagonistes de la IIe Internationale, « voyaient dans le déploiement des forces productives un garant du passage de la société bourgeoise au socialisme ». Pour Benjamin, par contre, « la révolution ne pouvait être qu’un saut hors de la perpétuelle réitération de la barbarie préhistorique, et, en définitive, la destruction du continuum de toutes les histoires. C’est là une attitude qui s’inspire plutôt de la conscience du temps telle que la concevaient les surréalistes, et qui s’approche de l’anarchisme qu’on trouve chez certains des continuateurs de Nietzsche qui, pour conjurer l’ordre universel du pouvoir et de l’aveuglement, invoquent (…) tout à la fois les résistances locales et les révoltes spontanées qui surgissent d’une nature subjective soumise à la tyrannie »[25].

L’interprétation de Habermas est sujette à caution à plusieurs égards, à commencer par le concept de « barbarie préhistorique » : tout l’effort de Benjamin est précisément de montrer que la barbarie moderne n’est pas simplement la « réitération » d’une sauvagerie « préhistorique », mais précisément un phénomène de la modernité – idée difficilement acceptable pour ce défenseur obstiné de la civilisation moderne qu’est Habermas. Par contre, il a saisi avec beaucoup d’intelligence tout ce que la conception de l’histoire du dernier Benjamin doit au surréalisme et à l’anarchisme : la révolution n’est pas le couronnement de l’évolution historique – « le progrès » – mais l’interruption radicale de la continuité historique de la domination.

 

Notes

[1] Je renvoie à mon ouvrage Rédemption et utopie – Le judaïsme libertaire en Europe centrale – Une étude d’affinité élective, Paris, PUF, 1988.

[2] W. Benjamin, « La vie des étudiants » (1914), Mythe et violence, Paris, Denoel, 1971, pp. 37, 42 et 44.

[3] W. Benjamin, « Pour une critique de la violence » (1921), Mythe et violence, op. cit., pp. 133-34, 137-38 et 147.

[4] W. Benjamin, « Das Recht dzur Gewaltverwendung – Blätter für religiösen Sozialismus », in Gesammelte Schriften (GS), VI, Franckfort,  Suhrkamp Verlag, 1985, pp. 104-107.

[5] W. Benjamin, Correspondance, Paris, Aubier, 1979, trad. Guy Petitdemange, vol. I, p. 325.

[6] Ibid., I, p. 389.

[7] W. Benjamin, Journal de Moscou, Paris, L’Arche, 1983, p. 81.

[8] W. Benjamin, Sens Unique, Paris, Lettres Nouvelles, Maurice Nadeau, 1978, p. 167. Cf. W. Benjamin, GS, IV, 2, p. 391 et GS, IV, 1, p. 97.

[9] W. Benjamin, Sens Unique, p. 162. La traduction française est ici imprécise. Cf. GS, IV, 1, p. 93.

[10] W. Benjamin, Benjamin, « Le surréalisme – Le dernier instantané de l’intelligence européenne », in Mythe et Violence, op. cit., pp. 297-298 et 300. La traduction française du dernier passage est fort défectueuse – cf. « Der Surrealismus – Die letzte Momentaufnahme der europäischen Intelligenz  », in GS, II, 1, pp.  297-298.

[11] « Le surréalisme… », op. cit., p. 308. Si Rimbaud et Lautréamont font partie  des précurseurs reconnus par le surréalisme, cela ne semble pas être le cas de Dostoïevski, sauf pour Max Ernest qui le fait figurer dans le célèbre tableau « Le rendez-vous des amis ».

[12] Le terme « petit bourgeois » de la traduction française ne rend pas compte de la charge culturelle du mot « spiesser », qui désigne l’individu grossier, borné et prosaïque de la société bourgeoise. Cf. W. Benjamin, « Der Surrealismus », in GS, II, 1, p. 305.

[13] W. Benjamin, « Le surréalisme », op. cit., pp. 306 et 310.

[14] Ibid., p. 311. Benjamin parle aussi de « lier la révolte à la révolution » (p. 310).

[15] Voir à ce sujet les remarques de Margaret Cohen, Profane Illumination – Walter Benjamin and the paris of Surrealist Revolution, Berkeley, University of California Press, 1993, pp. 187-189.

[16] Au sujet du romantisme révolutionnaire, voir Robert Sayre et Michaël Löwy, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.

[17] W. Benjamin, « Johan Jakob Bachofen », in, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, pp. 104-108.

[18] W. Benjamin, « Note sur Brecht » (1938), Écrits autobiographiques, Paris, Christian Bourgois, 1990, pp. 367-68.

[19] W. Benjamin, Correspondance, op. cit., II, p. 237.

[20] R. Tiedemann, « Nachwort », in Benjamin, Charles Baudelaire, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1980, p. 207.

[21] Pour des analyses plus développées, voir mes commentaires dans Walter Benjamin: Avertissement d’incendie – Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001.

[22] R. Tiedemann, Dialektik im Stillstand, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1983, p. 130. Cf. aussi p. 132, où il constate dans les « Thèses » la présence de « contenus théoriques de l’anarchisme ».

[23] J. Habermas, « L’actualité de W. Benjamin – La critique : prise de conscience ou », Revue d’esthétique, 1, 1981, p. 121.

[24] W. Benjamin, « Thesen über den Begriff der Geschichte », Thèse n° VIII : « Dessen Chance (des Faschismus) besteht nicht zuletzt darin, dass die Gegner ihm im Namen des Fortschritts as einer historischen Norm begegnen » (GS, I, 2, p. 697).

[25] J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité – Douze leçons, Paris, Gallimard, 1988, p. 70.