Les travailleuses du sexe ont besoin de soutien, mais pas de la brigade « Touche pas à ma pute »

Fondatrice de la campagne internationale pour un salaire au travail ménager et figure historique du féminisme autonomiste des années 1970, Selma James est fermement engagée dans la lutte contre la criminalisation de la prostitution. Dans cette tribune initialement parue dans le Guardian, Selma James revient sur le « Manifeste des 343 salauds » pour en proposer une critique féministe solidaire du combat des prostituées.

 

Les 343 pseudo-intellectuels signataires de l’appel « Touche pas à ma pute », qui militent pour la défense de leur droit à acheter des services sexuels, ont provoqué la colère des femmes et ont suscité une large controverse. Cet appel ne nous informe pas seulement sur ce qu’ils pensent des travailleuses du sexe, mais sur l’idée que ces hommes ont des femmes en général et en particulier ce qu’ils peuvent se permettre de dire sur la scène publique en toute quiétude.

Je viens de signer un manifeste qui s’oppose à la tentative de la France de pénaliser les clients. La proposition de loi dispose que ceux qui paieraient pour avoir du sexe seraient passibles d’une amende de 1500 euros, le double en cas de récidive. Ce qui motive mon opposition est totalement étranger à ce qui motive ces hommes : il ne s’agit pas de la liberté sexuelle de ces hommes mais de la possibilité pour ces femmes de vivre sans être criminalisées et privées de toute sécurité et de toute protection. Poussées dans la clandestinité, les femmes seront à la fois à la merci des clients violents et des policiers sexistes, racistes et corrompus qui ne trouveront rien de mieux à faire que de persécuter et de profiter de ces « mauvaises filles ». Voilà la conséquence inévitable d’une telle loi. Les travailleuses et travailleurs du sexe sont les premières et premiers à souffrir d’une telle loi qui rend plus difficile, et donc plus dangereux encore, la prise de contact avec les clients.

Le fait est que les travailleuses du sexe n’ont pas pu compter sur des féministes de premier plan pour appuyer leur longue lutte pour la décriminalisation. Au contraire, les féministes institutionnelles ont été à l’avant-garde des tentatives gouvernementales pour que soit plus difficile encore le travail des femmes. Leur objectif déclaré est d’abolir la prostitution, et non pas d’abolir la pauvreté des femmes. C’est là une vieille rengaine et il est douloureux de la voir désormais renforcée par une rhétorique féministe : il s’agit de déguiser son contenu anti-femmes en proposant de pénaliser les hommes.

La nécessité de recourir à la prostitution est en pleine expansion, en raison de la manière dontl’austérité a durement frappé les femmes1. Lorsque le projet de réforme de l’aide sociale et le projet de loi sur la police et la criminalité ont été présentés au parlement britannique en 2009, nous avons demandé aux député•e•s féministes de s’y opposer compte tenu du fait que de nombreuses mères célibataires au chômage, qu’il aurait fallu faire « avancer vers l’emploi », auraient surtout avancé vers le coin de la rue, seule option disponible. Nous n’avons pas trouvé preneurs (ou preneuses).

L’un des résultats de l’absence de voix féministes d’influence pour défendre le droit des femmes à travailler et le droit de le faire en toute sécurité, est d’avoir laissé le champ libre aux hommes. Les hommes, dans leur perspective toujours androcentrée, défendent leurs propres droits en tant que clients, et non les droits des femmes en tant que travailleuses. Pour une fois que des hommes admettent qu’ils sont clients de prostituées, tout intellectuels qu’ils sont ! Mais la prochaine fois, ils feraient mieux de soumettre aux travailleuses qu’ils prétendent soutenir ce qu’ils souhaitent dire.

J’étais en France en 1975 juste après la célèbre grève des prostituées qui a lancé le mouvement des travailleurs et travailleuses du sexe en Occident : des femmes ont occupé des églises, d’abord à Lyon puis dans toute la France, pour protester contre les arrestations policières et les amendes auxquelles elles étaient assujetties tandis que rien n’était fait pour faire cesser les meurtres et les viols dont elles étaient la cible.

