Se fondant sur ses recherches antérieures et sur une enquête en cours, Benoît Coquard se propose dans cet entretien de décrire et d’interpréter sociologiquement le mouvement des « gilets jaunes », dont le prochain temps fort aura lieu demain 24 novembre.
Il donne en particulier à voir l’ancrage du mouvement dans les classes et les sociabilités populaires, les raisons d’agir et les logiques d’action des participant·e·s, et plus généralement le caractère éminemment politique de la contestation en cours, non dans un sens restreint – c’est-à-dire partisan – du mot, mais au sens où elle exprime publiquement – à partir de la question des taxes sur le carburant – une fronde généralisée contre la dégradation des conditions de travail et d’existence de la majorité de la population.
Sociologue, Benoît Coquard travaille depuis plusieurs années sur les milieux ruraux, et est membre du CESAER (INRA, Dijon).
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Tu es sociologue, spécialiste des classes populaires rurales, et tu étais sur un barrage le 17 novembre dans le cadre de la mobilisation des « gilets jaunes ». Peux-tu nous dire d’abord quelques mots sur les raisons et les conditions de cette observation mais également sur le contexte territorial que tu connais bien pour y avoir consacré ta thèse ?
J’ai passé ma journée de samedi à parler à des gens sur des barrages dans des cantons ruraux plutôt en perte de vitesse qui perdent des habitants, ont été désindustrialisés, privés des services de proximité. C’est là que se concentrent les classes populaires et que l’utilisation de la voiture est impératif afin d’avoir un travail et une vie sociale. Par la suite, je vais suivre le mouvement dans la durée pour avoir un peu de recul sur ce qui est à mon sens une mobilisation exceptionnelle, surtout dans ce type d’endroit.
Commençons par la sociologie du mouvement : qui était présent sur le barrage en termes de propriétés de classe, de genre, ethno-raciales et d’âge ?
Je vais prendre des pincettes sur ce sujet parce que je me base seulement sur mes observations, forcément partielles. Ce qu’on peut dire assurément, c’est qu’il y a beaucoup de monde, alors même que l’on se trouve dans des milieux ruraux peu peuplés et peu enclins à se mobiliser en temps normal. Les participants eux-mêmes sont surpris devant l’ampleur et la multiplicité des points de blocages dans des zones où l’on dit entre habitants qu’il ne « se passe jamais rien ». Aussi, je n’ai pas repéré, comme disent les journalistes, de « portrait robot » du « gilet jaune ».
Là où je me risquerais un peu plus, c’est sur les milieux sociaux les plus représentés parmi les mobilisés, c’est à dire ceux qui ont passé une grande partie de leur journée sur un barrage (tandis que d’autres ont simplement posé le gilet jaune sur le tableau de bord ou liké les pages Facebook). En utilisant un indicateur forcément trop aléatoire, j’ai demandé la profession d’environ 80 personnes. Dans une région déjà très ouvrière, à 9 exceptions près (professions intermédiaires du privé, artisans, agriculteurs), celles et ceux que j’ai rencontrés appartiennent sans surprise aux classes populaires. Typiquement, il s’agissait de femmes employées et d’hommes ouvriers. Puisqu’on était samedi, c’était surtout des gens qui travaillent dans les grandes boites et qui étaient en weekend, il y avait aussi des chômeurs. D’autres salariés des petites entreprises les ont rejoints dans l’après-midi après le travail.
À plus grande échelle, on parle d’un mouvement interclassiste, ce qui le discrédite aux yeux de certains à gauche qui y voit un éparpillement. Mais sociologiquement, il y a une cohérence globale dans les profils rencontrés, car les « gilets jaunes » sont centrés dans la zone « en bas à droite » de l’espace social si l’on prend une grille de lecture bourdieusienne, c’est-à-dire des classes populaires aux classes intermédiaires plutôt peu diplômées et exerçant des métiers manuels. Ce sont des personnes qui ont des goûts proches, qui se côtoient au quotidien, sont en accord dans leurs visions du monde. Les proximités sociales ne sont pas réductibles aux classes « sur le papier » (pour parler comme Bourdieu), mais plutôt à des positionnements proches dans l’espace des styles de vie.
