Sur l’antiracisme. Débat entre Houria Bouteldja et Gilles Clavreul

Nous reproduisons ici le débat entre Houria Bouteldja (militante antiraciste et porte-parole du Parti des Indigènes de la République) et Gilles Clavreul (ex-« délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme »). Ce débat a été organisé et publié initialement par l’Obs. Nous le faisons précéder de la mise au point proposée sur son site par le PIR à propos du chapeau ordurier et diffamatoire que l’Obs a cru bon de rédiger pour « introduire » le débat. On pourra également écouter la version audio du débat pour mesurer l’écart entre ce chapeau et le ton cordial adopté par les journalistes lors des échanges oraux.

***

Houria Bouteldja a été invitée par le Nouvel Observateur à débattre face à Gilles Clavreul. Nous avons découvert en même temps que le grand public le dispositif mis en place par le journal pour encadrer cet échange. Que dire ? D’abord que nous ne sommes pas surpris. C’était le risque à courir et nous l’avons pris. Le chapeau qui introduit l’entretien qu’Houria Bouteldja a accordé au Nouvel Obs, censé mettre en scène un débat entre elle et l’ex-délégué ministériel et mené par une brigade de pas moins de quatre journalistes (Carole Barjon, Rémi Noyon, Timothée Vilars et Sara Daniel) est tout simplement ordurier. Pour s’en convaincre, il suffira d’ailleurs de lire l’entièreté de cet échange que par ailleurs, nous assumons complètement.

Comment déchiffrer le contraste délirant entre les propos exposés dans l’entretien et le résumé qui en est fait dans l’introduction ? Inutile de chercher des explications compliquées : Le Nouvel Obs comme tous les medias mainstream qui subissent de plein fouet les effets de la crise économique et l’érosion de leur lectorat fait le choix du racolage et de la presse de caniveau. Sous leurs grands airs offusqués et soucieux de défendre les nobles idées qu’ils prétendent incarner, ils doivent se justifier d’avoir donné la parole à la sorcière notoire qu’il est pourtant strictement défendu d’approcher. Alors que faire pour transgresser et en tirer un max de profit sans avoir l’air d’y toucher ? Écrire la plus vile des justifications : « Nous l’avons invitée en nous bouchant le nez mais attention, c’est un acte de salubrité publique. »

Un autre enjeu, politique celui-ci, est, pour Clavreul et le Nouvel Obs, de marquer un coup d’arrêt au progrès des idées de l’antiracisme politique au sein de la gauche radicale et ce pour renforcer le pôle national-républicain dans lequel ils s’inscrivent – fusse au prix du sacrifice de la déontologie journalistique. Gageons que cette méthode leur rapportera de l’argent mais aussi les compliments de leurs pairs. Mais à vrai dire, pour ce qui nous concerne, qu’apporte-t-elle de nouveau que les honnêtes gens ne croient déjà ?  « Les indigènes sont antisémites, homophobes, racistes… ». Bref, tous les crimes réprouvés par la bonne société hormis, dieu soit loué, la pédophilie et le trafic de stupéfiants. Le Nouvel Obs craindrait-il l’intelligence de ses lecteurs au point de devoir leur imposer un corset idéologique de sécurité pour les préserver d’un égarement dans la pensée décoloniale ? 

Quant à nous, anticipant ce genre de fourberie, nous n’avons pas oublié de prendre nos précautions. Nous avons évidemment enregistré l’intégralité de cet échange – nous le précisons sans opposition manifeste de la part des présents – que nous mettons à disposition ici. On remarquera que loin des cris d’orfraie que font mine de pousser nos cinq mercenaires, le débat s’est passé dans une ambiance sereine et décontractée, les objections qu’ils ont opposés ayant fait l’objet d’une réponse systématique et comprise de tous. Nous mettons aussi en ligne et en accès libre l’intégralité de l’entretien (tel que validé par HB avant la publication) qui rendra compte de façon très fidèle de ce que nous défendons.

Nous précisons que la version publiée par le Nouvel Obs est différente de celle publiée ici car des ajouts de dernière minute ont été fait par G. Clavreul le jour même de la publication (nous mettons à la disposition de qui veut tous les mails échangés avec la rédaction de l’Obs depuis le premier contact jusqu’à ce jour). Quant à la rédaction, elle n’a pas souhaité prendre en compte l’ensemble des réactions d’HB. N’écartons pas l’hypothèse qu’ils puissent la modifier à leur guise.

Quels que soient les effets de cette affaire, nous considérons qu’avoir croisé le fer avec Gilles Clavreul et quatre chiens de garde de la presse aux ordres en valait bien la chandelle et qu’accessoirement nous y avons trouvé là une nouvelle occasion de fourbir davantage nos armes. 

***

L’Obs : Il y a quelques semaines, une chanson du rappeur Nick Conrad créait le scandale en parlant de “tuer des bébés blancs”. Que vous a inspiré cette polémique ?

