Révolution bolivarienne 2014-2018 : le « grand tournant ». Évolution néolibérale et gouvernement de transition

Le gouvernement vénézuélien a récemment annoncé (août 2018) le « Programme pour la relance, la croissance et la prospérité économique », qui a été qualifié par plusieurs secteurs critiques de « paquet néolibéral ». Le problème est que les « paquets » sont historiquement liés aux recettes orthodoxes du Consensus de Washington (principalement structuré par le FMI), appliquées par le truchement de la « thérapie du choc ». Nous sommes confrontés à une autre facette, différente, du néolibéralisme, hétérodoxe, hybride, stratégique et flexible, faite de réajustements, ajustements et mutations permanents, où coexistent des mécanismes de flexibilisation et de dérégulation, des formes de mercantilisation et de financiarisation, de commercialisation (orientation vers les exportations et le marché mondial), d’organisation sur le modèle de l’entreprise et des affaires, certains discours de gauche et des mécanismes sélectifs de distribution sociale des revenus pétroliers.

De notre point de vue, si l’on veut comprendre ce processus dans sa complexité, il faut une fois pour toutes cesser de s’obstiner à ne considérer le néolibéralisme que sous sa forme « pure », orthodoxe (liée aux années 1990, au FMI, au Consensus de Washington ou seulement aux privatisations). Les temps ont changé. Le coût politique de l’imposition des programmes d’ajustement par le biais de thérapies du choc dans les pays d’Amérique latine et d’autres pays du monde a été très élevé – provoquant de nombreuses révoltes populaires et la chute de gouvernements – aussi les autorités gouvernementales ont-elles également intérêt à mettre en œuvre ce modèle avec des nuances, des adaptations, différents degrés d’intensité et de flexibilité. Le FMI lui-même est allé jusqu’à déclarer publiquement en 2016 qu’il devait « repenser la politique » de l’institution, faisant son autocritique sur certains des piliers de ses recettes orthodoxes.

En Amérique latine, le dernier boom des matières premières a contribué à ce processus d’assouplissement du néolibéralisme post-consensus de Washington, qui a pu également être rendu viable grâce à des politiques de financiarisation des classes populaires, en utilisant de multiples mécanismes de distribution visant à intégrer une bonne partie de la société auparavant exclue de la consommation et des instruments financiers.

Certes les recettes les plus orthodoxes ne disparaissent pas dans cette nouvelle période (sinon, où va le gouvernement actuel de Mauricio Macri en Argentine ?), et le positionnement de la Chine en Amérique latine a aussi signifié l’introduction de ses formes particulières d’accumulation néolibérale – « neoliberalism with chinese characteristics » (Harvey dixit) – marquées, par exemple, par les zones économiques spéciales (encouragées à partir des réformes libéralisantes de Deng Xiaoping après 1979) ; la promotion de l’endettement public massif des États bénéficiaires, principalement en vue de l’expansion du secteur primaire, etc. En ce sens, la variété des modalités et des typologies de l’extractivisme dans la région est également marquée par les politiques du Consensus de Beijing. 

Il est utile de comprendre la dynamique de ce que nous avons appelé le néolibéralisme mutant pour le décortiquer en tant que méthode qui permet :

a) de constituer une forme de gouvernance plus durable dans le temps ;

b) de faciliter une transition socialement plus tolérable, face à l’épuisement et à la fin du cycle progressiste ;

c) de préparer la voie à un éventuel tournant vers l’orthodoxie ou vers une perspective de dépossession massive, visant plus tard à arriver à des politiques néolibérales plus grossières, plus orthodoxes et explicites.

 

Le mûrissement néolibéral : le grand virage 2014-2018 

Plutôt qu’un paquet – du type du « Grand Tournant » de Carlos Andrés Pérez II – nous sommes peut-être confrontés à la phase de maturité d’une transition politico-économique dans le pays, qui a commencé en 2014 et a progressivement démantelé les piliers progressistes de ladite Révolution bolivarienne : nationalisme énergétique, démocratie populaire participative, économie anti-néolibérale en faveur des plus défavorisés et de la souveraineté nationale.

Nous assistons à un processus de restructuration de l’économie extractiviste – ce que nous avons appelé une nouvelle phase d’extractivisme au Venezuela -,qui s’est transformé en un grand tournant, au cours duquel des réformes juridiques, des réglementaires, politiques et des mesures économiques sont mises en œuvre, donnant de plus en plus de place aux formes d’accumulation néolibérale.