Il y avait plusieurs générations, notamment des retraités, ce qui a ravi les jeunes mobilisés. Parfois en milieu rural les relations entre générations se sont tendues, on dit des jeunes qu’ils « traînent » dans le village, mais là tout le monde était réuni et saluait cette cohésion intergénérationnelle.
Sur la question de l’ethno-racial, évidemment, dans des régions rurales où il y a eu peu d’immigration, ce sont surtout des blancs qui portent un « gilet jaune », mais il ne faudrait pas gommer la présence de quelques personnes non-blanches, qui sont elles-mêmes collègues de travail ou amis d’autres « gilets jaunes ». Là où je suis allé, on ne peut pas dire qu’elles sont sous-représentées dans le mouvement au regard de la population générale.
On sait bien que les non-blancs, en France, appartiennent essentiellement aux classes populaires, donc ils peuvent se sentir concernés par les revendications de ce mouvement autour du pouvoir d’achat, de l’utilisation de la voiture, de la contestation contre le gouvernement et contre les « privilèges des riches ». Ils peuvent aussi avoir dans leur entourage des amis qui participent au mouvement et les embarquent avec eux.
Lorsqu’on parle du milieu rural aujourd’hui, on insiste souvent sur le racisme ambiant et on ne saurait nier qu’il en existe. Reste que les groupes d’amis réunissent souvent des non-blancs et des blancs, même lorsque parfois ces derniers se disent favorables à l’extrême droite… C’est l’une des contradictions apparentes entre les opinions politiques et les sociabilités concrètes où l’on trouve de l’entraide.
Sur le genre, un fait remarquable à mon sens : il y avait presque autant de femmes que d’hommes alors même que, d’habitude, dans les activités publiques, ce sont les hommes qui sont placés sur le devant de la scène, particulièrement en milieu rural. Je dirais même que les femmes ont été à l’initiative de beaucoup de rassemblements, avec notamment le profil de la mère de famille divorcée et précaire que j’ai retrouvé à plusieurs reprises, ou la jeune femme célibataire.
As-tu des éléments sur la manière dont s’est diffusé l’information sur la mobilisation (réseaux sociaux, cercles de sociabilité, contacts professionnels…) ?
Tout le monde sait que le mouvement s’est diffusé par Facebook. Mais il s’est aussi appuyé sur les réseaux amicaux pour conduire jusqu’à la mobilisation concrète. Sur Facebook, en milieu rural, on est ami avec celles et ceux que l’on connaît, cela renforce l’interconnaissance. De cette manière, on suit les pages « gilets jaunes » et quand des amis affichent leur soutien, on sent que cela va être populaire dans son entourage.
Ensuite, on va souvent se rendre à plusieurs sur les barrages, parfois on voit des groupes d’amis arriver. Ça participe, je pense, de la réussite du mouvement, parce qu’ils mettent l’ambiance et s’entraident en cas de problème. Le fait d’être entouré de ses pairs permet de donner une légitimité à la mobilisation et plus largement de se rattacher à une appartenance collective valorisante. C’est très important pour des gens qui d’habitude interviennent peu dans le débat politique, qui ne manifestent pas, ne sont pas syndiqués, sont souvent abstentionnistes.
J’insiste sur l’importance des liens qui vont se tisser au fil des jours entre « gilets jaunes » car il me semble que ledit « peuple » est souvent critiqué pour son prétendu « individualisme », et ce par des personnes qui sont de fait très éloignées des classes populaires, à la fois spatialement et socialement. Contre ce préjugé (souvent formulé par des gens de gauche) j’ai pu constater dans mes recherches que, dans un contexte de précarité grandissante des conditions de vie des classes populaires, il est important d’avoir une « bonne réputation » à l’échelle locale, et cela passe nécessairement par une inscription dans des collectifs, notamment les collectifs amicaux parce que les autres types d’encadrement (syndicaux, associatifs, etc.) tendent à péricliter.
Être une personne respectable, c’est donc aussi être « un vrai pote sur qui compter », et si vous êtes « gilets jaunes », c’est respecter sa parole lorsqu’on s’est engagé à venir pendant quelques heures « aider les copains » sur un point de blocage.
Y avait-il des élus, des militants (syndicaux ou politiques) ou des sympathisants d’organisations ?