Houria Bouteldja : J’étais un peu terrifiée au premier abord. Mais je refuse d’emboîter le pas aux condamnations médiatiques qui empêchent souvent de penser et qui confinent au moralisme. Je n’ai pas visionné le clip mais j’ai écouté ses explications : selon lui il s’est efforcé d’inverser la position des Noirs et des Blancs ; la violence qu’il met en scène dans le clip a été exercée historiquement envers des Noirs. Je comprends que ce fantasme de vengeance des dominés puisse faire peur mais un fantasme ne peut pas se substituer à la réalité des rapports de force qui sont dans les faits en faveur des Blancs. C’est pourquoi je préfère poser la question en termes politiques : que faire pour dénouer la situation et faire société ensemble ?

Gilles Clavreul : Ce clip est effrayant. Il véhicule une haine pure et dure, quelles que soient les explications fournies par la suite. Il me paraît surtout caractéristique de l’avilissement du débat public et de l’omniprésence de la question identitaire, qui contamine tous les sujets, des plus anodins aux plus importants. Je pense, par exemple, à la journaliste Rokhaya Diallo qui a passé son été à vider son armoire à pharmacie pour tenter de prouver que la couleur rose des pansements était symptomatique de la “domination blanche” ! Je pense également à la Coupe du monde de football : la composition ethnique de l’équipe était sans cesse rappelée par certains médias et sur les réseaux sociaux, que ce soit pour se féliciter de cette “diversité” ou, au contraire, pour agiter le fantasme d’une “équipe africaine”. Tout cela me rend extrêmement pessimiste pour l’avenir. Nous n’arrivons plus à soulever des problématiques d’intérêt général sans que chacun ne raisonne à partir de sa propre identité, souvent largement fantasmée. A gauche, le fossé n’a cessé de se creuser, non sur les choix économiques, mais sur les questions identitaires. La prospérité de la mouvance décoloniale, que vous représentez, en est l’un des symptômes.

Bouteldja –  C’est faux. « Indigène » n’est pas une identité mais un statut. La seule chose que je puisse concéder c’est que c’est actuellement une identité politique. Par ailleurs, ce que vous ne comprenez pas, c’est que pour nous, le Printemps républicain, mouvement néoconservateur animés par des nationaux-républicains, est aussi une mouvance identitaire. L’universalisme dont il se réclame est le cache-sexe d’un chauvinisme gaulois et occidentaliste.

Clavreul – En quoi vous vous trompez gravement.

 

L’Obs : Au cœur de votre différend, il y a le concept de “race”. Houria Bouteldja, qu’entendez-vous par ce mot ?

Bouteldja – Il faut être clair : la race biologique n’existe pas. J’emploie les mots “Blancs”, “Noirs” ou “Juifs” au sens de constructions socio-historiques, comme le genre. Personne n’est choqué par l’idée que les rôles dévolus aux femmes et aux hommes sont des produits de l’Histoire, tout comme l’idée que la dichotomie des sexes est socialement construite. Eh bien, la race, c’est la même chose. Les Blancs et les Noirs ont été en quelque sorte “inventés” lors de l’expansion coloniale vers les Amériques en 1492, moment fondateur du capitalisme et début de son expansion. Il a alors fallu justifier le génocide des Indiens et la mise en esclavage des Africains, en théorisant leur infériorité, pour en extorquer une plus-value et enrichir les colons. La blanchité n’a rien à voir avec la génétique, c’est un rapport de pouvoir. Dans cette grammaire décoloniale, à l’intérieur de l’Etat-nation, je suis une Indigène, tandis que dans mon rapport à l’Afrique, je suis une Blanche. Parce que statutairement, je profite des privilèges de la citoyenneté française.

Clavreul – Votre approche de l’Histoire est terriblement réductrice. Vous dessinez un schéma extrêmement binaire entre un Nord forcément dominant et un Sud toujours dominé. Or, le fait colonial et l’esclavage existaient avant 1492. Des empires entiers ont connu des relations compliquées avec l’Occident sans être complètement aliénés par lui. Je pense aux civilisations japonaises ou chinoises, qui n’ont pas été entièrement imprégnés par les concepts et les contraintes venues d’Occident. L’empire arabe, qui s’est perpétué dans l’empire Ottoman, a exercé des formes de domination sur une partie de l’Europe. Ce qui est incroyable, c’est que c’est la gauche démocratique, que vous ne cessez de critiquer, qui a porté le combat dans les années 1950 et 1960 contre la colonisation ! Les Vidal-Naquet, et bien d’autres comme eux, étaient parmi les plus ardents aux côtés du FLN dans les luttes de libération nationale. Mais comme cette histoire-là ne rentre pas dans votre schéma, vous n’en parlez pas.

