La Grèce, l’État et l’antifascisme

Nous assistons à un tournant dans la lutte contre la plus implantée et la plus dangereuse des forces néonazies d’Europe.

 

Dans l’arrestation spectaculaire de Nikolas Michaloliakos et d’autres leaders d’Aube Dorée en Grèce, ce n’est pas seulement l’avenir immédiat du parti nazi qui est en jeu, avec ses 18 députés obtenus grâce à un score de 7% aux dernières élections législatives, et son imposant détachement militant dédié à l’affrontement de rue. C’est également la poursuite de la résistance sociale et politique dans le pays européen le plus durement touché par la crise.

Cet événement pose aussi plus largement la question de la lutte contre le fascisme, le racisme et la xénophobie en Europe – la montée d’Aube Dorée ayant agi comme un exemple et un pivot de la radicalisation des forces d’extrême droite à travers le continent.

Le soudain revirement de l’État et du gouvernement d’Antonis Samaras contre Aube Dorée témoigne des efforts de mobilisation antifasciste en Grèce et de la vague d’indignation populaire qui a suivi le meurtre fasciste du très apprécié rappeur antiraciste Pavlos Fyssas. Dans les heures qui ont suivi le meurtre de Pavlos, des dizaines de milliers de personnes se sont emparées des rues d’une douzaine de villes à travers la Grèce en visant explicitement Aube Dorée, dont l’un des cadres tenait le couteau ayant servi à assassiner Pavlos.

C’est la crainte de voir se répéter les révoltes de décembre 2008 – qui ont démarré à la suite du meurtre policier d’un élève de 15 ans, Alexandre Grigoropoulos – conjuguée à la vague de grèves et à la progression de la gauche radicale, qui a poussé le gouvernement à agir.

Ce n’est certainement pas une réelle hostilité envers le fascisme qui a animé Samaras et son parti Nouvelle Démocratie. Au moins trois figures majeures du centre droit avaient déjà envisagé une possible alliance avec les fascistes (s’ils devenaient légèrement plus « modérés »), dans la mesure où la coalition gouvernementale était réduite à peau de chagrin : il n’y reste plus que le centre droit et une social-démocratie exsangue représentée par le PASOK.

Les avocats antifascistes Evgenia Kouniaki, Takis Zwtos et Thanasis Kampagiannis ont apporté une masse importante de preuves reliant Aube Dorée à des activités criminelles et à une série de meurtres commis ces dernières années, et notamment l’assassinat d’un travailleur pakistanais, Shehzad Luqman en janvier dernier : l’un de ses assaillants avait des piles de brochures d’Aube Dorée ainsi qu’un portrait de Michaloliakos dans son appartement. Il n’y a pourtant eu aucune descente dans les bureaux d’Aube Dorée ou dans les commissariats de police liés aux nazis ces huit derniers mois.

Costas Douzinas, Hara Kouki et Antonis Vradis ont esquissé une partie des liens entre les fascistes, le centre droit et certains éléments de l’État. Au cours de la semaine passée, on a pu entendre des révélations au sujet d’un entraînement paramilitaire de fascistes conduit par des membres de la réserve des forces spéciales grecques, et d’autres au sujet de la complicité d’une figure majeure des services secrets (EYP), dans l’obstruction d’enquêtes sur les crimes d’Aube Dorée.

À cela s’ajoute le fait que ce gouvernement est responsable d’une cure d’austérité sauvage en application de chaque mémorandum, et renforce délibérément le racisme, qu’il rafle les réfugiés et les migrants, tout en accentuant la répression contre les mouvements sociaux. Comme l’explique brièvement la citation suivante : « C’est le gouvernement qui a fermé des écoles et des hôpitaux, et qui a ouvert des camps de concentration ».

C’est aussi un gouvernement qui, face à la montée de la gauche radicale – à travers le principal parti d’opposition de gauche Syriza, vainqueur potentiel des prochaines élections législatives – a entrepris de calomnier la gauche toute entière, légitimant ainsi l’extrême droite fasciste, en décrivant les deux camps comme des « extrêmes jumeaux », représentant tous deux des dangers pour la démocratie.