Je n’ai pas vu d’élus locaux. Peut-être étaient-ils présent ailleurs, mais il faut rappeler que les élus ruraux sont surtout recrutés parmi les cadres supérieurs et les professions libérales, alors que cette population est très peu représentative de la population des campagnes, puisqu’on y retrouve une surreprésentation des ouvriers (32% de la population active) et d’autres catégories populaires et intermédiaires. On peut supposer que la plupart des élus ne sont pas les premiers concernés par l’augmentation du prix du carburant.
Pour ce qui est des « gilets jaunes », je ne peux pas trop me prononcer sur leur appartenance politique parce que les uns et les autres hésitent souvent à dire pour qui ils votent, déjà parce qu’on sait que, sur un même point de blocage, tout le monde n’est certainement pas d’accord, et aussi parce que le mouvement s’inscrit dans une dynamique de rejet de la politique institutionnelle. D’ailleurs, là où j’étais, j’ai surtout entendu celles et ceux qui se disent abstentionnistes, puisqu’ils peuvent être dans une plus grande cohérence avec le mouvement.
Ensuite, même dans des régions rurales marquées par un survote à l’extrême droite, il faut rappeler que le FN n’est pas dans l’ensemble un parti de militants de terrain, donc on ne voit pas d’encartés FN, ou alors ils se font discrets. Il y avait par ailleurs quelques ouvriers syndiqués qui ce jour-là n’avaient pas leur badge (les syndicats ont été critiqués pour leur compromission avec le pouvoir).
De manière générale, pour tout ce qui concerne l’étude du mouvement, il faudra du temps de recherche pour avancer les premières conclusions et aller au-delà des discours journalistiques et des récupérations politiques. En ce qui concerne les thématiques politiques débattues sur place, c’est la question des taxes et du pouvoir d’achat qui est fédératrice à la base. Mais on entend surtout des dénonciations récurrentes des inégalités entre riches et pauvres, entre « ceux qui se gavent » et « ceux qui bossent ». La suppression de l’ISF est revenue à plusieurs reprises pour justifier « d’être là », j’ai entendu des revendications sur les bas salaires aussi, l’injustice que les ouvriers fassent des métiers difficiles et soient moins payés, ainsi que des critiques contre les camionneurs d’Europe de l’Est.
On peut supposer qu’à mesure que le mouvement va se poursuivre, il y aura des divisions qui vont faire ressurgir certains clivages politiques, mais pour l’instant on est sur une entente « contre » le gouvernement et différentes inégalités fiscales ou simplement entre riches et pauvre. Lors de cette première journée de mobilisation, la mise de côté des affiliations politique a permis à mon sens de faire émerger des raisons communes de se mobiliser en tant que l’on appartient plus ou moins à des catégories proches socialement, notamment en termes de conditions matérielles d’existence et de visions du monde. Quand on est employé·e ou ouvrier·ère en milieu rural, de droite mais aussi parfois de gauche, ou souvent ni l’un ni l’autre, on peut toujours s’accorder sur les difficultés de la vie quotidienne, le rapport au travail et au territoire, etc.
Qu’est-ce qui se disait sur le barrage ? En particulier, dirais-tu que la colère excédait la question des taxes et, si oui, comment s’exprimait-elle ? As-tu vu ou entendu des choses révélatrices sur leurs raisons d’être là, d’agir et de se mobiliser collectivement ?
En lien avec ce que je viens de dire, ça ne parlait pas beaucoup politique au sens restreint du terme. Par contre, il y avait beaucoup de discussions logistiques (savoir comment faire, comment réagir, .). Tout cela s’apprend sur le tas dans un tel mouvement spontané et laisse l’initiative à celles et ceux qui paraissent les plus motivés et les plus charismatiques.
Certains qui étaient organisateurs des pages Facebook se retrouvaient un peu en retrait, tandis que d’autres moins actifs sur Internet l’étaient plus sur le terrain. Ça rigolait beaucoup, c’était assez festif sur certains barrages, on passait de la musique, de Renaud ou Zebda pour le côté contestataire, jusqu’à Vegedream pour célébrer la victoire des Bleus. La Marseillaise était également dans la playlist, l’hymne était repris en chœur et relançait le côté « Gaulois réfractaire » qu’on peut voire écrit sur certains gilets. La figure du « Français » n’étant pas mise avant contre l’étranger, à la manière de l’extrême droite, mais plutôt en référence à un esprit contestataire : on pouvait entendre crier « révolution ! » après la Marseillaise…
La plupart des échanges étaient des conversations cordiales entre celles et ceux qui ne s’étaient pas vus depuis longtemps, cela permet de recréer des liens alors que tout se morcelle par ailleurs en milieu rural. Ensuite, on entendait beaucoup de critiques ciblées contre « les taxes », plus que contre « les impôts » d’ailleurs qui n’étaient guère évoqués.