Bouteldja – D’abord, nous n’avons pas du tout, comme vous semblez le penser, un rapport romantique avec le passé. Jamais vous nous entendrez dire que la domination n’a pas existé avant 1492. Bien sûr qu’elle a existé ! En revanche, nous disons que la modernité occidentale commence en 1492. Nous faisons une différence fondamentale entre l’esclavage en général et la traite négrière en particulier. L’esclavage, effectivement, a toujours existé. Seulement, il n’était pas racial : les Arabes mettaient en esclavage aussi bien des congénères que des Africains ou des Européens qu’on ne nommait pas alors Noirs ou Blancs. La race n’a jamais été théorisée par les Arabes ou d’autres sociétés esclavagistes. En revanche, la traite négrière a non seulement constitué de manière juridique, économique et politique les Noirs comme inférieurs mais elle a de plus permis l’expansion et la structuration du capitalisme à l’échelle mondiale. Certes, il y a eu des luttes de libération mais force est de constater que les relations de pouvoir se sont recomposées. Aujourd’hui, la France est toujours en Afrique et les États africains ne sont pas souverains. Qui aujourd’hui dirige l’OTAN ou le FMI, les anciennes civilisations esclavagistes ou celles qui ont constitué leur puissance sur la traite négrière et le colonialisme ? Les décoloniaux ne s’intéressent au passé que parce qu’il informe le présent. Si je suis une indigène de la République aujourd’hui, c’est bien parce que le néo-colonialisme occidental continue de déterminer ma condition à l’intérieur de l’État-nation.

Clavreul – Vous classez dans le camp des Blancs, autrement dit des “dominants”, des personnes dont le vécu migratoire n’est pas très différent de celui d’immigrés maghrébins ou africains. Je pense aux Polonais qui travaillaient dans les mines du Nord de la France, ou aux Italiens massacrés dans les salins d’Aigues-Mortes en 1893.

Bouteldja – D’abord, ce n’est pas moi qui « classe ». Moi, je constate qu’il y a un classement. Il est vrai que certains immigrés européens ont vécu en partie la même chose que les immigrés maghrébins ou africains. Mais il y a une différence de taille : un fils d’immigré italien devient Français en grandissant en France. Les descendants d’Algériens, de Maliens ou d’Antillais, eux, restent soumis à une injonction paradoxale : s’intégrer sans jamais pouvoir le faire dans les faits.

Clavreul – Surtout si vous le leur répétez à longueur de journée…

Bouteldja – Je ne répète rien. Je ne fais que constater les discriminations. Le jour où les contrôles au faciès auront disparu, je dirais comme vous : “Formidable, nous sommes maintenant des Français comme les autres”. Mais en attendant, il y a des contrôles au faciès, les Noirs et les Arabes sont majoritairement en prison, ils sont 5 ou 6 fois plus discriminés à l’emploi. Pour l’instant, notre place dans la société est une place de subalterne. Pourquoi ne sommes-nous pas traités comme les Italiens ? Pourquoi au bout de deux générations ne sommes-nous pas devenus des Français comme les autres ? Platini, Sarkozy, sont des Français, pourquoi pas nous ?

Clavreul – … et Jamel Debbouze, ce n’est pas un Français ?

Bouteldja – Jamel Debbouze, c’est un indigène !

Clavreul – C’est vous qui lui collez cette étiquette. Omar Sy a été élu personnalité préférée des Français…

Bouteldja – C’est vrai, les indigènes comme Zidane, Sy ou Noah, aussi apolitiques qu’ils sont « utiles » à la France (en marquant des buts par exemple) caracolent en tête des sondages. Je trouve ça plutôt suspect comme hommage. Mais prenons le cas de l’humoriste Yassine Belattar. On le met systématiquement en demeure de rendre des comptes sur les agissements de tel ou tel Musulman quand il n’est pas tout bonnement accusé d’être un « islamiste ». Pourquoi ne peut-il pas exercer son métier d’humoriste « universel » ? J’en suis presque à remercier Eric Zemmour d’avoir mis cette histoire de prénoms sur la table. Lorsque vous portez un nom à consonance étrangère, vous êtes déjà suspect. Yassine Belattar est un indigène parce qu’il s’appelle Yassine Belattar.

Clavreul – Il reste des discriminations inacceptables, tout le monde est d’accord. C’est sur l’origine de ces discriminations et sur ce qu’il convient de faire que nous sommes en désaccord. La question que je me pose est la suivante : si, comme vous l’affirmez, les races sociales sont induites par le système, voulues et façonnées par les dominants, faut-il pour autant reprendre cette terminologie ? N’est-ce pas, au fond, parler la langue des dominants ? Plus généralement, n’êtes-vous pas obnubilée par le système que vous voulez abattre, comme si l’Occident blanc était le seul capable de définir l’ordre des choses, de poser des règles, de mettre les gens dans des cases ?

Bouteldja – Le subterfuge, c’est précisément de dissimuler la catégorisation raciale sous le gentil vocable d’“universalisme”. Mais attention : si nous constatons l’existence des races sociales, ce n’est pas pour les contempler, mais pour les dépasser. C’est une forme d’essentialisme stratégique : nous luttons en tant que “racisés”, puisque ces catégories ont un fondement matériel, dans le but de mettre fin aux discriminations et de construire une société sans races.

 

L’Obs – N’est-ce pas votre terminologie qui pose problème ? En France, le terme de “race” est le plus souvent compris dans son sens biologique… Remplacer la notion de classe sociale par celle de race, n’est-ce pas ethniciser le débat ?

