Comprendre la classe. Vers une approche analytique intégrée

Dans ce texte extrait du dernier numéro de Contretemps (n° 21), initialement paru dans la New Left Review en 2009, le sociologue marxiste Erik Olin Wright examine les enjeux d’une synthèse entre trois approches théoriques de la notion de classe sociale, focalisées respectivement sur les attributs individuels, l’accaparement des opportunités, et les rapports de domination et d’exploitation.

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Quand j’ai commencé à écrire à propos de la classe au milieu des années 1970, les sciences sociales marxiste et positiviste m’apparaissaient comme des paradigmes distincts dans leurs fondements, incommensurables et en guerre. Je considérais que le marxisme se caractérisait à la fois par des prémices épistémologiques et des approches méthodologiques différents, qui s’opposaient fondamentalement à celles propres à la science sociale orthodoxe (mainstream). J’ai depuis eu l’occasion, et ce à de multiples reprises, de repenser la logique sous-jacente à mon approche de l’analyse de classe.1 Bien que je continue à travailler dans le cadre de la tradition marxiste, je ne conçois plus le marxisme comme un paradigme englobant qui serait par essence incompatible avec la sociologie « bourgeoise ».2

Alors que j’ai défendu dans le passé l’idée d’une supériorité générale de l’analyse marxiste de la classe sur ses principaux rivaux sociologiques – en particulier les approches wébériennes et celles adoptées dans le cadre de la recherche orthodoxe sur la stratification sociale –, il me semble aujourd’hui que les différentes manières d’analyser la classe sont toutes capables de contribuer à une compréhension plus approfondie, dans la mesure où elles mettent au jour des processus causaux différents qui sont à l’œuvre dans la structuration des aspects micro et macro de l’inégalité dans les sociétés capitalistes. Parce qu’elle parvient à donner à voir des mécanismes réels qui affectent un grand nombre de problèmes importants, la tradition marxiste est un précieux corps de concepts ; pour autant, cela ne signifie pas qu’elle détiendrait un monopole sur la capacité à mettre en évidence de tels mécanismes. En pratique, la recherche sociologique telle que la pratique les marxistes devrait combiner les mécanismes spécifiquement identifiés par le marxisme avec l’ensemble des autres processus causaux qui paraissent pertinents pour accomplir telle ou telle tâche explicative.3 Ce qu’on pourrait appeler un « réalisme pragmatique » s’est substitué au « combat des paradigmes ».

Par souci de simplicité, je me concentrerai dans ce qui suit sur trois séries de processus causaux pertinents pour l’analyse de classe, chacun étant associé à un axe différent de la théorie sociologique. La première caractérise les classes à partir des propriétés et des conditions matérielles d’existence des individus. La seconde met l’accent sur les modalités selon lesquelles les positions sociales permettent à certaines personnes d’exercer un contrôle sur les ressources économiques tout en excluant les autres – définissant les classes en référence aux processus d’accaparement des opportunités (opportunity hoarding). La troisième approche conçoit les classes comme étant structurées par des mécanismes de domination et d’exploitation, en vertu desquels les positions économiques octroient à certaines personnes un pouvoir sur les vies et les activités des autres. La première désigne l’approche mise en œuvre dans le cadre des recherches sur la stratification sociale, la seconde consiste dans la perspective wébérienne, et la troisième est associée à la tradition marxiste.

 

Propriétés et conditions

Aussi bien parmi les sociologues qu’au sein du grand public, la classe est principalement conçue en termes de propriétés individuelles et de conditions d’existence. On considère que des propriétés comme le sexe, l’âge, la race, la religion, l’intelligence, l’instruction, la position géographique, etc., ont des effets sur un grand nombre de choses que nous voudrions expliquer, de la santé aux comportements électoraux en passant par les pratiques éducatives. Certaines de ces propriétés sont acquises à la naissance, d’autres plus tard dans l’existence ; certains sont stables, d’autres dépendent de la situation sociale spécifique de la personne, et peuvent ainsi se modifier à travers le temps. Dans l’approche stratificationniste, les individus peuvent aussi être catégorisés selon les conditions matérielles dans lesquelles ils vivent : appartements misérables, agréables maisons de banlieue ou belles demeures dans des communautés fermées, pauvreté terrible, revenus suffisants ou richesse excessive, etc. Dans cette perspective, la « classe » identifie des propriétés importantes économiquement, qui façonnent les possibilités et les choix des individus dans une économie de marché, et ainsi leurs conditions de vie. Il ne s’agit pas ici d’assimiler simplement la classe aux propriétés individuelles des personnes ni à leurs conditions matérielles d’existence ; c’est au contraire une manière de pointer les interconnections entre ces deux dimensions.

