A propos de « La grande bifurcation ». Entretien avec Gérard Duménil et Dominique Lévy

Gérard Duménil et Dominique Levy sont deux figures incontournables de l’économie marxiste contemporaine. Dans leur dernier ouvrage, La grande bifurcation. En finir avec le néolibéralisme (La Découverte, 2014), ils reprennent les principaux résultats de leurs recherches pour dégager ce qu’ils considèrent être les enjeux centraux de notre époque.  A l’occasion de cette parution, ils nous ont accordé un entretien.

Propos recueillis par Cédric Durand et Razmig Keucheyan.

La catégorie des cadres occupe une place centrale dans votre ouvrage. Pouvez-vous rappeler rapidement votre analyse et sa relation à celle de Marx. Plus spécifiquement, comment définissez-vous les contours de cette catégorie et quelles sont les ressources qui constituent cette classe en groupe social doté d’une capacité d’action propre ? Vous évoquez également une transition vers un post-capitalisme « cadriste ». Quels seraient selon vous les rapports sociaux constitutifs de ce mode de production en voie de constitution ?

Concernant sa relation à la théorie de Marx, notre problématique combine fondamentalisme et révisionnisme. Nous appréhendons à la Marx les rapports de classe, et voyons dans la lutte des classes le moteur de l’histoire en combinaison à la grande dynamique historique des forces productives et des rapports de production. Mais à la structure de classe duale, il faut désormais substituer une structure ternaire. Nous définissons les cadres en tant que classe en référence à leur position spécifiques vis-à-vis des moyens de production – y compris la force de travail des autres employés – qu’ils contrôlent sans en être les propriétaires. La similitude de leur activité professionnelle et de leur mode de vie nous conduit à associer les cadres du secteur public à ceux du privé. Cette démarche théorique est supportée par des observations empiriques, notamment concernant les revenus, nous amenant à donner des cadres une définition plus étroite que la définition statutaire en France (5% au lieu d’un tiers du salariat).

Si notre conviction est des mieux établies concernant cette structure ternaire, nous faisons l’« hypothèse » plus audacieuse que le capitalisme pourrait laisser la place à un nouveau mode de production post-capitalisme, dit « cadrisme », dont la classe supérieure serait celle des cadres. Cette hypothèse cadriste nous pousse à voir dans le capitalisme ternaire actuel une transition entre deux modes de production, ce que nous appelons un « capito-cadrisme » ou, pour parler franglais, un « capitalisme managérial ».  La structure de classe ternaire peut alors être interprétée comme l’expression de la superposition de deux antagonismes de classe, chacun propre à un mode de production : « capitalistes-prolétaires » (capitalisme) et « cadres-classes populaires » (cadrisme).  Nous distinguons donc le cadrisme, un mode de production potentiel, et le capitalisme managérial (capito-cadrisme), la phase du capitalisme dans laquelle les rapports cadristes sont déjà importants.

Le mode de production cadriste post-capitaliste, comme toute société de classe, ne serait pas sans contradiction. On notera que l’expérience soviétique était de cette nature. Elle a échoué du fait de ses contradictions internes, et s’est soldée par un retour au capitalisme, faute de la poursuite des luttes des classes populaires dans le contexte d’une répression radicale.  La société de l’après Seconde Guerre mondiale, dans la continuité de l’aile réformiste du mouvement ouvrier, amorçait une transition similaire, qui a également échoué du fait de ses contradictions.

Nous pensons que la structure de classe tripolaire permet de donner une lecture des transformations du capitalisme depuis la fin du XIXe siècle, notamment du compromis de l’après-guerre et du néolibéralisme. Son pouvoir explicatif vis-à-vis des dynamiques économiques et politiques est pour nous une des justifications principales de ce cadre analytique.

Au total et pour l’essentiel : prolonger Marx au lieu de l’abandonner, afin de comprendre l’histoire de nos sociétés et leurs configurations contemporaines, avec la grande prétention de contribuer, à notre mesure, au réamorçage des trajectoires de progrès.

 

Quelle est l’originalité de votre approche par rapport aux autres travaux qui insistent sur la division entre managers et propriétaires, dans et hors du marxisme ?