Bouteldja – C’est fou comment la notion de « race sociale » a réhabilité la notion de classe que beaucoup ont trahi sans vergogne! Il y a une articulation entre la question de la classe et celle de la race. On peut même dire qu’il y a un conflit de races à l’intérieur de la lutte des classes. Quand on préfère embaucher un Blanc à un indigène, ça veut bien dire que la classe sociale est elle-même traversée par d’autres rapports de domination. Si l’on s’arrête à l’idée qu’il y a des bourgeois et des prolétaires, et que c’est là que s’exerce le véritable rapport de pouvoir, on ne peut pas expliquer pourquoi les Noirs et les Arabes sont majoritaires en prison. Est-ce que cela signifie qu’il n’y pas de luttes des classes ? Bien sûr que non ! Ça signifie qu’il y a une question à régler : comment fait-on pour lutter ensemble ? La gauche ne le reconnaîtra jamais, mais pour l’instant elle défend les intérêts des classes populaires blanches. Toute la gauche, du Parti socialiste au NPA de Besancenot, s’inscrit dans ce que nous appelons “le champ politique blanc”. Ce vaste champ politique est soumis à de multiples contradictions et conflits, mais il défend toujours prioritairement les Blancs volontairement ou pas.

Clavreul – L’extrême droite ne dit pas des choses très différentes. Pour elle, il y a une concurrence de fait entre le prolétariat blanc et le prolétariat immigré, mais elle en tire une  conclusion inverse : il faut réduire drastiquement l’immigration, instaurer une forme de préférence nationale. D’après vous, l’extrême droite aurait donc une lecture du réel plus sincère que les autres formations politiques ?

Bouteldja – Ce n’est pas une question de sincérité. Les politiques de gauche sont peut-être convaincus qu’ils défendent les classes populaires. Simplement, aussi longtemps qu’ils refuseront de reconnaître que la question du racisme d’État est centrale, ils ne parleront qu’aux Blancs. L’islamophobie n’est pas qu’un mot, c’est une réalité matérielle : les discriminations à l’embauche, à l’école, la surveillance policière. Si la gauche défendait vraiment les intérêts des toutes les classes populaires, elle se battrait pour ce segment de la population. Quant à la comparaison avec l’extrême droite, elle ne résiste pas à l’analyse honnête de notre projet. Le nationalisme renforce la race quand nous, nous voulons l’abolir.

Clavreul – Vous, en revanche, vous ne voulez pas défendre tout le monde. Quand on lit la façon dont vous parlez des Blancs, c’est loin d’être sympathique…

Bouteldja : Parce que vous avez du mal à intégrer que lorsque je parle des Blancs, je parle d’un rapport de domination, pas d’individus. Je ne crois pas que les Blancs sont Blancs par nature, ni qu’ils sont tous racistes. On peut être blanc, bénéficier du système raciste et ne pas être raciste soi-même et même combattre ce système ! Je pense au contraire que dans nos rangs, on a suffisamment d’amour en nous pour refuser l’essentialisation du blanc. Il y a de l’espoir parce qu’il y a de la politique et ce que j’appelle « l’amour révolutionnaire ».

 

L’Obs – Dans votre livre, vous écrivez que les Juifs sont positionnés en “tampon” entre les Indigènes et l’Occident. Que voulez-vous dire ?

Bouteldja – Le mot “Juif, tout comme “Blanc” ou “Noir”, est une catégorie raciale produite par l’Etat. C’est une création historique, liée à l’histoire de l’antisémitisme européen : les Juifs sont presque des indigènes, ils sont des sujets raciaux qui ne sont pas tout à fait des Blancs. Un « vrai Blanc », dans son rapport à la Nation, c’est quelqu’un qui se réveille le matin et se sent parfaitement légitime dans ce pays. Je ne suis pas sûre que ce soit le cas des Juifs. Ni d’Eric Zemmour, par exemple, qui me semble être une espèce de juif honteux. Il est tellement peu “Blanc” qu’il est obligé d’en rajouter. Moi, quand j’entends Zemmour, je vois quelqu’un qui souffre terriblement. J’ai envie de lui dire « Respire et assume ce que tu es ! ». En fait, il vient de l’histoire de l’intégration forcée des Juifs qui s’est faite à coup de douloureux reniements. Et en tant qu’indigène, je connais très bien ce sentiment ! D’où ma pitié.

Clavreul – Dans votre livre, vous dites d’abord que la “catégorie Juif” a été créée par le nationalisme français. Mais le peuple juif, avec cette conscience qui est la sienne de former un peuple, existe depuis des millénaires. Vous affirmez ensuite que l’Etat d’Israël, le projet national des juifs, serait uniquement une manifestation de la culpabilité des Blancs après la Shoah. Ce n’est pas vrai. Le projet national juif, la volonté d’avoir un Etat juif existait avant la Shoah. L’urgence matérielle et morale à la fin de la seconde guerre mondiale a précipité les choses et favorisé la création de l’Etat d’Israël.

Bouteldja – Faux ! Historiquement si la grande majorité des juifs du monde se reconnaissait comme communauté culturelle ou religieuse, elle ne se considérait pas comme un peuple ethnico-national. L’immense majorité des Juifs était a-sioniste voire antisioniste avant la guerre et ne souhaitaient qu’une chose : devenir pleinement citoyens des pays dans lesquels ils vivaient. Enfin, je n’ai jamais parlé de culpabilité. Au contraire, la volonté de créer Israël répondait à des intérêts stratégiques occidentaux et certainement pas à un sentiment de culpabilité vis à vis du génocide.