Dans le cadre de cette approche, l’attribut individuel central – du moins dans les sociétés économiquement développées – est l’instruction, mais certains sociologues incluent également des propriétés plus insaisissables, telles que les ressources culturelles, les relations sociales et même les motivations individuelles.4 Lorsque ces différentes propriétés et conditions de vie sont rassemblées, ces regroupements sont nommés « classes ». Ici, la « classe moyenne » désigne des individus qui ont suffisamment d’instruction et d’argent pour participer pleinement du mode de vie défini confusément comme « standard » (qui peut notamment inclure des modèles particuliers de consommations). La « classe supérieure » renvoie quant à elle à des individus dont le patrimoine, les hauts revenus et les relations sociales leur permettent de vivre leurs vies dans l’entre-soi, alors que la « classe inférieure » se réfère à ceux et celles auxquel-le-s font défaut les ressources scolaires et culturelles permettant de vivre en sécurité au-dessus de la ligne de pauvreté. Enfin, le sous-prolétariat regroupe ceux qui vivent dans une situation d’extrême pauvreté, situés en marge des courants sociaux majoritaires en raison de leur déficit d’instruction élémentaire et de compétences nécessaires à l’occupation d’un emploi stable.

Dans cette approche de la classe focalisée sur les propriétés individuelles, la préoccupation centrale des sociologues a consisté à comprendre comment les individus acquièrent les caractéristiques qui les situent dans l’une de ces classes. Etant entendu que, pour la plupart des gens vivant dans les mêmes sociétés que les sociologues, les gratifications et le statut économiques sont principalement acquis à travers l’occupation d’emplois rémunérés, les recherches menées dans le cadre de cette tradition ont essentiellement mis l’accent sur le processus au travers duquel les individus obtiennent les ressources culturelles, motivationnelles et scolaires qui affectent leurs positions sur le marché du travail. Dans la mesure où les conditions de vie durant l’enfance sont, à l’évidence, déterminantes dans ces processus, cette approche accorde un grand intérêt à ce qu’on appelle parfois le « milieu social d’origine », autrement dit les cadres familiaux dans lesquels les propriétés principales sont acquises. Sous une forme schématique, la logique causale propre à ces types de processus de classe est illustrée dans la figure 1 :

Les compétences, l’instruction et les motivations sont à l’évidence de puissants déterminants des possibilités économiques propres à un individu. Néanmoins, manque à cette approche de la classe une prise en compte sérieuse des inégalités entre les positions qu’occupent les individus, ou de la nature relationnelle de ces positions. L’instruction détermine le type d’emplois qu’obtiennent les individus, mais pourquoi certains emplois sont-ils « meilleurs » que d’autres ? Pourquoi certains emplois confèrent-ils un pouvoir important quand d’autres n’en donnent aucun ? Et existe-t-il une relation entre le pouvoir et la richesse dont bénéficient certains et la privation que d’autres subissent ? Plutôt que de centrer exclusivement l’attention sur le processus au travers duquel les individus sont classés dans des positions déterminées, les deux autres approches de l’analyse de classe commencent par examiner la nature des positions elles-mêmes.

 

L’accaparement des opportunités

La deuxième approche, dans laquelle les classes sont définies par l’accès et l’exclusion de certaines opportunités économiques, met l’accent sur « l’accaparement des opportunités » – un concept étroitement associé à l’œuvre de Max Weber.5 Afin d’obtenir les postes qui confèrent de hauts revenus et des avantages spécifiques, il est important pour leurs titulaires de mettre en œuvre des moyens divers afin d’exclure autrui de l’accès à ces postes. On parle parfois à ce propos d’un processus de clôture sociale, dans lequel l’accès à une position devient restreint. Une manière de procéder consiste à établir des exigences très difficiles à remplir. Les diplômes ont souvent cette caractéristique : de hauts niveaux de scolarisation engendrent de hauts revenus, en partie parce que se mettent en place des restrictions significatives quant à l’offre d’individus hautement diplômés. Des processus d’admission aux frais de scolarité, en passant par l’aversion que manifestent les individus à faibles revenus au risque associé à des emprunts importants, tout tend à bloquer l’accès à l’instruction supérieure, au profit de ceux qui occupent les postes pour lesquels sont exigés de telles qualifications. Si un effort massif était fait pour améliorer le niveau d’instruction des moins diplômés, cela aurait pour conséquence de dévaluer l’instruction de ceux qui sont scolairement mieux dotés, dans la mesure où la valeur de leur instruction dépend à un degré important de sa rareté. Ce mécanisme d’accaparement des opportunités est illustré schématiquement dans la figure 2 :

