Le grand historien britannique Eric Hobsbawm est mort en octobre 2012. Collaborateur jusqu’en 1991 de la revue Marxism today, il a oeuvré toute sa vie à une compréhension matérialiste de l’histoire des sociétés humaines. Dans ce texte initialement publié dans le numéro 16 de Contretemps, Michael Löwy revient ici sur les analyses qu’Eric Hobsbawm proposa des révoltes millénaristes et anarchistes dans les sociétés paysannes, saisies comme d’authentiques mouvements de protestation contre les rapports capitalistes de production.
Avec la mort d’Eric Hobsbawm (1917-2012) disparaît un des plus grands historiens du 20ème siècle, et un des rares qui n’a pas cessé, tout au long de sa carrière, de se réclamer du marxisme. Certes, il est resté attaché au mouvement communiste officiel et sa critique du stalinisme est tardive et insuffisante. Mais son œuvre ne peut pas être enfermée dans les limites étriquées du « marxisme » soviétique. Ce n’est pas un hasard si les partenaires qu’il a choisis pour organiser une vaste Histoire du marxisme en plusieurs volumes – toujours pas traduite en français – furent trois historiens communistes italiens (Ernesto Ragioneri, VittorioStrada, Corrado Vivanti) et deux marxistes anti-staliniens (Franz Marek et Georges Haupt).
Eric Hobsbawm est surtout connu pour les grands ouvrages qui rassemblent, dans une extraordinaire synthèse, l’histoire moderne : Age des révolutions, L’Age du Capital, L’Age de l’Empire, L’Age des Extrêmes. Outre la qualité de l’écriture, ces livres se distinguent par la richesse de l’approche, qui associe, dans une même mouvement, les dimensions économiques, sociales, politiques et culturelles du processus historique. Mais il existe tout un pan de son œuvre, notamment entre 1959 et 1969, qui relève d’une autre démarche : l’analyse de mouvements de révolte, notamment paysans, de nature millénariste et « primitive ». Ces écrits frappent par leur caractère novateur, imaginatif, sensible à la subjectivité des acteurs sociaux, et par leur attention à des mouvements souvent considérés comme « marginaux ». Par leur esprit irrévérent, ce sont des travaux qui, pour citer Walter Benjamin, « brossent l’histoire à rebrousse-poil ».
Eric Hobsbawm, le plus anglais des Juifs allemands nés en Egypte, était un homme des Lumières : ne définit-il pas le socialisme comme le dernier et le plus extrême descendant du rationalisme du XVIIIème siècle 1 ? Ce n’est donc pas étonnant si la distinction entre « moderne » et « primitif » ou « archaïque » occupe une place importante dans ses travaux.2. Cependant, si l’on examine les trois ouvrages des années 1959-1969 dédiés aux formes dites archaïques de révolte, on se rend compte que son approche se distingue de façon frappante de la vulgate « progressiste » par son intérêt, sa sympathie, sa fascination même – ce sont ses propres termes – pour les mouvements « primitifs » de résistance et protestation antimoderne (anticapitaliste) des paysans. Il s’agit de Primitive Rebels ( 1959), Bandits (1969) et Captain Swing (1969)3.
Cette attitude – à la fois méthodologique, éthique et politique – implique une prise de distance envers une certaine historiographie, qui tend – à cause de ce qu’il dénonce comme une déformation (bias) rationaliste et « moderniste » – à négliger ces mouvements, en les considérant comme des survivances bizarres ou des phénomènes marginaux. Or, insiste Hobsbawm, ces populations « primitives », notamment rurales, sont encore aujourd’hui – cela veut dire dans les années 1950 – la grande majorité de la nation dans la plupart des pays du monde. En outre, et cela est l’argument décisif pour l’historien, « c’est leur acquisition de conscience politique qui a fait de notre siècle le plus révolutionnaire de l’histoire ».4 En d’autres termes : ce type de mouvement, loin d’être marginal, est à la source ou à la racine des grands bouleversements révolutionnaires du 20ème siècle, où les paysans et les masses pauvres des campagnes ont joué un rôle décisif : la Révolution mexicaine de 1911-1919, la Révolution russe de 1917, la Révolution espagnole de 1936, la Révolution chinoise et la Révolution cubaine… L’idée est seulement suggérée par Hobsbawm, qui ne s’occupe directement d’aucun de ces événements, mais elle constitue une sorte d’arrière-plan de ses recherches sur les « primitifs »5.