Cette calomnie a été relancée tout récemment lors d’une visite aux États-Unis, où Samaras a comparé les personnes favorables à une sortie de la zone Euro et de l’UE aux voyous d’Aube Dorée. Ajoutons à cela que la justice a décidé de libérer sous caution plusieurs leaders criminels nazis – y compris Ilias Kasidiaris, qui avait pris la fuite après avoir attaqué deux députées de la gauche radicale à la télévision, l’an passé – et l’on comprendra aisément que les mesures du gouvernement et de l’État contre le parti Aube Dorée ne visent pas et ne suffiront pas à détruire les nazis. Et ces décisions sont encore moins susceptibles de briser le lien d’Aube Dorée avec le centre-droit, certains rouages de l’État et certains personnages de la classe capitaliste.

En effet, si la lutte antifasciste s’en tient à un niveau institutionnel et « constitutionnel », il y a un fort risque que les nazis puissent traverser la tempête actuelle et ré-émerger comme le pôle anti-establishment dans une société où les partis de gouvernement souffrent d’une crise endémique.

Le mouvement antifasciste grec s’efforce de tirer certaines leçons politiques majeures, pour éviter ce scénario et faire de la grande vague de protestation un mouvement capable de liquider la force politique et la force de frappe physique des fascistes et d’ébranler du même coup le gouvernement et les politiques qui ont permis la montée d’Aube Dorée. Ce sont également des leçons importantes pour le reste de l’Europe :

 

1. Le fascisme est une menace en soi – et nécessite une réponse large, mais radicale

La coalition antifasciste grecque et antiraciste KEERFA s’est constituée avant qu’Aube Dorée n’entre au parlement l’an dernier et ne s’étende avec vigueur. Celle-ci défendit alors que, malgré la contribution évidente des conditions sociales et politiques imposées par les partis de gouvernement à la progression des nazis – austérité, racisme institutionnel, diabolisation de la gauche reprenant la propagande de la guerre civile des années 1940, et ainsi de suite – s’opposer au fascisme requiert une réponse politique spécifique plutôt qu’une focalisation sur ses causes.

La droite fasciste n’est pas simplement un résultat de la crise politique et sociale. En effet, celle-ci joue un rôle autonome, et définit son orientation en exerçant un vrai rapport de force. Si on lui offre un espace physique et politique pour grandir, elle sèmera rapidement une terreur urbaine (dans les conditions d’une crise généralisée) et entraînera la radicalisation de l’appareil d’État et des politiques de la droite dans leur ensemble.

Le mouvement antifasciste en Grèce s’est battu systématiquement pour fermer cette espace. Cela s’est traduit par des mobilisations populaires, porteuses de l’idée que les fascistes ne sont pas une force politique légitime, mais un gang violent, qui doit être traité comme tel à tous les niveaux. Sur cette base, le mouvement antifasciste a tenté de construire la plus large unité possible pour combattre le fascisme, entre la gauche, les syndicats et les communautés d’immigrés.

 

2. L’antifascisme a besoin de l’antiracisme

Après la percée d’Aube Dorée, de nombreux médias européens ont bruyamment fait écho aux coups d’éclat des fascistes, comme des distributions de nourriture ou des banques du sang « réservées aux Grecs ». Pourtant, la croissance d’Aube Dorée n’était pas liée à une quelconque capacité de ce parti à pallier certaines fonctions essentielles de l’État. Elle a été principalement favorisée par un racisme institutionnel et populaire exacerbé. Aube Dorée pouvait ainsi prétendre que, tandis que les politiciens se disaient « submergés par les immigrés », seuls les militants fascistes étaient prêts à sortir les immigrés des quartiers et à passer à l’action directe.

C’était donc se fourvoyer que de prétendre qu’on pouvait venir à bout d’Aube Dorée en faisant rivaliser la gauche avec elle dans la mise en œuvre de services sociaux. S’attaquer au racisme d’Aube Dorée, qui s’est principalement illustré dans de violentes attaques contre des immigrés puis contre la gauche, est primordial. Cela impliquait, du côté de la résistance, de mobiliser et de donner un rôle de premier plan aux communautés immigrées, populations directement concernées par ces attaques.

Ce faisant, les communautés immigrées ont repris leur place au sein de la résistance sociale plus générale – nous disions « eux », nous pouvons dire « nous ». Dans le même temps de telles mobilisations unitaires fournissent une base visible et matérielle à une indispensable critique antiraciste du gouvernement et de l’État.