On pourrait adresser des objections à cette description du rôle des diplômes. Les économistes soutiennent par exemple que l’instruction crée du « capital humain » qui rend les individus plus productifs, et que – précisément pour cette raison – les employeurs sont disposés à leur offrir de hauts salaires. Mais quand bien même certains hauts salaires associés à des qualifications élevées reflètent des différences de productivité, ce n’est là qu’une partie du problème. Il est au moins aussi important de mettre au jour les mécanismes variés à travers lesquels les individus se voient exclus de ces niveaux d’instruction, restreignant ainsi l’offre de diplômés pour ces emplois. Une simple expérience de pensée montre comment cela fonctionne : imaginons que les Etats-Unis aient des frontières ouvertes et laissent n’importe qui ayant, dans le monde, des qualifications en médecine, en ingénierie ou en informatique, venir aux Etats-Unis et pratiquer sa profession. L’augmentation massive de l’offre de diplômés ébranlerait la capacité des diplômés nationaux à obtenir de hauts revenus, sans que leurs connaissances réelles et leurs compétences aient pourtant diminuées. L’accès à la citoyenneté apparaît ainsi comme une forme spécifique et puissante de « permis » de vendre sa force de travail sur un marché du travail particulier.

La certification et l’habilitation sont ainsi des mécanismes particulièrement importants d’accaparement des opportunités, mais bien d’autres dispositifs institutionnels ont été utilisés à diverses époques et en divers lieux, afin de protéger les privilèges et les avantages de groupes spécifiques : des restrictions raciales ont exclu les minorités de nombreux emplois aux Etats-Unis, particulièrement (mais pas seulement) dans le Sud jusqu’aux années 1960 ; des barrières matrimoniales et de genre ont également restreint l’accès à certains emplois pour les femmes durant une grande partie du 20ème siècle dans la plupart des sociétés capitalistes développées ; la religion, des critères culturelles, les manières, l’accent, etc., ont également constitué des mécanismes d’exclusion. Mais les droits associés à la propriété privée des moyens de production apparaissent peut-être comme le mécanisme d’exclusion le plus important. En effet, ces droits sont la forme centrale de clôture qui détermine l’accès à l’ « emploi » de patron. Si les travailleurs cherchaient à prendre le contrôle de l’usine et à la gérer eux-mêmes, ils remettraient en cause leur propre exclusion du contrôle des moyens de production ; la capacité des propriétaires à accaparer les profits, dans le même temps, suppose la défense de cette exclusion. La division de classe cruciale entre capitalistes et travailleurs salariés – commune aux traditions sociologiques wébérienne et marxiste – peut ainsi être comprise, d’un point de vue wébérien, comme une forme spécifique d’accaparement des opportunités, imposée par l’intermédiaire de règles légales sur les droits de propriété.

Selon l’approche fondée sur l’idée d’accaparement des opportunités, les mécanismes d’exclusion qui façonnent les structures de classe n’opèrent pas seulement au sein de la strate la plus privilégiée. Les syndicats de travailleurs peuvent aussi produire des mécanismes d’exclusion, en protégeant les individus en place de la concurrence des personnes extérieures (outsiders). Cela ne signifie pas que les syndicats contribuent à augmenter l’inégalité, dans la mesure où ils peuvent aussi agir politiquement pour réduire les inégalités et parvenir effectivement à diminuer celles qui sont associées à d’autres mécanismes d’exclusion, en particulier les inégalités liées à la propriété privée des moyens de production. Néanmoins, dans la mesure où les syndicats produisent des obstacles à l’accès à certains emplois, ils créent une forme de clôture sociale qui améliore les conditions matérielles d’existence des inclus (insiders).

Les sociologues qui adoptent cette approche de la classe par l’accaparement des opportunités identifient généralement trois catégories larges dans la société états-unienne : les capitalistes, définis par les droits associés à la propriété privée des moyens de production ; la classe moyenne, caractérisée par des mécanismes d’exclusion fondés sur une instruction et des compétences acquises ; et la classe ouvrière (working class), définie par sa double exclusion des diplômes de l’enseignement supérieur et du capital. Le segment de la classe ouvrière qui se trouve protégé par les syndicats est conçu soit comme une strate privilégiée au sein de la classe ouvrière, soit parfois comme une composante de la classe moyenne.