Clavreul – Vous développez aussi l’idée que les Juifs ont été “blanchis” d’un coup à cause de la Shoah. La Shoah étant le produit ultime du racisme blanc, les blancs auraient donné un État aux juifs pour expier leur culpabilité. Du coup, les juifs seraient devenus, selon vous, l’avant-garde éclairée du racisme occidental. C’est une théorie qu’on retrouve notamment chez le sociologue portoricain Ramon Grosfoguel : le colonialisme se poursuit à travers la colonisation d’Israël sur les territoires occupés et cela fait donc d’Israël la pointe avancée de la domination occidentale coloniale. C’est bien cela ?

Bouteldja – Je n’ai jamais dit que les Juifs sont « l’avant-garde éclairée du racisme occidental », j’ai dit qu’on cherche à faire d’eux les « tirailleurs sénégalais » de l’Occident. Pour qui comprend le français et connaît l’histoire de ces tirailleurs, il devient clair que l’expression désigne les victimes d’un pouvoir coercitif et non pas des personnes libres de leur destinée. On veut enrôler et instrumentaliser la communauté juive pour servir des intérêts qui ne sont pas directement les siens, voire qui lui sont préjudiciables. De plus, je dis qu’Israël est une excroissance de l’Occident en Orient et fait partie du projet occidental blanc. Les Israéliens de ce point de vue sont des Blancs.

Clavreul  … même quand ils sont Noirs…!

Bouteldja : Mais oui ! Et même quand ils sont Arabes ! Ils sont Blancs au sens du rapport social. Ils font partie du projet occidental tout comme Obama.

 

L’Obs – Vous écrivez que « ce système pourri est en train de faire de vous des monstres, comme il fait de nous des crapules ». Est-ce une menace déguisée ?

Bouteldja – Ce n’est pas une menace, c’est une crainte. Je suis préoccupée par ce que j’appelle « l’ensauvagement de l’indigène », qui se manifeste sous plusieurs formes : les nouvelles formes de judéophobie, l’homophobie, les nouvelles formes de violences faites aux femmes ou le racisme des maghrébins vis-à-vis des noirs. Cet “ensauvagement” est le résultat de l’absence de prise en compte de revendications élémentaires d’égalité et de dignité. Non seulement, les indigènes ont de moins en moins de confiance dans les institutions et les partis politiques mais il y a aussi une amertume. Au lieu de s’organiser autour d’un projet politique, comme on le propose au PIR, avec une théorie et des objectifs politiques, ce qui permettrait une canalisation de la colère, cette dernière peut les amener à cibler des groupes et non un pouvoir qui organise la discrimination. C’est cela qui me préoccupe. Je rappelle souvent la question que posait James Baldwin dans les années 1960 : “Qu’adviendra-t-il de notre beauté ?” Je pars du postulat que nous sommes beaux, généreux et avons beaucoup de choses à apporter en tant qu’êtres humains. Mais tout cela est menacé.

 

L’Obs : Pour vous, un “dominé” peut-il être raciste ?

Bouteldja – Je parlerais de “racisme édenté”, pour reprendre une expression d’Albert Memmi, autrement dit un racisme sans pouvoir. C’est un racisme qui n’a pas de relais dans les institutions. Un indigène judéophobe n’a pas les moyens d’affréter des trains pour Auschwitz.

Clavreul – Mais il a le pouvoir de prendre une kalachnikov pour aller tirer dans une école juive…Comme Mohamed Merah auquel vous semblez vous identifier… Le 31 mars 2012, à Bagnolet, lors d’une de vos conférences pour « 2012, Printemps des quartiers populaires », vous avez déclaré : « Mohamed Merah, c’est moi, et moi, je suis lui »… Pour vous, les assassins, sont d’abord et toujours des victimes de l’Occident, avant d’être des assassins…

Bouteldja – « C’est faux! Il suffit de lire l’intervention que j’ai faite, intitulée « Mohamed Merah et moi » à disposition sur la toile. Même un lecteur inattentif comprendrais le sens de mon propos : Je m’identifie à MM du point de vue de ses origines sociales car issu comme moi de l’immigration ouvrière algérienne mais m’y oppose radicalement du point de vue de ses actes et de ses choix politiques. Cet extrait est limpide : « Par son acte, il s’empare d’une des dimensions principales de nos ennemis : celle de considérer les Juifs comme une essence sioniste ou une essence tout court. Aucun Juif ne nait avec le sionisme dans le sang, aucun Blanc ne nait avec le racisme dans le sang, aucun Arabe, aucun musulman, aucun noir ne nait avec la haine et le revanchardisme dans le sang. Et c’est précisément ici que nos routes se séparent. Nous ne pouvons pas combattre le racisme et le devenir nous-mêmes. Ce qui nous caractérise c’est notre détermination à rester sur le terrain politique et sur celui de la dignité humaine ».

Par ailleurs, vous avez tout à fait raison pour ce qui concerne la capacité de tuer, mais c’est une action individuelle ou groupée (comme Daesh) portée par une haine qui n’utilise pas les moyens de l’État. Ce n’est pas une forme de racisme adossée à la police, à l’État, à l’armée. Pour la combattre, il faut identifier les racines de la haine si on veut être efficace.

