Après une introduction inédite – publiée initialement dans le n°22 de Contretemps en 2008 – évoquant l’image de 68 et son impact dans le monde, l’article de Tariq Ali constitue une reprise des passages essentiels de l’introduction à son livre sur le Pakistan écrit quelques mois après les événements de 1968-1969, Pakistan : dictature militaire ou pouvoir populaire ?, publié en 1971 aux éditions Maspero. Il y décrit les spécificités, notamment par rapport à la France, du soulèvement pakistanais, ses forces, ses faiblesses et les espoirs dont il était alors porteur.
Après les décennies superficielles de la fin de la guerre froide – la période intermédiaire – du siècle dernier, une fébrilité revigorante s’empara du monde. Son effet fut si puissant que même aujourd’hui, quarante années plus tard, on organise encore des conférences et on rédige des essais, des livres, on produit des documentaires pour marquer l’événement.
L‘histoire a été narrée à maintes reprises et dans de nombreuses langues, mais elle ne s’épuise pas. Pourquoi ? Une raison banale pourrait être d’ordre biologique : la génération des années 1960 a désormais atteint la soixantaine et certains de ses membres ont des postes importants dans l’édition, à la télévision ou dans le cinéma, surtout en Occident. Et cet anniversaire pourrait représenter leur dernière chance de se souvenir, car dans dix ans la plupart seront morts. Mais il y a une autre raison. Les années 1968-1975 furent des années d’espoir et même ceux qui se sont réconciliés avec le système ne peuvent oublier l’esprit de cette époque et son internationalisme.
« L’internationalisme des imbéciles » (Auguste Bebel) se manifestait parfois sous la forme étrange de l’antisémitisme. En 1969, à Lahore un magazine de droite et militariste publia une attaque de trois pages contre ma personne, avec des révélations du genre : « Tariq Ali a participé à des orgies dans une résidence secondaire en France organisées par son ami le juif Cohn-Bendit. Les cinquante femmes dans la piscine étaient toutes juives. » Hélas, tout cela était faux (c’était Krivine qui avait organisé l’orgie…), mais mes parents furent surpris du nombre de personnes qui les congratulèrent sur ma virilité.
Les rêves et les espoirs de 1968, n’étaient-ils que vaines lubies ? Ou alors l’Histoire, dans sa cruauté, a-t-elle interrompu quelque chose qui était sur le point de naître ?
Les révolutionnaires – anarchistes utopistes, partisans de Fidel, les trotskystes de toute obédience, les maoïstes de toutes tendances, etc – voulaient la forêt tout entière, alors que les « libéraux » et les sociaux-démocrates ne s’intéressaient qu’aux arbres individuels. D’après eux, la forêt était un leurre, bien trop vaste et impossible à définir, alors qu’un arbre était une masse de bois que l’on pouvait identifier, faire grandir, améliorer et transformer en chaise, table ou lit. Quelque chose d’immédiatement utile.
« Vous êtes comme ces poissons qui ne voient que l’appât, jamais l’hameçon », leur rétorquions-nous. En effet, de notre côté, on croyait – et certains d’entre nous continuent de croire – qu’il ne faudrait pas juger les gens à l’aune de possessions matérielles mais à celle de leur capacité à transformer la vie d’autrui, les pauvres et les défavorisés ; qu’il fallait réguler l’économie et la réorganiser dans l’intérêt du plus grand nombre, non de la minorité, et que le socialisme sans démocratie ne marcherait jamais.