Il existe une très vaste littérature concernant la révolution managériale et la caractérisation sociale des cadres qui en a résulté : leurs fonctions, leur position de classe, leurs options politiques… Etant donné le format limité du livre et l’ampleur du champ couvert, nous avons fait le choix de présenter nos analyses en tant que telles, sans nous livrer à une telle confrontation.

Pendant la révolution française, les tout premiers théoriciens, notamment Gracchus Babeuf, de la communauté des biens et des travaux, alors que le terme « communisme » ne s’était pas encore imposé, s’étaient déjà posé le problème du rôle des dirigeants dans l’établissement d’une société nouvelle. Tous les socialismes utopiques (Owen, Fourrier), ou petit bourgeois (Proudhon), devront se confronter à cette question, sans parler de ceux, comme Saint-Simon, pour qui le socialisme doit être entre les mains d’une caste dirigeante de savants et de chefs d’entreprises. La question jouera un rôle central  au sein de la Première Internationale dans la controverse entre les courants marxistes « autoritaires » et anarchistes. Dans le contexte de la Révolution d’Octobre, la question du « substitutisme » (comme prise du pouvoir par les cadres politiques) sera très vite posée. On peut citer les tout premiers théoriciens faisant des cadres une classe, tels Robert Michels ou Alexander Bogdanov, dans une démarche qui allait contribuer à dénoncer la nature de classe de la société soviétique. Vingt ans plus tard, James Burnham généralisa cette thèse, en soutenant dans son ouvrage de 1941, The managerial revolution, que le capitalisme allait céder la place à une société managériale et que l’Union soviétique en constituait la première réalisation.  Un an après, Joseph Schumpeter affirmait qu’un socialisme (très cadriste) allait succéder au capitalisme.

Loin du marxisme ou du socialisme, il faut citer Kenneth Galbraith et sa technostructure, et Alfred Chandler, dont les travaux se situent dans la continuité de l’ample littérature états-unienne consacrée aux conséquences de la révolution managériale. Plus près de nous, les sociologues se trouvent nécessairement confrontés au phénomène. Pierre Bourdieu, par exemple, ajoutant le capital culturel au capital économique, ouvrait la voie à une caractérisation sociale des cadres, mais l’étude des pratiques de gestion n’était pas un de ses thèmes favoris. Dans son analyse du néolibéralisme, il voyait dans l’action des cadres financiers un pouvoir qu’il opposait à celui des classes capitalistes (la vraie relation est, dirions-nous, que les classes capitalistes réussirent à imposer une gestion des entreprises selon leurs critères, le pouvoir sur les moyens de production étant exercé par les cadres financiers).  Un sociologue tel que Luc Boltanski, s’intéresse au processus de formation de la catégorie sociale des cadres, et non à leur position sociale en tant que telle.

Une attention particulière doit être prêtée à la socio-économie d’inspiration marxiste des dernières décennies. Commençant par le moins « révisionniste », il faut citer Eric Olin Wright, qui reste dans une problématique marxiste traditionnelle à deux classes, les capitalistes et les salariés ; la fraction supérieure des salariés, les managers (que distinguent le pouvoir et la compétence) sont mieux rémunérés par les capitalistes. Nicos Poulantzas, voyait dans les cadres une nouvelle petite bourgeoisie, car leurs salaires sont prélevés sur le profit (donc la plus-value).

Dès le début des années 1970, Gérard Duménil avait soutenu une thèse similaire, affirmant que cette interprétation était la plus satisfaisante dès lors qu’on prétendait respecter les catégories marxiennes, mais pointait, en conclusion, vers la nécessité de sortir de ce cadre analytique (reconnaître, avec une égale rigueur, son pouvoir explicatif et ses limites). Nos travaux au cours des dernières décennies prolongent cette démarche1.

En s’en tenant à l’essentiel, l’interprétation la plus proche de la nôtre est, incontestablement, celle d’Alain Bihr dans son livre de 1989, Entre bourgeoisie et prolétariat. L’encadrement capitaliste. Bihr comprend très bien l’exigence du dépassement de la problématique du Capital pour rendre compte de l’« encadrement capitaliste » : « nous verrons qu’il est précisément impossible de rendre compte de l’encadrement capitaliste en tant que classe sur la base des seuls rapports capitalistes de production » (p. 5). Il faut, enfin, rappeler les travaux de Jacques Bidet, visant à la détection et à la correction de l’« erreur » de Marx, dont la convergence avec les nôtres est affirmée dans le livre Altermarxisme, écrit en collaboration avec Duménil. Dans ce livre, Bidet se réfère aux « cadres et compétents », avec cette différence qu’il en fait un « pôle » de la classe supérieure, et non une troisième classe « entre bourgeoisie et prolétariat ».

