Suite à l’entretien avec Pablo Servigne paru dans Contretemps, nous publions deux contributions sur la « collapsologie », autrement dit les théories écologistes fondées sur l’idée d’un effondrement des sociétés humaines. Cette « science de la catastrophe » a des implications politiques qu’il s’agit de discuter, en particulier d’un point de vue écosocialiste. La seconde de ces contributions prolonge et répond à la première contribution de Daniel Tanuro.
Je voudrais profiter du dernier article de Daniel Tanuro sur l’effondrement pour réagir et approfondir la critique de l’idée d’effondrement en tant que telle. Je le remercie de ses multiples prises de position critiques par rapport à la collapsologie qui permettent d’ouvrir le débat, en particulier par rapport aux livres très médiatisés de Pablo Servigne. Dans son dernier article, Daniel Tanuro reconnaît la menace de l’effondrement, mais affirme que le discours qui l’entoure occulte ou déforce sa vraie cause : le capitalisme. Il souligne le dangereux défaitisme qui l’accompagne, puisqu’il semble acquis que cet effondrement entrainera la disparition d’une grande partie de la population. Daniel Tanuro se distancie donc des collapsologues en affirmant que l’effondrement n’est pas inévitable, bien que sa menace soit réelle. Je voudrais pour ma part questionner cette idée-même d’effondrement, en couplant à cette critique « anticapitaliste », une critique épistémique, c’est-à-dire sur la vision du monde qui accompagne cette pensée de l’effondrement.
« Etre catastrophiste, ce n’est pas être pessimiste ou optimiste, c’est être lucide », nous dit Servigne[1]. Il semble alors affirmer qu’on ne peut qu’être catastrophistes à moins d’être dans le déni. Je veux souligner d’abord que la radicalité du discours n’est pas dans la surenchère à la catastrophe, dans le pari à qui aura la prédiction du futur la plus terrible, ce qui semble parfois le cas dans le positionnement des collapsologues. Être radical implique plutôt de questionner à la racine les phénomènes sociaux, sans les naturaliser[2]. Plutôt que d’anticiper le futur selon une réalité implacable, comprendre les impensés de nos visions du monde, remettre en question ce qui nous semble évident, donné, naturel, me semble être une démarche critique bien plus pertinente et radicale.
Je rejoins Daniel Tanuro sur la nécessité de fournir une critique anticapitaliste de l’effondrement. Mais elle n’est pas suffisante selon moi. En effet, il faut pouvoir rompre avec une vision radicale qui se bat uniquement sur les chiffres et universalise par-là la réalité de façon abstraite. Il y a effectivement une réalité objectivable, qui est utile pour penser la réalité sociale, mais elle n’est en rien déterminante de cette dernière. La critique capitaliste n’est que plus radicale si elle interroge les relations sociales à la base du capitalisme, et comment celui-ci les transforme. Si la science est capable d’objectiver une part de la réalité, elle ne se situe pas en-dehors des rapports de domination. La science est d’ailleurs elle-même enracinée dans le projet de modernité occidentale, qui s’est placé dans un rapport de domination d’autres savoirs et savoirs-faire. L’enjeu est pour moi de montrer de quelle manière la pensée de l’effondrement reproduit une vision eurocentrée et coloniale de l’écologie et de la transformation sociale.
Les concepts sont essentiels à la capacité de penser le monde.
« Les mots portent, emportent avec eux une vision du monde, une logique politique, des marques de démarcation ».[3]
Boaventura de Sousa Santos a pointé la difficulté de penser la transformation sociale émancipatrice aujourd’hui notamment par la perte des termes critiques[4], qui permettent de se distinguer du champ hégémonique du pouvoir. On ne peut pas minimiser l’importance des mots et les enjeux de pouvoir dont ils sont l’objet dans la lutte pour l’hégémonie. Le concept d’« effondrement », à ce titre, semble d’une part peu pertinent pour exprimer l’analyse qu’il comporte et surtout, est particulièrement pauvre en termes critiques. Alors qu’il formule l’idée d’une chute brutale, ceux qui se revendiquent de ce terme affirment qu’il prendra des années, voire des décennies. En outre, de quel effondrement parle-t-on ? Il semble que les collapsologues parlent d’un effondrement de la société, voire d’un effondrement civilisationnel. La notion d’effondrement semble peu adéquate pour exprimer l’idée de la longue durée que les auteurs veulent faire passer. Si l’on étudie de près des sociétés du passé présumées comme « effondrées », on ne peut parler d’effondrement total, mais plutôt de continuités, en termes de survie, de résistances et de changements.[5]
Derrière cette idée de l’effondrement de la société réside une vision du monde qui met en avant le système plutôt que les acteurs.rices et les rapports sociaux de pouvoirs. L’effondrement viendrait d’abord des « limites » d’un système qui ne fonctionne plus, plutôt que d’injustices sociales. Il vise à nommer un fait considéré comme réel, plus ou moins proche mais déterminé. Pour prouver cet effondrement, les collapsologues s’en réfèrent généralement à des données quantitatives, issues des sciences naturelles. Ce faisant, ils effectuent un glissement entre les sciences naturelles et les sciences sociales, en étudiant la société comme un « écosystème », et en déduisant de données « physiques », un effondrement social. Cette idée qu’il existerait des déterminismes sociaux découlant de lois de la nature porte un nom : le positivisme. Cette épistémologie a été largement critiquée par des courants théoriques qui affirment que la société n’est pas un objet observable depuis l’extérieur, et qu’il n’est donc pas possible d’étudier la société de façon neutre, sans jugements de valeurs.
