Russell et le socialisme

Plus connu en tant que logicien, le philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970) se fend en 1920 d’un petit ouvrage intitulé Pratique et théorie du bolchevisme. L’auteur surprend en s’attaquant à un sujet qui ne relève assurément pas de son domaine de prédilection. L’ouvrage est d’ailleurs peu connu, aussi bien chez les philosophes que chez les logiciens. Les historiens non plus ne semblent pas avoir réserver un sort particulier pour cette contribution.

Il est pourtant étonnant que tous ces éminents spécialistes n’aient pas eu la curiosité de consulter ce que pouvait en dire un penseur dont les jugements sont le plus souvent d’une lucidité éclatante. (À cet égard, on ne peut que louer la réédition récente, revue et corrigée, de ce texte) Et de fait, par son esprit logique et peu porté à la polémique de bas étage, le texte va interroger le marxisme dans ses fondements mêmes. En mettant à découvert les angles morts de la conception matérialiste de l’histoire, Russell contribue de la manière la plus intéressante au débat socialiste.

L’œuvre logique et l’œuvre politique

L’œuvre de Russell, philosophe anglais, porte principalement sur la logique. Son ouvrage le plus célèbre reste les Principia Mathematica avec Alfred North Whitehead. Dans un registre plus accessible, il écrit également La méthode scientifique en philosophie en 1914. Bien que l’objet de cette conférence (rendre la philosophie scientifique) puisse sembler aujourd’hui quelque peu naïve, le propos ne manquait pas de conviction et renforcer la rigueur du discours philosophique ne semble pas, particulièrement aujourd’hui, totalement dépourvu d’intérêt.

Aussi peut-on se demander pourquoi ce philosophe anglais, qui s’intéresse essentiellement à la logique, à l’épistémologie, aux mathématiques, aux sciences abstraites par excellence, prend le risque d’écrire sur un sujet aussi lointain de ses préoccupations premières que le bolchévisme. Normand Baillargeon, dans son introduction à l’ouvrage de Russell, établit un lien pertinent entre le libéralisme classique de la famille Russell et l’engagement politique du philosophe. Pourtant, cela ne suffit pas à en expliquer le radicalisme, encore moins la coloration politique. Un ouvrage posthume, publié sous le titre Pacifisme et Révolution, nous en offre quelques éléments de réponse. Il s’agit en réalité d’une compilation de textes engagés du philosophe pendant et après la Première Guerre mondiale. On a là une excellente approche du versant  »politique » de l’œuvre de Russell.

C’est effectivement la grande guerre de 14-18 qui le jette de force dans la politique. Le raz-de-marée nationaliste qui s’empare de toute l’Europe n’épargne pas les philosophes. Comme dans les autres milieux, scientifiques ou artistiques, peu d’entre eux se révéleront capables d’aller à contre-courant. Toute leur intelligence se mettra au service des différentes idéologies nationales, tentant de justifier l’entrée en guerre, imputant tous les crimes au pays voisin. Bergson, dès l’été 1914, mis toute sa philosophie au service d’une propagande haineuse envers l’Allemagne, présentant la croisade de la France comme  »la lutte même de la civilisation contre la barbarie » (Discours à l’Académie des sciences, 8 août 1914). Il se rendit auprès du Président Wilson pour l’inciter à entrer en guerre. Bien que s’affirmant pacifiste, Alain s’est engagé volontairement. Husserl et Whitehead ont clamé leur patriotisme. Cassirer a travaillé au ministère de la Guerre de Berlin, tandis que l’Autrichien Wittgenstein s’est engagé dans la guerre sur le front russe avec un engouement certain.

Dans cet holocauste de la pensée, la classe intellectuelle ne brille pas plus que les autres pour sa résistance au courant patriotique. Russell sera donc l’un des très rares philosophes à s’être opposé, du début jusqu’à la fin, à l’horreur de la guerre. Il n’épargnera pas de ses critiques les grands écrivains, et notamment H.G. Wells qui approuvait la guerre comme si ce devait être la dernière : « The war that will end war ». Devinant l’immense ressentiment qui ne pouvait que naître d’une telle atrocité, Russell démontra l’absurdité et l’ignominie de ce slogan. La Deuxième Guerre mondiale justifiera ses craintes.

Son premier acte contre la guerre est de soutenir les objecteurs de conscience : « ceux qui commettent le crime de refuser de tuer ». Dans la furie guerrière de l’époque, l’objection de conscience n’avait guère sa place. Au Royaume-Uni, la plupart des objecteurs durent faire un séjour en prison. Appartenant à la haute noblesse de par son grand-père fait comte par la Reine Victoria, Russell pourra s’exprimer librement sans être trop inquiété par la justice. Il fera tout de même quelques mois de prison en 1918.