Lorsque vous évoquez une grande bifurcation, vous explicitez le contenu d’une alliance à gauche. A quelles conditions cette alliance des cadres avec les classes populaires que vous appelez de vos vœux pourrait-elle se réaliser ?

Dans le livre, nous ne discutons pas des conditions politiques du rétablissement d’un retour à un compromis social similaire à celui de l’après-guerre, caractérisé par une alliance à gauche entre les classes populaires et les classes de cadres. Notre affirmation principale est simple et peu imaginative : le levier serait la lutte des classes populaires. Nous nuançons pourtant quelque peu ce jugement en affirmant que certaines fractions des cadres sont susceptibles de basculer en faveur d’un tel retour, car tous n’ont pas profité du néolibéralisme, et parce que la prise de conscience de l’« aliénation » des fonctions des cadres – finalisées prioritairement dans le néolibéralisme vers la maximisation des revenus du capital – peut finalement détacher des options néolibérales des fractions significatives de ces classes.  Qu’il s’agisse des classes populaires ou des cadres, l’accentuation des contradictions du néolibéralisme ajoutera à ces potentialités de renouveau des luttes. On peut, pour le moins, affirmer que le néolibéralisme ne sortira pas indemne des trajectoires où il est engagé, comme on l’observe déjà. Le livre lutte contre un des facteurs faisant obstacle à cette remontée des luttes : la force de la propagande du « il n’y a pas d’alternative » thatchérien. Il a pour ambition de montrer, à l’inverse, qu’il y a des alternatives, et pas si extravagantes.

 

Vous semblez considérer que le néolibéralisme n’est que la réaffirmation d’un libéralisme ancien. N’y a t-il pas une spécificité politique à cette idéologie qui consiste en la construction volontariste d’une logique concurrentielle à tous les niveaux de la sphère sociale ?

Cette question montre que nous n’avons pas réussi à nous faire comprendre sur deux points, d’ailleurs étroitement liés.  Nous ne définissons jamais le néolibéralisme comme une idéologie, mais comme une étape du capitalisme, ce que nous appelons un « ordre social », caractérisée par une alliance de classe spécifique et un ensemble de pratiques de classe.

Dans la séquence des ordres sociaux depuis le début du XXe siècle, nous distinguons : (1) la première hégémonie de la Finance, jusqu’à la crise de 1929 ; (2) le compromis « social-démocrate » de l’après-guerre jusqu’à la crise de la fin des années 1970 ; et (3) le néolibéralisme comme seconde hégémonie de la Finance.  Par « Finance », nous entendons les fractions supérieures des classes capitalistes et leurs institutions financières.  Ce que le premier ordre social et le troisième ont en commun est cette hégémonie des classes capitalistes et une alliance avec les cadres. Cela mis à part, les différences entre ces configurations sont considérables, et, dans notre problématique, sont liées à la progression de la socialisation de la production et aux aspects cadristes de plus en plus avancés des sociétés actuelles : nous n’affirmons jamais que « le néolibéralisme n’est que la réaffirmation d’un libéralisme ancien ».

En second lieu, Il y a bien une idéologie néolibérale qui correspond aux finalités de cet ordre social, faisant écho à sa nature de classe. De cette idéologie – la référence aux marchés, à leur autodiscipline, leur capacité à garantir des situations optimales, etc. – à la réalité sociale, la distance est considérable.  Un seul exemple parmi tant d’autres : l’existence de politiques macroéconomiques très actives dans le néolibéralisme (et en voie de renforcement aux Etats-Unis).

A l’alliance à gauche, vous opposez le néomanagérialisme. Que mettez-vous derrière ce terme ?

Le néomanagérialisme est un ordre social potentiel au sein du capitalisme  managérial actuel. Le néolibéralisme désigne l’alliance entre les capitalistes et les cadres, sous l’hégémonie des premiers ; le néomanagérialisme désigne la même alliance dans la même société capitaliste managériale, mais sous l’hégémonie des cadres.  Des signes suffisants d’un tel basculement de l’hégémonie dans l’alliance entre capitalistes et cadres sont observables en Europe et aux Etats-Unis. Mais de telles transitions sont évidemment lentes.