Il s’agit donc de quitter cette vision positiviste, réifiante et fonctionnaliste de la société, pour y réintroduire des acteurs.rices, des relations sociales, des rapports de pouvoirs et de domination complexes, qui laissent le futur toujours ouvert, sans lois déterminées. Ainsi, la différence entre les concepts de résistance et de résilience, de plus en plus utilisé, me semble importante pour saisir cet enjeu. L’idée de résistance inclut l’idée d’un rapport de force qui est le fait d’acteurs.rices concret.e.s, contrairement à l’idée de résilience, qui implique de survivre à un choc extérieur, sur lequel on n’a pas prise et dont l’origine et les responsables importent finalement peu. La résilience s’intéresse au résultat là où la notion de résistance met en lumière les processus de changements.
En assumant la performativité du langage, les mots deviennent des outils de lutte, qui ouvrent le futur plutôt que ne le ferment, qui redonnent le pouvoir aux luttes d’en bas plutôt qu’aux experts, qui permettent de maintenir l’espoir plutôt que de le tuer[6]. Cela est d’autant plus important quand on parle depuis un point de vue privilégié sur un « effondrement » qui ne nous concerne pas aujourd’hui, et dont nous ne serions pas les premières victimes demain. Comment peut-on défendre l’idée d’un effondrement auprès de populations pour qui le quotidien est déjà synonyme de survie ? Espère-t-on vraiment pouvoir s’adresser à elles avec un tel concept ?
Contre l’idée d’effondrement, l’enjeu est donc de remettre les acteurs.rices et les rapports de pouvoirs au centre de la critique, et de penser les possibles à partir des luttes sociales. Pour ce faire, il me semble que les critiques féministes et décoloniales sont indispensables à articuler à la critique capitaliste. Elles permettent de sortir d’une rationalité utilitariste froide pour penser le monde, et d’une vision du monde univoque, qui est celle du sujet moderne européen. Sans approfondir ces dimensions ici, je souhaite brièvement les évoquer comme pistes à approfondir.
Sur une critique féministe à l’effondrement et à l’imaginaire apocalyptique qui l’accompagne, Bénédikte Zitouni et Emilie Hache ont fourni un exemple de lutte féministe qui nous semble particulièrement pertinent à repenser dans le contexte actuel. Dans une époque de haute menace nucléaire, au début des années’80, des camps éco-féministes aux USA[7] ont vu le jour. Sur ces camps, les femmes luttaient pour récupérer une capacité d’action et la possibilité de croire en celle-ci, en se donnant un autre territoire et un autre temps d’action. Bénédikte Zitouni souligne comment la possibilité de se penser dans le temps long constituait une force de résistance pour ces femmes. Loin des discours rationnels, elles utilisaient le langage et des mises en scènes théâtrales pour mettre en scène leur joie et leur espoir pour le futur, permettant ainsi de le faire exister. Tout en s’opposant de façon physique aux centrales nucléaires, elles créaient de nouveaux récits et imaginaires permettant de lutter contre l’apocalypse.