Dans les remarques qui suivent j’essayerai de systématiser une réflexion qui est plutôt fragmentaire et disséminée dans les études de cas concrets qui font le travail de l’historien.
Pour comprendre ces révoltes, observe Hobsbawm, il faut partir de la constatation que la modernisation, l’irruption du capitalisme dans des sociétés paysannes traditionnelles, l’introduction du libéralisme économique et des rapports sociaux modernes signifie pour elles une véritable catastrophe, un authentique cataclysme social qui les désarticule complètement (out of joint est le terme anglais intraduisible). Que cet avènement du monde capitaliste moderne soit un processus insidieux, par l’opération de forces économiques que les paysans ne comprennent pas, ou une irruption brutale, par conquête ou changement de régime, il est perçu par eux comme une agression mortelle à leur mode de vie. Les révoltes paysannes de masse contre ce nouvel ordre vécu comme insupportablement injuste sont souvent inspirées par la nostalgie du monde traditionnel, du « bon vieux temps » – plus ou moins mythique – et prennent la forme d’une sorte de « luddisme politique »6.
Par exemple, les épidémies de banditisme social sont dans une grande mesure la réaction des communautés paysannes à la destruction de leur mode de vie par le monde moderne. Quant au puissant essor d’anarchisme rural en Andalousie au XIXème siècle – un des plus impressionnants mouvements de « millénarisme révolutionnaire » (nous y reviendrons) – il est à comprendre comme une réaction des paysans à l’introduction des relations sociales et légales capitalistes dans leur région7. Mais le cas de résistance rurale anticapitaliste que Hobsbawm a étudié de la façon la plus systématique c’est la révolte des travailleurs agricoles anglais en 1830, un mouvement protestataire de masse, utilisant des méthodes « archaïques » – incendies de greniers, destruction de machines -, qui se réclamait d’un mythique « Capitaine Swing ». Dans le livre qu’il a dédié, en collaboration avec son ami Georges Rudé, à cette rébellion durement réprimée par les autorités – 19 exécutions, 481 déportations en Australie et 644 condamnations à des lourdes peines de prison, pour une révolte qui a détruit de la propriété mais n’a causé aucune mort d’homme chez ses ennemis – il caractérise le mouvement comme une résistance improvisée, spontanée, « archaïque », à la logique du marché, au plein triomphe du capitalisme rural. Ce n’est pas un hasard si les régions du pays les plus avancées du point de vue de la mécanisation de la production et du développement d’une agriculture commerciale – comme East Anglia – ont été les principaux épicentres de la révolte8.
Il est difficile de trouver des mots, écrit Hobsbawm, pour décrire la dégradation sociale des travailleurs ruraux anglais en conséquence de l’avènement, au cours des années 1750-1850, de la société industrielle. Une à une, « avec l’inévitabilité d’un drame tragique », les défenses du travailleur agricole contre les maux traditionnels de la pauvreté – maladie, vieillesse, chômage – lui ont été enlevées et il a perdu le peu de droits traditionnels et de sécurité qu’il avait encore. Grâce à des nouvelles mesures établies à partir de 1795 – le célèbre « système de Speenhamland » – les salaires ont progressivement diminué, pour être remplacés par l’atroce « charité » des Poor Laws, avec leurs règles humiliantes, dégradantes et répugnantes. Les ouvriers agricoles se sont trouvés enfermés dans un contexte économique et social plus dur, inégalitaire et inhumain que par le passé. C’est donc une sombre accumulation de rage, de haine, de ressentiment et de désespoir qui a provoqué l’explosion sociale de 18309.
Dans ce contexte il est compréhensible que la révolte du « Capitaine Swing » fut, dans une large mesure, inspirée par la nostalgie du passé, la défense des droits coutumiers des couches pauvres rurales, et le désir de restaurer l’ordre traditionnel qui les garantissait; dans ce sens le mouvement était, selon Hobsbawm, une sorte de « manifeste général du passé contre l’avenir » (contre le présent serait plus précis, il me semble)10.