Evidemment, il y a les blagues et insultes contre Macron, notamment sur les banderoles, moins contre les personnalités du gouvernement parce qu’on ne les connaît pas ou peu. Et, plus largement, il y a un consensus, qui s’exprime différemment de la résignation jusqu’à la colère parfois violente, contre les « privilèges des riches » ou simplement contre les groupes qui semblent mépriser le mouvement, les critiques contre « les bobos qui comprennent rien » vont dans ce sens.
Il y aussi, mais plus rarement dans ce que j’ai observé, des propos contre les « assistés » que constitueraient les populations les plus démunies. Enfin, je n’ai pas observé de propos racistes, alors que c’est assez fréquent sur d’autres scènes de vie collective en milieu rural et que l’on peut supposer que des incidents racistes émailleront par endroits un mouvement qui s’étend sur toute la France. La mobilisation des « gilets jaunes », en étant ciblé contre les taxes et la répartition des richesses, met un peu en suspens les thématiques de l’extrême droite, et le déroulement des blocages renforce l’idée que l’on fait partie des mêmes catégories sociales.
Une petite scène vue sur un barrage : un automobiliste fait mine de ralentir et force soudainement le passage. Il percute une dame sans la blesser, mais tout le monde l’a vu et au départ reste interloqué, car l’ambiance générale est très calme et les rapports sont jusqu’alors chaleureux et solidaires avec la grande majorité des automobilistes bloqués. Une partie des gilets jaunes poursuivent alors la voiture à pieds, tandis que les gendarmes s’interposent pour protéger le chauffard immatriculé en région parisienne. Un quinquagénaire à l’ethos bourgeois ouvre la portière, il est vêtu d’un costume (chemise et pantalon) alors que les « gilets jaunes » ont surtout des habits de travail, de sport, ou des tenues de chasse. Le conducteur sort sans s’adresser aux manifestants à qui il lance un regard dédaigneux. Réactions : « c’est un riche, il s’en fout de nous », « avec le bide qu’il a, il doit bien manger », « pour lui on est de la merde », « les flics feront rien, ils sont au dessus des lois ces gens-là ».
Avec ce genre de petits évènements qui soude les personnes présentes, la mobilisation peut entretenir une conscience commune contre certains symboles, comme celui du « riche » qui ne subit pas l’augmentation des taxes. Les manifestants pouvaient en fin de journée identifier des profils types de conducteurs plus ou moins « sympas » et solidaires du mouvement, entre « les routiers », « les gars du bâtiment » et « les infirmières » qui encouragent vivement les « gilets jaunes », et les rares « têtes de cons » qui « font les pressés », « baissent même pas la vitre ».
Un petit groupe décrivait ainsi le mouvement comme soutenu par « tout le monde », sauf « les gros riches » et « les cas soc’ qui ont pas de voiture », dans une vision du monde typique de ce qu’Olivier Schwartz a nommé la conscience triangulaire des classes populaires (mise à distance des plus riches et des plus précaires).
Une opposition s’exprime aussi clairement entre ceux « qui comprennent » et ceux qui méprisent. Cette dernière attitude est associée de leur point de vue à un éloignement social. Ce qui est assez juste je crois, car les prises de position méprisantes à l’égard des gilets jaunes émanent de personnes appartenant aux classes dominantes ou, du moins, qui sont très peu en contact avec les milieux sociaux auxquels les « gilets jaunes » appartiennent.
On sait que la colère sociale trouve bien souvent des occasions inattendues de s’exprimer et qu’à ce titre elle surprend généralement les organisations. Ici ce sont les taxes sur le carburant mais on sait que la limitation de vitesse à 80 km/h avait déjà été beaucoup discutée et critiquée dans ce segment des classes populaires. Comment analyser cela sociologiquement, c’est-à-dire à partir de la transformation en milieu populaire des conditions de travail, de l’habitat, des formes de sociabilité, etc. ?