Mais on ne doit pas considérer ce processus comme linéaire et inévitable.  Il se produit en fait dans un contexte politique inégal et instable, caractérisé par des conflits intenses, avec la participation, bien sûr, des acteurs géopolitiques. Ce qu’il faut souligner, c’est que, même les groupes de pouvoir en lice partagent les principes de la restructuration économique -en accord avec les grandes puissances étrangères, que ce soit les Etats-Unis, la Chine, la Russie, etc. -, envisageant en premier lieu la solution aux problèmes de liquidité interne de l’Etat, la reprise et la relance de l’économie extractiviste, l’équilibre du marché intérieur, la suppression des obstacles à la croissance, la promotion du capital et des aménagements favorables aux investisseurs étrangers, et évidemment,  le maintien du pouvoir politique et le contrôle des entreprises clés du pays.

Le dénommé « Programme pour la relance, la croissance et la prospérité économique » s’inscrit en fait dans une perspective économique de plusieurs années. Même si dans la période 2009-2013, apparaissaient déjà les symptômes d’un épuisement du modèle d’accumulation -déterminés par son caractère extractiviste, l’accentuation de la dépendance aux secteurs primaires, la crise mondiale 2008-2009 et l' »Effet Chine » que le Venezuela a connu à nouveau comme une maladie hollandaise– et de la stagnation politique du projet bolivarien, c’est à partir de 2014 que des pas plus évidents commencent à être faits dans le sens d’ une restructuration économique.

Un courant pragmatique  commence à prendre les commandes de certains secteurs, comme, par exemple, la gestion d’Eulogio del Pino à la présidence de Petróleos de Venezuela S.A. depuis 2014, entreprenant de mettre en forme ce qu’il a appelé un  » régime spécial d’investissement « , dans lequel des réformes sont initiées dans le domaine commercial, qui visent une flexibilisation progressive en faveur des sociétés multinationales, principalement dans le cadre de la Ceinture pétrolière de l’Orénoque,  ce qui sera ensuite pris comme modèle dans les autres secteurs extractifs. Cette même année apparaissent les « Zones Economiques Spéciales », une structure d’une très grande importance, qui vise à mettre en place d’un régime de libéralisation radicale des territoires promis à un développement accéléré.

Un autre élément remarquable est la recherche d’une extension des frontières des matières premières, afin d’ouvrir de nouveaux pôles extractifs permettant de capter des devises et d’en réactiver d’autres déjà existants (comme Carbozulia par exemple). Dès 2015, l’Arc minier de l’Orénoque émerge à nouveau et prend de l’importance, ce qui sera officialisé en 2016, en même temps que l’« Agenda économique bolivarien » qui a constitué une promotion importante du développement minier, et a donné à l’extraction minière en particulier un rôle inédite dans l’histoire contemporaine du Venezuela.

Des mécanismes sont mis en place pour accroître la participation et le pouvoir des sociétés multinationales dans les entreprises extractives, comme le prévoit la Loi organique pour le développement des activités pétrochimiques (30-12-2015), qui envisage la possibilité d’une participation majoritaire privée ; comme en témoigne l’éloge du projet Cardón IV (Gaz offshore dans le Paraguaná), un investissement 100% privé (Repsol 50% et Eni 50%) ; comme dans le cas de PDVSA, qui, face à son incapacité financière, fait couvrir sa participation par un prêt de son partenaire étranger ; ou dans l’invitation aux entreprises à devenir, non seulement actionnaires mais aussi les financeurs des projets.

Soulignons l’expansion et la sophistication de la marchandisation et de la financiarisation de la nature, qui va du lien déjà ancien de la dette avec une partie de la production pétrolière quotidienne (relation Fonds chinois – Règlement dette contre pétrole),  à l’offre de rétribution des investisseurs directement avec des matières premières (par exemple, le charbon vénézuélien si «attractif»), les progrès dans la certification de toutes les réserves minières du pays – et leur enregistrement consécutif dans la dynamique boursière des principales bourses mondiales des matières premières – l’apparition du Petro comme appellation monétaire numérique, probablement multifonctionnelle – unité de compte, titre et cryptomonnaie – garantie par le pétrole et d’autres « ressources naturelles » à venir.

En outre, l’orientation de l’économie nationale vers les exportations et le marché mondial (principe de commercialisation) se renforce et s’affiche avec plus de clarté, tandis que l’introduction et l’installation des termes économiques de l’orthodoxie néolibérale deviennent évidents, ce qui s’ exprime clairement dans les discours produits autour du Programme de relance, croissance et prospérité économique : discipline fiscale, croissance soutenue, prospérité, équilibre macroéconomique, marché intérieur puissant, entre autres.

Des lois et mesures telles que la « Loi constitutionnelle sur les investissements étrangers productifs » (décembre 2017) et le récent décret (2/08/2018) d’exonération de l’impôt sur le revenu pour les bénéfices de PDVSA et de ses sociétés affiliées et mixtes (qui inclut les sociétés pétrolières étrangères associées) – alors que son recouvrement a été historiquement emblématique de la souveraineté exercée par l’État du Venezuela – sont quelques exemples des mécanismes clés qui ont ouvert la voie, avant cette dernière annonce du plan de redressement économique.