 

L’Obs – Vous dîtes “judéophobe” ? Pas antisémite ?

Bouteldja – Oui car le mot « antisémitisme » est très connoté et ancré dans l’histoire spécifique et singulière de l’antisémitisme européen. Les sentiments anti juifs des indigènes de France qui sont une réalité doivent être compris dans leur propre généalogie : celle du décret Crémieux en Algérie qui sépare les Juifs des Musulmans, tous autochtones, dans la création de l’Etat d’Israël et dans le nationalisme français qui joue la concurrence entre les communautés non blanches dont les Juifs font partie.

 

L’Obs – Qu’entendez-vous par “impérialisme gay” ?

Bouteldja – Repartons un peu en arrière : en Europe, la nation s’est créée autour de l’idée de la famille avec le modèle de l’homme viril et hétérosexuel. Au XIXe siècle, les colons arrivés en Afrique ont été horrifiés par les moeurs sexuelles qui n’entraient pas dans les cases hétérosexistes de l’Occident. Ils ont donc importé l’hétérosexisme européen et troublé toutes les formes sexuelles existantes sur place. C’est alors qu’on a criminalisé l’homosexualité et qu’on a normalisé l’ordre hétérosexiste. Par conséquent, il existe aujourd’hui dans les ex colonies des formes rigides de sexualité qui font sens aujourd’hui auprès de la population majoritaire. Ainsi, au moment où ils s’approprient ces normes, un nouvel ordre sexuel s’impose : les normes identitaires LGBT, nées en Europe, s’exportent elles aussi. C’est ça l’impérialisme gay. On peut certes déplorer la binarité hétérosexuelle qui est un héritage colonial mais on ne peut plus accepter les leçons qui viennent d’en haut. Ce n’est pas parce qu’on politise la sexualité sous la forme LGBT à Paris, Berlin ou San Francisco qu’on doit le faire dans le monde entier. Comme il faut laisser les peuples avoir une pleine souveraineté politique, il faut les laisser reconquérir leur propre sexualité. L’ingérence sexuelle n’est pas moins néfaste que les autres formes d’ingérence, elle contribue même à empirer la condition des homosexuels là-bas.

Clavreul – Si je vous suis bien, lorsque le prédicateur proche des Frères musulmans Youssef al-Qardaoui condamne l’homosexualité, il est sous le joug occidental ?!

Bouteldja – Il en est le produit parce qu’il a été imprégné par de longues décennies de normes hétérosexistes. La pénalisation des homosexuels date de l’époque coloniale. Avant, les catégories “hétéro” ou “homo” n’existaient pas nécessairement. Il y avait des pratiques mais pas d’identités sociales ou politiques accolées à ces pratiques. La politisation de la sexualité est un phénomène moderne.

Clavreul  – Les homosexuels étaient déjà persécutés au Moyen-Age…

Bouteldja – En Europe ou dans le monde entier ? Il faut préciser. Alors oui, en Europe, Il y a évidemment eu des formes d’homophobie ancienne. Même chose pour l’antisémitisme chrétien mais notez la virulence de ces sentiments pendant le développement des nationalismes européens qui a culminé avec le nazisme. On a atteint des formes de barbarie extrême parce qu’il fallait purifier la nation de ces éléments nuisibles qu’étaient les Juifs, les Tziganes et les homos. Mais cette histoire spécifique ne peut en aucun cas être étendue au monde entier.

 

L’Obs – Vous avez cofondé les Indigènes de la République il y a 13 ans, et vos idées imprègnent désormais le débat public. Quel est exactement votre projet politique ?

Bouteldja – Nous avons créé ce mouvement en 2005 après l’appel des indigènes de la République pour défendre les intérêts des populations victimes d’un racisme structurel. Le contexte est alors d’une part celui de l’après 11-Septembre, d’autre part celui de l’affaire du voile en 2003, deux événements qui ont été, pour les militants de l’immigration dont je faisais déjà partie, deux traumatismes importants. Le 11-Septembre a déclenché un déferlement islamophobe qui s’est traduit en France par une loi interdisant le voile à l’école, donc excluant, de fait, des jeunes filles de l’école. Quand on a constaté la manière dont la gauche, « notre alliée naturelle », s’était comportée dans ce débat, nous avons considéré que nous ne pouvions plus compter sur elle pour nous défendre. A la même époque, il y a eu la création de “Ni Putes, ni soumises”. Dès l’origine, nous étions contre, et nous avons créé une sorte de contre-feu avec des copines, dans un comité qui s’appelait “Les Blédardes”. Nous ne voulions pas nous faire avoir une deuxième fois comme cela avait été le cas avec SOS Racisme…

 

L’Obs – Vous vous êtes “fait avoir” par SOS Racisme ?

