Nous publions ici un extrait de Contre Euralille. Une critique de l’utopie métropolitaine d’Antonio Delfini et Rafaël Snoriguzzi (Lille, Les Étaques, 2019, 200 p., 9€), l’une des premières parutions d’une nouvelle maison d’édition lilloise (pour connaître l’origine de son nom, c’est ici). Les « bonnes feuilles » qui suivent annoncent la double ambition du livre : critiquer un lieu (non-lieu) particulier et, à travers lui (et au-delà), l’idéologie métropolitaine en général.
Sous le grand préau en forme de paquebot qui ouvre le centre commercial Euralille, enseignes et marchandises s’exhibent derrière des vitrines clinquantes qui scandent les fonctions du lieu : fast-food, shopping, fitness. La foule des grands jours entre et sort à flux tendu, sous étroite surveillance militaire et policière. Face aux parois de verre du troisième étage, les âmes tristes du sport en salle épongent stress et calories en gigotant sur des tapis roulants. Une fois happés par l’immense bâtisse, les sens doivent s’adapter à l’éclairage agressif, à la température surchauffée, aux odeurs chimiques distillées par des ventilateurs. Aux vigiles de la galerie qui imposent d’enlever capuches et casquettes, succèdent les hôtesses d’accueil qui distribuent les coupons de réductions du jour et les offres de fidélisation. Sur les trois niveaux, des cortèges de fourmis frénétiques tourbillonnent en tous sens. Quinze millions de personnes y circulent chaque année.
En échappant au centre commercial par l’autre extrémité, on tombe sur la place François Mitterrand et le parc Matisse. Changement d’ambiance. Au bout de l’énorme dalle recouverte d’une pelouse mal entretenue et peu fréquentée, une aire de jeu glauque, souvent parsemée de seringues et de capotes usagées. L’ensemble a cet air de no man’s land si caractéristique des quartiers de gare – lieu de vagabondage, espace de la marge, des zonards et des paumés. Sur les longs cubes de béton qui séparent le bitume de la pelouse, des jeunes écoutent de la musique en fumant des pétards. Ils sont scrutés du coin de l’œil par des pelotons de cadres en costard qui heurtent l’espace sonore à coups de valises à roulettes.
Ces voyageurs pressés sortent de la gare TGV Lille-Europe, celle qui relie la ville à Londres, Bruxelles et Paris. Une gare de verre et de béton qui laisse passer de brusques rafales de vent jusque sur les quais. Pour pallier les courants d’air glacés, des radiateurs d’extérieur ont été installés à l’intérieur. Les dures journées d’hiver, les voyageurs en attente y jouent des coudes, comme des éphémères autour d’une ampoule.
Dans le prolongement de la gare, la station de métro Lille-Europe est l’une des plus laides de l’agglomération. La vaste fresque qui est venue recouvrir les murs de béton noir atténue à peine l’obscurité des lieux. Au sol, la moitié de la surface est occupée par un bassin de vingt centimètres d’eau stagnante, où flottent des cannettes dans une mousse douteuse. Une flaque sale qui ne retrouve l’allure de l’eau qu’à grands renforts de traitements au chlore qui refoulent dans toute la station.
Une fois remonté à la surface, le passant débouche sous les vingt-cinq étages des tours de Lille et Lilleurope. Face à elles, au bord du périphérique, l’hôtel Crowne Plaza attend, en vain, les rayons du soleil censés mettre en valeur sa façade réfléchissante. Le chaos automobile suit le boulevard de Turin, jusqu’à se répercuter sur la succession de résidences étudiantes annexées à la galerie marchande. À leurs pieds, dans les odeurs de pisse, le local de l’association culturelle Lille 3000 est coincé entre un Burger King et un commissariat délabré. Plus bas, les cinq tours sinistres qui bornent l’avenue Willy Brandt conduisent, un peu après le casino Barrière, vers Lille Grand Palais. Face à ce centre des congrès aux couleurs vieillies, personne ou presque ne comprend le dessin qu’a pensé pour lui son architecte (il est supposé incarner un immeuble couché).
Il faut près d’une heure pour arpenter cet assemblage anxiogène d’espaces vides, de plateformes de transports et de hauts blocs de ciment froid. Soit beaucoup plus de temps que pour s’en faire une idée claire : nous sommes devant l’un des pires quartiers de gare de France.
