La chute de Rajoy ouvre-t-elle un nouveau cycle politique dans l’État espagnol ? Sánchez peut-il stabiliser la situation politique ? Quelle sera l’attitude de Ciudadanos, devenu la première option des classes dominantes ? Quel rôle pourrait jouer Podemos dans cette nouvelle situation ?
Josep Maria Antentas est membre du comité de rédaction de la revue Viento Sur, auteur de nombreux articles traduits et publiés par Contretemps, et professeur de sociologie à l’Universitat Autònoma de Barcelona (UAB).
1. Sans aucun doute, voir le Parti Populaire (PP) chassé du pouvoir produit une énorme satisfaction. La forme abrupte et inattendue – une motion de censure à la géométrie hautement improbable – qui a permis que Rajoy soit expulsé du Palais de la Moncloa a été particulièrement cruelle pour le PP qui a une conception du pouvoir absolument patrimonialiste.
Les crises politiques sont généralement propices à des surprises et à des changements de scénarios. Elles opèrent sur le terrain de la représentation politique qui a sa logique particulière, même si elles s’insèrent dans un contexte social et économique spécifique, dans lequel prévalent des rapports de forces et de pouvoir déterminés qui définissent un éventail de possibilités donné. L’une de leurs caractéristiques réside dans l’incapacité de l’élite dominante à centraliser et unifier ses intérêts dans une perspective globale pour éviter une fuite en avant permanente et les agissements précipités des acteurs en perdition dans le jeu interne au système de représentation. Les imbroglios sont fréquents et celui de ces derniers jours a été majeur.
Fin d’étape, donc. Ce qui s’annonce maintenant est, néanmoins, incertain. Certes mieux que ce qui nous a été réservé jusqu’ici, mais en aucun cas un gouvernement de « changement », si on donne à ce terme un sens fort et authentique. Les événements se sont produits dans le cadre de la logique parlementaire d’un système de représentation en crise et non en tant qu’opération émanant de la sphère étatique.
Ils débouchent sur un changement qui ne bénéficie pas de beaucoup de sympathies parmi l’élite politico-financière et l’appareil d’État, dont les choix pour faire face à la crise de régime se portent depuis longtemps sur l’option Albert Rivera (le président de Ciudadanos). Comme si le « résistencialisme offensif » du PP et l’ombre d’une menace néo-restaurationniste de Ciudadanos avaient engendré suffisamment d’anticorps non pas pour provoquer une rupture du régime ni forcer à une solide auto-réforme par en haut, mais bien pour actionner les improbables ressorts permettant une invraisemblable résolution d’une crise institutionnelle prolongée.
L’ascension de Sánchez incarne une relève imparfaite, une relève presque à contre-temps, qui reflète autant la profondeur de la crise politique que les limites de celle-ci. Un gouvernement du PSOE remplace un gouvernement du PP, mais dans des conditions de faiblesse inédites.
2. Personnage aux convictions idéologiques changeantes, Sánchez a eu comme principal mérite la ténacité. Pour en arriver là, il a interprété tous les rôles possibles, faisant une chose et son contraire dans des laps de temps extrêmement brefs. Tout au long de son parcours politique, il n’a jamais présenté un quelconque projet qui, ne serait-ce que timidement, se démarque de l’orthodoxie néolibérale.
Pour survivre politiquement lors de sa première élection comme secrétaire général du PSOE (juillet 2014 – octobre 2016), il a dû s’opposer à toute logique de « grande coalition » avec le PP et il a compris qu’il jouait son avenir dans la compétition avec Podemos pour le leadership de la gauche. Suite à sa démission, consécutive au putsch interne qui l’a visé, il s’est trouvé contraint à se réinventer en s’engageant dans une rhétorique régénératrice, de gauche et démocratique, et en donnant un sens politique et une problématique cohérente à son projet de reprendre son poste de secrétaire général, canalisant ainsi le malaise de la base du parti vers un projet de régénération d’une force politique dont la médiocrité de l’appareil faisait honte à ses propres militants. Mais une fois reconquis son poste, en juin 2017, il a abandonné très vite toute velléité de gauche et, englouti par la crise catalane, il s’est plié sans nuances à la raison d’État.
Toutes ces péripéties alambiquées à la tête du PSOE lui ont pourtant permis d’acquérir une autonomie relative mais réelle vis-à-vis du pouvoir économique et médiatique et de l’appareil d’État en ce qui concerne sa politique d’alliances qui, le moment venu, s’est avérée décisive pour pouvoir présenter la motion de censure contre Rajoy.