En tentant d’organiser un véritable mouvement autour de l’objection de conscience, Russell s’engage de fait dans le débat politique et notamment sur la question du socialisme. Il faut souligner une forme d’honnêteté intellectuelle patente chez Russell : ce n’est pas lorsque les idées socialistes sont à la mode (1880-1914) qu’il s’y intéresse mais justement en pleine guerre, lorsque tout discours socialiste se retrouve noyé dans la gabegie nationaliste, que son esprit se tourne vers ces questions. Comme le souligne précisément Jean-Jacques Rosat dans une conférence sur Russell, Orwell et Chomsky, c’est bien l’entrée en guerre qui fait prendre conscience à Russell que sous le capitalisme, la concentration des capitaux et le centralisme étatique réduit à néant les valeurs libérales auxquelles il veut continuer de croire. Aussi, vers la fin de la guerre, il se rapproche du mouvement ouvrier qui commence à se réorganiser. En juillet 1917, il doit participer à l’élection du premier Conseil Ouvrier de Grande Bretagne, mais une émeute provoquée par les milieux nationalistes et bellicistes fait tourner court l’expérience.

 

Visite officielle en Russie soviétique

L’événement marquant est alors la Révolution russe d’Octobre et son gouvernement soviétique qui adopte comme programme immédiat la paix. Le Gouvernement provisoire issu de la révolution de février 1917 avait soulevé de grands espoirs sur les perspectives de paix. Mais il ne sut concrétiser cette volonté. Bien au contraire, il avait repris les mêmes discours et postures bellicistes, voire surpasser celles de son prédécesseur !

Alors, lorsqu’en mars 1918, une paix séparée est signée entre l’Allemagne et la Russie, entérinée par le traité de Brest-Litovsk, l’espoir d’une issue à la guerre voit enfin le jour après trois ans et demi de massacres. Cette volonté pacifiste devait interpeller le philosophe britannique qui s’intéresse de plus en plus aux idées socialistes, aussi bien communistes que libertaires. Enthousiasmé par les premiers actes du jeune gouvernement soviétique (traité de paix, création d’un gouvernement issu des Soviets…), Russell tentera de suivre l’évolution de celui-ci malgré les difficultés à se procurer des journaux fiables sur la question. Pour pouvoir se rendre compte par lui-même des réalisations du bolchevisme, Russell participe à une visite officielle avec une délégation de socialistes occidentaux. Il se rend en Russie du 11 mai 1920 au 16 juin 1920.

C’est donc 15 ans avant le fameux Retour d’URSS de Gide que Russell publiera Pratique et théorie du Bolchévisme, un compte-rendu perspicace de la situation en Russie. Une analyse qui ne se laissera pas tromper par l’aspect propagandiste de la visite, comme le soulignera l’anarchiste Emma Goldman dans Ma désillusion en Russie (1925), elle aussi présente en Russie à cette date. De retour en Europe, il rejettera ce qu’il nomme la  »conspiration du silence » qui interdit aux socialistes occidentaux ayant pu se rendre compte de la réalité soviétique d’en évoquer les points noirs pour ne pas  »décourager » les ouvriers d’Europe. Il publie son livre fin 1920. D’emblée il dépeint le système soviétique comme agonisant. Il ne peut effectivement que constater que ce ne sont pas les Soviets qui décident réellement. Ceux-ci ne font en réalité que ratifier des décisions prises en amont par le Parti.

L’auteur dénonce en outre différentes méthodes pour faire triompher les membres du parti au sein des Soviets :

Malgré tout, l’ouvrage présente quelques défauts. Il est en effet assez déconcertant de lire un ouvrage si peu structuré venant d’un philosophe et logicien aguerri. Son argumentation est peu ordonnée. On passe facilement d’un sujet à l’autre sans approfondir, Russell ayant choisi de faire un compte-rendu plus ou moins chronologique. Il y a de nombreux points sur la pratique bolchevique qui seront traitées dans la partie « théorique ». Enfin, ne pouvant s’appuyer sur des données précises ou des statistiques, on peut en tirer l’impression que l’auteur ne fait qu’émettre un avis personnel.

 

Théorie et pratique

L’ouvrage est divisé en deux parties : la pratique soviétique d’abord, puis la théorie bolchevique. L’auteur choisit de prendre ici le contre-pied du commentaire courant, bien-pensant : la théorie communiste est certes bien jolie, mais dans la pratique, elle ne peut qu’aboutir à la ruine. Tout au contraire, commençant son ouvrage par la pratique du régime soviétique, il n’a de cesse d’affirmer que les bolcheviks ont fait au mieux. Alors que, dans la seconde partie, la théorie bolchevique est attaquée d’une manière assez radicale.

Cette façon de faire peut surprendre. J’avancerais ici une interprétation tout à fait personnelle : probablement qu’aux yeux du philosophe, dire que le passage de la théorie communiste à la pratique est impossible a pour conséquence de ruiner toute théorie qui se donne pour but de changer le monde. Alors que démontrer en quoi la théorie bolchevique est aberrante, c’est rendre possible une vraie pratique du socialisme.

L’inconvénient est que, dans sa première partie sur la pratique du régime bolchevik, Russell s’avère très conciliant ; plusieurs fois, il déclare que les bolcheviks ont fait au mieux, qu’ils ne pouvaient faire autrement, etc. Il se voit contraint de justifier l’autoritarisme bolchevique (dont il n’a sans doute pas pu mesurer toute l’ampleur en à peine deux mois de séjour), qui ne peut faire autrement que de réprimer anarchistes, Socialistes Révolutionnaires (S.R.) et mencheviks à cause de la menace extérieure (armées étrangères et armées blanches). Russell en vient même quelques fois à prendre pour argent comptant les justifications officielles du régime. Lorsqu’il dit par exemple que la famine a été évitée grâce au volontarisme des militants communistes, on peut se demander s’il ne fait pas que reprendre la prose officielle du régime.

