Depuis la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, la supposée théorie du ruissellement agit comme un mantra dans les discours gouvernementaux, sans pour autant convaincre les classes populaires, et parmi elles les gilets jaunes. Mot d’ordre libéral plutôt qu’élément de théorie économique, le ruissellement fait partie des mythes fondateurs du pouvoir macronien qu’il est urgent de déconstruire.
C’est ce à quoi s’attelle Arnaud Parienty dans son livre Le mythe de la « théorie du ruissellement », Editions La Découverte, 2018, 152 p., 11 euros, dont nous publions un extrait du chapitre 7.
Il est probable que certains souhaitent réduire l’imposition des plus riches pour une raison simple mais inavouable : cet objectif est conforme à leur conception de la justice sociale, selon laquelle les revenus élevés des plus riches sont justifiés par leur mérite ou leur contribution à la prospérité générale. L’argument du ruissellement fonctionne alors comme procédé rhétorique, destiné à dissimuler le but véritable des mesures qui sont prises en donnant à penser que tout le monde gagne à l’enrichissement de certains.
En Occident, différents courants de pensée soutiennent cette idée. Pour les philosophes libertariens, par exemple, l’enrichissement, s’il se fait sur un marché libre sur la base de droits de propriété clairs, est parfaitement légitime et toutes les tentatives de l’État pour remettre en cause la distribution des revenus par le marché par la fiscalité ne peuvent qu’entraîner un fonctionnement moins efficace de l’économie, en brouillant les signaux envoyés par le système des prix.
Pour ce courant de pensée, très répandu aux États‑Unis, le marché est un mécanisme de répartition des revenus aveugle, donc juste, car il traite chaque individu indépendamment de ses caractéristiques personnelles, uniquement en fonction de son apport à la société. Ainsi le philosophe libertarien Robert Nozick estime‑t‑il normal qu’un basketteur vedette touche un très haut revenu, dans la mesure où ce sont ses performances qui attirent les spectateurs, qui payent volontairement leur place[1]. Plus encore, l’État violerait la liberté des individus en prenant aux uns pour donner aux autres. Pour les libertariens, tout ce qui rapproche de la répartition des richesses découlant des mécanismes du marché est une bonne chose.
Dans une tribune publiée en 2017, l’économiste Gregory Mankiw, ancien conseiller économique de George W. Bush et auteur du manuel d’économie le plus vendu au monde, affirmait ainsi :
« En 2012, la rémunération [annuelle] médiane des patrons des entreprises de l’indice Standard & Poor’s 500 frisait les 10 millions de dollars. Les méritaient‑ils ? L’explication la plus naturelle de ces rémunérations importantes est que la valeur d’un bon dirigeant d’entreprise est extraordinairement élevée. Cela n’est pas surprenant. Un chef de grande entreprise gère des milliards de dollars appartenant aux actionnaires et dirige un personnel de plusieurs milliers d’employés. Savoir prendre les bonnes décisions acquiert donc une énorme valeur. […] La même chose se constate dans l’industrie de la finance, où les compensations financières importantes sont fréquentes. Il ne fait aucun doute que ce secteur joue un rôle économique essentiel. […] Il paraît logique qu’un pays confie cette tâche à ses éléments les plus talentueux, et donc les mieux rémunérés[2]. »
Sont présentes dans cette argumentation les justifications habituelles d’écarts de rémunérations énormes : le talent récompensé et les bienfaits pour toute la société de l’exercice de ce talent. Mais, pour que le raisonnement soit complet, il aurait fallu que Gregory Mankiw explique pourquoi les décisions prises par les dirigeants de société ou les traders seraient moins bonnes s’ils étaient moins bien payés ou plus taxés. Il aurait aussi fallu qu’il montre que les personnes disposant d’un certain « talent » vont forcément choisir les emplois les mieux rémunérés et qu’il est juste que ce talent soit davantage rémunéré que d’autres talents.
En restant dans le paradigme économique, on pourrait aussi objecter au raisonnement de Mankiw que les salaires ne tiennent pas compte correctement de tout ce qu’apporte le travail d’une personne à la société, du fait de ce que les économistes nomment des « externalités ». Un article publié en octobre 2017 dans la prestigieuse Harvard Business Review a ainsi montré que les rémunérations sont souvent inférieures à l’impact positif de l’activité professionnelle d’un individu sur l’économie dans son ensemble, du fait d’externalités positives, effets indirects non pris en compte dans les salaires[3]. Si celles‑ci étaient comptabilisées, un enseignant pourrait être subventionné à hauteur de son salaire, car l’impact d’un bon enseignement sur les performances futures des enseignés est très grand. Un chercheur en santé pourrait recevoir quatre à cinq fois son salaire. En revanche, un trader ne crée aucune externalité positive, selon les calculs des auteurs.