Bouteldja – Oui. C’est l’origine de notre rupture avec la gauche qui interviendra en 2005. La récupération par le Parti socialiste de “la Marche pour l’égalité” [dite “Marche des beurs”, NDLR], en 1983, a engendré chez nous une profonde amertume. La Marche pour l’égalité visait à dénoncer les violences policières et le racisme réel. Or, le PS et SOS Racisme l’ont instrumentalisée au profit de ce que nous appelons l’antiracisme moral, qui ciblait surtout M. et Mme Dupont. Mais M. et Mme Dupont ne nous intéressent pas. Ils ne sont pas à l’origine des discriminations systémiques. Les responsables, ce sont l’Etat, l’école, les institutions… Nous occupons désormais une vraie place. Le camp de l’antiracisme politique postcolonial, qui regroupe de nombreuses associations, a suffisamment d’influence pour que nos grilles d’analyse soient prises en compte par des organisations ou par des individus issus de l’immigration. Grâce à nous, la gauche est aujourd’hui divisée et obligée de se positionner sur ces questions-là. Pour moi, c’est un acquis. Ces divisions peuvent nous faire espérer la recomposition d’un champ politique en faveur de la lutte contre le racisme réel.

 

L’Obs – Objectif atteint, selon vous, Gilles Clavreul ?

Clavreul – La mouvance décoloniale surgit aussi grâce à l’importation de théories venues des Etats-Unis, à la montée de l’islamisme et enfin bien sûr à la cause palestinienne. Le Parti des indigènes veut enchâsser sa critique des institutions dans une vision du monde où le fait colonial est le trait de structure qui explique toute l’évolution récente de nos sociétés. Stratégiquement, le PIR vise à fracturer la gauche pour entraîner sa recomposition autour de cette idée de lignes raciales. Cela le conduit à très peu attaquer la droite et l’extrême droite… Cela dit, la faiblesse de votre mouvement me semble résider dans son absence de militantisme sur le terrain.  On retrouve votre grammaire dans un certain nombre d’écrits, mais vos idées ne sont pas reprises par les partis politiques. La France insoumise, par exemple, vous tient à distance. D’où ma question : avez-vous un réel projet politique, ou voulez-vous simplement exister comme force de contestation ? Pensez-vous vraiment à la conquête du pouvoir, et avec quelles institutions ? Au fond, votre position de contestation radicale, mais un peu inoffensive, ne vous convient-elle pas ?

Bouteldja (silence) Nous voulons le pouvoir. Notre part de pouvoir en tout cas, car nous sommes un groupe social opprimé, en danger et qui a besoin d’être protégé et défendu. Nous pensons qu’il faut d’abord exister politiquement, comme nous y invitait Abdelmalek Sayad, et créer un rapport de force. Dans les années qui viennent, on peut parfaitement envisager, par exemple, de soutenir des listes autonomes, sans étiquette, à des élections locales. On ne s’interdit rien.

Clavreul – Vous dites ça, mais vous ne faites pas de militantisme de terrain par exemple.

Bouteldja – Parce que le terrain nous est interdit par le pouvoir. Retenez cette règle d’or : plus on est autonome, moins on peut y accéder. Dans les quartiers populaires, aucune association financée par une mairie ou un Conseil régional n’est autorisée à travailler avec des mouvements comme le nôtre sans subir des mesures de rétorsions. C’est bien là notre problème : la mise sous tutelle par les institutions de l’Etat du tissu associatif. Ainsi, cette politisation par le bas et dans l’autonomie est quasiment impossible. C’est pour cette raison qu’on est acculé à une stratégie par le haut.

Clavreul – Vous vous situez donc dans le cadre républicain ? J’avais plutôt compris que vous souhaitiez abattre la République…

Bouteldja – Si ce cadre républicain garantissait les mêmes droits et l’égale dignité de tous, s’il était réellement laïc et démocratique, je le soutiendrais. Mais la République n’est plus laïque depuis 2004. En principe, l’Etat français est neutre et ne doit pas se mêler de religion. Si l’Etat est laïque c’est pour permettre aux citoyens d’être ce qu’ils choisissent d’être. Or, il a imposé un devoir de laïcité aux individus. On a exigé des jeunes filles musulmanes qu’elles quittent leur voile, c’est à dire qu’elles s’amputent d’une partie de leur identité alors que la laïcité en principe garantit la liberté de conscience.

Clavreul – Je vous rappelle que cette règle de 2004 n’est jamais que la légalisation d’une mesure prise par voie de circulaire par Jean Zay en 1937, à un moment où on ne ciblait pas  la religion musulmane. Votre conception très irénique, très restrictive, de la laïcité consiste à dire qu’en 1905 on a fait une loi de paix et de concorde. C’est une histoire à dormir debout. La loi de 1905 a été obtenue aux termes d’un combat politique long et virulent. La thèse qui consiste à expliquer qu’en 2004, on aurait dévoyé la laïcité pour en faire une arme anti-musulmans est une fable. Cette loi est la confirmation législative d’une pratique qui avait été remise en cause par l’interprétation du conseil d’Etat en 1989. Or, cette interprétation ne permettait pas de régler les quelques 1.800 incidents survenus dans les établissements scolaires. La loi a réglé ça, il n’y a plus de contestation. C’est donc plutôt une loi d’apaisement.

Bouteldja – Allez sonder le coeur des Musulmans ! Vous verrez que cette loi est vécue comme discriminatoire. Refuser aux femmes musulmanes le droit de porter le voile, c’est leur dire : “rejoignez la norme”; “Vous devez vous assimiler”. En tant que citoyens de ce pays, nous affirmons notre légitimité à produire la norme : celle-ci doit être co-construite, mais on persiste à vouloir nous faire entrer dans un moule.