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Quiconque déambule dans la capitale des Flandres est amené à percevoir Euralille, à le traverser, à le fréquenter, à l’utiliser. Pourtant, l’espace n’est pas vraiment approprié. Les dizaines de milliers de personnes qui y passent chaque jour le fuient après l’avoir consommé. Le quartier demeure étranger à ses propres usagers. Depuis trente ans qu’il déplace le centre de gravité de Lille, il reste hors-sol. C’est d’ailleurs ce qu’ont pris soin de signifier ses créateurs, en l’affublant d’un code postal différent de celui de sa propre ville. « 59777 EURALILLE ». Ce quartier se donne comme le nouveau centre de l’agglomération lilloise, alors qu’il lui est extérieur de part en part.
Euralille interdit certaines pratiques de la ville – la déambulation lente et gratuite, l’habitat autonome, la respiration écologique – et il en impose d’autres : les déplacements frénétiques, la consommation abrutie, les activités nuisibles (la publicité, l’assurance, le droit des affaires, etc.). Si Euralille, malgré sa monumentalité massive, paraît à ce point hors-sol, c’est au fond qu’il rapproche deux mots que tout oppose : « quartier d’affaires ».
En ce sens, Euralille est une utopie – c’est-à-dire, selon l’étymologie du mot, la négation du lieu. Non seulement parce qu’il est l’antithèse de l’espace qui lui préexistait : la zone des remparts avec ses herbes folles, ses terrains vagues arpentés par les gamins du coin. Mais surtout parce qu’il désigne une suite de transplantations autoritaires dans le tissu populaire de Lille. Un rêve vaniteux en forme de tours de bureaux, catapulté dans la réalité par des décisions technocratiques. La greffe d’un morceau brut de métropole, au cœur d’une ville moyenne et ouvrière. Le projet de faire table rase de Lille, d’effacer son identité et son passé pour lui imposer les standards dominants de l’époque.
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Euralille ne désigne pas simplement le troisième quartier d’affaires français. Il donne aussi son nom à la plus gigantesque opération urbaine que la ville ait jamais connue. Un projet qui se construit par tranches depuis plusieurs dizaines d’années, et dont les différentes phases, mises bout à bout, couvrent aujourd’hui plus de 150 hectares à l’est de Lille. Car le quartier qui est sorti de terre au milieu des années 1990, avec sa gare TGV, son centre commercial et ses immeubles de bureaux, a continué à s’étendre inexorablement vers le sud avec les programmes « Euralille 2 » lancé en 2000, « Porte de Valenciennes » en 2006 et « Euralille 3000 » en 2015 – tous portés par la même société d’aménagement, la Société publique locale (SPL) Euralille.
Si le quartier excède de loin ses propres frontières, c’est aussi qu’il étend progressivement sa rationalité à la ville entière. Au point de devenir la matrice de toutes les politiques lilloises. C’est l’élan du quartier d’affaires qui a donné naissance aux autres « pôles de compétitivité » de l’agglomération – EuraTechnologies à Lomme ou Eurasanté à Loos. Et c’est encore cette même dynamique qui insuffle les politiques de la ville conduites dans les quartiers populaires. Celles qui ravalent progressivement la ceinture de cités HLM qui entoure la ville depuis les années 1950. Celles qui organisent la gentrification des anciens faubourgs en y plaquant ses mots d’ordre – « séduire les investisseurs », « rénover », « monter en gamme ».
Depuis qu’Euralille est arrivé, tout est devenu plus lisse à Lille, tout est cadré, monochrome, discipliné, ennuyeux. L’hyper-centre, autour de la Grand’place, est devenu un centre commercial à ciel ouvert. Lille2004, la caution culturelle des transformations urbaines, a tué la vie associative si dynamique dans les années 1990, en la parquant dans quelques cages municipales verrouillées par les patrons locaux. Les populations des quartiers en voie de « rénovation » sont renvoyées de l’autre côté du périphérique, quand ce n’est pas hors de la ville. Euralille est devenu le mot d’ordre de la nouvelle économie qui organise l’architecture, la vie sociale et la culture.
Dans sa version en cours – « Euralille 3000 » –, le projet se donne pour ambition de terminer le quartier dans vingt ans. En imaginant que les délais soient respectés, cela ferait donc un demi-siècle que les décideurs s’efforcent de propulser la ville vers une dimension qu’ils sont les seuls à désirer. Pierre Mauroy, le grand instigateur de ce qu’il appelait sa « turbine tertiaire », avait prévenu : « Euralille ne finira jamais ».
