C’est l’indice d’une conjoncture. Celle d’une crise du futur.
Or, il existe une pathologie de l’avenir obscurci, et pas seulement des traumatismes passés1. La rhétorique de la résistance serait-elle le symptôme d’une telle pathologie dans le discours politique ?
Une crise de la temporalité sociale ?
L’affaissement des horizons d’attente est d’abord un phénomène social. Le ciel bas et lourd de la crise modifie la relation à l’avenir. Elle renforce le souci de conservation au détriment de l’imaginaire anticipatif. L’action des chômeurs s’inscrit ainsi dans un régime temporel de l’instantané et de l’immédiat plus que dans le projet.
Point de lendemain : « Ceux qui se situent dans une perspective dominante de conservation éprouvent un fort sentiment de crainte et d’insécurité devant des lendemains jugés incertains et menaçants. Ils visent d’abord et avant tout à assurer le maintien de leurs actuelles conditions d’existence. En revanche, les informateurs engagés dans une perspective dominante de conquête [… ] visent principalement à créer un présent autre et à produire leur histoire dans le sens désiré. Chez les premiers, le système des fins est principalement orienté vers la reproduction du présent, chez les seconds, il est surtout orienté vers la production d’un présent autre »2.
L’affaiblissement de l’anticipation traduit un étranglement de la perspective temporelle. Car, à la différence de la prédiction, elle souligne le caractère non passif mais intentionnel de l’avenir. Elle contribue à la construire en le vivant au présent sous les modes provisoires de l’espérance, du projet, ou de l’utopie.
À un deuxième niveau, cette crise de la temporalité sociale s’articule à une crise « de longue durée », celle de la temporalité historique élaborée à partir de la Révolution française, qui lie l’idée de progrès et l’accélération historique. Ce qui est en crise pourtant, c’est moins l’idée du futur que les contenus de l’attente. Au terme de ce siècle obscur, les raisons multiples en sont assez évidentes. Il y a d’abord les désillusions du progrès et la débâcle d’un avenir bureaucratiquement administré. Il y a ensuite le brouillage de l’inscription spatiale et temporelle des politiques : la discordance des espaces et des temps sous l’effet de la mondialisation marchande. Il y a enfin l’échec des politiques d’émancipation « réellement existantes ». Nous sortons de ces épreuves défaits. Pas mouillés comme des chiens battus, ainsi que le dit Péguy, mais doublement ou triplement défaits, par le stalinisme et par les avatars mitterrandiens ou blairistes de la social-démocratie.
Aussi entrerons-nous dans le nouveau siècle et dans le nouveau millénaire, avec moins d’illusions (pas avec moins de conviction). « Comment vivre sans inconnu devant soi ? », demande René Char. C’est lorsqu’il semble n’y avoir plus rien à attendre que l’on peut s’attendre à tout. Se fait jour alors une demande renouvelée d’utopie – « Faites-nous rêver ! » – contre la gestion d’un présent plombé. Face aux misères prosaïques du quotidien, certains commencent même à regretter les embardées lyriques d’hier. Parlant de « déficit utopique », ils ne peuvent s’empêcher de le faire dans le jargon comptable du libéralisme (provisoirement) victorieux. Comme pour illustrer la soumission à son horizon indépassable, une grande banque a choisi pour slogan publicitaire : « L’imagination dans le bon sens. »
Opaque époque. Triste tiédeur.
L’utopie, selon René Schérer, se moque de l’histoire et des moyens à mettre en œuvre pour devenir historique. Comme il l’écrit dans un ton deleuzien, l’utopie c’est « devenir contre histoire, durée contre temps » : « Ce que l’utopie cherche à dire, ce n’est pas l’avenir de l’histoire, ce sont des devenirs. »3 Resurgit pourtant une demande de « rêve vers l’avant » qui actualise le possible sous formes pratiques de projets et de programmes.
Crise de la raison utopique ?
L’utopie aussi a son histoire et ses métamorphoses. Portée par les couches opprimées, dans une période de désintégration sociale qui ignore encore la mise en perspective spatiale et temporelle de la Renaissance, l’utopie millénariste est une utopie verticale : elle espère la descente du royaume de Dieu sur terre, ici et maintenant, sans médiations. Elle mobilise d’énormes énergies extatiques et orgiaques dans une sorte de présent éternel, d’union avec l’au-delà, où la promesse du futur n’intervient guère. On est encore loin de la temporalité révolutionnaire moderne qui noue révolution, accélération et progrès dans une temporalité linéaire. La subversion blasphématoire est une valeur en soi.
