L’œuvre du temps. Entretien avec Ludivine Bantigny

Le 7 février, sur France Inter, l’historien Patrick Boucheron critique le mouvement des gilets jaunes d’une part et l’implication des historien-ne-s qui l’ont éclairé à l’aide de leurs recherches. L’historien Gérard Noiriel lui a répondu : 

« Son point de vue est celui que partage aujourd’hui une grande partie des élites intellectuelles. Pas un mot de compassion pour la misère sociale que ce mouvement à révélée. Pas un mot de compassion pour la misère sociale que ce mouvement à révélée […] Présentant ses opinions politiques comme des constats scientifiques, il n’hésite pas à affirmer que « l’émeute en elle-même n’est pas émancipatrice ». […] Contre la vision dogmatique de l’histoire que Boucheron cherche à imposer […], il faut donc rappeler que tous les historiens examinent le passé à partir d’un point de vue, qui découle de leur histoire personnelle, de leur formation, de leurs centre d’intérêts, etc. »

L’historienne Ludivine Bantigny revient sur cette controverse à partir de son livre L’œuvre du temps (paru en janvier aux Éditions de la Sorbonne), où elle pose la question de l’engagement de l’historien-ne, son rôle dans les médias ou encore sa position située. Elle y interroge également les rapports entre histoire et psychanalyse, le rôle des affects ou encore sur sa fascination pour le temps.

Ludivine Bantigny, L’œuvre du temps : Mémoire, histoire, engagement, Éditions de la Sorbonne, 2019, 190 p., 18 euros.

 

Contretemps : Quelles étaient tes motivations pour ce livre ?

Ludivine Bantigny : Il y en a deux principalement, qui s’entremêlent, comme souvent. La première est une question qui taraude depuis longtemps les sciences sociales et l’histoire en particulier : y a-t-il dans ce métier sinon une neutralité du moins une objectivité possible ? Dans une certaine mesure, cette interrogation classique mais sans cesse posée et retravaillée a été relancée par la controverse entre Patrick Boucheron et Gérard Noiriel. Le premier, invité sur France Inter pour évoquer le mouvement des gilets jaunes et la situation sociale en général, a pointé du doigt un « pouvoir intellectuel » qui livrerait « sa came identitaire ou insurrectionnelle » à l’occasion de l’événement. Le second écrit : « En réalité, ce n’est pas l’historien mais le citoyen Patrick Boucheron, qui s’est exprimé ce matin-là à propos des gilets jaunes. » Il a invité à ne pas confondre « recherche savante et engagement politique ». Cependant, sur de tels sujets, il semble qu’il y ait toujours de l’engagement et cet échange vif le montre bien.

Pour ce qui me concerne, en travaillant sur la période de la guerre d’indépendance algérienne, puis sur 1968, sur les mouvements sociaux et les attachements politiques, j’ai mesuré combien je souhaitais voir les objets de mes choix historiographiques se rapprocher d’aspirations collectives. Evidemment, des règles élémentaires fondent ce métier, une pratique, des savoir-faire, un rapport actif aux sources, une méthode, un contrôle par les pairs. Mais tout est toujours déjà un découpage, procède de choix, qui sont en eux-mêmes engagés. Gérard Noiriel a par exemple commencé par travailler sur le monde ouvrier de Longwy et je me rappelle l’avoir entendu dire : « au même moment, l’historien Jean-Noël Jeanneney étudiait la famille de Wendel », c’est-à-dire la bourgeoisie patronale : il y a de l’engagement, déjà, dans ces choix-là.

La deuxième motivation réside dans un certain rapport entre l’histoire et la psychanalyse qui me questionne depuis longtemps non seulement par ma propre pratique de la psychanalyse mais aussi dans les liens qui pourraient unir l’histoire et la psychanalyse plus que ce n’est le cas. J’avais été marquée par un constat que formule justement Patrick Boucheron dans son livre Faire profession d’historien : la psychanalyse est en quelque sorte l’acte manqué de l’histoire comme discipline. Les historiennes et les historiens la regardent avec distance ou méfiance, en tout cas avec prudence, et ne souhaitent pas trop s’en approcher – bien sûr, à quelques exceptions près.