Les populations rurales doivent parcourir de plus en plus de kilomètres. Si on pense à la journée typique d’une mère de famille par exemple qui va déposer un enfant à la crèche à 10 kilomètres, un autre à l’école primaire à 15 kilomètres, qui ensuite va travailler dans un call-center ou un hôpital situé à 25 kilomètres, puis qui fait les courses dans le supermarché situé à 20 kilomètres… À cela s’ajoute que les amis et la famille n’habitent pas toujours le même canton, donc on parcourt encore des kilomètres pour se voir.
Tout ça s’accumule, et quand on est pressé par différentes tâches domestiques et contraintes au travail, difficile de se tenir aux 80km/h, surtout sur des routes droites et dans une voiture récente pour laquelle on s’est endetté. Les radars automatiques (ils sont d’ailleurs recouverts d’un gilet jaune à certains endroits) incarnaient déjà ce sentiment de « racket » organisé « par l’État », alors que le rapport à la voiture est contraint.
Ensuite les 80km/h sont venus s’ajouter à la fronde contre la pénalisation des déplacements routiers, avec aussi la récurrence des contrôles de la gendarmerie en milieu rural. D’un côté, ce sont des milieux qui valorisent de pouvoir être autonome dans les déplacements, et d’un autre côté d’être propriétaire et de construire sa maison. Pour cela ils sont prêts à s’éloigner des centres économiques, mais ensuite, ils se retrouvent dépendants de la voiture et voient parfois exploser leurs prévisions budgétaires, avec des dettes souvent.
Tout ça pour dire que ce n’est pas nouveau de se politiser autour de la voiture et de penser que c’est un « vrai sujet » de débat politique. Simplement jusqu’à maintenant, les colères restaient peu visibles pour un personnel politique qui n’est pas du tout composé de gens issus des classes populaires rurales. Si on pense par exemple aux groupes Facebook qui signalent où sont les gendarmes, autrement dit la version numérique des appels de phares, c’est déjà une forme d’entraide contre les amendes routières, de même que la vernalisation récurrente des radars automatique. Le prix de l’essence vient alimenter cette opposition jusqu’alors restée peu visible. Certains sur les blocages ont aussi rappelé le fait que l’État abandonne le territoire en fermant les services, les lignes de bus et les TER, donc contraint à toujours prendre la voiture tout en taxant son utilisation.
Cet aménagement du territoire et plus largement la répartition des emplois (et donc des milieux sociaux) contribuent à renforcer l’opposition des styles de vie entre urbain/rural, Paris/Province. Du point de vue des « gilets jaunes », cela alimente l’idée d’une coupure entre d’un côté « ceux qui bossent », les « vrais gens », et de l’autre la classe politique ainsi que les populations privilégiées des centres urbains ou même des espaces ruraux.
Sur un barrage, un automobiliste reproche ainsi à un « gilet jaune » d’être « contre les riches », ce à quoi le jeune ouvrier répond qu’il n’est pas normal à ses yeux qu’un « maçon soit payé le SMIC » alors que l’automobiliste (se disant cadre commercial) affirme « très bien gagner sa vie ». Il y a quand même des scènes qui rappellent les gens à leur condition au-delà d’une sensibilité politique ou d’une appartenance territoriale, et ce alors même qu’en milieu rural, les frontières de classes sont parfois floues du fait de l’entremêlement des fonctions au travail entre patron et salarié, ou qu’il n’est pas rare de se retrouver le weekend dans le même club de football ou la même société de chasse que son patron…
Initialement, beaucoup ont vu et présenté ce mouvement comme intrinsèquement lié à l’extrême droite. Qu’en penses-tu à partir de tes observations (d’autant plus importantes qu’elles portent sur des zones rurales où le FN est électoralement très puissant) ? Est-ce que tu as pu constater un déplacement des discours d’un plan social (la vie chère, les bas salaires, etc.) vers des thématiques nationalistes, xénophobes ou racistes ? Et cette question de l’instrumentalisation par l’extrême droite a-t-elle été discutée là où tu étais présent ?