L’émergence d’une pensée utopique rationnelle, cristallisée dans l’idée libérale classique d’humanité, correspond à la temporalisation de l’utopie. Elle bascule de sa représentation spatiale étagée à une représentation historique tendue vers un futur lointain (le 2440 de Sébastien Mercier). Elle s’inscrit désormais dans le mouvement du progrès vers une fin supposée de l’histoire : « Pour la mentalité chiliastique, le temps n’existait pratiquement pas, il n’a pris consistance pour le libéralisme que lorsqu’il fut associé à une capacité de progrès dans le futur » (Karl Mannheim, Idéologie et utopie).
L’utopie socialiste apparaît comme le double et l’envers de l’utopie libérale, avec laquelle elle partage la notion d’un progrès vers un règne de l’égalité et de la liberté situé dans un avenir encore éloigné ; avec laquelle elle partage aussi, dans sa version idéologique dominante, la philosophie progressiste et humaniste de l’histoire, contre laquelle réagit le millénarisme libertaire moderne, qui se défie des lendemains promis et met au contraire l’accent sur un désir de libération immédiate. Dans le socialisme utopique, passé et futur interviennent au présent sous la double forme de l’héritage et de l’horizon d’attente.
Avec Marx et Engels, l’utopie est logiquement appelée à s’éteindre en tant que « sentiment non pratique du possible » (Henri Lefebvre), dès lors que les conditions sociales de la production et de la connaissance permettent de la transformer en programme pratique. Elle tend à se dégrader, sous forme d’une boîte merveilleuse dont ne sortent que des réformes à débiter au marché noir des réformes (ce sera la critique sorélienne de l’utopie), ou sous forme d’une grande architecture qui vire au cauchemar totalitaire. Il ne reste bientôt plus qu’une utopie en haillons.
Les tragédies et les désillusions du « socialisme réel » donnent cependant à l’utopie sociale un nouveau souffle sous les formes les plus diverses : des utopies négatives (le 1984 d’Orwell, le 7985 de Gyorgi Dalosz) ; un regain de l’utopie libérale humanitaire ; ou encore la résurgence d’utopie néomillénaristes réactives sans perspective historique (sous forme d’intégrismes religieux et communautaires) des « refusés du monde ». Ce retour aux formes religieuses apparaît comme une réponse possible à la crise des appartenances sociales et à la panne du projet politique. L’extinction pure et simple de toute attente exaspère ainsi une quête identitaire des origines des racines propice aux flambées de croyances fanatiques.
Mais il existe aussi un renouveau de l’utopie de gauche, en tant que réplique au totalitarisme bureaucratique. Illustrée notamment par l’œuvre d’Ernst Bloch et par son Principe Espérance, elle actualise une tradition messianique libertaire bien représentée par le « Contre-État » de Gustav Landauer (à la manière du Contre’un de La Boétie). Cette utopie critique se présente sous le signe du futur, comme un « pressentiment constitutif du but », un « savoir du but », ou encore comme « ce qui pousse et rêve dans l’obscur du vécu », selon les belles formules de Bloch. Elle s’oppose explicitement au positivisme du marxisme orthodoxe de l’époque stalinienne. Les « images-souhaits » du « pré-apparaître » apprennent à espérer le non-encore devenu.
Le principe espérance se double alors d’un principe de résistance.
Avenir de l’Utopie ?
Dès 1936, Karl Mannheim émettait dans des termes très actuels l’hypothèse d’une extinction prosaïque de l’utopie comme conséquence du désenchantement du monde, de l’accomplissement total du procès de réification marchande : « La lutte utopique vers un but et la capacité étroitement associée d’une ample perspective se désintègrent dans la commission parlementaire et dans le mouvement syndical en un simple corps d’orientations et de directives visant à dominer un grand nombre de détails concrets afin d’adopter une position politique. De même, dans le domaine de la recherche, ce qui était auparavant une conception unifiée et systématisée du monde se transforme, lorsqu’il s’agit de traiter de problèmes particuliers, en une simple perspective d’orientation et en un principe heuristique. »
Mannheim propose deux hypothèses explicatives à cet obscurcissement de l’horizon d’attente.
