« Choix nucléaire, choix de société »

Deux ans et demi après la catastrophe de Fukushima et alors que la situation ne semble toujours pas sous contrôle, Simon Charlier revient pour Contretemps sur quatre livres récents sur le nucléaire : 

– Chantal Bourry, La vérité scientifique sur le nucléaire (en 10 questions), Rue de l’échiquier, 2012, 208 p., 14 €.

– Bella & Roger Belbéoch, Tchernobyl, une catastrophe (Quelques éléments pour un bilan), La Lenteur, 2012, 310 p., 15 €.

– John d’Agata, Yucca Mountain, Zones sensibles, 2012, 160 p., 16 €.

– Sezin Topçu, La France nucléaire (l’art de gouverner une technologie contestée), Seuil, 2013, 350 p., 21 €.

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La catastrophe de Fukushima-Daiichi, survenu le 11 mars 2011 au Japon, a, plus que celle de Tchernobyl vingt-cinq ans plus tôt, entamé en partie le consensus nucléariste en France et réveillé le débat dans la société sur cette technologie contestée. Bien sûr, l’État, le lobby nucléaire, les partis dominants et les grands médias ont uni leurs efforts pour tenter d’anesthésier l’opinion publique et réactiver le plus rapidement possible leur bourrage de crâne : grâce au nucléaire tricolore, la France assure son indépendance énergétique et produit une électricité bon marché avec une industrie que le monde entier nous envie. Ces fausses évidences ressassées en permanence pour fabriquer l’opinion et obtenir son consentement se construisent à coup de millions d’euros. Ainsi AREVA dépenserait chaque année 5 millions d’euros en publicité pour envahir journaux, écrans télé et cinéma. En 2003-2004, la même entreprise aurait distribué 15 millions lors de la première campagne ciné-télé du groupe à destination de 110 pays… A contrario, EDF, mécontent d’un article dans le quotidien économique La Tribune, lui retira son budget publicitaire. Mais, malgré cela, le consensus se fissure peu à peu ; au fur et à mesure des augmentations de prix et de la simple constatation que l’uranium alimentant les centrales vient, notamment, du Niger avec les risques géopolitiques que cela implique. Certains analystes, telle l’historienne Sezin Topçu, évoquent même la possibilité d’un « renouveau progressif mais profond de la critique de l’énergie nucléaire » en France (p. 333). En témoignent quelques livres récents qui éclairent leurs lecteurs sur la question et démontrent la vitalité de l’information critique.

Préfacé par Monique Sené, physicienne et présidente du Groupement de scientifiques sur l’énergie nucléaire (GSIEN), le livre de Chantal Bourry propose une information claire, précise et documentée. Présenté d’une manière simple et pédagogique, il permet à chaque lecteur de se faire une opinion sans faux-fuyant ni élément de langage. Et, en l’occurrence, les faits sont têtus pour peu qu’on veuille bien les prendre en compte !

Un seul exemple : parmi les poncifs récurrents des « communicants », on nous dit et nous répète que le nucléaire nous fournit une électricité bon marché. Mais savez-vous que les quatre réacteurs EPR en construction à Olkiluoto (Finlande), ont un surcoût de 3 milliards d’euros (à la charge des contribuables français) et ont accumulé cinq ans de retard ? Savez-vous aussi que l’EPR de Flamanville (Manche) accumule les contretemps et coûtera au moins 6 milliards d’euros au lieu des 3,3 initialement annoncés ? Savez-vous encore que l’ITER en construction à Cadarache (Bouches-du-Rhône) – une expérience pour étudier la fusion nucléaire – ne produira jamais d’électricité mais en consommera 600 gigawatts par heure, soit pendant ses années de fonctionnement la consommation annuelle d’une ville de 100 000 habitants ? Et que son budget annoncé au départ pour 1,5 milliard d’euros atteignait en août 2010 la somme de 16 milliards ? Et nous ne parlons pas ici ni du coût du démantèlement des centrales dont même un rapport officiel s’est alarmé ni de celui du traitement des déchets – que, justement, l’on ne sait pas traiter ? On pourrait multiplier les exemples, mais est-ce bien la peine ? Lisons plutôt cette excellente synthèse sur l’énergie nucléaire !

Arrêtons-nous sur la question des déchets aux Etats-Unis avec le livre de John d’Agata. En 1980, le Comité américain de l’énergie atomique décida de créer le plus grand site d’enfouissement de déchets nucléaires à vie longue (dix mille ans minimum) sur la zone de Yucca Mountain dans le désert du Nevada, à une centaine de kilomètres de Las Vegas. Dans une enquête qui tient du témoignage et de l’essai, l’auteur découvre le caractère totalement délirant de ce projet, tant au niveau des travaux pharaoniques qu’il faudrait réaliser que pour la pure folie de vouloir prévoir des événements des milliers d’années à l’avance. Le seul nombre de rotations de camions qui apporteraient les déchets sur le site en passant sur un immense échangeur autoroutier urbain avec la probabilité d’un accident de la route aux conséquences incalculables démontre l’impossibilité d’assurer la sécurité des habitants, malgré les discours fallacieux des nucléocrates qui retournent les hommes politiques à leur profit, laissant les citoyens désemparés.