Cependant, refusant de suivre une certaine tradition « moderniste » – aussi bien libérale que de gauche – l’historien ne caractérise pas du tout ce mouvement comme « réactionnaire ». Loin de le condamner pour « passéisme » il attribue son échec au fait qu’il n’ait pas pu s’étendre aux milieux urbains : « Peut-être la plus grande tragédie de « Swing » c’est qu’il n’a jamais réussi à s’articuler avec la rébellion de la mine, de l’usine et de la ville »11.
Même l’acte par lequel la révolte entrait directement en contradiction avec le progrès technologique, la destruction des machines trieuses (threshing machines) – le genre de pratiques méprisées par les historiens prisonniers du fétichisme des « forces productives » – lui paraît socialement et humainement compréhensible. Ces machines, qui enlevaient aux travailleurs agricoles leur principale occupation pendant les longs et difficiles mois d’hiver, en les condamnant au chômage et à la faim, était pour eux « une tragédie inqualifiable » et le symbole même de leur misère. D’où l’hostilité universelle, la haine générale pour cet outil mécanique qui fut massivement détruit, à coups de marteau et de barre de fer, par les « Swing ». Plutôt que de dénoncer ces actes comme « archaïques » ou « irrationnels », Hobsbawm – qui reconnait que « l’historien de ce soulèvement a été fasciné, touché et ému par son sujet » – considère la destruction des machines à trier et leur neutralisation partielle pendant quelques dizaines d’années comme le résultat le plus efficace de la révolte ! Constatant la supériorité, de ce point de vue, du « Capitaine Swing » sur le « Roi Ludd » il conclut ainsi son bilan historique des événements de 1830 : « Les machines trieuses ne sont pas revenues à l’échelle ancienne. De tous les mouvements de destruction de machines du XIXème siècle, celui de ces travailleurs ruraux faibles (helpless) et inorganisés c’est révélé de loin le plus efficace »12.
Ce qui vaut pour les « Swing » s’applique aussi à d’autres mouvements de « luddisme politique », de révolution traditionaliste contre « ce que le monde extérieur (…) appelle « le progrès’ « , comme les soulèvements paysans en Russie ou en Italie du Sud, au nom du Tsar ou des Bourbons.13
Ces mouvements contestent-ils l’ordre établi ? Nous arrivons ici à une des principales questions qui préoccupent Eric Hobsbawm : dans quelles conditions et sous quelles formes la révolte « primitive » peut se transformer en mouvement révolutionnaire ?
Dans le cas du banditisme social, le passage est malaisé. Les mouvements pour l’indépendance nationale sont plus compréhensibles pour la culture politique archaïque des bandits sociaux que les mouvements révolutionnaires modernes qui ne sont pas uniquement dirigés contre une puissance étrangère. Il arrive pourtant, comme dans le cas de la Révolution mexicaine de 1911-1919, que les deux mondes se rejoignent ; « Le grand Pancho Villa, ce formidable général des armées révolutionnaires, fut amené à la Révolution mexicaine par des hommes de Madero. De tous les bandits professionnels du monde occidental, c’est peut-être lui qui eut la plus belle carrière révolutionnaire »14.
De toutes les formes de révolte « primitive », les mouvements millénaristes semblent être, aux yeux de l’historien, les plus aptes à devenir révolutionnaires. Il existerait entre millénarisme et révolution une sorte d' »affinité élective » – c’est ma terminologie et non celle d’ Eric Hobsbawm15 – une analogie structurelle : « L’essence du millénarisme, l’espoir en un changement complet et radical du monde qui se traduira dans le millenium, un monde débarrassé de tous ses défauts actuels, n’est pas limité au primitivisme. Il est présent, presque par définition, dans tout mouvement révolutionnaire, de quelle espèce qu’il soit, et des éléments ‘millénaristes’ peuvent être découverts par le chercheur dans n’importe lequel, dans la mesure où il a des idéaux ». Les mouvements millénaristes archaïques en Europe ont, ajoute-t-il, trois traits caractéristiques : 1) l’aspect révolutionnaire, c’est-à-dire le rejet profond et total du mondenéfaste (evil) existant et l’aspiration passionnée à un autre, meilleur; 2) une idéologie de type « chiliastique », généralement d’inspiration messianique judéo-chrétienne; 3) un flou fondamental sur les moyens pour réaliser la nouvelle société16.