Ce qui unit ces deux dimensions, au fond, c’est un certain rapport au temps : le temps de nos vies, le temps psychique mais aussi le temps politique, si dense dans les moments où surgissent des événements. Pourquoi fait-on de l’histoire ? Est-ce parce qu’on est hanté.e par les morts ou les vaincus de l’histoire et que l’on cherche à leur redonner vie ?

 

Pourrais-tu revenir sur cette question du temps que tu travailles depuis quelques années ?

Le rapport au temps est une fascination de toujours, qui vient de loin, de l’enfance. Ce que je décris au début du livre, ces photos de jeunes soldats morts pendant la Première Guerre mondiale et que je voyais tout le temps en allant au cimetière sur la tombe de mes grands-parents, m’ont durablement marquée, de même que le deuil précoce de mon grand-père qui m’avait élevée. Ce rapport au temps qui fuit, à la mort, attire beaucoup d’historiennes et d’historiens sans doute – et sans morbidité… Paul Ricoeur et Michel de Certeau avaient parlé de l’histoire comme tombeau : il s’agit souvent de construire des sépultures dignes aux femmes et aux hommes du passé. Surtout celles et ceux qui ont été les oublié.es de l’histoire mais qui pourtant l’ont faite et l’ont forgée.

Cette fascination initiale a rejoint un intérêt plus directement politique sur la consistance du temps. Ce qui m’a frappée en travaillant sur 1968, c’est de voir combien les protagonistes avaient cette conscience forte de la temporalité : il ne faut pas manquer le coche du temps, le train de l’histoire. Chaque jour ouvre des chemins, des voies à prendre. Perdre du temps, c’est risquer de perdre la bataille politique et sociale que l’événement a ouverte. Le temps se trouve précipité et les enjeux stratégiques sous-jacents sont très importants.

Finalement, ces fils différents, une fascination d’enfance liée à des deuils et une conscience politique d’adulte, se nouent. Ils se lient autour de ce que défend Walter Benjamin : il s’agit pour lui de sauver les morts du passé mais aussi de faire s’entrechoquer les luttes de l’histoire avec des espoirs de société future – d’émancipation. Finalement, tout cela n’est pas morcelé et peut se raccorder. Il est possible que la psychanalyse, dans tout ce qu’elle dit d’un temps feuilleté, puisse aider à nouer ces fils.

On a beaucoup parlé de présentisme ces dernières années. C’est une notion qui a en partie échappé à son créateur, l’historien François Hartog, pour en faire une grande généralité : notre présent n’accorderait plus de place au passé et ne parviendrait plus à se projeter dans le futur. Ce genre de grandes affirmations, péremptoires et tranchantes, ne laisse pas de place à tant de brèches où l’on voit du passé et de l’avenir se mêler. Par exemple, dans le mouvement des gilets jaunes, il y a beaucoup de références à l’histoire tout comme il y a également un vrai projet de société, surgi au fil des revendications, des cahiers de doléances qui sont aussi des cahiers d’espérances. Le « présentisme » brandi à tout bout de champ a trop longtemps servi de caution au TINA – « There Is No Alternative » ; il enferme le présent dans une boîte, sans espoir. Ça rappelle l’affirmation de François Furet, « La révolution est terminée » : comme il l’avait reconnu lui-même, ce n’était pas seulement un constat mais un vœu, une injonction à refermer l’ère des révolutions. Il n’y avait plus rien d’autre à vivre que ce présent-là dans ce monde-là. On voit bien ce qu’il y a dans tout ça, dans cette affirmation ressassée du présentisme en particulier : un enfermement qui refuse de voir l’histoire toujours active et toujours porteuse d’alternatives.