La différence cruciale entre les mécanismes d’accaparement des opportunités et les mécanismes associés aux propriétés individuelles tiennent au fait que, pour la première approche, les avantages économiques obtenus par le biais d’une position de classe privilégiée sont liés causalement aux désavantages subis par ceux qui sont exclus de ces positions. Dans l’approche fondée sur les propriétés individuelles, au contraire, ces avantages et désavantages sont simplement les produits de conditions individuelles : les riches sont riches parce qu’ils ont des propriétés favorables, et les pauvres sont pauvres parce qu’ils en sont privés ; il n’y a aucune relation causale entre ces faits. Eliminer la pauvreté en améliorant les propriétés pertinentes des pauvres – instruction, niveau culturel, capital humain – ne heurterait nullement les plus riches. Dans l’approche wébérienne, les riches sont riches en partie parce que les pauvres sont pauvres, et les moyens mis en œuvre par les riches pour maintenir leur richesse contribuent à produire les désavantages propres aux pauvres. Dans ce cas, les mesures visant à éliminer la pauvreté en s’attaquant aux mécanismes d’exclusion sont susceptibles de saper les avantages des riches.

 

Exploitation et domination

L’approche de l’analyse de classe qui se concentre sur les mécanismes d’exploitation et de domination est étroitement associée à la tradition marxiste, bien que des sociologues davantage influencés par Weber incluent également ces mécanismes dans leurs conceptions de la classe.6 Néanmoins, la plupart des sociologues les ignorent, certains niant explicitement leur pertinence. La « domination » et, particulièrement, l’ « exploitation » seraient des termes litigieux car ils induiraient un jugement moral, plutôt qu’une description neutre. De nombreux sociologues essaient ainsi d’éviter ces termes en raison de leur contenu normatif. Je considère au contraire qu’ils sont importants et identifient précisément certaines questions centrales pour la compréhension de la classe. La « domination » renvoie à la capacité de contrôle des activités effectuées par d’autres ; l’ « exploitation » concerne l’acquisition de bénéfices économiques à partir du travail de ceux qui sont dominés. Toute exploitation implique en conséquence une forme de domination, mais à l’inverse toute domination ne suppose pas l’exploitation.

Dans les rapports d’exploitation et de domination, ce qui est en jeu n’est pas simplement le fait qu’un groupe bénéficie d’un accès restreint à certains types de ressources ou à certaines positions ; encore doit-on ajouter que le groupe exploiteur/dominant est en capacité de contrôler, à son profit, le travail d’un autre groupe. Considérons le contraste suivant, fondé sur des cas classiques : dans un premier cas, des grands propriétaires terriens s’emparent du contrôle de pâturages communs, en empêchant les paysans d’obtenir un accès à ces terres, et tirent des bénéfices du fait d’avoir un contrôle exclusif sur cette terre pour leur propre usage. Dans un second cas, les mêmes propriétaires terriens, s’étant emparés du contrôle de ces pâturages et ayant exclu les paysans, ramènent ensuite une partie de ces paysans sur cette terre en tant que salariés agricoles. Dans ce second cas, les propriétaires terriens n’obtiennent pas seulement le contrôle de l’accès à la terre (accaparement des opportunités), ils dominent les travailleurs agricoles et exploitent leur travail. Il s’agit là d’une forme de relation d’interdépendance plus forte que dans le cas d’une simple exclusion, dans la mesure où il y a une relation qui s’opère de façon continue, non pas seulement entre les conditions, mais entre les activités des avantagés et des désavantagés. L’exploitation et la domination sont ainsi des formes d’inégalité structurée qui exige la coopération active et continuée entre exploiteurs et exploités, dominants et dominés.

Ainsi pourrait-on résumer le contraste entre le rôle des relations sociales dans chacune des trois approches de l’analyse de classe de la manière suivante. Dans l’approche stratificationniste, ni les conditions économiques dans lesquelles vivent les individus ni leurs activités professionnelles ne sont comprises comme reflétant directement des rapports sociaux ; il s’agit de la perspective la moins relationnelle des trois. L’approche wébérienne conçoit les conditions économiques des individus comme des produits de rapports d’exclusion, mais ne spécifie pas la classe en tant que rapports incarnés au sein même des pratiques. La tradition marxiste est relationnelle dans un double sens, en mettant en évidence les effets structurants de l’exploitation et de la domination aussi bien sur les conditions économiques que sur les pratiques.

L’approche marxiste de la classe est représentée dans la figure 3. Comme la tradition wébérienne, le pouvoir et les règles de droit qui entérinent la clôture sociale sont importantes dans la mesure où ils définissent la structure de base des positions sociales – en particulier la propriété privée des moyens de production. Mais dans ce cas l’effet central de l’accaparement des opportunités tient dans la domination et l’exploitation, non dans un simple avantage sur le marché.