Le néomanagérialisme est une voie possible du passage du capitalisme vers un certain type de cadrisme dans lequel le pouvoir des classes dominantes reste fort. Cette trajectoire néomanagériale serait la plus favorable pour les classes capitalistes, leur permettant leur reconversion au sein de la nouvelle classe dominante. L’alliance, à gauche, entre classes de cadres et classes populaires est une autre voie vers un autre cadrisme, qui pourrait ouvrir un chemin vers une émancipation populaire. Il s’agit, justement, là de ce que nous appelons la « bifurcation ».

 

Quelles sont les forces et les faiblesses des différentes explications marxistes de la crise ? Quels sont les mécanismes qui vous semblent les plus convaincants ?

Il existe une longue tradition d’interprétation des dynamiques historiques en termes d’« ondes longues », dans une tradition plus ou moins « braudélienne » ou à la Kondratiev. On peut citer Immanuel Wallerstein, Giovanni Arrighi, Ernest Mandel, et d’autres. Selon ces interprétations, le capitalisme s’engage sur des trajectoires de « surproduction » (une notion souvent mal explicitée, comme Arrighi le reconnaît dans son dernier livre). La rentabilité du capital est entamée, et la recherche du profit pousse les investisseurs vers le secteur financier.  Wallerstein, par exemple, voit dans la crise actuelle la confirmation de son cadre analytique et pronostique toujours que la tendance à la baisse du taux de profit pousse irrémédiablement le capitalisme à sa fin.

Les analyses empiriques que nous avons réalisées (sur une période s’étendant de la fin du XIXe siècle à nos jours aux Etats-Unis) nous ont conduits à distinguer deux types de crises structurelles (de « grandes crises ») : des crises de rentabilité et des crises d’hégémonie financière. Ces dernières correspondent à la caractérisation que Marx et Engels  donnèrent des classes capitalistes, dans le Manifeste, comme apprentis sorciers, perdant le contrôle des bouleversements qu’elles ont déclenchés. Dans des ouvrages antérieurs, nous avons longuement étudié la précédente crise structurelle, celle des années 1970. Notre diagnostic fut celui d’une crise de rentabilité, c’est-à-dire faisant suite à une baisse effective du taux de profit des entreprises.  Nous avons montré empiriquement dans notre ouvrage The Crisis of Neoliberalism, que ce diagnostic ne pouvait pas être prolongé à la dernière en date des crises structurelles. Dans des définitions utilisant des mesures très larges des profits, le taux de profit diminué dans les années 1970 n’est pas remonté ; pourtant, les baisses d’impôts ont permis le rétablissement de la rentabilité des entreprises.

Un autre courant, d’inspiration marxo-keynésienne – important dans la gauche radicale, notamment à Attac – se focalise sur la déformation de la répartition de la valeur ajoutée au bénéfice des profits (voir les travaux de Michel Husson).  Outre le fait que cette tendance n’est pas observée aux Etats-Unis, le pays d’où est venue la crise, nous sommes en désaccord concernant le diagnostic : cette baisse aurait provoqué une insuffisance de la demande qu’on n’observe pas. Cette mise en cause de la hausse de la part des profits est associée à la montée des emprunts.

Ces deux « orthodoxies » de la gauche radicale – pourtant contradictoires (« pas assez de profit » contre « pas assez de salaires et donc trop de profits ») rendent le dialogue difficile.

Nous considérons toutes ces interprétations comme non convaincantes. La nôtre a fait l’objet de The Crisis of Neoliberalism, et est résumée au chapitre 5 de La grande bifurcation. S’y combinent les tendances insoutenables propres aux trajectoires néolibérales et les déséquilibres croissants de l’économie des Etats-Unis, liés à la globalisation néolibérale.  