Notre système économique repose sur des incitations monétaires : dans sa logique, il est normal et efficace que ceux qui contribuent le plus à la production de richesses soient bien rémunérés. Mais c’est autre chose de dire que cette situation est juste, c’est‑à‑dire de passer d’un point de vue pragmatique à la Deng Xiaoping (« Peu importe la couleur du chat pourvu qu’il attrape les souris ») à un point de vue moral, qui a pour effet de contester la nécessité d’une redistribution par l’impôt.
La conviction que les rémunérations très élevées sont justes transparaît aussi dans une déclaration devenue fameuse du président Macron, le 15 octobre 2017 sur TF1 et LCI :
« Il y a des hommes et des femmes qui réussissent parce qu’ils ont des talents, je veux qu’on les célèbre. […] Si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole .[4] »
Le président retrouve là une ligne d’argumentation ancienne :
« En matière de fiscalité comme de toute autre législation économique, la voie sage et correcte qu’il convient de suivre n’est pas de détruire ceux qui ont réussi, mais de créer les conditions qui permettront à chacun d’augmenter ses chances de succès », proclamait ainsi le président américain Calvin Coolidge (1872‑1933) dans son discours inaugural du 4 mars 1925[5]. « Je suis opposé aux taux élevés, car ils ne produisent pas ou peu de recettes » fiscales supplémentaires, précisait‑il, anticipant Laffer d’un demi‑siècle.
Reste que les riches sont souvent d’abord des bénéficiaires de rentes. Du coup, le raisonnement du « premier de cordée » ne tient plus. Emmanuel Macron a d’ailleurs beaucoup insisté durant sa campagne sur la nécessité de réduire les rentes. Mais ce programme fort ambitieux, il ne peut l’ignorer, a très peu de chances d’être réalisé en un ou même deux quinquennats. Dès lors, cette rhétorique présidentielle semble bien fonctionner comme une illusoire promesse d’un enrichissement de tous à long terme pour brouiller la réalité à court terme des cadeaux fiscaux aux plus riches.
Comme il est difficile de convaincre l’ensemble de la société qu’il est juste d’accroître les inégalités, l’argument du ruissellement vient en effet opportunément parer des habits de la nécessité des politiques allant dans ce sens. Il n’est d’ailleurs pas sûr du tout que les économistes de l’offre eux‑mêmes aient cru à la fable de la baisse des impôts « qui paye pour elle‑même » par la magie de la hausse des revenus, donc de l’assiette des impôts. La vérité réside peut‑être dans l’aveu fait par David Stockman, directeur du Budget du président Reagan en 1981, dans un article de The Atlantic Review qui faillit conduire à sa démission :
« Le “ruissellement” est difficile à vendre, si bien que la formule des économistes de l’offre était la seule façon d’obtenir une politique fiscale qui soit vraiment du “ruissellement”. L’économie de l’offre est la théorie du “ruissellement”. […] Une fois éliminée la rhétorique insistant sur les baisses d’impôts pour tous, l’économie de l’offre n’était qu’une nouvelle manière d’habiller la doctrine impopulaire de l’orthodoxie républicaine . [6]»
Autrement dit, Stockman avouait que les petites baisses d’impôt concédées aux classes populaires et moyennes n’étaient qu’un moyen de faire passer les énormes baisses consenties aux plus riches. Sous Reagan, on l’a vu, le taux maximal est passé en effet de 70 % à 50 % puis 28 %. L’effet Laffer ne fonctionnant pas et le déficit budgétaire se creusant dangereusement, il fallut augmenter les taxes sur la consommation et réduire les dépenses de sécurité sociale, ce qui a pesé essentiellement sur les classes populaires et moyennes. La réforme fiscale Reagan a donc surtout permis de réduire les impôts payés par les plus riches, parce que c’était l’agenda républicain.
Reste qu’il est probable que de nombreux partisans de l’économie du ruissellement croient sincèrement à l’efficacité de ce supposé « mécanisme ». Et c’est tout le paradoxe : le raisonnement économique et les études empiriques invalident clairement l’idée du ruissellement, sans pourtant venir à bout de la croyance ; ce qui amène à se demander quelle est la véritable nature de la « théorie du ruissellement ».
[1] Voir Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, PUF, coll. « Quadrige », Paris, 2016.
[2] Gregory Mankiw, « Les plus riches font progresser l’intérêt général », Le Monde, 16 décembre 2017.
[3] Benjamin Lockwood, Charles Nathanson et Glen Weyl, « What if socially useful jobs were taxed less than other jobs ? », Harvard Business Review, 11 octobre 2017.
[4] « Macron sur TF1 : des explications, des justifications et des projets », France Inter, 15 octobre 2017, <frama.link/ urPBwDUY>.
[5] Calvin Coolidge, « Inaugural address, March 4, 1925 »,The American Presidency Project, <frama.link/xaV4KRwu>.
[6] Voir William Greiders, « The education of David Stockman », The Atlantic Review, décembre 1981, <frama. link/fMLbvqdP>.