Dans cette perspective, la division de classe centrale au sein de la société capitaliste sépare ceux qui possèdent et contrôlent les moyens de production – les capitalistes – et ceux qui sont embauchés pour en faire usage – les travailleurs salariés. Autrement dit, dans ce cadre d’analyse, les capitalistes exploitent et dominent les travailleurs. D’autres positions au sein de la structure de classe tirent leurs caractéristiques spécifiques de leur relation à cette division fondamentale. Les cadres, par exemple, exercent une part importante des pouvoirs de domination, mais sont également subordonnés aux capitalistes. Les PDG et cadres dirigeants des entreprises privées acquièrent souvent une part significative des actions de leurs entreprises et se rapprochent en conséquence des capitalistes. Certaines professions hautement qualifiées et certaines professions techniques ont un tel contrôle sur les compétences et la connaissance – une ressource centrale dans les économies contemporaines – qu’ils peuvent maintenir une autonomie considérable, contre les rapports de domination au sein du travail, et réduire significativement, voire même neutraliser, le degré auquel ils sont exploités.

Dans les approches wébérienne et marxiste, le pouvoir joue un rôle important. Aussi bien dans l’une que dans l’autre, les inégalités de revenus et de patrimoine associées à la structure de classe sont soutenues par l’exercice du pouvoir, et non simplement par les actions des individus. Les inégalités engendrées par l’accaparement des opportunités exigent que le pouvoir soit utilisé de manière à assurer le maintien des exclusions ; les inégalités liées à l’exploitation nécessitent quant à elles la surveillance, l’encadrement du travail et des sanctions pour faire respecter la discipline. Dans les deux cas, des luttes sociales cherchant à remettre en cause ces formes de pouvoir sont susceptibles de menacer les privilèges de ceux qui occupent des positions sociales favorisées.

 

Intégrer trois mécanismes

Alors que les sociologues ont généralement eu tendance à fonder leurs recherches sur l’une de ces trois approches de la classe, il n’y a aucune raison de les considérer comme mutuellement exclusives. An contraire, il est possible de combiner leurs apports en considérant chacune d’entre elles comme une manière de mettre en évidence un processus crucial structurant un aspect spécifique de la structure de classe :

– La tradition marxiste saisit l’exploitation et la domination dans le cadre de la division de classe fondamentale propre à la société capitaliste, entre capitalistes et travailleurs salariés.

– L’approche wébérienne met au jour l’accaparement des opportunités en tant que mécanisme central différenciant les emplois de « classe moyenne » d’une classe laborieuse plus large, en suscitant des barrières restreignant l’accès aux positions professionnelles les plus désirables. Le problème fondamental ici n’est pas de savoir qui est exclu, mais simplement le fait qu’il y ait des mécanismes d’exclusion qui assurent le maintien des privilèges associés aux positions intermédiaires.

– L’approche stratificationniste insiste sur le processus à travers lequel les individus sont triés et distribués entre différentes positions de la structure de classe ou complètement marginalisés. Là où l’analyse de l’accaparement des opportunités attire l’attention sur les mécanismes d’exclusion associés aux emplois de « classe moyenne », l’approche stratificationniste permet de mettre au jour les propriétés individuelles qui expliquent pourquoi certaines personnes ont accès à ces emplois, et quels sont les exclus des emplois salariés stables.

Ces trois processus sont à l’œuvre dans toutes les sociétés capitalistes. Les différences entre les structures de classe propres à chaque pays sont le produit du mode variable d’interaction entre ces trois mécanismes. La tâche théorique que l’on peut s’assigner consiste à penser les différentes modalités selon lesquelles ils s’articulent et se combinent ; la tâche empirique revient quant à elle à étudier chaque mécanisme et ses interconnections.

Un modèle possible, emboîtant les dimensions micro et macro, est illustré schématiquement dans la figure 4. Dans ce modèle, les rapports de pouvoir et les règles légales qui donnent à certaines personnes un contrôle effectif sur des ressources économiques – moyens de production, finance, capital humain – engendrent des structures de clôture sociale et d’accaparement des opportunités associées aux positions sociales. L’accaparement des opportunités produit alors trois niveaux d’effets causaux : tout d’abord, ce mécanisme façonne, au niveau micro, le processus à travers lequel des individus acquièrent des propriétés socialement légitimes ; il établit ensuite la structure des places dans les rapports marchands – professions et emplois – et les conflits d’allocation qui lui sont associés ; il conditionne enfin la structure des rapports au sein de la production, en particulier les rapports de domination et d’exploitation, et les conflits qui en dérivent. Le premier de ces niveaux explicatifs distribue le flot d’individus vers des positions de classe dans le cadre du marché et de la production. Aussi bien les propriétés sociales des individus que leurs positions sociales affectent leurs niveaux de bien-être économique individuel.