 

Dans ton ouvrage, tu reviens également sur les liens entre histoire et psychanalyse…

La psychanalyse peut apporter beaucoup à l’histoire. Elle peut aussi être prise comme un objet d’histoire et de sciences sociales. Un psychanalyste m’a beaucoup aidée à y réfléchir : Michel Tort. Depuis longtemps, il se bat pour que les psys n’interviennent pas dans l’espace public afin de simplement reconduire l’ordre social au nom d’une expertise supposée. Beaucoup de psychanalystes font ça dans les médias, sur les questions de sexualité et de genre en particulier. Michel Tort considère que c’est une dérive, sans rapport direct avec la pratique psychanalytique. Récemment, un article d’une psychanalyste chroniqueuse à Libération, Sabine Prokhoris, a choqué : ce texte entrait d’ailleurs dans cette catégorie des prises de position qui émanent de psy mais qui n’ont en réalité pas grand-chose à voir avec leur pratique analytique. Cela m’a surprise car S. Prokhoris a longtemps combattu ce type de dérives. Dans cette chronique, elle a soutenu que la copie de la statue – un moulage de plâtre – abîmée le 1er décembre à l’Arc de Triomphe symbolisait la violence des gilets jaunes et une mise en cause, de leur part, de la République. Il y avait beaucoup de contre-sens dans tout ça, à commencer par cette idée que l’Arc de Triomphe symboliserait la République : c’est un monument napoléonien et monarchique qui glorifie la violence à l’état pur, la violence de guerre en exaltant les victoires militaires. Mais surtout c’était faire fi de cette vraie violence sans rapport avec cette copie de plâtre abîmée : au même moment, des personnes, parmi lesquelles beaucoup de jeunes, venaient d’être mutilées lors des interventions policières. Et c’était ne rien dire de la violence sociale qui pousse les « gilets jaunes » à se révolter.

Tout cela n’enlève rien à l’importance de la  psychanalyse comme pratique, clinique, thérapie. Et l’histoire a sans doute beaucoup à apprendre de son rapport aux temporalités.

 

Tu évoques les affects en histoire : c’est une préoccupation que tu exprimes depuis un certain temps…

Il y a depuis une bonne dizaine d’années un tournant des sciences sociales sur le sujet, un « tournant émotionnel », qui ne consiste pas à faire l’histoire des émotions en soi et pour soi, mais en tant qu’il existe toujours des formes d’intelligence émotionnelle, comme moteur de l’action. Ce qui m’importe notamment, c’est l’expérience sensible du politique, ce qui fait se mouvoir – avec cette même racine que le mot émotion. Le clivage raison/émotion est un clivage très occidental, comme le montrent nombre d’anthropologues. Ça n’est pas dénué de soubassement politique d’ailleurs, une fois encore. Les émotions constituent un objet d’histoire sociale – et pas purement « culturelle » comme on pourrait au premier abord l’imaginer. Leur étude peut aussi être un moyen de réfléchir à une conscience collective pour combattre les passions tristes, celles que le capitalisme entretient pour partie – les ouvrages de Frédéric Lordon, parmi lesquels Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, analysent bien ces enjeux-là. Quant aux émotions éprouvées lors de la recherche et de l’écriture elles-mêmes, comme dans tant d’engagements, elles peuvent elles aussi être saisies à bras-le-corps. C’est une autre façon de partager des enthousiasmes et même des passions.

 

Et d’ailleurs, ne faudrait-il pas repenser cette question de la réflexivité, de la position située  en histoire qui reste encore largement cachée ?

Cela fait rejouer trois pôles déjà pour partie évoqués : l’histoire, la psychanalyse mais aussi la sociologie. Autant la psychanalyse est un acte manqué de l’histoire, autant la sociologie l’est dans une certaine mesure aussi. Bien sûr, il y a des dialogues entre les disciplines. Mais les historiennes et historiens refusent souvent d’en passer par une pratique à laquelle la sociologie mais aussi les sciences politiques convient : une interrogation sur sa position et sa situation. Une telle réflexivité est en partie mise à distance voire est un repoussoir en histoire, qui peut y voir une manière de se regarder le nombril : ne vaut-il pas mieux faire de la recherche plutôt que de s’interroger sur la recherche que l’on fait ? De surcroît, l’idée est répandue qu’il n’y a pas besoin d’en passer par là car il y aurait déconnexion entre le sujet historien qui cherche et écrit, et son objet. Mais on vient de le voir : c’est rarement vrai. L’épistémologie n’est pas si développée, elle permettrait pourtant de renforcer la discipline et contribuer à une forme de dévoilement sur le champ académique. Evidemment, c’est facile à dire, et notamment beaucoup plus facile quand on a un poste, quand on échappe à la précarité si répandue dans l’enseignement supérieur et la recherche, quand on ne s’affronte plus à la fragilité qu’elle ne cesse d’engendrer.