3. Sánchez parvient au pouvoir sans aucun plan si ce n’est d’essayer de survivre et de se consolider par une politique de gouvernement qui cherchera d’une part à se conformer à la plus stricte orthodoxie néolibérale et d’autre part à la compléter par des mesures à l’impact réel ou symbolique sur le terrain démocratique et civique et en matière de politique sociale. En résumé, un néolibéralisme atténué par des palliatifs sociaux, des valeurs progressistes et une désescalade en matière de politique autoritaire.
Il essaiera d’égrener une batterie de propositions, entre autres la réforme annoncée de la « Loi du bâillon »[1] intimement liées au progressisme mainstream et qui s’avèrent en général aussi spectaculaires que superficielles, ce qui ne les rend pas pour autant moins nécessaires. L’objectif du chef du gouvernement sera de se renforcer dans l’exercice du pouvoir, de remettre à flot un PSOE affaibli et de réaffirmer son hégémonie à gauche en marginalisant Podemos, pour prendre ensuite la tête d’un gouvernement dans une position moins précaire. Sánchez n’aura pas de grandes marges de manœuvre. Elles pourront même rétrécir brusquement face aux perspectives d’une détérioration de la situation économique dans une conjoncture délicate à l’échelle européenne.
Il se heurtera à l’opposition féroce d’une droite qui contrôle le Sénat et détient la majorité au Bureau du Congrès, alors que s’annonce une concurrence acharnée entre le PP et Ciudadanos pour apparaître comme le principal fer de lance contre la gauche. En 2004 la droite politique, médiatique et culturelle n’a jamais acté la légitimité de la victoire de Zapatero après les attentats d’Atocha le 11 mars, pas plus qu’elle n’acceptera aujourd’hui la légitimité de Sánchez. Paradoxalement, le principal atout de ce dernier est la désorientation stratégique de ceux qui l’ont porté au pouvoir, Podemos et les indépendantistes catalans.
4. Outre le PP, Ciudadanos est le grand vaincu de cette épreuve. Crédité d’une ascension fulgurante par les sondages, il n’avait qu’à continuer à contempler l’érosion de Rajoy et en recueillir les fruits lors de la prochaine échéance électorale. La tournure des événements contrarie évidemment les plans du parti de Rivera, un parti doté en général d’une faible capacité de réaction réelle au-delà de sa propension opportuniste à tirer les bénéfices des conjonctures favorables.
L’imprévisibilité consubstantielle à toute situation de crise le met face à deux scénarios opposés. Soit la possibilité de rester cantonné dans l’opposition sur une longue période, et voir si se relance à nouveau son ascension sondagière, dans le cas où Sánchez s’avère capable de stabiliser la situation ; soit capitaliser l’usure et un éventuel échec du gouvernement du PSOE et s’imposer comme le vainqueur des prochaines échéances électorales et comme la relève définitive du bipartisme.
Il ne faut ni tenir pour mort Rivera, ni considérer que sa victoire est inéluctable. Mais bien plutôt avoir une idée claire des responsabilités de la gauche : la raison d’État à laquelle Sánchez est loyal et vers laquelle semble pencher Iglesias peut devenir la piste d’atterrissage de Ciudadanos si le nouveau gouvernement s’avère incapable d’offrir autre chose que la politique de toujours.
5. Emoustillé par la crise catalane et devenu l’option du pouvoir économique et financier, le projet de Ciudadanos est une combinaison de modernité juvénile et business friendly à la Macron, de nationalisme espagnol identitaire et d’exploitation du ressentiment social, compatible en outre avec une légère touche moderne et libérale-compétitive dans les question de mœurs et de style de vie, à l’instar de sa position lors de la grève des femmes du 8 mars, quand Ciudadanos a essayé (non sans contradictions ni ridicule) de se démarquer du néoconservatisme traditionaliste antiféministe.
Si on appliquait le terme rebattu de « populisme » à Ciudadanos, il faudrait prendre en compte que le sien est néolibéral, nationaliste, non-solidaire et modernisateur. Il vend aux classes moyennes et aux classes travailleuses déclassées le rêve méritocratique d’un employeur ou d’un professionnel qui réussit, à l’image et à la ressemblance des propres dirigeants de ce parti. Il convoque dans un schéma classique l’identité nationale comme mécanisme de dissolution des antagonismes de classe, et exploite dans un sens non-solidaire la frustration des plus défavorisés pour les dresser contre d’autres secteurs des classes subalternes.
Ce dernier aspect, comme l’a souligné Núria Alabao[2] est le plus récent dans la politique de Ciudadanos et le caractère le plus décisif à moyen terme quant au succès ou à l’échec de sa tentative de convertir les sympathies électorales et médiatiques en un projet d’hégémonie socio-culturelle à plus longue échéance. Il n’est pas sûr qu’il y parvienne et la pénurie de cadres locaux, les carences de sa base organisationnelle et son manque de punch compliquent notablement sa progression.