Force est de reconnaître pourtant que certains de ses pressentiments se sont avérés d’une justesse étonnante. En voici quelques exemples :

Si la première partie peut donc laisser perplexe en termes de rigueur d’analyse, la suivante se révèle beaucoup plus intéressante, quand bien même les arguments présentés peuvent sembler prêter le flanc à la critique. La critique de la théorie bolchevique sera franche et sans concession. Russell commence par mettre en relief le caractère dogmatique, religieux de la théorie marxiste, communiste, léniniste (méfiance envers toute nouveauté, croyances dogmatiques, messianisme, etc.). Une critique banale, voire caricaturale, encore courante aujourd’hui mais dont il faut se rappeler qu’elle ne l’était peut-être pas tant à l’époque.

 

Contre le matérialisme monolithique

Russell accorde une portée pratique décisive à la conception du matérialisme historique selon laquelle les facteurs économiques, bien plus que les idées, sont déterminants dans l’histoire. Mais, il affirme qu’il y a d’autres facteurs qui ne sont pas pris en compte (justement à cause du doctrinarisme…). Il écrit :

« La théorie matérialiste de l’Histoire, en dernière analyse, implique le postulat que toute personne politiquement consciente est dominée par un unique désir : celui d’augmenter sa propre part d’avantages matériels […]Les marxistes supposent que le « groupe » pour un homme, du point de vue de l’instinct collectif, c’est sa classe, et qu’il s’unira à ceux dont l’intérêt économique de classe est le même que le sien. Cela n’est que partiellement vrai en fait. La religion a été le facteur le plus décisif pour déterminer le groupement humain pendant de longues périodes de l’histoire du monde. Même maintenant un ouvrier catholique votera pour un capitaliste catholique plutôt que pour un socialiste incroyant […] La vérité est que le socialisme n’éveille pas chez la plupart des citoyens le même intérêt passionné que le sentiment nationaliste et le sentiment religieux. »

Russell touche ici un point sensible. La difficulté de la doctrine socialiste a rassembler les masses sur un programme de classe. Cette difficulté nous paraît même aujourd’hui insurmontable. Désespérant de fédérer sur leur programme politique, on n’a pu que constater les récentes tentatives des différents groupes politiques dits de gauche de surfer sur la forte vague de chauvinisme qu’a généré la dernière Coupe du monde à coup de tweets et de déclarations toutes plus lamentables les unes que les autres. A contrario, on constate que le nationalisme, et avant cela, la religion sont parvenus à fédérer à plusieurs reprises dans l’histoire, y compris de nos jours… Rappelons-nous Marx concluant sa Guerre civile en France en ces termes : « La domination de classe ne peut plus se cacher sous un uniforme national ». Cette phrase laissait entendre qu’après l’accouplement au grand jour de la bourgeoisie française avec le Kaiser allemand pour réprimer le peuple de Paris, il serait désormais beaucoup plus difficile à la bourgeoisie française d’appeler à l’union sacrée. Quatre décennies plus tard, la Première Guerre mondiale désavouait avec force cette sentence.

C’est là un vrai problème du mouvement ouvrier que pointe du doigt le philosophe. Il y aurait sans nul doute toute une étude à faire sur ce sujet1.

Russell concède que les divisions religieuses ou nationales peuvent arranger les capitalistes : c’est le fameux diviser pour mieux régner. Mais il lui semble qu’on ne peut les imputer à leurs seules volontés : « Les capitalistes étaient sous l’empire de l’instinct nationaliste tout autant que leurs  »dupes » prolétariennes. » Russell appelle à développer une psychologie politique plus réaliste. Il cite en effet trois autres passions capables de faire bouger les hommes : la vanité, la rivalité et l’amour du pouvoir. L’absence de ces passions dans la théorie marxiste aurait favorisé des erreurs d’interprétation. Le philosophe pense que les passions humaines ne sont pas réductibles, à terme, ou en dernière analyse, à la recherche d’une vie matérielle satisfaisante.

Sur ce point, son analyse semble malheureusement superficielle, et surtout, les exemples donnés peuvent se retourner contre lui. L’un de ces exemples évoque la recherche de l’or qui prévalait au début de la conquête de l’Amérique du Nord. Par l’effet de l’évolution technique (intelligence humaine), on en est venu à la recherche du pétrole. Mais si on se penche un peu plus sur ce cas, d’une part l’intelligence n’est pas mentionnée dans les quatre passions ci-dessus et enfin, on peut invoquer le fait qu’il s’agit encore de capacités techniques de production, donc déceler un lien possible avec l’économie.

Le passage suivant, outre ce qui peut relever d’une forme de naïveté, laisse apparaître le même travers. Russell oppose le désir d’acquérir et la rivalité : « Le premier est facteur de progrès, et le second facteur de régression […] Jusqu’en 1914, le désir d’acquérir l’a emporté, d’une manière générale, depuis la chute de Napoléon ; tandis que ces six dernières années ont vu la prédominance de l’instinct de rivalité ». Croire que le désir d’acquérir amène le progrès paraît pour le moins naïf. Et finalement, cet instinct de rivalité est ici explicitement rattaché à la volonté de réserver « une grande quantité de travail », donc à l’économie.