Par-dessus tout, nous étions partisans de la liberté d’expression, surtout mais pas seulement, dans les pays avec des régimes dictatoriaux. Les événements de 1968 furent, mis à part tout le reste, un hymne à la révolution de l’imprimerie. Un bulletin libertaire publié par des étudiants français en 1968 paraît bien démodé aujourd’hui quand tant de gens surfent sur la toile mais à l’époque, c’était un hymne au mot imprimé. Des tracts similaires furent distribués au Pakistan, rédigés en ourdou ou bengali :
« Tracts, affiches, bulletins, les mots de la rue ou les mots à résonance infinie, ils ne sont pas imposés pour leur efficacité… Ils appartiennent à la décision du moment présent. Ils apparaissent, ils disparaissent. Ils ne disent pas tout ; au contraire, ils détruisent tout, ils sont en dehors de tout. Ils agissent, ce sont des pensées en fragments. Ils ne laissent pas de traces… tels des mots sur des murs, ils sont rédigés dans l’insécurité, communiqués sous la menace, ils portent le danger en eux, puis ils passent comme s’éloignent les passants, qui les colportent, les perdent ou même les oublient… »
Tout ceci paraît utopique maintenant aux hommes et aux femmes dont l’esprit s’est mué en un marché dominé par un avenir enfoui dans le passé et qui, tels des membres d’anciennes sectes qui passaient aisément de la débauche rituelle à la chasteté, considèrent toute forme de socialisme comme le serpent qui tenta Ève au paradis.
Le monde occidental paraissait tranquille après la seconde guerre mondiale. Les élites d’Europe occidentale, imbues d’elles-mêmes et pleines de suffisance, firent du surplace pendant la Guerre Froide : leur sort n’avait jamais été aussi enviable. L’Europe de l’Est était moins calme : un soulèvement à Berlin- Est en 1953, une insurrection à Budapest en 1956 et des troubles à Poznan et Prague quelques années plus tard avaient secoué la gérontocratie moscovite. La crise des anciens empires se caractérisait par des guerres en Algérie, au Vietnam, en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau. Les Français et les Portugais refusèrent de se retirer sans combat. Il en résulta une série de guerres brutales, puis de défaites entraînant de graves crises dans les métropoles, amenant la chute de la Quatrième République en France en 1958 et une situation de plus en plus intenable pour la dictature sénile de type bonapartiste au Portugal.
La guerre du Vietnam entrait dans sa troisième et ultime phase. Occupés par la France, puis le Japon, brièvement par la Grande-Bretagne, et à nouveau la France, les Vietnamiens avaient perfectionné les techniques de résistance populaire au point d’en faire un art, qui n’avait rien de beau ni de décoratif. Et en 1957 les dirigeants des États-Unis, convaincus de la supériorité de la race blanche et déterminés à empêcher les communistes vietnamiens de réunifier le pays, remplacèrent la France comme puissance coloniale et commencèrent à envoyer des troupes afin de soutenir leurs marionnettes locales.
La chose remarquable à propos de 1968 était l’ampleur géographique de cette révolte globale. C’était comme si une seule étincelle avait mis le feu au champ tout entier.
Les événements de cette année-là remirent en question les structures de pouvoir au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest. Chaque continent fut saisi du désir de changement. C’était le règne de l’espoir.
Ce fut la guerre qui focalisa l’attention du monde. En dépit d’un demi-million de soldats et de la technologie militaire la plus sophistiquée jamais vue, les États-Unis ne parvinrent pas à vaincre les Vietnamiens. Cela donna naissance à un mouvement contre la guerre au sein même du pays, jusque dans les rangs de l’armée. « Les GI contre la guerre » devint un slogan courant sur les banderoles. Je me souviens d’un jour où j’étais assis sur une estrade à Berlin avec d’anciens combattants noirs. « Non, j’irai pas au Vietnam, parce que le Vietnam, c’est là où je suis », scanda l’un d’eux, sous une pluie d’applaudissements. Leurs héritiers directs aujourd’hui sont « les Familles de Militaires contre la Guerre » en Irak. En 1966-1967, j’ai passé six semaines en Indochine au moment le plus intense des bombardements et j’ai vu le pays dévasté et la mort quotidienne de civils sans défense. Ces images sont restées gravées dans ma mémoire. Comment oublier ? Militer pour un monde différent et pour la solidarité avec le peuple vietnamien semblaient l’attitude la plus logique pour de nombreux membres de cette génération.
Et alors, à notre grand étonnement, la France explosa en mai/juin de cette année-là, et ce fut un été merveilleux et particulièrement mémorable. Dix millions d’ouvriers dans la grève la plus massive de l’histoire du capitalisme ; des occupations d’usines qui démontrèrent la capacité des ouvriers à faire fonctionner les usines bien mieux que les patrons.