Les fascistes sont à même d’attirer certaines couches de la population désillusionnées par l’establishment politique et par l’impact de l’austérité, mais leur principal soutien provient de ceux qui adhèrent à nombre de mythes racistes. S’opposer à l’austérité sans en tirer des conclusions antiracistes et anti-xénophobes explicites – qui, d’ordinaire, ne sont pas « spontanément » mises en avant – ne brisera pas la base des fascistes.

 

3. Le fascisme grandit avec l’État – pas contre lui…

Il était choquant – pas surprenant néanmoins – de lire les rapports selon lesquels probablement la moitié des forces de police athéniennes aurait voté pour Aube Dorée lors des secondes élections législatives de l’an dernier.

Malgré toute leur rhétorique prétendument anticapitaliste et radicale, les formations fascistes n’ont jamais pris le pouvoir qu’avec le soutien d’une section dominante de la classe capitaliste et de son État. Ce fut le cas de Mussolini, d’Hitler et des partis fascistes classiques.

La montée du fascisme constitue une extension et une radicalisation de l’État. La formation effective d’un régime fasciste se produit quand de larges éléments de la machine étatique et de l’appareil gouvernemental se sont d’ores et déjà ralliés au fascisme comme instrument de dernier recours alors que les méthodes « habituelles » de répression policière et de politiques parlementaires de droite ont échoué.

 

4. … Mais l’action de l’État importe considérablement

Tout ceci ne signifie pas que nous devrions être indifférents à l’action de l’État ou que la lutte contre le fascisme est une sorte de diversion par rapport à la bataille contre les gouvernements d’austérité et la répression étatique.

La thèse selon laquelle l’État et les fascistes sont une seule et même chose – à partir du constat de la connivence de la police ou du gouvernement avec les fascistes – revient ainsi, dans les faits, à admettre que les fascistes sont déjà sur la route du pouvoir ou que l’État est si puissant qu’il peut militariser sa réponse au mouvement social autant qu’il le souhaite. Le radicalisme apparent de telles positions est en réalité marqué par le fatalisme et le désespoir.

Il ne s’agit pas de dire que les forces politiques dominantes et les forces répressives de l’État ne sont pas capables d’exercer la terreur. Il n’y a aucun doute là-dessus. C’est plutôt que la latitude qu’ils ont pour étendre la répression dépend des rapports de force au sein de la société. Une part importante de ces rapports de force dépend du degré auquel les gangs fascistes parviennent à pénétrer les quartiers et tout l’espace social.

La gauche et le mouvement ouvrier ont tout intérêt à dénoncer les connivences entre l’État et les fascistes, à éradiquer le lien unissant le fascisme à l’État et à forcer l’État à agir contre les fascistes – non pas parce que l’État serait une barrière efficace contre le fascisme, mais parce que, s’il est contraint à agir de la sorte, la marge de manœuvre pour délégitimer les fascistes est plus importante et les perspectives d’affaiblir l’État répressif s’élargissent.

 

5. Les fascistes sont anticonstitutionnels – mais on ne les stoppera pas par un « consensus constitutionnel »

Face au contrecoup qui a suivi le meurtre de Pavlos Fyssas, le gouvernement a temporairement délaissé le discours des « extrêmes jumeaux » et a appelé tous les partis politiques à s’allier à lui pour former un « front constitutionnel » pour rejeter les fascistes.

Son but est ainsi d’usurper les mérites du véritable mouvement antifasciste auquel il s’est attaqué. Et il n’y a pas consensus sur que signifient « la loi » et « la constitution ». Les gouvernements grecs successifs ont siégé de manière « inconstitutionnelle » tout au long de ces deux dernières années, par la désignation d’un premier ministre non-élu – le banquier Lucas Papademos – et, désormais, par l’utilisation massive de diktats exécutifs plutôt que de normes parlementaires. 

L’article 187 du code pénal, invoqué pour poursuivre les chefs d’Aube Dorée en justice en tant que dirigeants d’une entreprise criminelle, a également été utilisé contre la gauche. A un tel axe « constitutionnel », la gauche ne saurait appartenir, d’autant que les autorités judiciaires souhaitent limiter les enquêtes afin de préserver les élites politiques, tandis que le procureur du district d’Athènes a, par exemple, retenu les charges pesant sur l’un des principaux dirigeants du mouvement antifasciste, le conseiller municipal d’Athènes Petros Constantinou.

Rien de tout cela ne signifie que la gauche doive d’une certaine manière soutenir les « droits constitutionnels » des fascistes, directement ou implicitement. Il s’agirait plutôt de couper court aux manœuvres des élites, afin de liquider le mouvement fasciste et d’ébranler le gouvernement sur sa gauche.