Pour autant, deux contre-exemples ne sauraient suffire à désamorcer la critique de Russell. Si l’on veut réellement discuter les thèses de Russell, il faudrait commencer par souligner que le philosophe ramène ici les intérêts de classe au niveau individuel : l’intérêt matériel des ouvriers, ici compris comme désir d’acquérir, serait de s’unir face à la domination bourgeoise. Or, c’est une traduction platement matérialiste de la conception de Marx. Marx ne dit jamais que c’est par désir personnel d’améliorer sa situation que l’ouvrier va s’unir à d’autres mais parce que sa situation sociale (classe exploitée par la bourgeoisie) le contraint (pour des raisons vitales de survie, mais aussi de dignité et d’émancipation) à chercher une solution dans la lutte collective. En libéral, Russell semble vouloir privilégier la voie d’une compréhension individuelle contre la compréhension sociale proposée par le marxisme. Or, considérer les choses du seul point de vue de l’individu se révèle inopérant2. Bien sûr, il ne s’agit jamais de nier ce paramètre (on a toujours à faire à des individus !), mais de l’intégrer dans un schéma de compréhension élargi au niveau social, et c’est bien là que réside toute la difficulté.

Nonobstant, pour revenir au problème posé par le philosophe, il faut reconnaître que, même en prenant un point de vue sociologique, voire un point de vue de classe, le constat reste le même : le nationalisme permet de court-circuiter la  »conscience de classe ». Le problème semble donc entier.

 

De la possibilité d’une trahison

Après cette première critique de la théorie, Russell revient sur les choix tactiques des bolcheviks, choix que le philosophe évoque avec un discernement prononcé :

« Les communistes montrent à quel point le peuple est dupé, et comment ses leaders l’ont maintes et maintes fois trahi. Ils en concluent que la destruction du capitalisme doit être soudaine et catastrophique ; qu’elle doit être l’œuvre d’une minorité, et qu’elle ne peut être réalisée constitutionnellement ou sans violence. Par conséquent, le devoir du parti communiste dans un pays capitaliste consiste d’après eux à se préparer à un conflit armé, et à prendre toutes les mesures possibles pour désarmer la bourgeoisie et armer cette partie du prolétariat qui est prête à soutenir les communistes ».

Russell retient que Lénine dénonce sempiternellement la démocratie parlementaire comme rendant impossible toute majorité qui voudrait réellement changer les choses en raison des trahisons perpétuelles, et plus particulièrement celles des leaders sociaux-démocrates. Le philosophe anglais souligne la faiblesse de cet argument : « Et d’abord, il tient grand compte de la trahison des leaders socialistes dans les mouvements constitutionnels, mais n’envisage pas la possibilité de la trahison des leaders communistes dans une révolution »

On le voit, Russell touche juste ! Les léninistes stigmatisent sans fin le 14 août 1914, péché originel auquel eux seuls auraient su ne pas succomber, s’auto-décernant par là même une aura de sainteté. De fait, la quasi totalité des leaders des Social-Démocraties européennes, de toutes les tendances, ont voté les crédits de guerre. A la base, les militants du mouvement ouvriers, tous courants confondus se laisseront aussi emporter par la ferveur nationaliste, y compris nombre d’anarchistes. Seule une poignée de communistes seront présents à Zimmerwald pour tenter de faire revivre la solidarité internationale des travailleurs. Au prix de quelques distorsions (en oubliant par exemple que certains anarchistes, comme Enrico Malatesta, s’élevèrent aussi contre la Guerre), on forgea sur cette base un récit dans lequel la théorie communiste devenait la seule capable de guider réellement le prolétariat, une fiction – largement relayée par Lénine lorsqu’il accéda au pouvoir – selon laquelle un « vrai » communiste ne saurait trahir.

Et pourtant toute l’histoire de l’URSS ne fera que corroborer la possibilité et la réalité d’une trahison du mouvement ouvrier par ses représentants communistes. Les léninistes ont beau avancer un contre-argument selon lequel l’argent étant pris aux capitalistes, ceux-ci ne pourront plus corrompre les dirigeants, le philosophe rétorque :

« Sans doute, mais se vendre aux capitalistes n’est pas la seule façon de trahir, il est également possible, le pouvoir une fois conquis, de s’en servir dans son propre intérêt et non dans l’intérêt du peuple. C’est cela, me semble-t-il, qui s’est produit en Russie : l’établissement d’une aristocratie bureaucratique, qui a concentré l’autorité dans ses propres mains et créé un régime aussi oppressif et aussi cruel que le régime capitaliste. Les marxistes n’ont jamais suffisamment reconnu que l’amour du pouvoir est un mobile aussi puissant et une source d’injustice aussi grande que l’amour de l’argent ».