L’exemple de la France commença à se répandre dans le monde entier et à inquiéter les bureaucrates à Moscou tout autant que les cercles dirigeants en Occident. Tous convenaient qu’il fallait rappeler à l’ordre ces gens rebelles et indisciplinés. Le 23 juillet 1968, Robert Escarpit, correspondant du Monde bien connu, a trouvé les mots justes pour exprimer l’humeur du moment :
« Un français qui voyage à l’étranger se voit traité un peu comme un convales cent après une fièvre maligne. Comment donc cette épidémie de barricades a- t-elle commencé ? Quelle était la température à cinq heures du soir le 29 mai ? Le traitement gaulliste va-t-il à la racine du mal ? Y a-t-il un risque de rechute ?… Mais il reste une question qui est rarement posée, peut-être par peur de la réponse. Au fond, tous voudraient savoir – source d’espoir ou de crainte – si la maladie est contagieuse. »
Et elle l’était assurément. Un « mai rampant » s’empara de l’Italie et de grandes manifestations contre la guerre furent réprimées par les gouvernements sociaux-démocrates en Grande-Bretagne et en Allemagne, pratiquement comme s’il s’était agi d’insurrections. La Suède fit exception : le ministre des affaires étrangères, Olof Palme, prit la tête d’une retraite aux flambeaux contre la guerre en direction de l’ambassade des États-Unis. On ne lui pardonnera jamais.
À Prague, plus tôt cette année-là, des réformateurs communistes (souvent des héros de la résistance antifasciste au cours de la deuxième guerre mondiale) avaient proclamé le « socialisme à visage humain ».
Il s’ensuivit une prolifération de débats et de discussions dans la presse d’État et à la télévision qui enfiévrèrent le pays. Le but d’Alexander Dubcek et de ses partisans était de démocratiser la vie politique du pays. C’était le premier pas vers une démocratie socialiste, et perçu comme tel à Moscou et à Washington. Le 21 août, les Russes envoyèrent les chars et écrasèrent le mouvement de réformes. Alexander Soljetnitsyne fit remarquer plus tard que cette invasion soviétique en Tchécoslovaquie avait été pour lui la goutte qui fit déborder le vase. Il comprenait à présent que le système ne pourrait jamais être réformé de l’intérieur mais qu’il faudrait le renverser. Il n’était pas le seul. Les bureaucrates moscovites avaient scellé leur destin.
Plus tard la même année, des étudiants mexicains qui exigeaient la fin de l’oppression et du parti unique furent massacrés juste avant les Jeux Olympiques.
Puis, en novembre, le Pakistan explosa. Les étudiants s’en prirent à l’appareil d’État d’une dictature militaire corrompue et fragilisée, soutenue par les États- Unis (ça vous rappelle quelque chose ?). Ils furent rejoints par les ouvriers, les juristes, les employés de bureau, les prostituées et d’autres catégories de la population et, en dépit de la brutale répression (des centaines de morts), la lutte s’intensifia et finit par renverser le maréchal Ayub Khan en mars 1969. L’excitation était à son comble dans le pays. L’humeur était joyeuse. La victoire entraîna les premières élections générales dans l’histoire du pays. Les nationalistes Bengali au Pakistan occidental remportèrent une victoire dans les urnes que les cercles dirigeants et les politiciens influents refusèrent d’accepter. Une sanglante guerre civile entraîna l’intervention militaire de l’Inde et sonna le glas de l’ancien Pakistan. Le Bangladesh naquit d’une césarienne sanglante. Le Parti du Peuple Pakistanais formé par Zulfiqar Ali Bhutto recruta 90 % de ses membres initiaux parmi les étudiants et les employés qui avaient participé à l’insurrection. La confiscation de cette organisation par la famille Bhutto est un fait tragique et répugnant.
La chute du « communisme » créa les fondements d’un nouveau modèle social, le Consensus de Washington : la dérégulation et l’entrée de capitaux privés dans des domaines jusque-là sacro-saints du domaine public allaient devenir la norme partout, rendant la social-démocratie traditionnelle superflue et menaçant le processus démocratique lui-même.