Ville-symbole de l’entertainment, Las Vegas connaît aussi l’un des plus forts taux de suicide des Etats-Unis. Derrière le divertissement tarifé et l’autosatisfaction des « élites », le livre dessine le portrait inquiétant d’une société à la dérive qui veut ignorer les immenses problèmes qui sont devant elle afin de conserver le mode de vie anxiogène qui la détruit, comme un drogué qui ne parvient pas à « décrocher »… Il manque une précision à ce livre : en avril 2011, l’administration Obama a mis un terme au projet pour rechercher un lieu « plus sûr ». En France, à Bure, les travaux continuent…

Si les nucléocrates ne savent pas comment gérer les déchets, sauf à les enfouir pour des millénaires contre toute raison, ils ont toutefois appris à la suite de la catastrophe de Tchernobyl l’art de communiquer durant les crises. En effet, comme l’écrivent les physiciens Bella et Roger Belbéoch dans Tchernobyl, une catastrophe, « pour ceux qui doivent participer à la gestion des crises nucléaires, il est clair qu’un accident majeur se définit non par ses conséquences objectives (sur lesquelles il y a peu de prise), mais par ses conséquences médiatiques. Ainsi, gérer un accident majeur, c’est essentiellement gérer ses conséquences médiatiques ».

D’abord publié dans la revue L’Intranquille en 1992, puis en volume l’année suivante aux éditions Allia, cette nouvelle édition se distingue par l’ajout de deux textes : l’un de Bella Belbéoch, « Responsabilités occidentales dans les conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl, en Biélorussie, Ukraine et Russie », l’autre de Roger Belbéoch, « La société nucléaire », tiré de l’Encyclopédie philosophique universelle. Les Notions philosophiques (PUF, 1990). Considéré comme la meilleure étude historique sur le sujet, cette réédition vient à son heure pour comprendre par quels moyens et avec quelles méthodes le lobby international de l’atome et ses représentants des Etats nucléarisés – en particulier en France – ont minimisé l’accident et ses conséquences tout en empêchant une prise de conscience internationale de ses ravages. Elle démontre le rôle central de l’État dans l’horreur nucléaire et nous alerte sur sa banalisation. L’un des principaux mérites des travaux des Belbéoch est de considérer le nucléaire comme un projet de société qui, si la population – c’est-à-dire les victimes potentielles –, ne s’en mêle pas et ne le conteste pas, aboutira peu ou prou à une forme inédite de totalitarisme. L’autre est de dénoncer la duperie d’une sortie différée du nucléaire sur un quart de siècle qui « permet de concilier une attitude apparemment antinucléaire avec des forces pro-nucléaires afin d’aboutir à des alliances électorales dont le seul but est d’assurer des élus et non une stratégie antinucléaire »1.

C’est de stratégie qu’il s’agit également dans le livre de Sezin Topçu, mais vu du côté des gouvernements et des entreprises qui ont entrepris la nucléarisation de la France depuis le début des années 1970 malgré un fort mouvement antinucléaire. Au départ, il y avait la volonté de faire rayonner la France malgré les contestations en prenant le prétexte de la crise de 1973 pour imposer une technologie critiquée. Pour cela, il fallait obéir à un double impératif : passer en force le plus rapidement possible pour rendre le phénomène irréversible et discréditer les contestataires (des écolos chevelus et passéistes) en mettant les sciences sociales au service du nucléaire. On vérifie ainsi les méfaits de ceux que Pierre Bourdieu appelait les « sociologues jaunes » et leurs responsabilités dans le gouvernement de l’opinion au service de l’Etat et des grandes entreprises. Dans un second temps, il importait de canaliser et d’institutionnaliser la critique : ce sera chose faite après l’accident de Tchernobyl qui, en France, ne relance pas la contestation antinucléaire, mais aboutit à la création de laboratoires associatifs à la recherche d’une impossible transparence. Celle-ci devient vite la novlangue des industriels et cantonne la critique du nucléaire à une focalisation sur les seuls risques techniques : cette scientifisation de la critique aboutit souvent à sa bureaucratisation sans remettre en cause le nucléaire lui-même, mais seulement les conditions de son exploitation. Et les militants sincères qui s’y sont risqués, faute de mieux, n’ont pu que constater le caractère « bidon » des débats sur les leucémies de La Hague ou le lancement de la construction de l’EPR, en dehors des processus prétendument démocratiques mis en place par l’Etat lui-même. Enfin la fallacieuse construction d’un nucléaire « vert et démocratique » apparaît au grand jour avec les conditions d’exploitation des mines d’uranium au Niger tandis qu’il écorne la thématique de l’indépendance énergétique de la France.

Terminions avec ces réflexions de Sezin Topçu :

« Contrairement aux idées reçues, il n’existe pas de pacte historique entre le nucléaire et les Français. Dans la décennie 1970, le mouvement antinucléaire fut l’un des plus forts d’Europe. Il a atteint une extrême richesse et une ampleur inouïe, en se généralisant à différentes arènes : scientifique, syndicale, politique… Les dénonciations étaient de tout ordre : les contestataires rejetaient les risques des faibles doses ou les perspectives d’un accident nucléaire, mais aussi le capitalisme et la société de consommation. Ils mettaient en cause le gaspillage énergétique ainsi que l’autoritarisme de l’État, ses forces de l’ordre, sa logique hiérarchique. Ils refusaient les déchets, mais ils voulaient aussi en finir avec les experts qui « abusent » de leurs pouvoirs. Tout était donc mis sur la table, maintes formes d’actions étaient mobilisées pour lutter, se faire entendre, réussir. Le cadrage “choix nucléaire, choix de société”, dominant au cours de la décennie 1970, s’est avéré particulièrement efficace pour maintenir vive – en France comme ailleurs – la revendication démocratique. »

Ce livre refermé, une seule conclusion s’impose : il est grand temps de revenir à une opposition frontale au nucléaire en faisant le lien avec la lutte contre les gaz de schistes et les mobilisations contre les grands projets inutiles dont Notre-Dame-des-Landes est devenue un symbole national2.

 

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références

références
1 Bella & Roger Belbéoch, Sortir du nucléaire, c’est possible, avant la catastrophe,L’Esprit frappeur, 1998, p. 84.
2 Camille, Le petit livre noir des grands projets inutiles, le passager clandestin, 2013.