Grâce à la problématique du millénarisme, l’historiographie d’ Eric Hobsbawm intègre toute la richesse de la subjectivité socioculturelle, la profondeur des croyances, sentiments et émotions dans son analyse des événements historiques, qui ne sont plus, dans cette perspective, perçus simplement comme produits du jeu « objectif » des forces économiques ou politiques. Cette ouverture à la dimension subjective se traduit aussi par le fait que l’analyse en termes de classes sociales n’élimine pas la place irréductible des individus – aussi bien célèbres qu’inconnus – auxquels l’historien donne souvent la parole.
Tout en distinguant soigneusement les millénarismes primitifs des révolutionnarismes modernes, il n’en insiste pas moins sur leur parenté (ou affinité) élective : « Même les révolutionnaires modernes les moins millénaristes ont en eux un trait (streak) d' »impossibilisme » qui en font des cousins des Taborites et des Anabaptistes, une parenté qu’ils n’ont jamais déniée »17.
Cela ne veut pas dire que « tous » les mouvements révolutionnaires sont millénaristes au sens strict ou, pire encore, relèvent d’un chiliasme de type primitif18. Et inversement, tout mouvement millénariste n’est pas nécessairement révolutionnaire, comme par exemple l’agitation messianique autour du prophète – d’inspiration joachimite – Davide Lazzaretti en Toscane autour des années 1870, étudié par Hobsbawm dans « Primitive Rebels »19.
Il n’empêche : l’affinité entre les deux n’est pas moins une donnée fondamentale dans l’histoire des révoltes paysannes contre la modernisation capitaliste. Il s’agit, il me semble, d’une des hypothèses de recherche les plus intéressantes esquissées par Hobsbawm dans ses travaux de cette époque. Il va illustrer son propos par deux études de cas tout à fait passionnantes : l’anarchisme rural en Andalousie et les ligues paysannes de Sicilie, tous les deux originaires de la fin du XIXème siècle avec des prolongements au XXème.
L’anarchisme agraire espagnol est peut-être « l’exemple le plus impressionnant de mouvement moderne de masses millénariste ou quasi-millénariste ». Par son révolutionnarisme simple, par son rejet total et absolu de ce monde pervers et oppressif, par sa foi absolue dans le « grand changement », dans l’avènement d’un monde de justice et liberté, ce mouvement communiste libertaire – qui correspondait de façon troublante (uncanny) aux sentiments et aspirations spontanées des paysans andalous et à leur refus du nouvel ordre capitaliste – était « utopique, millénariste, apocalyptique »20.
L’attitude de l’historien devant les anarchistes andalous est empreinte d’ambivalence. D’un côté il ne cache pas son admiration pour leur énergie sociale, leur ferveur passionnée, leur croyance dans l’éducation, la science et le progrès, leur soif de connaissances – même à dos d’âne, le militant continuait à lire, laissant la bride sur l’animal ! – leur idéal simple et grandiose d’une société juste et libre, et, surtout, leur esprit de solidarité internationaliste, qui rendait « le cordonnier d’un petit village d’Andalousie conscient d’avoir des frères luttant pour la même cause à Madrid et à New York, à Barcelone et à Livourne ou Buenos Aires ». Même leurs soulèvements « messianiques » toutes les dix années, toujours voués à l’échec, parce qu’isolés, étaient peut-être « dans les circonstances données seulement la moins désespérée des techniques révolutionnaires disponibles ». Bref, l’anarchisme andalou est un phénomène qui ne peut qu’être » intensément émouvant pour toute personne qui s’intéresse au destin de l’être humain »21.
Il pense cependant – et ici c’est évidemment le communiste anglais qui parle – que par l’absence d’organisation, stratégie, tactique et patience, « leurs énergies révolutionnaires ont été presque entièrement gaspillées ». Ce jugement sommaire est en partie démenti par la constatation, quelques paragraphes plus haut, que, une fois les conditions données, comme en juillet 1936, les villages anarchistes ont été bel et bien capables d’accomplir « une révolution classique » – « prenant le pouvoir des mains des autorités locales, des policiers et des propriétaires fonciers».22
La preuve de leur inefficacité et de leur caractère irrémédiablement pré-moderne c’est que, selon l’historien, « dans la défaite l’anarchisme est impuissant ». En Andalousie seuls les communistes ont été capables d’organiser une activité illégale et des noyaux de résistance armées, après la guerre civile ou à partir de 1944-194623.