Le plein-emploi est aujourd’hui perçu comme utopique. Le fait qu’aucun parti de centre gauche ne peut de nos jours proposer un impôt sur le revenu fondé sur la redistribution est un signe de l’ampleur de la mutation forcée de ces partis. Ils sont déboussolés. Leur modèle est le style bonnet blanc/blanc bon- net de la politique américaine.
L’espoir renaît en Amérique du Sud, où des mouvements sociaux venus de la base ont amené des victoires électorales dans plusieurs pays, le Venezuela en tête.
Dans les pays occidentaux eux-mêmes, une crise économique s’annonce : des sociétés ne peuvent pas vivre perpétuellement à crédit. La transformation la plus significative dont nous avons été témoins a été un changement structurel du marché mondial : l’Extrême Orient est à présent au cœur de l’avenir du capitalisme. Aujourd’hui, c’est la Chine, comme la Grande-Bretagne au XIXe siècle, qui est « l’atelier du monde ». Il faut encore attendre pour voir les effets de tout ceci sur la politique mondiale. Le géant à demi assoupi pourrait bien se réveiller un jour avec des conséquences inattendues.
Nombreux sont ceux qui rêvaient d’un meilleur avenir qui ont baissé les bras. Le dur principe auquel ils adhèrent aujourd’hui est « pas de paie sans recyclage permanent », et, ô ironie, c’est l’intelligentsia française qui est une des pires du moment et qui règne sur le déclin culturel du pays.
Des renégats font partie de tous les gouvernements en Europe. Ils nous remettent en mémoire ce gentil reproche de Shelley à Wordsworth qui, après avoir accueilli la Révolution Française avec enthousiasme, opta pour un conservatisme pastoral :
Dans une honorable pauvreté, ta voix composait Des chants consacrés à la vérité et à la liberté, Mais, les délaissant, tu me laisses regretter
Ce que tu fus jadis et que tu as cessé d’être.
Je pense aussi à un autre poète, le socialiste américain Thomas McGrath, qui, au milieu du siècle dernier, défendait le radicalisme des années 1930. Son poème « Lettre à un Ami Imaginaire » pourrait tout aussi bien s’appliquer au années 1960 :
Paroles en l’air, il est facile de rire. L’essentiel n’est pas là, ne l’a jamais été.
La réalité, c’était la générosité, l’espoir, l’attente, Le désir franc et vrai de créer le bien.
À présent, dans cet autre automne, cette nouvelle saison D’une ancienne obscurité, qui fait froid aux hommes,
Le gel s’étend sur le naufrage de mon jardin étoilé. Sur mon espoir.
Sur
Ces morts généreux de mes années. À présent dans les rues froides
J’entends la rumeur de la chasse et le long Grondement de l’argent…
Traduit de l’anglais par Robert Fischer
***
(…)
Vers la fin d’octobre [1968] on put croire que le soulèvement mondial de la jeunesse avait perdu de son élan, et que le mouvement était entré dans une phase de déclin. Les travailleurs et étudiants mexicains venaient de subir une défaite temporaire. Les manifestations de rue en Italie et en Allemagne de l’Ouest n’avaient pas réussi à provoquer un soulèvement général, et les autorités étaient parvenues à isoler les affrontements. En Tchécoslovaquie, malgré la résistance courageuse et parfois héroïque des travailleurs et étudiants tchèques, la bureaucratie soviétique était arrivée à détruire tout espoir immédiat en une révolution politique antibureaucratique qui mûrissait avant l’invasion.
C’est alors que, dans la seconde semaine de novembre, des informations à propos de manifestations massives d’étudiants au Pakistan occidental commencèrent à filtrer dans la presse étrangère. Il semblait que les étudiants pakistanais avaient fixé la date de leur soulèvement de façon à dissiper le sentiment croissant de démoralisation qui se répandait en Europe occidentale. Le mouvement, qui avait débuté dans le Pakistan occidental, s’étendit à la partie orientale du pays, à un millier de miles de là. Après un mois de combats résolus et prolongés contre la police et l’armée, les étudiants furent rejoints par le prolétariat urbain, l’énorme masse des chômeurs et quelques secteurs de la petite bourgeoisie des professions libérales.