Tout cela s’est déroulé dans le cadre de politiques différenciées et paradoxales de répartition des revenus, qui font coexister, par exemple, l’octroi direct de primes par le biais du Carnet de la Patrie, l’octroi d’augmentations permanentes des salaires nominaux ou des politiques sociales comme le « Plan Chamba Juvenil » (Plan Boulot pour les jeunes, pour intégrer les jeunes au monde du travail), avec de fortes réductions des importations, qui contrastent avec le paiement ponctuel de la dette publique extérieure et de ses intérêts ; l’imposition de sacrifices ou de privations en rapport avec les pénuries dramatiques de produits de première nécessité et de services publics ; le manque absolu de transparence des comptes publics et l’affectation discrétionnaire des excédents sur la base de critères partisans ; et une aggravation de la répression et du contrôle social face à des manifestations toujours plus nombreuses. Le recours, par exemple, à l’émission massive d’argent virtuel-reconnu récemment par le gouvernement national- a permis d’amoindrir des coupes budgétaires qui auraient pu être plus importantes, dans les dépenses publiques.

Non seulement l’ensemble de ces mesures distributives ne parvient pas à atténuer la crise actuelle – en particulier dans le cas des secteurs sociaux les plus défavorisés -, mais ce sont des mesures palliatives qui n’opèrent pas de rupture dans le processus de transformation et de reformatage conservateur de l’ancien régime progressiste.

 

Vivre avec une hypothèque : vers un régime de rente pervers et hyper-financiarisé ? 

L’orientation de l’ensemble des mesures présentées comme le  » Programme de relance, de croissance et de prospérité économique  » pourrait se résumer à la recherche désespérée de devises en ayant recours principalement, dans un premier temps, aux structures du secteur primaire (extractivisme). Elles s’articulent autour de deux piliers : a) le Petro en tant qu’unité de compte, titre (et potentielle cryptomonnnaie), créant un système d’ancrage à la base matérielle fondamentale de l’économie capitaliste domestique (le pétrole et autres « ressources naturelles ») qui, face à la ruine et à l’effondrement de la production nationale, apparaît principalement sous sa forme la plus brute (pétrole sous la terre, or dans les coffres) et comme une matière première à venir ; b) favoriser l’investissement étranger pour permettre l’augmentation souhaitée de la  » production  » des industries extractives (clairement pour l’exportation), ainsi que la nécessité d’un redressement fiscal, mais qui ne nuise pas aux entreprises étrangères et qui devrait être imposé à la population de manière sélective et supportable (ex. augmentation de la TVA avec des exceptions, augmentation progressive de l’essence et paiement de celle-ci par le biais du Carnet de la Patrie).

Un deuxième volet concerne les formes de répartition de ces excédents, devises et ressources (comme, par exemple, la dévaluation du taux de change et son unification en une modalité unique) dans lesquelles, comme cela a déjà été dit, les allocations palliatives précaires sont encouragées (comme l’augmentation nominale des salaires) et sont à la discrétion des intérêts politiques des partis. Ce que nous voulons surtout souligner, ce sont les dangers de cette tentative d’ancrer et de soutenir l’économie formelle dans une sorte de nouvelle méta-économie, fondamentalement spéculative, dans laquelle la relation causale barils de pétrole/ rente pétrolière est dépassée, pour entrer dans la dynamique perverse d’un système de rente obligataire, qui se présente davantage comme un instrument financier à terme. Cela ouvre la voie à la formation d’une sorte de phase d’hyper-financement du capitalisme rentier, sans pouvoir à l’heure actuelle déterminer quelles dimensions il pourrait acquérir.

Ce qui complique encore plus les choses, c’est que ces obligations sont créées – parce qu’elles devront être garanties par du pétrole, des devises équivalentes ou quelque chose qui confère au Petro sa valeur, sa validité et sa crédibilité sur le marché, et qui puisse être recouvrable – à partir de pétrole brut qui est beaucoup plus cher, économiquement instable et compliqué à extraire, comme l’est le pétrole extra-lourd de la ceinture de l’Orénoque, ce qui implique qu’en réalité la garantie serait l’ensemble des ressources naturelles du pays, la participation à des entreprises économiques et, en général, les biens de la nation, concédant par-là de la souveraineté aux créanciers.