Elles ont fondé un collectif français de prostituées avec pour slogan : « Nos enfants ne veulent pas que leurs mères aillent en prison ». Leurs actions ont inspiré les travailleurs et travailleuses du sexe qui ont formé l’English Collective of Prostitutes (ECP) au Royaume-Uni. J’en ai été la première porte-parole – aucune de ces femmes ne pouvant parler publiquement à l’époque, elles ont donc demandé à la respectable femme mariée et militante de la cause des femmes que j’étais, de parler pour elle. J’étais heureuse d’apprendre et d’être conduite par ces sœurs alors réduites au silence.

Le premier appel s’intitulait « Pour les prostituées, contre la prostitution » puisque de larges franges du mouvement de libération des femmes étaient hostiles aux travailleuses du sexe et semblaient confondre le travail avec la travailleuse – tout comme la femme au foyer était confondue avec le travail domestique. Nous ne cessions de répéter (dans les deux cas) : nous ne sommes pas notre travail !

Près de 40 ans plus tard, les travailleuses et travailleurs du sexe sont encore victimes de répression et de persécution partout dans le monde. La tentative française de pénalisation des clients s’inspire du modèle suédois, modèle qui avait déjà inspiré la loi britannique sur la police et la criminalité (2009). L’opposition à la loi, menée de front par l’ECP, a permis de limiter la pénalisation des clients à ceux ayant « des relations sexuelles forcées ou imposées avec un•e prostitué•e•s ». Mais les descentes et les arrestations menées à l’encontre des travailleurs et travailleuses du sexe se sont multipliées, engendrant avec elles toujours plus de violence contre les femmes.

Une femme de 24 ans a été assassinée dans la nuit du 27 octobre dernier à Ilford. Sa mort tragique est intervenue à la suite du lancement de l’opération Clearlight, une vaste action de police lancée à l’encontre de la prostitution de rue. L’an passé, près de 200 femmes ont reçu des mises en gardes judiciaires (pour lesquelles, dans le cas des prostituées, il n’y a ni la nécessité de se déclarer coupable en acceptant la mise en garde [caution], ni le droit de faire appel) et bien d’autres ont été victimes d’arrestations pour racolage, vagabondage et/ou pour avoir transgressé les réglementations sur les « comportements antisociaux ».

La femme qui a été assassinée était roumaine. La montée du racisme, notamment à l’encontre des Roumain•e•s, alimentée par la chasse aux immigré•e•s menée par le gouvernement, pourrait bien être aussi à l’origine de son agression. « Quand la police a pris d’assaut mon lieu de travail, explique une autre Roumaine, leur comportement était brutal et violent – ils m’ont insultée et accusée d’être une mendiante et une criminelle. Ils ont essayé de m’expulser malgré mon droit de résidence en Grande-Bretagne. Ils prétendent sauver des victimes du trafic mais ce sont les femmes immigrées comme moi qui sont dans leur viseur. Comment pouvons-nous dénoncer des menaces et des violences si nous avons la crainte d’être arrêtées et expulsées ? »

Pour conclure, laissons la parole aux travailleuses du sexe basées en France. Morgane Merteuil, secrétaire générale du STRASS (Syndicat du travail sexuel), un syndicat qui milite pour la décriminalisation, a déclaré aux hommes qui prétendent les soutenir : « nous ne sommes les putes de personne, et encore moins les vôtres […] Si on se bat pour nos droits, c’est en grande partie pour avoir plus de pouvoir face à vous ».

 

Traduit de l’anglais par Stella Magliani-Belkacem avec l’aimable autorisation de l’autrice.

L’article en anglais sur le site du Guardian : http://www.theguardian.com/commentisfree/2013/nov/01/sex-workers-hands-off-my-whore-france-prostitutes

 

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références

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1 Sur ce point, voir l’article publié par Capucine Larsillière et Lisbeth Sal dans nos colonnes : « L’égalité professionnelle dans l’austérité, ou l’illusion d’un capitalisme post-patriarcal » [Ndlr].