Ce bilan quelque peu unilatéral est mis en question par l’existence de groupes de guérilleros anarchistes, notamment en Catalogne; c’est le cas, par exemple, de celui – il est vrai dans un contexte urbain et non rural comme en Andalousie – sous la direction du militant libertaire Francisco Sabaté Llopart, dit « Quico », un ancien de la 26ème Division Durruti, qui a mené, de 1945 à 1960, de spectaculaires actions clandestines à Barcelone : « expropriations » de banques, attaques contre la police, etc.24.
C’est à l’occasion de cette étude de cas d’un « expropriateur » révolutionnaire catalan que Hobsbawm esquisse un autre bilan du mouvement anarchiste, qui, tout en gardant une distance critique, n’est pas moins un hommage chaleureux, qui a peu d’équivalents sous la plume d’un historien communiste : les militants libertaires catalans, écrit-il, « étaient poussés par l' »idée » de l’anarchisme, ce rêve intransigeant et fou que nous partageons tous, mais que peu d’hommes, à part les Espagnols, ont jamais essayé de réaliser, quitte à risquer une défaite totale et à réduire le mouvement ouvrier à l’impuissance. Leur monde était le monde où les hommes sont dirigés par les pures exigences de la conscience morale; où il n’y a ni pauvreté, ni gouvernement, ni prisons, ni policiers, et où il n’y a d’autre obligation et discipline que celles dictées par la lumière intérieure; où n’existent d’autres liens sociaux que ceux de la fraternité et de l’amour; où il n’y a ni mensonges, ni propriété, ni bureaucratie »25. Faut-il voir dans cet hommage surprenant l’influence sur l’historien de l’esprit de Mai 68 (le livre a été publié en 1969) ?
L’autre mouvement millénariste révolutionnaire étudié par Hobsbawm est celui des ligues paysannes de Sicile, qui présente à ses yeux un caractère exemplaire, dans la mesure où il s’agit d’un mouvement agraire « primitif » qui devient « moderne », par l’adhésion au socialisme et au communisme. Comme en Andalousie, qui présente avec la Sicile des ressemblances frappantes, les paysans se sont révoltés, à la fin du XIXème siècle, contre l’introduction des rapports capitalistes dans les campagnes – dont les conséquences ont été aggravées par la dépression agraire mondiale des années 1880. Le mouvement à pris forme avec la fondation et l’expansion des ligues paysannes, généralement sous direction socialiste, suivie d’émeutes et de grèves, à une échelle qui a effrayé le gouvernement italien, le conduisant à utiliser la troupe pour écraser le danger26.
Ce mouvement était « primitif » et millénariste dans la mesure où le socialisme prêché par les ligues était, aux yeux des paysans siciliens, une nouvelle religion, la vraie religion du Christ – trahie par les prêtres alliés aux riches – qui annonçait l’avènement d’un monde nouveau, sans pauvreté, faim et froid, selon la volonté de Dieu. Des croix et des images saintes étaient portées dans leurs manifestations et le mouvement, qui comptait avec une participation importante des femmes, s’est étendu, en 1891-1894, comme une épidémie : les masses paysannes étaient soulevées par la croyance messianique que l’irruption d’un nouveau règne de justice était imminente. En même temps, comme le montrent d’innombrables témoignages – par exemple les déclarations impressionnantes d’une femme paysanne du village de Piana dei Greci (reproduites parmi les documents en annexe du livre) – « il n’avait pas de doute que ce que ce que les paysans voulaient c’était une révolution, une société nouvelle juste, égalitaire et communiste »27.
Malgré la défaite en 1894, grâce aux pratiques organisationnelles modernes des socialistes, des mouvements paysans permanents ont pu être constitués dans certaines régions de la Sicile, dont a hérité, après la Grande Guerre, le mouvement communiste. L’histoire du village de Piana dei Greci illustre cette continuité : épicentre des révoltes à la fin du XIXème siècle il est, encore dans les années 50 du XXème, un bastion communiste : « leur enthousiasme millénariste originaire s’était métamorphosé en quelque chose de plus durable : une allégeance permanente et organisée à un mouvement social-révolutionnaire moderne. » Cette évolution n’est pas aux yeux d’Hobsbawm un simple remplacement de l' »archaïque » par le « moderne », mais une sorte d »intégration dialectique » – au sens de l’ Aufhebung hégélo-marxiste – du premier dans le deuxième : l’expérience de Piana « montre que le millénarisme n’est pas condamné à être un phénomène temporaire mais peut, sous des conditions favorables, être le fondement d’une forme de mouvement permanent et extraordinairement coriace et résistant »28.