On peut prendre le problème par l’autre bout, en se demandant d’abord pourquoi le mouvement a été assimilé à l’extrême droite. Si c’est simplement du fait qu’une partie des « gilets jaunes » vont déclarer avoir voté ou être favorable à Le Pen, il faut rappeler qu’il s’agit d’un mouvement de grande ampleur et que l’extrême droite et les idées qu’elle porte se sont implantées depuis longtemps dans la population générale, pas seulement dans l’électorat d’extrême droite.
C’est d’autant plus vrai qu’il y a des effets de lieux : dans les régions rurales anciennement industrielles, cela va bien au-delà des seuls électeurs de Marine Le Pen : se dire pro-extrême droite n’est plus un tabou, on le voit même chez des abstentionnistes ou des électeurs de la droite classique. Pour une partie des habitants, c’est même devenu une forme d’affirmation d’une respectabilité minimale, une manière d’attester que l’on est un « vrai Français », que l’on n’est pas un « cas social », et que l’on se rattache à une forme de pensée aujourd’hui devenue « normale » sur la place publique, souvent incarnée localement par une petite bourgeoisie de commerçants et d’artisans, de personnes « à leur compte » dont on valorise le courage au travail et qui ont un peu de pouvoir à leur échelle.
Pour autant, ce n’est pas le FN (ni un quelconque parti) qui a organisé ou récupéré le mouvement. Comme le montrent les travaux de Pierru et Vignon, en milieu rural, le FN n’est guère présent sur le terrain au regard de ses scores électoraux, peu de personnes osent prendre leur carte et militer. De fait, les « gilets jaunes » peuvent sincèrement se revendiquer indépendants, c’est un mouvement spontané, éclaté, avec forcément, dans la masse des gens mobilisés, une part certainement importante d’électeurs FN, mais qui, à partir de ce que j’ai pu voir, ne se présentent pas comme tel et n’ont pas apporté dans le mouvement des revendications spécifiques à l’extrême droite.
Par contre, des vidéos faisant la promo de l’extrême droite par différents moyens sont très diffusées sur Facebook et ce depuis plusieurs années : on voit notamment émerger des figures d’extrême droite qui sont spécialistes de cet exercice qui consiste à analyser la société et donner son point de vue d’une manière apparemment spontanée, avec un format de vidéo qui marche, des manières de parler qui accrochent. Vu l’importance des groupes d’extrême droite, il est donc logique que ces vidéos se retrouvent sur les groupes des « gilets jaunes », ça fait partie de l’offre disponible et accessible. Même si l’on cherche à éviter la récupération politique, il n’est pas facile de se repérer au milieu des différentes vidéos « coup de gueule » aux apparences spontanées qui ont initié le mouvement.
On note aussi que des vidéos étiquetées de gauche (comme « Osons Causer ») ont été partagées sur plusieurs pages, donc quand une vidéo critique de gauche est disponible et accessible, elle peut être reçue. On a aussi vu passer sur Facebook des messages contre le racisme, au motif que tout le monde serait dans le même bateau face aux taxes. Enfin, il faut rappeler que sur les pages Facebook et dans les rassemblements, les organisateurs appellent à ne pas afficher une appartenance politique, ni même syndicale. On voit des drapeaux français, des pancartes contre Macron, la précarité, la vie chère.
Plus largement, à mesure que le mouvement se développe, on voit beaucoup de montages photos ou des vidéos circuler autour des inégalités salariales et même contre les violences policières qui peuvent à certains endroits être exercées à l’encontre de « gilets jaunes ». Par la force des choses, dans un mouvement, les thématiques se rejoignent ou se heurtent. Mais devant la prolifération de pages internet, je crois qu’il faut surtout sortir de son bureau et regarder ce qui se passe sur le terrain pour comprendre en quoi consiste le mouvement.
Ce qui se dit du mouvement, par une multiplication des analyses hors-sol, reflète d’ailleurs les fortes polarisations du monde social, entre classes dominantes et classes dominées mais aussi entre pôle culturel et pôle économique. Même en milieu rural, les clivages autour du mouvement font ressortir ces oppositions structurelles souvent euphémisées par l’interconnaissance.