Un dernier élément est nécessaire dans ce modèle synthétique large. La figure 4 traite les rapports de pouvoir et les règles institutionnelles comme s’il s’agissait de structures exogènes, alors qu’ils sont en fait façonnés par des processus et des conflits de classe. C’est un point important dans la mesure où les structures inégalitaires sont des systèmes dynamiques, et parce que le destin des individus ne dépend pas seulement des processus de niveau micro qui marquent leur existence ou des structures sociales au sein desquelles leurs vies sont vécues, mais de la trajectoire du système dans son ensemble. Traiter comme des paramètres fixes les rapports de pouvoir sous-jacents qui soutiennent une structure donnée de positions sociales, est profondément trompeur et contribue à une conception incorrecte faisant dériver simplement le destin des individus de leurs propriétés et des circonstances individuelles. Nous avons donc besoin d’un modèle macro, dynamique et récursif, dans lequel les luttes sociales contribuent aux changements de la trajectoire des rapports eux-mêmes, comme cela est schématisé sous une forme très simplifiée dans la figure 5 (ci-dessous). Une analyse de classe pleinement élaborée combine ainsi ce type de modèle macro du conflit et de la transformation avec un modèle macro-micro, multi-niveaux, intégrant les processus de classe et les vies individuelles. Dans un tel modèle, les concepts clés des approches stratificationniste, wébérienne et marxiste sont combinés.

 

La classe aux États-Unis

Les systèmes socio-économiques diffèrent quant aux limites qu’ils opposent aux droits et aux pouvoirs associés à la propriété privée des moyens de production, et donc quant à la nature de la division de classe entre capitalistes et travailleurs. Les États-Unis font partie depuis longtemps des pays présentant les plus faibles régulations publiques de la propriété capitaliste. Cela se reflète dans une série de caractéristiques cruciales : salaire minimum très bas, autorisant des taux supérieurs d’exploitation que ce qui serait possible autrement ; de faibles taux d’imposition sur les hauts revenus, qui permettent aux segments les plus riches de la classe capitaliste de vivre d’une manière extraordinairement extravagante ; la faiblesse des syndicats et des autres formes d’organisation de travailleurs, qui pourraient agir comme un contrepoids à la domination dans la production. En conséquence, les Etats-Unis se distinguent probablement, parmi les pays capitalistes développés, par la division de classe la plus polarisée, du point de vue de l’exploitation comme de la domination.

Si l’on se penche à présent sur la classe moyenne et sa formation à travers les mécanismes d’accaparement des opportunités – notamment ceux liés à l’éducation –, les Etats-Unis se sont caractérisés par l’une des classes moyennes les plus larges parmi les pays capitalistes avancés. Premier pays à avoir massifié l’enseignement supérieur, l’accès à ce type de qualifications est longtemps resté très ouvert et assez peu cher, permettant à des personnes ayant de faibles ressources d’aller à l’université. Les Etats-Unis possèdent également un système d’enseignement supérieur différencié – avec les community colleges, les junior colleges, les liberal arts colleges, les universités, institutions publiques et privées – qui a permis à de nombreuses personnes de faire des études plus tard dans leurs vies, d’obtenir des diplômes et des emplois de classe moyenne. A ce système massifié et diversifié, ayant soutenu la création d’un grand nombre de ce type d’emplois, s’est ajouté, dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, un mouvement ouvrier relativement fort qui a été capable de limiter la concurrence pour ces emplois qui, au cœur de l’économie états-unienne, n’exigeait pas de qualifications supérieures. Cela a permis aux travailleurs syndiqués occupant ces emplois d’obtenir des revenus et une sécurité de l’emploi similaires aux membres de la classe moyenne passée par l’université.

Pourtant, à rebours d’une rhétorique répandue, les Etats-Unis n’ont jamais constitué, de manière écrasante, une « société de classe moyenne ». La plupart des emplois dans le système productif états-unien ne procuraient pas d’avantages sur la base de qualifications élitaires, et le mouvement ouvrier n’est jamais parvenu à organiser plus de 35% des salariés non-cadres. En outre, on a observé lors des dernières décennies une érosion de certains des processus d’exclusion propres aux classes moyennes : le mouvement ouvrier a décliné brutalement depuis les années 1970, beaucoup d’emplois de classes moyennes sont devenus moins sûrs et moins protégés par les diplômes qui leur sont généralement associés, et la crise économique dans laquelle nous nous trouvons a intensifié le sentiment de précarité parmi ceux qui continuent de penser qu’ils occupent des emplois de classes moyennes. Ainsi, alors que l’instruction supérieure, et de manière croissante, les diplômes universitaires avancés, jouent encore un rôle central dans l’accès à la plupart des meilleurs emplois dans l’économie états-unienne, il est bien difficile d’imaginer quelles sont les perspectives pour une classe moyenne large et stable.7