En d’autres termes : le millénarisme ne doit pas être considéré uniquement comme « une touchante survivance d’un passé archaïque », mais comme une force culturelle qui reste active, sous une autre forme, dans des mouvements sociaux et politiques modernes. La conclusion qu’il propose à la fin de son chapitre dédié aux ligues paysannes siciliennes a, de toute évidence, une portée historique, sociale et politique plus large et universelle : « Quand il est intégré (harnassed) à un mouvement moderne, le millénarisme peut non seulement devenir politiquement efficace, mais il peut le faire sans la perte de ce zèle, cette foi brûlante dans un monde nouveau, et cette générosité dans l’émotion qui le caractérisent même dans ses formes les plus primitives et perverses. Personne ne peut lire le témoignage de la paysanne anonyme de Piana sans espérer que leur esprit pourra être préservé »29. Cette remarque peut être considérée un peu comme la « morale de l’histoire » de l’ensemble de ses écrits sur le millénarisme et sur les révoltes primitives.
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Il me semble qu’Eric Hobsbawm a ouvert ici une passionnante piste de recherche qui mérite d’être poursuivie, non seulement par des historiens mais aussi par des sociologues ou anthropologues politiques, étudiant les phénomènes actuels (fin du XXème siècle). Je citerais seulement deux exemples de mon propre terrain de recherche comme sociologue intéressé par l’Amérique Latine : l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) du Chiapas (Mexique) et le Mouvement des Paysans Sans Terre (MST) du Brésil. Les deux sont des mouvements paysans de protestation (et résistance) contre la modernisation capitaliste, les deux ont des composantes millénaristes qui les rapprochent des phénomènes étudiés par l’historien anglais, et les deux sont des mouvements fondamentalement modernes par leur programme, leurs revendications, leurs pratiques et leur formes d’organisation.
L’EZLN est née de la fusion, dans les montagnes du Chiapas, du guévarisme (qui n’est pas sans avoir lui-même une dimension millénariste) d’une poignée de militants urbains avec la révolte « archaïque » des communautés indigènes mayas, et avec le messianisme chrétien des communautés de base (fondées dans les années 1970 par l’évêque du Chiapas, Mgr Samuel Ruiz ), sous l’égide suprême de la légende millénariste d’Emiliano Zapata. Le résultat de ce cocktail politico-culturel et socio-religieux explosif a été une des rébellions paysannes les plus originales des années 1990.
Le soulèvement zapatiste de janvier 1994 était certes dirigé contre l’oppression séculaire des indigènes mayas par les autorités et par les propriétaires fonciers, mais elle était directement motivée par les mesures de modernisation néo-libérale du gouvernement fédéral : la privatisation des communautés rurales (ejidos) consacrées par la Révolution mexicaine, et l’accord de libre commerce avec les USA (ALENA), qui menaçait de ruine la culture traditionnelle du mais des communautés indigènes – base, depuis des millénaires, de leur identité culturelle – en ouvrant le Mexique au mais transgénique des entreprises nord-américaines d’agro-business.
Le mouvement zapatiste se distingue aussi par une composante libertaire, qui se manifeste aussi bien dans l’autogestion des villages que par son refus de jouer le jeu politique et même d’envisager la « prise du pouvoir ». C’est la raison pour laquelle les mouvements anarchistes ou anarcho-syndicalistes, qui connaissent un certain regain d’activité, notamment en Europe du Sud, on fait de la solidarité avec les insurgés du Chiapas un de leurs principaux axes d’intervention.