 

Votre position sur la question européenne nous semble manquer du tranchant qu’appelle la gravité de la conjoncture. Ne négligez vous pas les effets cumulatifs du dispositif politique européen dans la dégradation de la situation sociale et politique des classes populaires ? Vous affirmez également que « l’espace économique est nécessairement européen » tout en soulignant que du point de vue de la propriété du capital « les divers pays d’Europe continentale sont relativement peu liés entre eux ». N’y a t-il pas là une contradiction ?   L’affrontement avec les institutions de l’Union européenne et la mise en échec de ce projet des classes dominantes n’est t-il pas un détour nécessaire pour la réalisation de tout projet émancipateur ?

Commençons par la première partie de votre question. Il y a évidemment des « effets cumulatifs du dispositif politique européen » à l’origine de « la dégradation de la situation sociale et politique des classes populaires ».  D’importants développements du livre sont consacrés à leur analyse. La différence entre votre point de vue et le nôtre est que nous n’en situons pas l’origine dans les mêmes mécanismes. Ce n’est pas l’Europe qui est en cause, mais l’Europe néolibérale. C’est au néolibéralisme qu’il faut s’en prendre (un combat que nous menons depuis le milieu des années 1990). Certains pensent que l’Europe est nécessairement, par nature, néolibérale – et cela depuis les origines de la construction européenne – qu’il n’y a donc de salut qu’en dehors de l’Union européenne et de la zone euro. Ce n’est pas notre avis. Le repli national serait une des pires options.

Venons-en à la seconde partie de la question, la « contradiction » que vous avez relevée. La première observation est que, du point de vue de la propriété, l’Europe est moins intégrée dans la grande nébuleuse du néolibéralisme anglo-saxon qu’on aurait pu le craindre. C’est une chance. On observe également, que la propriété est moins intégrée entre les différents pays qu’on pouvait le penser. Si l’on croit en la construction européenne, il faut le regretter. Le point fort est que les réseaux de la gestion (entre conseils d’administration) existent et se renforcent à l’échelle continentale, et n’ont pas été détruits en Europe comme dans le monde plus directement soumis à la Finance anglo-saxonne. C’est un facteur jouant en faveur d’une dynamique européenne alternative.

Enfin, l’affrontement avec « les institutions de l’Union européenne et la mise en échec de ce projet des classes dominantes ». N’est-il pas nécessaire ? C’est, en effet, une des thèses centrales du livre.

 

Un des faits les plus marquants des dernières décennies est l’intégration de la Chine au capitalisme globalisée, la chute du bloc soviétique et l’abandon des stratégies développementalistes dans les pays en développement. Comment interprétez-vous les reconfigurations de classes internes qui correspondent à ces tournants ? A quel type de nouvel ordre international donne lieu selon vous l’émergence de ces nouvelles puissances capitalistes ? Autrement dit comment vous situez vous dans le spectre des positions sur l’impérialisme contemporain qui irait de Panitch à Arrighi ?

Commençons par votre première question, qui est vaste parce qu’elle renvoie à des configurations diverses et variées. Très schématiquement : Russie, Chine, pays « émergents » (Brésil et Mexique, comme exemples).

La classe supérieure de cadres qui dominait l’Union soviétique avant le renversement du mur (dans un cadrisme autoritaire et bureaucratique, et non un « capitalisme » d’Etat) a « choisi » – un choix collectif politique – une transition brutale vers le capitalisme parce qu’elle y voyait la possibilité d’améliorer formidablement sa position sociale (par tous les moyens y compris les plus illégaux).  Les voies réformistes à la Gorbatchev ont été ainsi rapidement abandonnées malgré les risques encourus concernant l’Union. La Chine est engagée dans une transition vers le capitalisme, sous la conduite de ces mêmes classes de cadres au pouvoir et les nouveaux capitalistes (les premiers se muant largement dans les seconds, et les seconds prenant rang parmi les premiers dans les hiérarchies du parti et gouvernementales), avec des visées similaires. Pourtant l’observation de l’expérience de l’Union soviétique (la stagnation de son industrie et sa décomposition territoriale notamment) et des crises du néolibéralisme – en Asie ou Amérique latine – soutenue par un très fort nationalisme (la volonté de retrouver un statut historique bafoué par l’impérialisme occidental), ont conduit les classes dirigeantes chinoises à s’unir sous la bannière du Parti communiste pour mener à bien cette entreprise. Toutes les potentialités d’une forte intervention étatique – et d’un contrôle social et d’interventions économiques musclées – sont mises en œuvre pour assurer cette accumulation du capital, une forme spéciale de néomanagérialisme (l’alliance cadres-capitalistes sous l’hégémonie des premiers).