La seule « constitution » qui vaille pour la gauche réside dans la liberté et le terrain conquis par le mouvement ouvrier et social, dans ses victoires reflétées de manière atténuée au cœur des lois officielles de l’État, ou admises en tant que fait politique sous l’effet d’une accumulation de luttes. Voilà ce que menace le fascisme, voilà la « constitution » populaire que nous pouvons convaincre les masses de défendre.

 

6. Un mouvement de masse au-delà des limites de l’ordre établi

Le mouvement de masse a des effets politiques. Ce que le gouvernement grec a fait contre les fascistes, il l’a fait sous cette contrainte.

Ne pas parvenir à faire vivre la réalité politique que le mouvement a lui-même créée, en nier les effets, revient à la fois à miner la confiance qu’il a dans ses propres capacités et à abandonner l’initiative politique à d’autres.

Les revendications et les prochaines étapes du mouvement antifasciste en Grèce sont destinées à élargir la brèche qu’il a déjà ouverte. Alexis Tsipras, le leader de Syriza, disait récemment qu’il ne souhaitait  pas « mettre Aube Dorée hors-la-loi [c’est-à-dire, interdire le parti] mais plutôt l’amener dans le cadre de loi, le traîner devant les tribunaux ». Tsipras affirmait la même semaine sa « confiance dans les autorités judiciaires grecques ».

À l’heure qu’il est, le juge qui entendait plusieurs chefs d’Aube Dorée a « accidentellement » donné aux avocats des fascistes le noms et les coordonnées de l’ancien membre d’Aube Dorée devenu dénonciateur et témoin à charge contre eux.

Ainsi, demander aux criminels d’Aube Dorée de rendre des comptes est une tâche qui ne peut être laissée à des autorités qui ont collaboré avec cette organisation. Cela nécessite de systématiquement demander le démantèlement de ce gang à tous les niveaux et de poursuivre l’enquête sur les faits de violence et les crimes d’Aube Dorée, et ce, où qu’elle mène.

Cela signifie forcer le gouvernement à couper les fonds étatiques revenant à Aube Dorée. Si Aube Dorée est une bande criminelle, alors ses bureaux dans divers quartiers sont des centres où s’élabore la terreur organisée. Ils devraient donc être fermés, par tous les moyens nécessaires.

En d’autres termes, la dynamique officielle contre Aube Dorée se poursuivra uniquement si elle continue de répondre à un mouvement indépendant et militant qui va au-delà des limites officielles et qui est prêt à agir.

C’est pour cela qu’il était tout à fait légitime, lors du grand rassemblement antifasciste devant le parlement grec fin septembre, que le mouvement antifasciste rompe avec le consensus constitutionnel et légaliste, et dirige la marche vers le quartier général d’Aube Dorée.

Cet acte ne relevait pas d’un quelconque rituel, il n’était pas l’œuvre d’une petite minorité ultra-radicale. C’était l’affirmation politique de la centralité d’un mouvement de masse, faite par ce mouvement de masse lui-même, dans la lutte contre le fascisme et le racisme.

Ce mouvement, qui tenait une importante conférence à Athènes le premier week-end du mois d’octobre, est désormais en position de faire avancer la lutte pour le démantèlement d’Aube Dorée, et qui plus est – en concertation avec les grèves de masse en cours et les luttes sociales – d’augmenter la pression pour demander la démission du gouvernement.

Voilà, sous forme assez télégraphique, certaines des leçons générales de ces dernières semaines de lutte en Grèce.

Toutefois, la leçon majeure est que la politique, la stratégie et la tactique ne sont pas déductibles de schémas abstraits. La radicalité ne découle pas de la rhétorique, de postures ultra-militantes ou d’éléments de distinction. Ces leçons viennent toutes d’un engagement concret dans la construction d’un mouvement de masse et dans la lutte, par ce mouvement, pour une politique qui cherche à couper court plutôt qu’à éluder les réponses de l’État et de l’ordre établi.

 

Kevin Ovenden est secrétaire national de Unite against fascism (Grande-Bretagne).

La version originale de cet article a été publiée sur left-flank.org (http://left-flank.org/2013/10/04/greece-the-state-anti-fascism/)

Traduit de l’anglais par Selim Nadi avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.