Quant au MST brésilien, qui a ses racines socioculturelles dans la Pastorale de la Terre de l’Eglise, les communautés de base et la théologie de la libération, il se caractérise lui-aussi par un mélange étonnant de religiosité populaire, révolte paysanne « archaïque » et organisation moderne, dans une lutte radicale pour la réforme agraire et, à terme, pour une « société sans classes ». Ce mouvement, à forte composante émotionnelle, « mystique » – c’est le terme qu’utilisent les militants eux-mêmes pour désigner l’état d’esprit des participants – ou « millénariste » (au sens large) – la ressemblance avec les ligues paysannes siciliennes de 1890 est frappante – rassemble des centaines de milliers de paysans, métayers et travailleurs agricoles et est devenu actuellement le plus important mouvement social du Brésil et la principale force de protestation contre la politique de modernisation néo-libérale des successifs gouvernements brésiliens.
A en juger par ces exemples, le millénarisme révolutionnaire – la forme la plus radicale des résistances paysannes contre la modernisation capitaliste – tel que l’a étudié Eric Hobsbawm, n’est pas nécessairement un phénomène du passé.
Photographie: Jérôme Sessini
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références
⇧1 | E. Hobsbawm, Primitive Rebels. Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th centuries, New York, Norton Library, 1959, p. 126. |
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⇧2 | NB : Si je mets systématiquement des guillemets sur les mots « primitif » ou « archaïque » – ce qui n’est pas toujours le cas d’Eric Hobsbawm – c’est pour indiquer une certaine distance critique envers des termes qui sont utiles mais tout de même assez marqués par une vision évolutionniste ou « moderniste » de l’histoire |
⇧3 | Je ne m’occuperai pas ici des travaux d’Eric Hobsbawm sur la paysannerie publiés au cours des années 1970 et inclus dans le remarquable recueil Uncommon People, N.York, The New Press, 1998. Leur problématique est différente, et ils ne se réfèrent pas (ou peu) aux deux aspects qui m’intéressent dans le présent article : la résistance au capitalisme et le millénarisme révolutionnaire. |
⇧4 | Primitive Rebels, p. 2, 3. |
⇧5 | Malheureusement, cette piste n’est pas suivie par Hobsbawm dans son histoire du 20ème siècle : il montre de façon très pertinente comment le processus de modernisation conduit, après la Deuxième Guerre mondiale, à un spectaculaire déclin de la paysannerie, mais il ne pose pas la question des résistances paysannes à ce déclin, et n’examine pas de façon plus systématique le rôle des couches paysannes « primitives » dans les grands mouvements révolutionnaires du siècle. Cf. E.Hobsbawm, Age of Extremes. The short twentieth century 1914-1991, Londres, Penguin, 1994, pp. 289-294. |
⇧6 | Primitive Rebels pp. 3, 67, 119. |
⇧7 | Eric Hobsbawm, Les Bandits, Paris, Maspero, 1972, p.15 et PR pp. 82-83. |
⇧8 | E.Hobsbawm, G.Rudé, Captain Swing, London, Weidenfels and Nicholson, 1969, pp. 15, 16, 19, 83. Tous les passages cités, comme les suivants, se réfèrent aux chapitres du livre rédigés par Hobsbawm, dans la division du travail avec son collègue Rudé indiquée dans la préface. Il est évident que l’Angleterre des années 1830 représentait un degré bien plus avancé dans la modernisation de l’agriculture et le développement du capitalisme rural que les régions du sud de l’Europe où les phénomènes de banditisme social ont connu leur essor principal. |
⇧9 | Primitive Rebels pp.52, 75, 76. L’analyse de Hobsbawm doit beaucoup à l’ouvrage de Karl Polanyi, La Grande transformation (1945) auquel il rend hommage dans une note – p. 54 – saluant « ce livre brillant et injustement négligé ». |
⇧10 | Swing, p.16. |
⇧11 | Swing, p.19. |
⇧12 | Swing p. 298. Bien des années avant son collègue E.P.Thompson, Eric Hobsbawm avait pris la défense des Luddites et autres « briseurs de machine » contre les attaques inspirées par « l’apologétique économique des classes moyennes ». Cf. « The Machine Breakers » (1952), in Uncommon People, pp.5-17. |