Confirmant par là-même son propos précédent sur la théorie : les marxistes sont trop portés à juger sur les intérêts matériels (corruption par l’argent) alors que d’autres paradigmes entrent en jeu. Russell revient ainsi sur le point principal de sa critique théorique, à savoir que les marxistes ne s’intéressent qu’à un seul aspect du problème :

« La défense du communisme par ceux qui croient dans les méthodes bolchevistes s’appuie sur cette proposition qu’il n’y a pas d’autre esclavage que l’esclavage économique, et que le jour où tous les biens seront mis en commun, la liberté parfaite régnera. Je crains que ce ne soit là une illusion. »

Russell rétorque que même si les biens sont communs, il y aura une bureaucratie chargée de les répartir et celle-ci concentrera alors entre ses mains une forme de pouvoir. Il continue son propos :

« Mais le pouvoir est doux, et peu d’hommes l’abandonnent volontairement […] n’est-il pas à peu près inévitable qu’ils répugneront à abandonner le monopole du pouvoir et qu’ils trouveront des raisons pour demeurer jusqu’à ce qu une nouvelle révolution les chasse ? »

Il n’y a pas de raison pour que ceux qui sont au pouvoir n’en profitent pas. La seule raison serait « l’idéalisme » des dirigeants, ce que les bolcheviks ne sauraient prendre en considération sans entrer en contradiction avec leurs propres principes (ce ne sont jamais les idées qui dirigent le monde). Avec raison, Russell affirme que supprimer les inégalités économiques ne suffit pas, si l’on s’abstient de supprimer les inégalités de pouvoir. Certes Russell reconnaît que ce serait calomnie de dire que les dirigeants russes vivent dans le luxe comme les capitalistes. Mais il alerte sur certains points, comme le droit de grève par exemple :

« Les grèves sont illégales, mais elles éclatent de temps à autre. Se proclamant l’ami des prolétaires, le gouvernement s’est permis d’établir une discipline de fer, qui dépasse les rêves les plus féroces des magnats américains les plus autocratiques. ». Aussi, les bolcheviks peuvent souligner autant qu’ils le souhaitent l’égalité économique (encore relative), il n’empêche que le prolétariat russe devra « se libérer d’un esclavage beaucoup plus complet que celui du capitalisme ». Et c’est bien ce que l’on oublie le plus souvent, le communisme ne se résume nullement à la seule égalité économique, au seul partage des biens. La question du pouvoir, ou plutôt celle d’une réelle émancipation des travailleurs, est fondamentale.

Russell approfondit et appuie là où ça fait mal avec, toujours, une analyse extrêmement perspicace et sans concession :

« C’est un pur non-sens de prétendre que les chefs d’un grand empire tel que la Russie des Soviets, une fois habitués au pouvoir, gardent la mentalité prolétarienne et sentent que leur intérêt de classe est le même que celui du simple travailleur. Tel n’est pas le cas actuellement en Russie, en dépit des belles phrases par lesquelles on voudrait cacher la vérité. Le gouvernement a une conscience de classe et un intérêt de classe tout à fait distincts de ceux du prolétariat véritable, lequel ne doit pas être confondu avec le prolétariat théorique de la doctrine marxiste. »

Qu’est-ce donc, sinon une condamnation sans équivoque de la doctrine bolchévique ? Du coup, lorsque Normand Baillargeon, dans son introduction au texte du philosophe, explique que : « la critique de Russell sur la pratique du bolchevisme ne porte donc pas principalement sur leur action en Russie elle-même », on est en droit de penser qu’il fait fausse route.

Certes, Russell a tenu à ménager les bolcheviks dans sa première partie, mais la condamnation de la théorie ne laisse subsister aucun doute. Ce n’est pas tant que la stratégie bolchévique ne soit pas exportable en Europe, comme ont pu l’écrire à la même époque certains théoriciens comme Hermann Gorter, mais c’est bien qu’elle est condamnable sans appel, y compris pour la Russie. La stratégie bolchévique (clandestinité, appel à la révolution) a conduit la Russie à un régime politique « qui dépasse les rêves les plus féroces des magnats américains les plus autocratiques », et où les travailleurs sont réduits à un « esclavage beaucoup plus complet que celui du capitalisme ». Une révolution en Europe sur le modèle bolchévik serait à ses yeux non seulement trop coûteux en vies humaines (l’un des arguments d’Herman Gorter) mais en outre le résultat en serait plus que douteux. Or, incontestablement, cette condamnation de la théorie léniniste est un désaveu complet de sa pratique révolutionnaire. Pour autant, cela ne signifie nullement le rejet de tout idéal d’une société socialiste chez le penseur anglais.

 

Une autre façon de poser la question : que faire ?

Il faut ici souligner que, jusqu’alors, Russell s’est totalement abstenu de poser la question du pouvoir. Qui dirige réellement ? La classe ouvrière ? Le Parti Communiste ? Les Soviets ? Or, cette question, cruciale, va enfin être posée, mais toujours en lien avec l’argumentation précédente qui prend appui sur une conception individualiste du problème.

Russell pose que les inégalités économiques, contre lesquelles se battent les bolcheviks, ne forment en réalité pas le fond du problème. Il avance même qu’elles pourraient être résolues sous le capitalisme, sans toutefois argumenter, ni même apporter des contre-arguments à la théorie marxiste qui affirme justement l’impossibilité de réduire les inégalités économiques sous ce régime. L’outil statistique dont nous disposons aujourd’hui ne cesse cependant de confirmer la justesse des idées de Marx sur ce point3.