On peut aussi s’appuyer sur les approches décoloniales pour critiquer l’idée d’effondrement. Celles-ci nous apprennent à concevoir l’existence d’autres visions du monde radicalement différentes de la vision de la modernité rationnelle occidentale, et comment celle-ci établit un rapport de domination qui invisibilise les autres. Autrement dit, le processus de colonisation est aussi d’ordre épistémique[8]. Lorsque Pablo Servigne affirme « Dans vingt ans, l’agriculture industrielle se sera effondrée et tout le monde sera à la traction animale » [9], il efface complètement les acteurs.rices de son discours. Or, l’agriculture industrielle ne « s’effondre » pas toute seule. Rien n’est dit sur comment se passera ce changement radical qui concernera « tout le monde », ni sur qui en seront les perdants ou les gagnants. Ainsi, cette vision d’effondrement a-conflictuelle semble s’accompagner d’une idée de « terra nullius », une terre sans acteurs.rices, un territoire où recommencer à partir de zéro. Il n’est pourtant pas possible de penser les sociétés humaines à partir d’une table rase. Guillermo Kozlowski a bien montré, dans un article paru dans La Revue Nouvelle[10] comment l’idée de la conquête du désert, encore présente aujourd’hui, contribue à reproduire le colonialisme. Il explique que le désert – au propre comme au figuré – n’existe pas en soi, il est un construit qui efface les populations qui vivent sur des territoires, au profit d’un projet innovant, positif, qui se construit sans le passé. C’est cette idée qui permet la colonisation, et qui est présente dans l’effondrement, en ce qu’il implique un monde « post-apocalyptique » qui ne prend pas en compte les acteurs.rices d’aujourd’hui, et s’apparente à
« la vision d’un monde dans lequel la vie se développerait sous une forme parfaite à partir du désert, du vide, de l’homogène, du sans histoire (…). »[11]
Si l’on est d’accord que les concepts sont essentiels pour le combat idéologique, ces quelques points nous amènent à affirmer que celui d’effondrement apparaît comme dangereux et vain pour mener une lutte sociale émancipatrice. Si son but est de « réveiller » les endormis, de susciter l’indignation et l’action, il semble nécessaire de mobiliser d’autres concepts, qui affirment une autre vision politique. La tâche est plutôt celle de repolitiser l’écologie, en pointant l’origine capitaliste, patriarcale et (néo)coloniale du changement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles, de montrer comment la crise écologique est profondément marquée par le racisme et l’histoire de la modernité coloniale[12], et de maintenir la possibilité à d’autres acteurs.rices, en particulier venant des pays du Sud, de mener cette lutte qui les concerne d’abord, en proposant d’autres discours et visions du monde que la modernité/colonialité rationnelle occidentale. Plutôt que de voir le présent et le futur de façons déterminés, partons des luttes qui ouvrent les possibles et nous mènent vers « un mundo donde quepan muchos mundos »[13].
Elisabeth Lagasse est doctorante en sociologie à l’Université Catholique de Louvain (CriDIS/SMAG).
[1] http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/04/etre-catastrophiste-c-est-etre-lucide_5237562_3232.html#FsiPA52CESQ5zigz.
[2] Marx l’a bien formulé dans Critique de « la philosophie du droit » de Hegel: “Etre radical, c’est prendre les choses par la racine. Et la racine de l’homme, c’est l’homme lui-même.”
[3] Olivier Starquit, « Les mots importent », Agir par la culture, 2018 (53). https://issuu.com/pacg/docs/apc_53_hd/12
[4] De Sousa Santos, B. (2016), Epistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Desclée de Brouwer : 48.
[5] McAnany, P. A., & Yoffee, N. (Eds.). (2009). Questioning collapse: human resilience, ecological vulnerability, and the aftermath of empire. Cambridge University Press.
[7] Zitouni, B. (2014). Planetary destruction, ecofeminists and transformative politics in the early 1980s. Interface, 6(2), 244-70.
Hache, E. (2016), « Pour les écoféministes, destruction de la nature et oppression des femmes sont liées. », Entretien https://reporterre.net/Emilie-Hache-Pour-les-ecofeministes-destruction-de-la-nature-et-oppression-des
[8] Grosfoguel, R. (2010). 8. Vers une décolonisation des «uni-versalismes» occidentaux: le «pluri-versalisme décolonial», d’Aimé Césaire aux zapatistes. In Ruptures postcoloniales (pp. 119-138). La Découverte.
[9] https://reporterre.net/Tout-va-s-effondrer-Alors-preparons-la-suite
[10] Koslowski, G. « Conquérir le désert. De l’actualité du colonialisme », La Revue Nouvelle, 01/2018, 36-44.
[11] Ibid, 44.
[12] Françoise Vergès souligne qu’il faut parler de capitalocène racial plutôt que d’anthropocène, en reprenant par exemple l’histoire impérialiste et capitaliste à partir du trafic international d’esclaves, qui permet de relier le travail bon marché à la nature bon marché, mais qui a aussi constitué le premier grand transfert de plantes, animaux, maladies (entre autres) depuis l’Europe, et a donc considérablement modifié les paysages et l’environnement. Vergès, F. (2017), « Racial Capitalocene. Is the Anthropocène Racial ? », Verso Blog, https://www.versobooks.com/blogs/3376-racial-capitalocene
[13] Citation du Sous-Commandant Marcos de l’Ejercito Zapatista de Liberación Nacional.