Le mouvement « gilets jaunes » est ainsi discrédité par ceux qui, notamment dans la petite ou moyenne bourgeoisie de gauche, n’y voient pas une cause noble car elle serait trop liée à des intérêts individuels, et aussi parce que nombre des « gilets jaunes », si on les interroge, vont pour une bonne part d’entre eux être contre les grèves dans la fonction publique, contre l’immigration, etc. Pour autant, ce qui les a fait se mobiliser ici, ce sont des revendications liées au pouvoir d’achat et donc à la répartition des richesses.
La thématique de la voiture et des « taxes » est liée à celle des salaires, et donc du travail (entre précarisation économique et dispersion géographique de l’emploi en milieu rural). Il est compliqué de séparer la fronde contre les taxes et les revendications pour des conditions de vie décentes. On peut choisir de simplement déplorer la vision du monde qui est aujourd’hui celles de ces classes populaires « gilets jaunes » qui ne lisent pas la presse critique et sont parfois imprégnées d’un discours d’extrême droite largement diffusé dans les médias, mais il faut aussi avoir en tête que leur mobilisation inattendue est le signe de la persistance d’intérêts communs contre la dégradation de leurs conditions d’existence, au travail et en dehors.
Dans quelle mesure ces observations prolongent-elles les acquis de tes recherches antérieures sur les classes populaires rurales, les effets de la précarisation et de la montée des concurrences sur le marché du travail, leur quête d’une « bonne réputation », etc. ?
C’est un peu tôt pour faire le lien, il faut mener des recherches au long cours, pas seulement une brève observation d’une mobilisation nouvelle. Je dirais simplement que ça renforce l’idée que les choses de la vie quotidienne sont politisées. Ceux qui parlent d’« apolitisme » ou d’ « individualisme » ne portent pas les bonnes lunettes, ils restent dans une définition légitimiste de la politique centrée sur l’engagement partisan, le vote.
Ça rappelle aussi une chose importante qui est, je crois, la persistance d’une vision conflictuelle du monde social au sein de ces populations. Les concurrences pour l’emploi par exemple, sont vécues au quotidien, souvent contre des proches que l’on connaît depuis longtemps. L’idée qu’il y a des intérêts antagonistes dans la société est une évidence dans ces milieux sociaux, le mouvement ressasse cette conviction à plus grande échelle, même si le lexique utilisé pour nommer les choses n’est pas celui de la lutte des classes.
Enfin, c’est vrai qu’à mesure que le mouvement gagne en popularité, le fait d’y participer dans des territoires où, comme on dit, « tout le monde se connaît », peut permettre de montrer que l’on existe et que l’on est concerné par des revendications perçues comme légitimes, liées au fait d’avoir une voiture et se rendre au travail. S’investir en temps dans le mouvement est alors valorisé dans l’entourage. Déjà le premier jour, on pouvait entendre beaucoup de remarques autour du mérite de ceux et celles qui étaient là depuis le petit matin, tandis que l’on anticipait déjà une forme de ralliement opportuniste chez les automobilistes qui mettent un gilet sur le tableau de bord pour qu’on les laisse passer plus vite le barrage.
Comment peut évoluer cette mobilisation selon toi, d’après tes observations ? En d’autres termes : que disaient les personnes présentes sur les suites possibles ? Est-ce qu’on faisait un lien sur les barrages, pour celles et ceux qui ont un emploi, avec ce qui se joue dans les entreprises, la question des salaires notamment ?
On va essayer de ne pas faire dans la voyance, d’autant que c’est un mouvement attrape-tout, dont l’avenir va grandement dépendre de la réaction de Macron et de son gouvernement, ainsi que du traitement médiatique qui en est fait parce qu’une part importante des « gilets jaunes » m’a paru très sensible et craintive par rapport à l’image donnée par « TF1 » et « BFM ». Les plus pessimistes passent pour le moment pour les plus lucides, mais je crois que ce n’est pas spécifique au mouvement des « gilets jaunes ».
De ce que j’ai vu, le premier jour de barrages, les gens ne savaient pas ce que ça allait donner. On se disait alors qu’il était bon de se réunir, de « faire au moins quelque chose ». C’est un moyen de garder la face, d’ailleurs l’utilisation du terme « gaulois », que beaucoup d’observateurs associent d’amblée à l’extrême droite, est aussi une manière de montrer que l’on ne se laisse pas faire, qu’on a sa fierté et son honneur. Tout ça est attisé par l’image de Macron, les remarques autour d’un président qui n’en aurait « rien à foutre de nous » sont revenues sans arrêt, à tous les endroits. Les « gilets jaunes » voient en lui le représentant d’une élite méprisante et sûre d’elle-même.