Enfin, on voit que les pays de la périphérie ont abandonné les politiques de substitution d’importation. Pour l’heure, certains ont réussi une intégration dans la mondialisation néolibérale (ce qui ne signifie pas nécessairement un abandon aux règles néolibérales à l’intérieur). Le Brésil fournit un bon exemple d’une telle intégration, réorientant son commerce extérieur vers des circuits moins centrés vers le Etats-Unis, et dans des structures sociales simultanément consacrant la prééminence du secteur financier et établissant certaines formes de protection sociale. La thèse est maintenant soutenue par nombre d’économistes de ce pays, d’un retour vers les politiques développementalistes. Le Mexique est le meilleur contre-exemple, ancré aux Etats-Unis et au Canada par un accord de libre-échange aux conséquences catastrophiques. Là, les options néolibérales sont, depuis longtemps, sans équivoque et on en voit les conséquences dramatiques. On notera que les deux pays ont de beaux milliardaires, parmi les plus grands.

Concernant Leo Panitch et Giovanni Arrighi, nous voyons dans votre question une allusion aux articles publiés récemment par Leo Panitch et Sam Gindin, et la manière dont ces auteurs se positionnent par rapport aux analyses d’Arrighi (en particulier The Geometry of Imperialism publié en 1978). Celui-ci soutenait que la notion d’impérialisme, après avoir pris tous les sens, n’en avait plus aucun. La thèse de Panitch et Gindin est celle du grand impérialisme états-unien, qui domine le monde, les autres pays capitalistes du centre et la périphérie.

Ce sont des thèmes dont nous avons largement traité au début des années 2000, lorsque nous travaillions sur l’Amérique latine (avec des publications dans diverses langues). Nous n’avons pas à nous positionner entre Panitch-Gindin et Arrighi. Même si les formes ont changé, la notion d’impérialisme conserve tout son sens, aux plans économique, politique et militaire.  L’impérialisme passe par des phases, mais c’est un caractère structurel et permanent des sociétés de classe. Au plan économique, il s’agit toujours de l’appropriation de surplus extraits d’autres régions du monde (pour cela, on peut importer des esclaves, des matières premières à bas prix, importer ou exporter du capital, etc.). Au plan politique, il s’agit toujours d’un système de domination hiérarchique entre pays, portés par leurs Etats. Tous les moyens sont bons, diplomatiques et militaires (corruption, subversion, et guerre). La domination se double souvent de la collaboration de classes supérieures locales. Dans certaines phases historiques, un pays domine, Espagne, Angleterre, Etats-Unis… Dans cette grande nébuleuse où le plus fort exploite le plus faible, il y a des sous-impérialismes, y compris dans l’Europe actuelle (elle aussi faite de centres et de périphéries), mais on peut penser à la Russie ou à la Chine. Ce qui se passe actuellement en Ukraine n’est-il pas « coiffé » par un tel affrontement entre impérialismes ?

En résumé : ni Panitch-Gindin ni Arrighi, simplement l’impérialisme dans tous ses états.

Pensez vous que les jeunes pays capitalistes puissent être le lieu où s’incarnerait l’alliance cadre-travailleurs susceptible d’enclencher la transition vers un post-capitalisme progressiste ?

A quoi faites-vous allusion ? L’Equateur est-il un jeune pays capitaliste ? Oui, on peut entretenir certains espoirs en ce qui le concerne. Pensez-vous au pays de l’Europe de l’Est ? Sans connaître la situation sociale de ces pays, nous pencherions pour une réponse négative. Il en va de même si vous pensez à la Russie ou la Chine. Dans ce dernier cas, c’est l’épithète « progressiste » qui permet de répondre par la négative, car la Chine pourrait conserver des caractères néomanagérialistes prononcés. Son avenir est, sans doute, dans cette « bifurcation », affaire de lutte (de classe) comme de coutume.

 

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références

références
1 G. Duménil, La position de classe des cadres et employés. La fonction capitaliste parcellaire, Presses Universitaires de Grenoble, 1975 ; G. Duménil et D. Lévy, Au-delà du capitalisme ?, PUF, 1998 ; G. Duménil et D. Lévy, Economie marxiste du capitalisme, La Découverte, 2003.