La force du mouvement était telle que, bien que le gouvernement ait essayé son « truc » favori – fermer toutes les universités et les écoles –, les étudiants continuèrent à se mobiliser et à se battre dans les rues. La lutte se poursuivit jusqu’à ce que son principal but – renverser le dictateur – ait été atteint.
Le 21 février 1969, le président Ayub Khan annonça son retrait de la scène politique. Les étudiants et travailleurs pakistanais avaient réussi au-delà de leurs plus folles espérances, et avaient accompli en peu de temps ce que, partout ailleurs dans le monde, leurs homologues n’avaient pas réussi à effectuer. Bien sûr, la chute d’Ayub ne marquait pas la fin du système qu’il représentait, mais elle n’en restait pas moins une importante victoire politique, et elle eut un effet psychologique très précieux sur la conscience des étudiants et des travailleurs. De plus, ce succès limité, remporté grâce à des actions de masse dans les rues des villes pakistanaises, dans des conditions de désorganisation et de non-coordination complètes, montre ce que pourrait une force organisée ; la leçon n’a pas été perdue, tant par la réaction que par les forces progressistes du Pakistan.
En Asie, les étudiants ont toujours eu un rôle politique actif. Un rapide regard révèle en effet le pouvoir qu’ont exercé les étudiants en Chine, au Japon, en Corée, au Vietnam, en Indonésie, pour ne nommer que quelques pays, au cours des dernières décennies. Dans les pays du monde « libre » dominés par des oligarchies compradores aux ordres de l’impérialisme américain, la force politique des étudiants a été reconnue, et l’on s’occupe d’eux en conséquence : arrestations massives, tortures abominables, meurtres purs et simples de dirigeants étudiants sont choses courantes dans les zones non libérées de l’Asie.
Les dirigeants fantoches d’Asie peuvent se permettre un sourire condescendant devant les « troubles » auxquels font face leurs maîtres capitalistes en Europe et aux États-Unis, et leur incapacité à traiter les étudiants comme on les traite en Asie ou en Amérique latine. Les contradictions des vieilles sociétés capitalistes empêchent la classe dominante d’employer les méthodes que peuvent utiliser leurs valets dans les parties du monde exploitées par l’impérialisme. Le dictateur pakistanais Ayub montra beaucoup de compassion pour les difficultés auxquelles faisaient face de Gaulle, et il est vraisemblable que des messages furent échangés entre eux peu après Mai 68. A coup sûr, la classe dirigeante pakistanaise avança l’idée selon laquelle le mouvement de mai en France n’était que le résultat d’une « conspiration juive », destinée à « punir » de Gaulle pour ses sympathies « proarabes ». C’est un mauvais point pour le niveau de conscience politique de nombreux étudiants du Pakistan occidental que d’avoir pris cette fable pour argent comptant ; j’ai moi-même été interrogé à ce sujet en privé par de nombreux militants étudiants.
Il y eut certaines ressemblances entre le mouvement de mai en France et le soulèvement de novembre au Pakistan. Dans les deux pays, un homme fort détenait le pouvoir depuis dix ans avec le soutien de l’armée, et le système politique était tel qu’une défaite électorale était quasi improbable. Le climat politique dans les deux pays était étouffant et rigoureux (quoique évidemment à des degrés différents), et tant de Gaulle qu’Ayub avaient, dans leurs attitudes, par rapport au Viêt-Nam et à la Chine, une façade de « gauche ». De même, l’amitié de de Gaulle avec l’Union soviétique avait encore diminué la capacité d’opposition du Parti communiste français et de ses partisans, et l’« amitié » d’Ayub avec la Chine avait réussi à paralyser les éléments « pro- chinois » au Pakistan. Aussi bien en France qu’au Pakistan, les partis d’opposition traditionnels n’avaient pas réussi à faire preuve d’une attitude militante face aux régimes autoritaires à l’intérieur des limites fixées par l’État. Une opposition extraparlementaire était par conséquent la seule issue ; mais dans les deux pays, on pensait que la structure politique était telle qu’une révolte prolongée était presque impossible.