Ce livre vise autre chose que la seule critique esthétique d’un lieu moche. Il prend position à l’intérieur d’un vieux dilemme. La ville, en tant qu’objet politique, abrite toujours un conflit entre deux mouvements contraires. Ou bien elle épouse les usages de celles et ceux qui l’habitent. Ou bien elle sert les volontés de celles et ceux qui escomptent en tirer profit. Les usages populaires ou la fonction utilitaire, les habitants ou les élites, la démocratie ou l’économie : qu’on la juge grossière ou pas, et quels qu’en soient les termes, cette alternative têtue ne cesse de façonner les villes.
À Euralille, elle revêt une forme brutale. Une gare calibrée pour les cadres supérieurs, la tour d’une banque internationale d’affaires, un World Trade Center, un palais des congrès accueillant l’événementiel d’entreprise et un hôtel de luxe : depuis le milieu des années 1980, les décideurs nordistes ont choisi pour quoi, c’est-à-dire pour qui ils construisaient la ville.
C’est que, par-delà les plans d’urbanisme, Euralille consiste surtout à projeter cette idéologie de la métropole qui sévit aujourd’hui dans la plupart des grandes zones urbaines françaises. L’idéologie métropolitaine, c’est le projet de livrer l’urbain à quelques décideurs sans attaches, de noyer son histoire dans les standards mondiaux, d’en optimiser la valeur sur les marchés internationaux – en somme, de réifier la ville.
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Que la ville constitue le théâtre d’opérations privilégié du capitalisme, voilà qui n’est pas nouveau. Au milieu du XIXème siècle, l’industrie a fait d’elle ce que l’historien Lewis Mumford appela « le séjour des hommes sans joie ». Aujourd’hui, elle n’est plus uniquement le réceptacle des activités économiques : avec la montée en puissance du secteur financier et l’extrême volatilité du capital, elle est devenue l’un des socles de la nouvelle économie. From Coketown to downtowns – de la cité carbonifère aux quartiers d’affaires : la ville naguère sinistrée par l’industrie, celle qu’auscultait Charles Dickens, est désormais soumise aux commandements de la métropole. Elle est devenue un secteur d’investissement économique en soi. Le foncier est aujourd’hui une matière à valoriser, un titre parmi d’autres dans un portefeuille d’actions : on place de l’argent sur le bâti ou sur des terrains, et sur la longue durée. Dans certains quartiers tels que le Vieux-Lille, les promoteurs du BTP travaillent à présent avec des fonds d’investissement américains.
C’est aujourd’hui la ville entière qui est gérée comme une grande entreprise. On cherche à capter les « publics rares » comme les chasseurs de tête traquent la matière grise. On organise la « montée en gamme » des activités économiques. Le tourisme et la culture sont soumis à l’objectif de valoriser une « marque » (le mot est aujourd’hui un poncif du vocabulaire officiel), dont on assure la promotion dans les salons internationaux.
Le géographe David Harvey a montré comment les métropoles cherchent à élever leur capital symbolique collectif, c’est-à-dire à faire fructifier leurs particularités locales pour exister dans la compétition internationale. Depuis la symbolique qu’il véhicule jusqu’aux infrastructures qui le font exister, le quartier d’Euralille a été conçu comme une piste d’atterrissage pour le capital international. Le rêve avoué de ses promoteurs était de substituer aux usines de l’industrie textile le dynamisme des activités tertiaires, impulsé par de grands centres décisionnels connectés à leurs homologues européens.
En ce sens, Lille peut être considérée comme un laboratoire. Car c’est sans doute dans une ville qui a priori n’avait pas vocation à se prendre pour un phare de l’économie européenne, que l’on peut observer ce qui fait la substance même de la métropole. C’est peut-être là où la réalité a été pliée avec autant de force à l’idéologie que l’on voit le mieux ce que cette dernière contient d’absurde et de violent pour l’existant.
Face à ce constat, on entend déjà les contradicteurs : « Lille s’est métamorphosée ». Exact et, au vu des milliards d’argent public engloutis, c’est bien le moins. Ce que l’on reprochera aux promoteurs d’Euralille, ce n’est pas tant de vouloir faire évoluer la ville en soi que de l’avoir fait en suivant les consignes du patronat local et de quelques starchitectes arrogants, avec pour public cible les cadres parisiens et les investisseurs internationaux. Ce que l’on dénoncera, c’est une entreprise de réduction de la politique à une petite affaire de notables dépourvus d’idées, embourbés dans des mythes grotesques.