Pour autant, et c’est là que l’on touche un point sensible, lorsque Russell affirme que les inégalités économiques ne sont pas problématiques, ce n’est jamais que pour mettre en avant ce qu’il appelle les « inégalités de pouvoir » :

« Les maux les plus graves du régime capitaliste proviennent tous de son inégale distribution du pouvoir. Les détenteurs du capital ont une influence disproportionnée à leur nombre ou aux services rendus par eux à la communauté. Ils sont les maîtres presque absolus de l’éducation et de la presse. »

Le philosophe utilise le terme de « liberté de l’individu » mais il semble mettre derrière cette expression la distribution plus égalitaire du pouvoir : le pouvoir du peuple, le pouvoir de chacun, pas seulement des puissants. Il évoque la nécessité d’une « égalisation du pouvoir ». Mais, si pour atteindre ce but, on peut comprendre qu’il ne fasse pas appelle à la lutte de classe (pour les raisons citées plus haut), il est assez étrange de lire qu’il faut non une lutte, mais une longue période de paix et de développement… : « Seules la paix et une longue période d’améliorations progressives pourront aboutir au résultat visé »

Parier sur la paix pour réduire les inégalités relève de l’idéalisme pur et simple. Mais ce n’est pas là-dessus que Russell est attaquable. Une bonne connaissance du corpus de Russell montre qu’il faut envisager cette proposition dans son sens négatif : la paix ne résout certes rien, mais l’esprit belliqueux (guerre ou révolution) reste une entrave importante à la mise en place d’une réelle démocratie. Russell est parfaitement conscient par exemple que la longue période de paix qui régna de 1871 à la Première Guerre mondiale n’a en rien favorisé l’égalisation du pouvoir. De la paix ne découle pas automatiquement plus de démocratie. C’est sans doute plus une façon pour lui d’affirmer son attachement à un monde établi sur le droit, fondé sur des institutions, à un monde où l’on s’attache à « régler les conflits intérieurs sans violence ». De ce point de vue, il s’oppose à l’orthodoxie marxiste. L’auteur de la Critique de la philosophie du droit de Hegel, en déclarant que le droit reste toujours le droit des dominants, contre les dominés, a effectivement imposé une forme de rejet du monde législatif dans le courant marxiste. Rejet sur lequel se sont largement appuyés Lénine et Trotski pour instaurer la terreur rouge. Une renonciation à la loi qui a permis aux soldats bolcheviks d’exécuter massivement sans procès. Même lorsqu’il y a avait procès, les droits élémentaires de la défense étaient bafoués4, héritage d’une méfiance envers les institutions légales.

Russell souligne ainsi un impensé du courant marxiste. Ainsi les bolcheviks jouèrent de la critique marxiste de la démocratie bourgeoise pour justifier leur dictature. Quand, pour contrer les accusations de Kautsky sur le caractère dictatorial du régime, Trotski publie en 1920 son Terrorisme et communisme, il écrit : « La Commune a été la négation vivante de la démocratie formelle ». Il aurait dû à tout le moins rajouter « et l’application pratique de la démocratie réelle » ! De fait, il passe sous silence le fait que Marx, lorsqu’il critiquait la démocratie bourgeoisie, n’avait d’autre but que de faire place à une réelle démocratie. Ainsi l’éloge de la Commune de Paris, de son esprit réellement démocratique et de son souci constant de préserver ce caractère.

De la même manière, la possibilité théorique existe de comprendre la critique marxiste du droit comme une invitation à faire place à un véritable État de droit. C’est au moins la vision du jeune Marx lorsqu’il écrit : « La lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière n’est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour l’établissement de droits et de devoirs égaux, et pour l’abolition de toute domination de classe. » (Statuts de l’Association internationale des travailleurs). C’est cette vision que défend Russell.

Mais si la critique de Russel semble peu assurée, c’est sans doute justement parce qu’il considère seulement le problème de l’inégalité de pouvoir (comme il reproche lui-même aux bolcheviks de ne considérer seulement celui des inégalités économiques). Or, la théorie marxiste semble sur ce point plus équilibrée puisqu’elle affirme que les deux sont liés. C’est parce que les bourgeois possèdent les moyens de production (inégalités économiques) qu’ils détiennent tout pouvoir dans la société (inégalités de pouvoir). Même si ces inégalités de pouvoir ne sont pas directement issues des inégalités économiques. Entrent en jeux d’autres éléments qui vont fonder le pouvoir (droit, idéologie, coutumes, etc.)5. En résulte donc chez Russell une conception qui s’enferme sur la seule question de la liberté individuelle sans prendre en compte la question sociale.

Un autre exemple de cette  »erreur méthodologique », nous est fourni dans sa critique du caractère destructeur du pouvoir bolchévik :

« Dans les principes du bolchevisme il y a plus de désir de détruire les maux anciens que de créer des biens nouveaux, et c’est pour cette raison que le succès dans la destruction a été beaucoup plus grand que dans l’œuvre constructrice. Le désir de détruire est inspiré par la haine, laquelle n’est pas un principe constructeur. C’est cette mentalité caractéristique qui a amené les bolcheviks à consentir à ce martyre actuel de la Russie. Pour qu’un monde plus heureux puisse être créé, il faudra une mentalité toute différente. »

De fait, le nombre de victimes de la guerre civile russe s’élève, selon les estimations, à entre 5 et 8 millions de morts, chiffre qui est quasiment du même ordre que le nombre de victimes de la Première Guerre mondiale, tous pays confondus. Russell ne pouvait cautionner cela.