Ensuite, les manifestants (et moi-aussi) pensent que les chiffres de la mobilisation donnés dans un premier temps par le gouvernement sont très sous-estimés et cela les a encore plus agacés au soir de la première journée et motivés pour continuer… Passer douze heures dans le froid à tenir un barrage, alors même que l’on n’est pas habitué des manifestations, et se rendre compte que le gouvernement fait comme si le mouvement était anecdotique, forcément ça énerve.
Aussi, il y a une logique plus profonde qui pourrait favoriser le prolongement du mouvement. En milieu rural, les barrages permettent aux gens de se rencontrer ou de revoir des vielles connaissances. Ils reçoivent aussi beaucoup d’encouragements d’automobilistes, les cas d’embrouilles sont très rares. Dans les zones rurales en déclin où les lieux de vie comme les bistrots ont massivement fermé, où l’emploi s’individualise et les associations disparaissent, c’est donc un moyen de recréer du lien et d’avoir le sentiment de se rattacher à une histoire plus vaste aussi.
J’ai trouvé que les « gilets jaunes » mobilisés étaient très satisfaits de cet aspect humain et pour cela, je pense qu’ils seront prêts à recommencer pendant un bon moment, tant qu’il y aura des copains de mobilisés. Il y a aussi celles et ceux qui n’ont pas osé y aller le premier jour et qui ont sorti le gilet sur le tableau de bord en voyant l’ampleur des barrages, et qui maintenant suivent le mouvement de plus près, jusqu’à peut-être s’engager concrètement sur un point de blocage.
Ensuite, je n’ai rien entendu à propos des liens avec d’autres mouvements, parce que c’est trop tôt et que l’idée d’un mouvement qui se dit indépendant a bien fonctionné. On parle plutôt du soutien éventuel des routiers, des agriculteurs. Ce que je peux dire, c’est que les personnes mobilisées insistent sur leur ras-le-bol de tout, pas seulement d’une taxe sur le carburant. On critique « toutes les taxes » puis « tout ce qui augmente ». Il y a un discours du type « nous sommes des vaches à lait », ou alors un « pas assez pauvres pour les allocations » et « pas assez riches pour tricher », qui est plutôt l’argument des fractions stables des classes populaires ou même des classes intermédiaires.
Mais il y a aussi les paroles de celles et ceux qui disent tout simplement ne plus s’en sortir, mettre l’essence par tranches de 15 ou 20 euros. Il y a une privation tout au long de l’année, malgré l’emploi. J’ai pu entendre pas mal de remarques sur le travail, tant au sujet des chauffeurs routiers polonais que sur le management dans l’entreprise, les pressions de la hiérarchie pour pousser les salariés à démissionner, la diminution des primes, l’impossibilité de s’unir contre le patron en raison des risques pour son emploi ou simplement pour ne pas perdre une journée de salaire. C’est intéressant car le mouvement ne porte pas sur le travail a priori. Mais ce que l’on ne peut plus ou que l’on n’ose plus faire dans le secteur du travail, on le fait un peu par l’intermédiaire du mouvement des « gilets jaunes ».
Certains observateurs discréditent le mouvement du fait non seulement qu’il ignorerait l’écologie mais aussi parce qu’il mélangerait trop de personnes politiquement divergentes et avancerait des revendications trop diverses, voire contradictoires. Mais tout est lié quand on voit leur quotidien. La voiture permet d’aller au travail. C’est par rapport au prix de l’essence et des dépenses incompressibles qu’on peut évaluer son salaire. Aussi, le mouvement permet des revendications territoriales, comme c’était déjà le cas avec les 80 km/h. On peut pointer les fermetures de services publics, etc., qui augmentent les distances à parcourir en voiture.
Les « gilets jaunes » sont mobilisés dans leurs lieux de vie et mettent en avant des problématiques locales qui concernent tout leur mode de vie. Cela renforce l’idée que ce qui se dit dans le champ politique est abstrait et « déconnecté » de la réalité, tandis que les revendications du mouvement portent sur des choses de la « vraie vie ».
Propos recueillis par Ugo Palheta.