Il ne s’agit donc plus seulement de dépendre du système rentier d’aujourd’hui, mais de celui de demain et des années à venir. Le piège de ce type d’instrument est l’enfermement dans le cercle vicieux de la dépendance à l’extractivisme. L’augmentation de l’extraction pétrolière, et maintenant de l’exploitation minière qu’il entraîne, consolide le fait qu’il n’y a pas d’autre  » force économique  » que l’activité extractive elle-même – comme cela s’est produit dans l’histoire -, nous laissant productivement orphelins, ce qui favorise la dépréciation de la valeur réelle de la monnaie, la pénurie des produits nationaux, la spéculation et l’inflation. L’avenir de la politique en cours consistera à combiner ces formes sélectives de distribution d’émissions et de devises de façon clientéliste tout en renforçant la répression et le contrôle social.

Les plus optimistes demanderont que nous faisions confiance à ces mesures – et comment en sommes-nous arrivés là ? – qui seraient provisoires pour sortir du trou et pouvoir alors, oui, aller vers une économie productive. Mais peu importe le nombre de promesses qui sont faites, il est impossible qu’un programme économique prospère si la structure corrompue de la distribution des revenus n’est pas radicalement remise en question et transformée, cette même structure qui a été installée de manière à institutionnaliser les détournements de fonds et donc l’installation de ces nouveaux rapports de pouvoir, de ces formes d’inégalités sociales, d’hypothèques et de dévastation de la nature.

La solution à cette grave crise est fondamentalement politique.

 

Il n’y a pas de temps à perdre

La situation au Venezuela est dramatique, à bien des égards, d’une grande gravité et les tensions politiques sont très sensibles. La géopolitique des États-Unis en Amérique latine, en lien avec ses alliés régionaux, est devenue notoirement agressive vis-à-vis de notre pays, des mesures économiques sont prises contre lui et les possibilités de déclenchement de scénarios vraiment dangereux sont ouvertes. Mais nous sommes confrontés à un conflit entre coalitions politiques, déterminé par le contrôle du pouvoir de l’État, les processus de capture de la rente et la gestion des marchés et des ressources naturelles. Et dans ce conflit, les peuples sont tout simplement à l’arrière-plan.

Il est inutile d’insister sur le fait que la neutralisation des secteurs sociaux qui ont pris l’étendard  du changement révolutionnaire et le démantèlement graduel des piliers progressistes du projet bolivarien sous le gouvernement de Nicolas Maduro, étaient une voie inévitable. Il existe déjà une longue liste de critiques et d’avertissements provenant de différents divers secteurs populaires – y compris de larges secteurs du chavisme de base -, concernant des mesures et des politiques qui auraient dû prendre d’autres directions. A ce stade, il est évident que le gouvernement actuel s’acquitte de la tâche de programmer une transition vers un autre régime politique combinant maturation néolibérale et autoritarisme.

La question qui se pose devant ces scénarios complexes est de savoir ce que les peuples peuvent faire pour aller de l’avant. La gauche ne peut pas seulement penser à partir de la « raison d’Etat », de la real politik, ou simplement faire office de conseiller du prince. Encore moins devenir un censeur des secteurs critiques, construire des boucs émissaires, faisant porter le soupçon sur les autres et essayant de se placer dans une position de supériorité morale, alors que précisément le silence complice est l’un des facteurs qui a contribué à l’essor et à la consolidation des tendances restauratrices, conservatrices, autoritaires et corrompues dans le gouvernement bolivarien. La gauche ne peut pas dissoudre son projet éthique – tout simplement, tous les moyens ne sont pas bons- et oublier que son point de départ est de penser depuis en bas, depuis le peuple.

S’il existe des alternatives au néolibéralisme, à la guerre, à la dépossession, à l’autoritarisme et à l’extractivisme, elles doivent émerger et se développer au sein des bases sociales. Pour ce faire, il faudra non seulement dépasser les codes dominants de la politique polarisée, mais aussi en créer de nouveaux.

Les infirmières organisées, les secteurs de base à l’origine de la marche paysanne, les communautés indigènes qui résistent dignement aux dépossessions sur leurs territoires, les membres des communautés et des communes, les enseignants, entre autres, sont des voix dispersées, fragmentées, mais en mouvement, et elles ouvrent par conséquent toujours une perspective de possibilités. Et en ce sens, il est important de souligner quel est, à notre avis, le grand dilemme politico-populaire : quel sera le rôle du chavisme populaire critique dans cette situation ? Cela semble être la clé qui pourrait favoriser un tournant vertueux de la situation.

En tant que peuples, nous n’avons que nos traditions et notre histoire de luttes, les acquis organisationnels de ces dernières années, nos pulsions et nos mécontentements.

Le temps nous est compté….

 

Traduction de l’espagnol (Venezuela) : Lucile Daumas.

Emiliano Teran Mantovani est chercheur associé au Centre d’Etudes du Développement (CENDES) y membre de l’Observatoire d’Ecologie politique du Venezuela. 

Article publié en espagnol le 05 septembre 2018 sur le site Rebelion.org.