Ciudadanos est né comme un parti construit sur les plateaux de télévision et comme l’imitation superficielle-médiatique de droite de Podemos, mais privée de la dynamique militante et activiste qui était celle de la formation de Pablo Iglesias à ses débuts. Il est plombé par ses limites originelles en matière d’organisation et de culture politique. Mais, à n’en pas douter, ce serait un paradoxe très ironique si Ciudadanos s’avérait capable de s’ancrer et de s’implanter véritablement sur le terrain, alors que Podemos connait un processus qui le vide de sa base en affirmant un rapport à la société toujours plus exclusivement électoral et médiatique.
6. Podemos se présente sur cette scène nouvelle affaibli par sa crise interne permanente et d’importantes erreurs quant à ses rapports avec le PSOE. Après avoir dynamité le paysage politique avec son discours anti-caste, anti-régime et de rejet du bipartisme, avec son irruption en 2014, il a pris un tournant radical une fois passées les élections générales du 20 décembre 2015, en fixant comme horizon immédiat un gouvernement de coalition des deux partis. Cette proposition de gouvernement avec le PSOE a eu pour conséquence une réhabilitation non-nécessaire de ce dernier en tant que parti de changement.
Il en a été de même avec l’abandon du schéma « forces pro-régime et de la caste vs forces constituantes et populaires », avec la réapparition acritique et abrupte du schéma « droite vs gauche », qui plus est dans sa version la plus superficielle, c’est-à-dire en faisant des rapports avec le PSOE l’élément structurant de ce schéma. Par ailleurs, ce tournant vers le PSOE en termes de coalition de gouvernement a eu lieu sans examen ni discussion programmatique publique d’aucune sorte et, de ce fait, sans que soit formulé un agenda clair de mesures anti-austérité et démocratiques (à l’exception du référendum catalan) qui puisse servir à exposer les divergences politiques entre les deux partis.
Ce qui apparaît depuis lors, c’est l’incapacité à tenir à la fois un discours anti-bipartisme et une politique unitaire en direction du PSOE.
7. Dans la nouvelle étape qui s’engage, le pire scénario pour Podemos serait que Sánchez capitalise ses succès et, qu’en revanche, Podemos reste stigmatisé par ses échecs. Pour l’éviter, il lui faut apparaître comme une force autonome, capable de faire pression sur le gouvernement, en symbiose avec les luttes et les organisations sociales. La demande renouvelée d’Iglesias de former un gouvernement avec le PSOE s’engage au contraire dans une voie erronée, celle de l’intégration complète dans l’espace et la logique de gouvernement. Au-delà, la question de fond pour Podemos est de savoir s’il va contribuer à modérer les expectatives de changement social ou lutter au contraire pour les maintenir à un haut niveau en exerçant une pression maximale sur Sánchez.
Dans la conjoncture historique actuelle, marquée par la dureté de la situation politique et sociale, par le poids accumulé de décennies de reculs en l’absence de toute victoire décisive et par la carence de référents socio-culturels alternatifs, le principal adversaire de tout projet de changement social est la tendance au conformisme. Dit autrement, le décalage abyssal entre mal-être et attentes. Cela conduit toujours à une politique de moindre mal qui, à la longue, s’avère un adversaire mortel pour des forces comme Podemos.
Embellir le « changement » auquel prétend Sánchez n’aide pas à rester vigilant et à se préparer à une politique d’impulsion et de débordement. Peut-être ne s’agit-il que d’une anecdote sans importance, mais l’image des députés de Podemos criant « Sí se puede ! » au Parlement après l’investiture du nouveau président apparaissait comme une sinistre auto-parodie.
8. Différents scénarios quant à l’avenir sont imaginables mais, en schématisant, on peut définir trois options. La première serait la stabilisation relative de la situation politique au bénéfice de Sánchez. Cela exige un gouvernement qui maintienne intacte la politique économique de Rajoy, tout en l’assaisonnant de quelques mesures sociales secondaires, en procédant à quelque changement spectaculaire sur le terrain démocratique et en détendant la situation avec la Catalogne mais sans aucun changement important.
La voie de Sánchez serait alors dans un certain sens la plus audacieuse pour ce qui est d’une auto-réforme balbutiante du régime dans la mesure où elle suppose la neutralisation définitive de Podemos en tant qu’alternative et la désactivation d’un indépendantisme catalan désorienté. Mais cela exige une audace qui a fait défaut jusqu’ici tant au sein du personnel politique que dans les cénacles les plus intimes du pouvoir, et un consensus médiatico-intellectuel aujourd’hui introuvable. Le PSOE est trop faible et Sánchez et son équipe manquent d’envergure et de liens solides avec une oligarchie financière qui pour le moment ne mise pas sur lui.