Enfin, la structure de classe états-unienne a été marquée par les processus particulièrement brutaux à travers lesquels sont forgés les attributs influant sur le destin des individus. Le système éducatif états-unien est organisé de telle manière que la qualité de l’instruction offerte à des enfants appartenant à des familles pauvres est en général très inférieure à celle destinée aux enfants des classes moyennes et des familles riches. Ce déficit quant à l’instruction publique allouée aux pauvres se trouve encore accentué par les privations causées par l’absence d’un filet de sécurité adéquat et de services de soutien à destination des familles pauvres. La désindustrialisation rapide de l’économie états-unienne et l’absence de formations professionnelles intégrales pour ceux qui ont été privés de travail par les fermetures d’usines, impliquent qu’un nombre important de personnes se retrouvent sans le type de compétences nécessaires dans le contexte actuel du marché de l’emploi. La structure de classe états-unienne est donc marquée par les plus forts taux de pauvreté et de marginalité économique parmi tous les pays comparables.

Penser ensemble tous ces processus permet de livrer un tableau général de la structure de classe états-unienne au début du 21ème siècle :

-Au sommet, une classe capitaliste et des cadres dirigeants d’entreprise extrêmement riches, se caractérisant par des standards de consommation extraordinairement élevés, avec des contraintes relativement faibles quant à l’exercice de leur pouvoir économique.

– Une classe moyenne historiquement large et relativement stable, enracinée dans un système d’enseignement supérieur massifié, flexible et lié à des emplois exigeant des qualifications variées, mais dont la sécurité et la prospérité future sont à présent incertaines.

– Une classe ouvrière qui se caractérisait autrefois par un segment syndiqué assez large, bénéficiant de niveaux de consommation et de sécurité similaires à la classe moyenne, mais qui se trouve aujourd’hui largement privée de ces protections.

– Un segment pauvre et précaire de la classe ouvrière, caractérisé par des salaires faibles et des emplois peu sûrs, soumis à une concurrence illimitée sur le marché du travail, et qui ne bénéficie que d’une protection minimale de la part de l’Etat.

– Une partie marginalisée et appauvrie de la population, privée des compétences et de l’instruction exigées par les emplois qui leur permettraient de vivre au-dessus du seuil de pauvreté, et vivant dans des conditions qui rendent extrêmement difficile l’acquisition de ces compétences.

– Un modèle d’interaction entre la race et la classe dans lequel les travailleurs pauvres et la population marginalisée appartiennent de manière disproportionnée aux minorités raciales.

 

Vers une synthèse

Adopter le cadre d’analyse intégrée de la classe tel qu’il est proposé ici impose différents types de défis aux chercheurs travaillant dans la filiation marxiste et à ceux qui optent pour des approches stratificationnistes ou wébériennes. Pour de nombreux marxistes, le principal défi consiste à reconnaître que ce qui est le plus puissant au sein de la science sociale marxiste consiste dans sa manière de théoriser une matrice spécifique de mécanismes causaux, plutôt que dans sa prétention à constituer un paradigme englobant. Dans le passé, la pertinence de ces mécanismes a été défendue à travers une rhétorique insistant sur l’incommensurabilité du marxisme avec les autres théories, et défendant l’idée que l’épistémologie et la méthodologie marxistes se différenciaient radicalement de ses rivales. De tels arguments ne sont pas convaincants. Le marxisme est une tradition puissante au sein des sciences sociales parce qu’il fournit des explications d’une grande portée pour une vaste gamme de phénomènes importants, non parce qu’il dispose d’une méthode particulière qui le distinguerait de tous les autres courants théoriques. Il est évidemment toujours possible que de futurs efforts pour élaborer le marxisme en tant que paradigme distinctif et englobant parviennent à leurs fins. Mais pour le moment, il paraît plus utile d’envisager le marxisme comme un programme de recherche défini par l’attention à un ensemble spécifique de problèmes, de mécanismes et de théories explicatives provisoires.