Car ce livre est d’abord le fruit d’une nécessité : celle de reprendre de l’air. De sortir des discours auto-satisfaits martelés en dépit du bon sens et jusqu’à la nausée par des décideurs politiques de gauche et de droite, des générations entières de journalistes paresseux et une clique d’universitaires qui se plaît à susurrer à l’oreille du prince. Le débat public lillois est devenu une médiocre Pravda néo-libérale, charriant chaque jour la même ritournelle : ce qui est inauguré est audacieux, ce qui est programmé est prometteur, ce qui est décidé est nécessaire.
Il suffit de consulter n’importe quel discours politique, édition du journal local, site d’architectes mondains ou autobiographie d’un notable du cru pour retrouver ce discours imperturbable, cette novlangue d’automates monocordes, cette petite dizaine de mots creux – « renaissance », « attractivité », « rayonnement », « carrefour », « dynamisme », etc. Sans jamais que soient levés les implicites de la rengaine. Après tout, pourquoi c’est bien, un centre commercial ? Pourquoi c’est important, d’être connecté à Londres ? À quoi ça nous sert à nous, un investisseur américain ? Qui en veut vraiment, d’un centre des congrès pour business men ? C’est fou, mais ces questions de bon sens ont complètement disparu du radar des dirigeants de la métropole, égarés très loin dans leur monologue sans auditeurs.
À l’intérieur de l’imagerie déployée par les promoteurs d’Euralille, le quartier devait être un « signe » urbain. Mais le « signe » de quoi, précisément ? « Euralille – la ville, la vraie ». Voilà ce qu’inspire le quartier à Martine Aubry, maire de Lille depuis vingt ans. Un slogan pompé tout droit chez les publicitaires d’Auchan. Un acte de mauvaise foi qui défie tous les ressentis élémentaires qu’inspire chaque jour cette zone à des milliers de personnes. Une formule orwellienne, qui énonce que le moche est beau, que le gris est vert, que l’accélération c’est la maîtrise, ou que l’empire de la marchandise est l’avenir de la démocratie.
Cet ouvrage n’est écrit ni par des architectes scandalisés, ni par des experts en politiques publiques, ni par des conseillers d’opposition – juste par des Lillois effarés devant la tournure des événements. Des Lillois qui ont grandi dans cette ville en même temps que ce quartier, qui l’ont vu se développer toujours plus, et qui constatent que la vitalité de la ville est en train de disparaître sous les coups de bulldozers.
Il parait plus d’un quart de siècle après l’inauguration de la première tranche du projet. Un délai raisonnable pour s’arrêter quelques instants, et prendre la mesure du chemin parcouru. D’autant que depuis la pose de la première pierre, on demande aux Lillois d’attendre avant de juger. Pour pallier le désert urbain qui grandissait au pied des tours, on disait : « Encore un peu de patience, nous sommes en train de rééquilibrer le projet. » C’est ce que signifiait le slogan d’Euralille 2 – « La ville continue » – qui s’étalait sur toutes les palissades de chantier, de la rue du Faubourg de Roubaix au boulevard Hoover. Le moment est venu de trancher : cette « ville »-là ne mérite pas de « continuer ».
Ce constat traverse aujourd’hui les contestations croissantes des projets urbains métropolitains. Du Pile à l’Alma, à Roubaix, en passant par Fives, Lille-Sud, Lomme, et aujourd’hui Saint-Sauveur : celles et ceux qui ne veulent plus croire les élus sur parole sont de plus en plus nombreux. On espère qu’ils trouveront dans les pages qui suivent un outil de plus au service des luttes présentes et à venir.
Constitué à partir d’archives publiques, d’articles de presse, de rapports officiels et de témoignages, il raconte la genèse politique du projet – ou, plus précisément, comment ce projet a contribué à éliminer le sens même des vieilles oppositions idéologiques. Il montre les soubassements mégalomaniaques de son architecture. Il détaille les relations sociales qu’Euralille encadre, dégrade et discipline. Il dissèque ses prétentions économiques, aussi pompeuses qu’elles ont été démenties. Chapitre après chapitre, il décompose les dimensions d’une utopie, c’est-à-dire d’un non-lieu aux prétentions hégémoniques.
Évoquant un jour l’impact du projet sur la ville, son économie, son urbanisme et sa vie culturelle, Pierre Mauroy eut cette expression : « Euralille, dans mon esprit, ce sera une série de coups de poing. » C’est l’analyse des séquelles de ces uppercuts – et des moyens de rendre les coups – que livre cet ouvrage.