Mais, en dépit des similitudes politiques entre les deux pays, il y avait, dans d’autres domaines, des différences considérables, la plus importante étant le développement respectif des forces productives. La France est un pays capitaliste avancé où le prolétariat est la classe sociale la plus nombreuse et la plus puissante, et la presque totalité de la population sait lire et écrire. Le Pakistan, au contraire, est une société semi-coloniale, féodale, avec une bourgeoisie compradore montante ; sur une population de 120 millions d’habitants, moins de quarante pour cent savent lire et écrire, et ce sont en majorité des étudiants, d’anciens étudiants sans travail, des hommes de loi, des employés, des docteurs et des professeurs. La couche sociale la plus nombreuse du pays est la paysannerie. En France, la révolte étudiante était liée aux contradictions économiques propres à une société capitaliste avancée ; elle reflétait la crise générale de l’idéologie bourgeoise ainsi que le conflit entre les besoins de l’économie capitaliste par rapport à l’université et les institutions bourgeoises à l’intérieur du système universitaire. Dans de nombreux pays capitalistes avancés, les universités commencent à exprimer et à refléter les contradictions de l’économie capitaliste, bien que les étudiants n’aient pas d’autonomie et de pouvoir poli- tique ou organisationnel réel en comparaison, par exemple, du pouvoir de la classe ouvrière. Il est vrai que cela change rapidement avec l’augmentation du nombre des étudiants et le développement général de la technologie.
(…)
Au Pakistan, le mouvement étudiant se trouve dans une situation tout à fait différente. Les étudiants se considèrent consciemment comme une force d’opposition politique, étant donné que de nouveaux partis politiques n’ont pu se développer librement et que les partis existants ont irrémédiablement échoué, même dans leur lutte pour les libertés publiques. Et, naturellement, dans les périodes où les partis politiques étaient interdits, le mouvement était la seule force organisée de tout le pays. Le bas niveau d’alphabétisation est également un facteur important et force presque les étudiants à jouer un rôle politique. Même lorsque les étudiants décidaient de ne pas avancer de revendications politiques pour des raisons tactiques, leurs actions ont toujours été reliées à la vie politique du pays, et eux-mêmes ont lié la lutte contre l’oppression à l’université à la lutte contre le régime d’Ayub.
Le problème d’avancer des revendications n’ayant trait qu’à l’université ne s’est jamais posé, étant donné que les étudiants ont souvent été forcés d’avancer des revendications au nom de la petite bourgeoisie et du prolétariat urbain et rural, tant dans le Pakistan occidental que dans le Pakistan oriental. Tout programme pour le mouvement étudiant au Pakistan devrait par conséquent faire partie d’un programme général pour les masses pakistanaises. (…) Les liens entre le mouvement étudiant pakistanais et les travailleurs sont extrêmement solides car ils se sont tissés au cours d’actions communes et non par des distributions de tracts à la porte des usines (ce qui ne serait pas possible au Pakistan à cause de la législation, même si les ouvriers savaient lire).
L’absence d’une forte emprise social-démocrate ou semi-fasciste sur les ouvriers facilite les actions communes entre eux et les étudiants. La plupart des bureaucrates syndicaux droitiers sont si profondément discrédités en raison des subsides qu’ils reçoivent des capitalistes et du gouvernement, qu’ils ne représentent absolument aucune menace. En fait, les ouvriers pakistanais accueillent généralement bien les étudiants qui viennent leur expliquer les développements politiques, les aident à organiser des grèves et collectent de l’argent pour les grévistes. Le simple fait qu’une personne « instruite » prenne la peine de leur parler, bien plus, de discuter des moyens de les aider, provoque l’enthousiasme des ouvriers.