Pourtant l’explication de Russell ne tient pas. Nous sommes là en plein raisonnement tautologique. Russell prétend s’attaquer aux causes fondamentales, mais il se limite à de banales explications psychologiques. Si les bolcheviks ont plus détruit l’ancien que construit du nouveau, c’est en raison de leur « désir de détruire » ! Dire que le désir de détruire n’est pas un  »principe constructeur » ne rajoute à rien au fait de simplement dire que les bolcheviks détruisent parce qu’ils aiment détruire. Pourquoi ? Nous ne le saurons pas. En tout cas, pas avant la conclusion du chapitre où l’auteur ne fait finalement que reprendre la conception platement matérialiste qu’il reprochait lui-même aux bolcheviks : si les bolcheviks sont destructeurs, c’est en raison des circonstances historiques de la Russie tsariste et de son régime, si révoltant qu’il en était primordial de le détruire de fond en comble. La conception des bolcheviks était donc déterminée à l’avance. Suivant ce raisonnement, Russell estime qu’une révolution en Occident devrait être différente puisque le régime politique n’y est pas honni. Le philosophe britannique prône donc un passage  »non violent », ou le moins possible, à ce qu’il appelle le  »self-government », se rapprochant de fait de la conception autonomiste développée principalement par les anarchistes, mais aussi les conseillistes (Rosa Luxembourg, Anton Pannekoek).

« Le self-government dans l’industrie me parait être l’étape permettant à l’Angleterre de se rapprocher le mieux du communisme. Je suis sûr que les chemins de fer et les mines, après un peu de pratique, pourraient être mieux exploités par les ouvriers, au point de vue de la production, qu’ils ne le sont actuellement par les capitalistes. Les bolcheviks sont partout les adversaires du self-government dans l’industrie parce qu’il a échoué en Russie, et parce que leur amour propre national les empêche de reconnaître que l’échec est dû au fait que la Russie est un pays arriéré. »

Une transition par le self-government permettrait à ses yeux de s’attaquer aux inégalités de pouvoir, sans s’attaquer aux inégalités économiques. Il estime possible de le faire dès aujourd’hui sans s’attaquer aux profits capitalistes. Cela aurait le double avantage de remettre en cause l’utilité des capitalistes au sein de la société et d’empêcher toute résurgence de l’ultra-centralisme autoritaire qui pris place en URSS. « [L]a pratique du self-govemment est la seule méthode efficace pour faire l’éducation politique du peuple ». Russell semble rejoindre ici les thèses que défend Jérôme Baschet dans Adieux au capitalisme : développer les  »zones libérées », affranchies de la logique du profit, dont on peut penser que Baschet y inclue aujourd’hui les ZAD, pourrait être une première étape, non violente, pour saper le pouvoir capitaliste agonisant.

Le léninisme a imposé au XXe siècle en sa quasi totalité le dogme indiscutable de la  »tactique révolutionnaire » au sein de l’intelligentsia marxiste. Toute autre option fut longtemps considérée comme réformiste, et donc traitée comme réactionnaire. En jetant l’anathème sur toute action, voire toute réflexion politique, qui ne se focalisait pas sur une hypothétique révolution, le léninisme a imposé un black-out total sur la pensée marxiste pendant près d’un siècle. Pourtant, dès avant octobre 1917, il existait d’autres propositions qui ont été occultées par la nuit léniniste.

Ce sera donc le cas de Russell. Le philosophe avait incontestablement le mérite d’exiger une vue globale, non focalisée sur le seul critère de la possession matérielle de biens, qu’à bien des égards, Marx lui-même n’aurait pas récusée. Il remet surtout au centre du problème la question d’une réelle émancipation des travailleurs. Il nous rappelle opportunément qu’il faudra bien plus qu’une simple mise en commun des biens pour accéder à une société émancipée. Plus, c’est bien l’auto-émancipation des travailleurs, défendue par Marx au sein de l’A.I.T., mais totalement éludée par Lénine, que Russell vient ici remettre au centre des débats.

Sur le plan méthodologique, si on peut estimer aujourd’hui que sa volonté d’ériger une psychologie politique plus réaliste a globalement échoué, il nous reste de Russell le modèle d’une application consciencieuse du raisonnement aux faits réels. Bien souvent, les premiers historiens réduisaient l’histoire de la révolution russe à une simple lutte entre les partis. Trotski en donna la version bolchevique consacrée tandis les autres partis tentaient de donner la leur. Citons par exemple Voline (La révolution inconnue, 1947) qui présente les Anarchistes comme les seuls vrais héritiers légitimes de la révolution, Léonard Schapiro (Les origines de l’absolutisme bolchevik, 1957) qui présente les Mencheviks comme les victimes innocentes du régime, et Vischniac (Le régime soviétiste, 1920) qui affirme que les S.R. se sont fait spolier leur programme par les bolcheviks. Selon l’étiquette choisie, on pouvait avoir un une justification a posteriori, un éloge aveugle, une adulation sans réserve, ou bien une condamnation dogmatique, un rejet absolu, avec procès d’intention, attaques ad hominem, calomnies, etc. Russell se démarque incontestablement. Certes, La Pratique et la théorie du bolchevisme ne tiendrait bien sûr pas la comparaison face aux études d’historiens modernes spécialistes de la question. Ces derniers ont cependant l’énorme avantage d’avoir un recul de plusieurs décennies.