⇧13 | Primitive Rebels p.119, Bandits, pp. 18-19 |
⇧14 | Bandits, pp. 104-106. Curieusement, E.Hobsbawm ne semble pas s’intéresser à l’autre grand révolutionnaire mexicain : Emiliano Zapata. Son nom ne figure pas dans Primitive Rebels. Il le mentionnera plus tard, dans l’article de 1973 sur les paysans et la politique, mais il me semble qu’il sous-estime beaucoup la portée de ce mouvement paysan millénariste et révolutionnaire, en écrivant que « l’influence politique du programme agraire de Zapata résulte du fait que ses troupes paysannes étaient suffisamment proches pour occuper la capitale (du Mexique) ». (Eric Hobsbawm, « Peasants and Politics », in Uncommon People p. 154) |
⇧15 | M.Lowy, Rédemption et Utopie. Le Judaïsme Libertaire en Europe Centrale. Une étude d’affinité élective, Paris, PUF, 1988. |
⇧16 | Primitive Rebels pp. 17-18. Les autres religions, dans la mesure où elles considèrent le monde comme stable ou cyclique, sont moins favorables à l’essor du millénarisme. |
⇧17 | Primitive Rebels p. 64. D’où vient l’intérêt d’Eric Hobsbawm pour le millénarisme, dans ses écrits de la fin des années 1950 ? Dans un entretien avec nous le 20.3.1982, il suggérait trois explications possibles : « C’est peut-être à cause de ma participation à un mouvement révolutionnaire. C’était d’ailleurs l’époque du XXème congrès du PCUS et l’on éprouvait un besoin de bilan général, de remise en question. Enfin, j’ai été influencé par des anthropologues qui ont travaillé sur ce thème, notamment Max Glucksmann et ses disciples, comme Peter Worsley, qui était, à l’époque, mon camarade de parti » |
⇧18 | Hobsbawm se dissocie ici du travail de Norman Cohn – The Pursuit of the Millenium (1957) – qu’il accuse, non sans raison, d’effacer – avec une intention politique évidente – toute différence entre les deux. |
⇧19 | Primitive Rebels pp. 68-73. |
⇧20 | Primitive Rebels pp. 83-90. |
⇧21 | Primitive Rebels pp. 82-90, 107. |
⇧22 | Primitive Rebels pp. 90-91. Curieusement, l’historien ne mentionne pas l’expérience des collectivités agraires libertaires en 1936-37. Dans d’autres textes des années 1966-1969 Hobsbawm s’est occupé de l’anarchisme, en exprimant son admiration, mais surtout des réserves et des critiques. Malgré sa conviction de « l’inefficacité » des pratiques anarchistes, il ne rejette pas moins les attaques staliniennes contre les idées libertaires au cours des années 1930, dans le contexte des affrontements en Espagne, qu’il attribue « à une tentative de donner une légitimité théorique au développement stalinien d’un Etat dictatorial et terroriste ». (« Bolshevism and the Anarchists », 1969, in Revolutionaries,N.York, Meridian Books, 1975, p. 70) |
⇧23 | Primitive Rebels 91-92. |
⇧24 | L’histoire de ce groupe et de son principal animateur est racontée en détail par l’historien… Eric Hobsbawm, dans son livre Bandits. Tout en critiquant son manque de réalisme, l’auteur est littéralement fasciné par « Quico » Sabaté, cette « figure légendaire », cet « héros tragique » mort en 1960, dans un ultime combat avec la police de Franco. Il ne lui dédie pas moins de 15 pages – dans un petit livre qui n’en compte que 145 dans l’édition française. Curieusement, ce chapitre ne contient pratiquement aucune note en bas de page : il est évident qu’Eric Hobsbawm a reconstitué la biographie de son personnage par une minutieuse enquête personnelle auprès des anciens camarades et amis de « Quico », exilés en France. Pour l’historien, qui l’a pour ainsi dire sauvé de l’oubli, Francisco Sabaté « reste présent à notre mémoire en compagnie d’autres héros, et c’est justice ». Cf. Bandits, pp. 113-128 |
⇧25 | Bandits, p. 114. |
⇧26 | Primitive Rebels pp. 96-97. Ces organisations paysannes étaient aussi appelées « fasci », mais pour éviter des confusions fâcheuses, je préfère utiliser le terme de « ligues », qui apparaît aussi dans le texte d’Hobsbawm. |
⇧27 | Primitive Rebels pp. 98-101. |
⇧28 | Primitive Rebels pp. 101-105. |
⇧29 | Primitive Rebels pp. 106-107. |