Pendant dix ans, Ayub gouverna le Pakistan avec le soutien de l’armée et de la bureaucratie, et l’appui des intérêts féodaux et capitalistes pakistanais. Les mouvements d’opposition, qu’ils fussent dirigés par les étudiants ou lancés par les ouvriers sous la forme de grèves, avaient été sévèrement réprimés, et même une forme plus modérée d’opposition de la part des partis politiques bourgeois n’avait pas été tolérée. La presse avait été efficacement étouffée, et la radio était contrôlée par le ministre de l’Information et de la Radiodiffusion. La propagande du régime était si grossière et si criante qu’elle dégoûtait le peuple, et l’une des dernières trouvailles d’Ayub, la création de « gardes verts » et la publication d’un « petit livre vert » renfermant ses « pensées », n’avaient même pas réussi à amuser les étudiants, elle n’avait fait que les écœurer. L’absence d’opposition solide associée à la « popularité » artificiellement provoquée d’Ayub, avait rendu la classe dirigeante du Pakistan suffisante et satisfaite d’elle-même. Rien, pensait-elle, n’était assez fort pour détruire sa sécurité, et elle commençait à croire à demi les mythes qu’elle avait elle-même construits autour d’elle.
Lorsque les étudiants de Rawalpindi sortirent dans les rues de la capitale politico-militaire du pays, en novembre 1968, pour manifester contre une injustice, manifestation non politique, on n’y prêta pas grande attention. La première réaction du régime montrait clairement qu’il pensait pouvoir écraser la manifestation comme il l’entendrait. Il était difficile d’imaginer que ce petit commencement pourrait conduire à un affrontement majeur entre le peuple et l’État. Mais lorsque les conditions objectives sont mûres, une petite étincelle elle-même peut allumer un feu difficile à éteindre. Dans le cas présent, la répression eut l’effet inverse de celui souhaité, et, combinée à d’autres facteurs, elle créa une situation conduisant, de fait, à une insurrection étudiante. Les flammes de la révolte avaient été allumées et la seule façon que trouva l’oligarchie pour les éteindre fut de sacrifier le dirigeant qui avait été à sa tête pendant les dix dernières années. Ces dix années avaient été surnommées la « décennie du développement » et, en ce qui concerne les capitalistes, elles furent certainement des années durant lesquelles les biens s’agrandirent, les fortunes s’amassèrent et qui permirent à la famille Ayub de devenir l’une des vingt plus riches familles du pays. Pour le peuple pakistanais, ce furent dix années de ténèbres, d’oppression et de misère physique croissante ; dix années de misère intellectuelle aussi, due à la sévère censure politique et culturelle imposée par le régime.
Malheureusement pour la clique au pouvoir, son dirigeant n’était qu’un médiocre, à tous points de vue (il suffit d’un coup d’œil à son autobiographie, qu’il n’a d’ailleurs pas écrite lui-même, pour s’en assurer). Il manquait complètement d’imagination politique, et même du gros bon sens de corps de garde qu’il était supposé avoir, et qui le rendait cher aux lecteurs du Daily Telegraph. Le peu de bon sens qu’il avait pu avoir autrefois avait disparu au long d’années d’abjecte flagornerie de la part de ses courtisans, qui avaient réussi à le couper des réalités politiques du Pakistan. À la fin, l’armée ne pouvait faire autrement que de le renverser. Un petit nombre de bureaucrates loyaux tentèrent de lui conseiller les moyens d’un sauvetage politique, mais ils échouèrent et ne furent pas soutenus par l’armée. Les trente-trois jours qui s’écoulèrent entre le discours d’Ayub où il annonçait son retrait de la politique et la prise militaire du pouvoir par le général Yahya Khan, virent se dérouler à fond les opérations politiques habituelles au Pakistan. Les forces politiques de la droite et les groupements prosoviétiques se constituèrent à la hâte en un front uni pour négocier avec Ayub, au cours de deux conférences successives. (…)