Ce qui distingue Russell des autres est cet attachement à la vérité, une certaine rigueur et clarté dans le raisonnement, un esprit minutieux, désirant tout vérifier, pas à pas. Il y a incontestablement chez Russell une capacité à se dégager des logiques partisanes, à ne pas se ranger derrière une étiquette pour analyser une situation donnée et contemporaine. Peu de philosophes ont su, dès l’époque, avoir une perception aussi juste de la situation en Russie. Cet attachement à la vérité n’est pas le fruit du hasard. La formation logique du philosophe y est sans doute pour quelque chose. Jacques Bouveresse établissait ainsi un lien entre Russell et Cavaillès, tous deux logiciens :

« J’étais particulièrement sensible au contraste étonnant qu’il y avait entre un philosophe qui s’était occupé principalement de questions de logique et de philosophie des mathématiques, qui n’avaient à première vue que peu ou pas du tout de rapport avec la pratique, mais que cela n’avait empêché en aucune façon de faire, le moment venu, le bon choix politique et de se conduire héroïquement ; et d’autres, qui parlaient constamment d’engagement politique et considéraient toute philosophie comme une sorte de prise de position politique explicite ou déguisée mais se bornaient justement la plupart du temps à mener la lutte sur le terrain de la parole philosophique. »

C’est dire le fossé qu’il peut y avoir entre l’engagement réel du logicien et la parodie d’engagement que lui semblait présenter les grands théoriciens de la philosophie politique. Le philosophe britannique représente à cet égard l’antithèse de l’intellectuel engagé, à la Sartre, qui, se parant d’étiquettes et de credo théoriques, est prêt à distordre la réalité pour les besoins de la cause.

Il n’est bien sûr pas question de se réfugier derrière d’autres étiquettes (logicien/non logicien). Faire œuvre logique n’aboutit pas nécessairement à des choix moraux meilleurs que d’autres, loin de là. De l’autre côté, il serait aussi absurde de disqualifier tous les philosophes politiquement engagés. Faire la part des choses, savoir conserver une attitude rationnelle des prémisses à la conclusion d’une enquête, voilà l’objectif6.

Grâce à cette attitude, le philosophe britannique a pu, avant tout le monde, prendre ses distances par rapport à un bolchevisme qui devenait proprement dictatorial. Cela est d’autant plus important que lorsqu’il revint en Europe, Russell fut l’un des rares à dénoncer les tares du régime soviétique sans que cela ne se réduise à une condamnation dogmatique ou à un rejet viscéral. En France, on dut attendre le Staline (1935) de Souvarine et le Retour d’U.R.S.S. (1936) de Gide pour ouvrir les yeux sur ces graves problèmes. Cette conspiration du silence, comme le philosophe la nomme, est un réflexe incontestablement lié à la défense de l’étiquette, du drapeau. Ne pas dire toute la vérité, maquiller la réalité, voilà des travers dont Russell a su s’exempter. C’est peut-être cela qui nous manque aujourd’hui lorsque nous sommes confrontés à des événements aussi déroutants que la révolte des gilets jaunes. Bien souvent, on observe avec les oeillères d’un parti, d’une tendance, ou d’un credo théorique… quand ce ne sont pas des préjugés de classe !

références

références
1 En partant des propos de Russell, on peut dérouler un fil qui va des réflexions de Georg Lukacs sur la conscience de classe, du concept d’hégémonie culturelle du philosophe Antonio Gramsci jusqu’aux réflexions de sociologues comme Raymond Aron, Pierre Bourdieu, etc.
2 Si c’est une évidence pour une bonne partie des sociologues, les philosophes sont encore en retard sur ce point. Pour une critique complète sur le plan philosophique de l’individualisme, on consultera opportunément l’excellent ouvrage de Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu, La Découverte, 1998.
3 En janvier 2018, un rapport Oxfam créait la polémique en affirmant que 82 % des richesses étaient captées par les 1% les plus riches. Si ces affirmations ne semblaient pas s’appuyer sur une méthodologie sans faille, d’autres organismes comme l’Observatoire des inégalités ou la World Inequality Database (WID, autour de Thomas Piketty) confirment la tendance fortement croissante des inégalités dans le monde depuis presque un demi-siècle, avec une concentration particulièrement forte des richesses au sommet de la pyramide.
4 L. Schapiro, Les Bolcheviks et l’opposition. Origines de l’absolutisme communiste (1917-1922), Les Îles d’Or, 1957.
5 C’est tout l’apport de la sociologie bourdieusienne que d’avoir montré qu’en surcroît du capital économique viennent s’ajouter d’autres inégalités comme le capital culturel, social ou symbolique.
6 Il est évident que l’œuvre de Russell elle-même ne peut se soustraire à une analyse critique sans concession, comme espère l’avoir fait cette étude, à son niveau.