Si, au final, une opération par la gauche (et par le flanc plurinational) était couronnée de succès au niveau de l’État, ce serait plutôt un événement surprenant et presque accidentel, et le fruit pour une bonne part des faiblesses stratégiques des adversaires du régime.
9. La deuxième option est celle d’un gouvernement précaire, instable et fragile, harcelé médiatiquement par la droite, incapable d’engranger des victoires visibles, réduit à un simple changement transitoire en faillite, qui se précipite vers des élections sans avoir pu se renforcer. Dans cette hypothèse, deux scénarios opposés se présentent.
Le premier, face à un échec de Sánchez, victime du harcèlement de la droite et engoncé dans son corset social-libéral et pro-régime, acculé par les attentes de changement et son incapacité à les satisfaire, serait que Podemos réussisse à se relever en menant une politique de pression permanente sur le PSOE. Cette hypothèse n’est pas envisagée aujourd’hui par la majorité des prévisionnistes et si elle se réalisait ce serait probablement dû à une relance des mobilisations sociales plutôt qu’aux mérites propres de la direction de Podemos qui a adoubé sans aucune critique Sánchez, se montrant ainsi incapable d’apparaître comme un facteur conditionnant l’action du gouvernement.
Le deuxième scénario serait que la faillite éventuelle du gouvernement de Sánchez débouche sur une victoire de la droite, celle de Ciudadanos en toute probabilité. Comme souvent dans l’histoire, un pitoyable gouvernement « de gauche » pourrait alors n’être que le simple prélude à une nouvelle victoire démoralisatrice de la droite. Non pas une simple victoire routinière mais l’accès au pouvoir de la nouvelle droite d’Albert Rivera avec un projet de régénération restaurationniste.
10. La joie provoquée par la chute de Rajoy doit être à la mesure du manque d’enthousiasme suscité par Sánchez. Le défi consiste maintenant à le pousser, lui tout comme Podemos, pour aller plus loin que là où ils veulent arriver. Et de le faire en partant de l’autonomie organisationnelle et stratégique vis-à-vis des appareils des deux formations politiques. En d’autres termes, il s’agit de pousser de façon conflictuelle et sans illusion ceux qui sont spécialisés dans l’étouffement, sans déposer le moindre espoir chez ceux qui sont maîtres dans l’art de semer le cynisme.
L’évolution de la nouvelle situation ne tournera pas seulement autour de la question de la capacité du gouvernement à concilier son agenda néolibéral avec un minimum de mesures démocratiques et sociales, et de consolider par là-même son autorité. Il s’agira surtout de savoir si les succès apparaissent comme des mérites (et les renoncements comme des fautes) imputables au PSOE, à Podemos ou à la mobilisation citoyenne. Le scénario n’est pas le même selon que Sánchez impose son orientation ou que Podemos paraisse être à l’initiative ou encore que la lutte sociale entre en scène de façon autonome et contraigne ainsi les mouvements des grands partis.
Le gouvernement de Sánchez sera doublement fragile, tant par la grande hétérogénéité de ses appuis parlementaires que par la faiblesse du PSOE. Une situation de ce type est toujours favorable pour qui sait l’utiliser à bon escient. Il ne s’agit ni de se joindre bêtement aux applaudissements hyperboliques qui surdimensionnent la signification de ce qui s’est produit et cèdent toute l’initiative au gouvernement et aux appareils partidaires, ni de tomber dans un défaitisme fataliste qui se contenterait de préparer un résistencialisme minoritaire nourrissant sa propre défaite.
Le défi consiste plutôt à saisir l’opportunité du changement de cycle pour se dégager de la déception des derniers mois particulièrement sombres et s’efforcer de relancer un agenda de luttes sociales et de reconstruction socio-politique qui interagisse de façon critique et non subalterne avec les forces qui soutiennent le nouveau gouvernement.
Traduit par Robert March.
[1] La loi de « sécurité citoyenne », communément appelée « loi bâillon », votée par le gouvernement de droite en juin 2015, vise à criminaliser un large spectre de formes de contestation et de mobilisation sociale. La résistance aux expulsions et saisies immobilières est ainsi sanctionnée d’une amende de 600 30 000 euros, l’occupation de places et de bâtiments publics d’une amende de 100 à 600 euros – une mesure qui vise également les sans-abris et les migrants qui campent. L’encerclement du parlement est interdit, tout comme la diffusion d’images de policiers. La loi donne également un cadre légal au refoulement des migrants à la frontière de Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles en territoire marocain. Lors du vote de la loi, critiquée avec force par Amnesty International et le groupe des rapporteurs spéciaux des Nations Unies, le parti socialiste espagnol s’était engagé à l’abroger s’il parvenait au pouvoir [Note de Contretemps].
[2] Alabao, N. (2018). « El peligro ‘populista’ de C’s está en Vallecas o El Raval« , 29 de Mayo, Ctxt.