Au cours de ces trente-trois jours fiévreux, les représentants civils des propriétaires fonciers et de la petite bourgeoisie supérieure plaidèrent avec acharnement pour qu’on les laisse participer à la marche de l’État mais leurs propres divergences et la décision bien arrêtée de l’armée de reprendre le pouvoir après Ayub les firent échouer. L’armée s’inquiétait de ce qu’un gouvernement civil arrivant dans le sillage d’un soulèvement populaire de masse serait obligé de faire des concessions radicales ; par ailleurs, celui-ci serait une menace pour l’autonomie financière de l’armée, qui était devenue une chasse jalousement gardée. C’est pourquoi elle ne pouvait tolérer la venue d’un gouvernement civil immédiatement après Ayub. (…)
Bien qu’Ayub ait déjà prononcé le discours annonçant son départ, le prolétariat urbain continuait ses grèves contre les bas salaires et les mauvaises conditions de vie et de travail, montrant ainsi clairement que c’était le système social dans son ensemble qui était mauvais et devait être détruit, et non pas simplement un individu puissant. Le climat était extrêmement encourageant et optimiste. De grands meetings d’ouvriers s’attaquaient ouvertement à la structure capitaliste et pro-impérialiste du Pakistan, et toute attaque contre les propriétaires fonciers était saluée par des applaudissements à tout rompre. Les poèmes de Habib Jalib (le poète de la révolution), qui avait été emprisonné à plusieurs reprises par la dictature, furent beaucoup demandés. Ils reflétaient l’esprit et les aspirations des masses en lutte, et bien que des critiques dépassés aient mis en doute la qualité littéraire de ses poèmes, eux- mêmes se tinrent à l’écart du combat.
Le fait que les masses aient senti qu’elles, et elles seules, avaient renversé Ayub, leur fit croire qu’elles pourraient faire de même avec tout autre régime qui chercherait à les opprimer. Mais elles manquaient d’organisation, et cela fit que la prise du pouvoir par les militaires le 26 mars 1969 se déroula somme toute aisément. Après trois mois d’un combat historique des étudiants, ouvriers et paysans pakistanais, on n’avait abouti qu’à changer de dictateur et à faire apparaître clairement et sans erreur possible l’armée pakistanaise comme le principal défenseur de la loi bourgeoise et de l’ordre féodal au Pakistan. (…)
La loi martiale fut violée dans le Pakistan oriental, en 1969, dès le lendemain du jour où elle a été décrétée : les travailleurs de Chitwtong se mirent en grève, et, dans toute la ville, le travail s’arrêta. Bien sûr l’armée arrêta quelques dirigeants syndicaux et les laissa sur la chaussée après les avoir fouettés mais dans certains cas, des foules d’ouvriers entourèrent les camions militaires et délivrèrent ceux qui venaient d’être arrêtés. Des slogans inscrits sur de nombreux murs au Pakistan oriental disaient : « Nous refusons la seconde occupation Pendjabi du Bengale. »
Dans le Bengale du Nord, un grand nombre de paysans défièrent la loi martiale en manifestant et en attaquant des postes de police. Dans certains cas, des armes et des munitions furent prises par les paysans. Bien qu’aucun parti politique n’ait indiqué ce qu’il fallait faire, les ouvriers tant du Pakistan oriental que du Pakistan occidental, exprimèrent leur opposition au nouveau régime en ignorant ses règlements et ses codes. À Karachi, les ouvriers se mirent en grève et défièrent l’armée d’ouvrir le feu et de les tuer, mais, dans ce cas-là, l’année trahit. À Quetta (Baloutchistan), la grève des mineurs se termina par une effusion de sang : deux mineurs au moins furent touchés mortellement par des unités de l’armée et beaucoup d’autres blessés. Ils avaient refusé de décommander leur grève après que la loi martiale fut décrétée. Les militants étudiants du Pakistan oriental défièrent eux aussi le nouveau régime en tenant des meetings semi-publics dans leurs collèges universitaires. (…)
Le régime de Yahya s’est vu obligé à certaines concessions sur divers points constitutionnels de première importance. La structure centralisée du Pakistan occidental a été démembrée, et les provinces rendues à leur statut d’origine. La revendication du suffrage universel (« one man, one vote ») a été acceptée, et des élections générales doivent avoir lieu sur cette base en octobre 1970. La tenue de ces élections dépend du développement de la situation, mais si elles ont lieu, bien qu’elles représentent un important pas en avant, elles ne résoudront aucun des problèmes fondamentaux auxquels font face les masses pakistanaises. (…)