 

L’Obs – A l’époque, on l’a justifiée par le fait de protéger les élèves vus comme des “consciences en formation”…

Bouteldja – Les élèves doivent se construire avec l’héritage de leurs parents, pas en rupture avec eux. Ils viennent avec leur histoire. Nous ne voulons pas être amputés de nous-mêmes.

 

L’Obs – Gilles Clavreul, selon vous, le mouvement des Indigènes de la République est-il dangereux pour la démocratie ?

Clavreul – Dans la déclaration finale de la première conférence décoloniale du “Bandung du Nord” en mai dernier, il y a une phrase qui a retenu mon attention : « Déclarer la guerre au racisme d’Etat, aux impérialismes et aux dissolutions des idéologies de la modernité qui nous condamnent à vivre dans le rêve pervers et irréalisable de la suprématie blanche». C’est une attaque frontale contre la modernité politique. C’est à dire contre un projet politique, celui de l’Occident et contre tous les supposés mensonges et supercheries ou l’antiracisme. Ce mouvement n’est pas un danger à proprement parler pour le pays, tant le vrai danger pour la France me semble plutôt résider dans la reformation des droites populistes. Mais je pense qu’il est un problème pour la gauche qui aura un fil à la patte tant qu’elle n’aura pas clarifié ses propres positions, notamment sur l’évanescence de la question sociale au profit de la question des races ou de la religion. Votre modèle est très pessimiste sur la capacité de l’Occident à aller au bout de son progressisme. Vous concluez même qu’on ne peut pas intervenir lorsqu’un certain nombre de pays s’en prennent aux homosexuels. Au fond, ce que vous proposez est terriblement conservateur !

Bouteldja – Nous ne nous définissons pas par rapport à la ligne du progrès, ligne sur laquelle il y aurait les progressistes d’un côté et les conservateurs de l’autre. C’est un clivage qui manque de pertinence car chez les colonisés, il y a des formes de résistances qui prennent la forme du conservatisme. Faut-il s’en réjouir ou le déplorer ? Là n’est pas la question. Il faut au minimum en comprendre la mécanique qui a des fondements matériels. De plus, personne en France n’accepterait qu’un pays africain vienne donner des leçons de civilisation aux Français. Et si toutefois on érige l’ingérence comme un droit, elle doit être réciproque. Or, à ce jour, elle est unilatérale.

Clavreul – C’est une critique de l’universalisme…

Bouteldja – …eurocentrique. Oui.

Clavreul – Vous ne voyez pas une différence entre exécuter des homosexuels parce qu’ils sont homosexuels et mettre des gens en prison parce qu’ils ont commis des crimes ou des délits ?

Bouteldja – Mais la France aussi procède à des exécutions. Hollande en a même fait l’aveu. Elle participe à des guerres qui font des dizaines de milliers de morts. Elle a contribué à détruire la Libye…

Clavreul – Ce n’est pas la même chose.

Bouteldja – Ce sont là deux niveaux de violence de nature tout à fait différente. Exécuter des homosexuels pour ce qu’ils sont est abominable. Mais, du point de vue droit-de-l’hommiste et universel qui est celui de la France, détruire un pays entier, en faisant des dizaines de milliers de victimes, ce n’est clairement pas mieux. Et c’est même pire.

 

L’Obs – Dans votre livre, vous proposez un projet de société alternatif : “L’amour révolutionnaire”. Cet amour révolutionnaire est-il contenu dans l’Islam ?

Bouteldja – Il faut ouvrir son cœur pour comprendre. L’islam en France, c’est l’expression de l’altérité radicale. J’ai voulu reprendre à mon compte des préceptes de cette religion pour proposer une alternative positive : des choses que vous, vous pouvez comprendre. C’est un universalisme que j’offre avec le coeur, contrairement à l’autre universalisme qui s’est imposé avec les armes. Dans l’islam, comme dans toutes les formes de croyances, y compris l’athéisme, il y a de l’universel. L’islam, ce n’est pas strictement la religion des musulmans. En grandissant ici, nous avons été transformés par vous mais vous aussi vous avez été transformés par nous. Vous êtes nous, comme nous sommes vous.

Clavreul – Dans ma note (5) sur la « mouvance décoloniale », je m’interrogeais déjà sur ses motivations et sur le poids respectif de l’antiracisme et du militantisme islamiste. Vous donnez là, en quelque sorte, la réponse…

Bouteldja – « Vous interprétez mes propos comme une promotion de l’islamisme. C’est faux. Je dis juste que les Français d’aujourd’hui ne sont pas les Gaulois d’hier. Comme nous mêmes ne sommes plus les purs Musulmans ou Africains que nos ancêtres ont été et que nous fantasmons être. Ce n’est pas un projet politique, c’est un fait sociologique. Et puisque nous sommes condamnés à vivre ensemble, autant tous accepter nos transformations plutôt que de se faire la guerre, d’où la proposition d’amour révolutionnaire. Les choses étant dites, vous êtes responsable de ce que vous comprenez… »