 

Tu évoques beaucoup les médias dans ton livre : comment se positionner à leur sujet et par rapport à eux ?

Il y a une lucidité à avoir sur les raisons pour lesquelles on peut être sollicité.e à un moment ou un autre par les médias. Deux types de demandes se dessinent en réalité : sur le présent et sur le passé. Les deux sont parfois imbriquées évidemment. Sur Arte (« 28 minutes ») ou France Culture (« Du grain à moudre ») pour citer les émissions dans lesquelles j’interviens parfois, il s’agit de commenter l’actualité de la semaine, donc c’est forcément et profondément politique. Bien sûr, le fait d’être historienne ne confère pas une légitimité particulière à le faire. La question majeure est de savoir s’il faut « y aller » avec cet enjeu sous-jacent : participe-t-on d’une manière ou d’une autre à un « spectacle », à un dispositif d’emblée piégé et dès lors à une forme de complicité qui abîmerait ce qu’on dit ? Est-ce qu’au fond tout « se vaut » et s’aplanit ? Même si cette objection est essentielle, ce n’est pas forcément le plus crucial. Bien des personnes trouvent important d’entendre d’autres voix dans les médias qui touchent beaucoup de gens. Ça crée une anxiété parce que les formats sont en général courts et qu’on est très exposé.e – à la vindicte en particulier… C’est une épreuve et pas une mise en scène de soi. Mais c’est avant tout un moyen de ne pas rester dans un certain entre-soi. De toute façon, ce n’est qu’une petite partie des interventions possibles : il y a tant d’endroits où débattre, associations de quartiers, médias alternatifs, lieux de luttes divers…

 

L’organisation du livre est particulière : tu as inséré des passages plus personnels en italiques. Pourquoi ce choix ?

Je voulais tenter de répondre au défi de la sincérité lancé par le projet d’auto-socio-analyse proposé entre autres par Bourdieu. Il ne s’agissait évidemment pas de « raconter ma vie » : hors de question de s’infliger un récit linéaire, depuis l’enfance, qui n’aurait pas grand intérêt. La forme choisie ici, des fragments, des rencontres, des souvenirs, me paraissait correspondre à ce que suggère Benjamin : de petites collisions entre passé et présent font surgir du sens. C’est comme, au cinéma, un effet de montage : que produit le rapprochement des images ? Ici, que produit le rapprochement des moments ? Ces scènes vécues, ces bouts de vie, ces œuvres aussi qui ont compté peuvent expliquer des choix historiographiques et politiques, en tout cas ils les éclairent pour partie. Et c’est une manière, certes très personnelle, de contribuer à la réflexivité qu’on peut mettre en œuvre, avec pudeur mais aussi intégrité : répondre à la fameuse question « d’où l’on parle », évoquer sa propre « opération historique », se situer. Il y est également question d’expériences – comme Nuit debout ou d’autres mouvements – et de controverses – autour de « l’affaire Gauchet » notamment, qui ouvrent sur des questionnements très collectifs. Cela n’a donc rien d’une « histoire personnelle », même si l’intime s’y glisse aussi.

 

Que pourrait être selon toi le rôle de l’historienne, de l’historien, notamment en termes d’engagement politique ?

En la matière, il ne peut rien y avoir de normatif. Je respecte absolument celles et ceux qui font de l’histoire par enthousiasme, passion, intérêt pour le passé, sans avoir à se justifier de quelconques engagements et sans y voir des enjeux brûlants. Tout cela peut bien coexister, avec le point commun de faire ce métier honnêtement. La seule chose qui soit problématique, c’est de se prétendre neutre quand on ne l’est pas : c’est un leurre ou un masque. Parfois, on peut éprouver un sentiment d’urgence, face à la violence sociale notamment, qui pousse à mettre en cohérence des choix de sujets, des voies de recherche et des espoirs émancipateurs. Pour ma part, j’aimerais continuer à travailler sur l’histoire de ces espoirs.

 

Propos recueillis par Fanny Gallot.