Le défi posé par une analyse de classe intégrée est sans doute encore plus grand pour les sociologues travaillant dans le cadre de la tradition stratificationniste. Les analystes marxistes de la classe, après tout, ont toujours inclus en pratique des discussions sur les propriétés individuelles et les conditions matérielles d’existence des individus situés au sein d’une structure économique, et l’accaparement des opportunités fait partie intégrante du concept de rapports sociaux de production. A l’inverse, les théoriciens stratificationnistes ont totalement ignoré le problème de l’exploitation, en parlant au mieux de « désavantage », et la domination elle-même est absente de leur approche. Reconnaître l’exploitation et la domination comme des axes centraux de l’analyse de classe consiste à admettre l’importance d’une structure des positions sociales distincte des individus qui occupent ces positions, et cela aussi est largement étranger à la recherche stratificationniste.

En un certain sens, ce sont les wébériens qui ont la tâche la plus facile. D’un côté, la plupart des sociologues wébériens n’ont pas cherché à élaborer un paradigme englobant, et se sont satisfait d’une tradition théorique qui fournissait une riche gamme de concepts connectés entre eux de manière lâche et posant un ensemble spécifique de problèmes empiriques et historiques. Cela a constitué l’un des principaux attraits de la sociologie wébérienne, puisque celle-ci permet l’incorporation de presque tous les concepts issus d’autres courants de la théorie sociale. D’un autre côté, les wébériens ont toujours souligné l’importance du pouvoir au sein des structures sociales, et n’ont aucune difficulté à distinguer les personnes des positions structurées qu’ils occupent. Alors que l’exploitation ne figure pas de manière centrale dans le cadre wébérien d’analyse de la classe, la logique des catégories wébériennes n’oppose aucun obstacle fondamental à son inclusion.

A lire ce qui précède, on pourrait penser que nous tous devrions tout simplement nous déclarer wébériens. Cette accusation a été formulée contre mon travail et celui d’autres marxistes il y a près de trente ans par le sociologue britannique Frank Parkin qui écrivait : « en chaque néo-marxiste sommeille un wébérien qui lutte pour s’échapper ».8 Je ne pense pas que cela découle du type de réalisme pragmatiste pour lequel je plaide ici. Le marxisme demeure une tradition distincte au sein des sciences sociales en raison de l’ensemble spécifique de problèmes qu’il pose, de ses fondations normatives et du réservoir singulier de concepts et de mécanismes développés en son sein.

 

Traduit par Ugo Palheta.

 

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références

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1 Un exposé précoce de mes conceptions concernant le marxisme et la science sociale orthodoxe peut être trouvé dans l’introduction de Class, Crisis and the State (London, 1978). Les travaux principaux, publiés postérieurement, dans lesquels j’ai discuté ces questions sont les suivants : Classes (London and New York, 1985) ; The Debate on Classes (London and New York, 1989) ; Class Counts : Comparative Studies in Class Analysis (Cambridge, 1997) ; et Approaches to Class Analysis (Cambridge, 2005). Une version précédente de cet article a été exposée lors d’une conférence intitulée « Comprehending Class » (Université de Johannesburg, juin 2009).
2 Je préfère utiliser l’expression « tradition marxiste » plutôt que « marxisme » précisément parce que cette dernière suggère quelque chose comme un paradigme englobant.
3 Ce point de vue à l’égard de la tradition marxiste n’implique pas de dissoudre le marxisme dans une informe « sociologie » ou science sociale. Le marxisme demeure distinct dans la mesure où son programme est organisé autour d’un ensemble de questions fondamentales ou de problèmes qui les autres traditions théoriques ignorent ou minorent, mais aussi parce qu’il identifie un ensemble distinct de processus causaux, interconnectés et pertinent au regard de ces questions.
4 Pierre Bourdieu a été le principal sociologue contemporain à inclure systématiquement un ensemble d’éléments culturels dans une liste étendue de propriétés individuelles d’un point de vue de classe.
5 Parmi les sociologues états-uniens, l’expression « accaparement des opportunités » a été utilisée de la manière la plus explicite par Charles Tilly, particulièrement dans son livre Durable inequality (Berkeley, 1999). Le travail de Bourdieu sur les champs et les formes de capital pose également la question des processus d’accaparement des opportunités.
6 Bien sûr, Weber développe une discussion générale élaborée de la domination, du pouvoir et de l’autorité, mais pour l’essentiel dans le contexte de ses analyses des organisations et de l’Etat, non dans sa spécification du concept de classe.
7 Pour une discussion sur les modèles de polarisation des emplois dans les décennies récentes, voir E. O. Wright et R. Dwyer, « The Pattern of Job Expansion in the USA: A Comparison of the 1960s and 1990s », Socio-Economic Review, vol. 1, n°3, 2003, pp. 289-325.
8 F. Parkin, Marxism and Class Theory: A Bourgeois Critique, New York, 1979, p. 25.