Selon la première hypothèse, il résulterait du déclin des couches qui ont porté la raison utopique et qui sont désormais absorbées par la bureaucratisation, en particulier la petite bourgeoisie intellectuelle de fonction : « le recul des éléments idéologiques et utopiques dans la mentalité des couches qui sont parvenues à dominer l’actuelle situation ». Il y aurait donc un dépérissement de la raison utopique chez les intellectuels dominants. Mais pourquoi les opprimés ne prennent-ils pas le relais ? « Ne faut-il pas interpréter la subordination graduelle de la politique à l’économie, tendance pour le moins perceptible, le rejet conscient du passé et de la notion de temps historique, l’élimination consciente de tout idéal de culture comme la disparition de toute forme d’utopie de la scène politique ? » En 1936, l’Apocalypse était déjà en marche.
Selon la seconde hypothèse, la fermeture de l’horizon relèverait d’un bouleversement plus profond de ce que Reinhard Koselleck appelle « la sémantique des temps », bouleversement également lié au phénomène de réification : « Il est possible qu’à l’avenir, dans un monde où il n’y aurait jamais rien de nouveau, où tout serait terminé, et où chaque instant serait la simple répétition du passé, puisse exister une situation où la pensée soit complètement vidée de ses éléments idéologiques et utopiques. Mais l’élimination totale des éléments transcendants à la réalité de notre monde nous conduirait à un réalisme qui signifierait en définitive la décadence de la volonté humaine [nous dirions aujourd’hui le dépérissement de la politique]. Là réside la différence la plus essentielle entre ces deux types de transcendances de la réalité : alors que la transcendance idéologique représente une crise seulement pour certaines classes sociales, la complète disparition des éléments utopiques de la pensée et de l’action signifierait que la nature et le développement humains revêtiraient un caractère complètement nouveau. La disparition de l’utopie produit une immobilité dans laquelle l’homme même se transforme en chose. » Terrible pressentiment.
À la recherche de l’anticipation perdue
Soit donc l’utopie s’éteint dans la rationalité bureaucratique désenchantée, soit elle se dépasse (se réalise) dans l’émancipation politique concrète qui est une autre forme de sa disparition. Soit encore, elle resurgit sous des formes transformées de l’anticipation. C’est cette voie qu’explorent notamment Henri Maler à partir d’une distinction féconde entre utopie chimérique et utopie stratégique4, ainsi que, dans un tout autre registre, René Schérer avec l’opposition entre utopies transcendantes et immanentes. Cette recherche de l’anticipation perdue vise une chose qui n’a pas encore de nom, mais permet de nouer dans l’action politique, la crainte à l’espoir. De faire lien et de faire pont.
Libérée de ses chimères, délivrée de l’assignation spatiale à l’ailleurs inaccessible d’une cité parfaite, l’utopie stratégique résolument immanente s’affaire alors dans les misères du présent. Elle repousse à ras de terre, dans la défense élémentaire des droits bafoués. Contre la fausse évidence des faits accomplis, elle anime la résistance à la catastrophe probable. Elle renonce aux ambitions totalisantes et aux grandes architectures monumentales, pour un bricolage critique et fragmentaire. Elle ne prétend plus aux visions lointaines qui usent la vue, aux utopies transcendantes de la fin finale, mais besogne à l’invention immanente du devenir. Cette utopie profane est alors un modeste « clinamen du réel », une légère oblique qui trace le passage fragile d’une liberté dans la fatalité en chute libre.
La prophétie zapatiste est de ce type. Comme Jérémie, elle commence par un cri d’insoumission : « Ça suffit ! ». Que roulent les tambours de l’espérance, à contre-courant de l’air fétide du temps, à rebrousse-poil de la navrante réalité du monde, à contretemps des déraisons économiques et des opportunités politiques !
Autre chose est possible, dont on ne connaît pas encore les contours.
Quelque chose doit venir, puisque l’éternité n’existe pas. Faut-il parler encore d’utopie ou d’un horizon régulateur des attentes, permettant de ne pas sacrifier le scintillement du possible à la terne fatalité du réel, de ne pas abandonner les principes cardinaux à l’impératif sans boussole du moment ?
Si le prolétariat – les damnés de la terre – doit, comme le pensait Marx, libérer l’humanité en se libérant lui-même, son utopie critique n’est plus celle d’une couche sociale particulière. Et s’il ne remplit plus cette fonction historique émancipatrice, quel ferment populaire serait susceptible de ressusciter l’espérance utopique ? Ce n’est pas, en réalité, l’imagination qui est défaillante. Ce ne sont pas les idées et les propositions qui manquent. Mais leur crédibilité dépend du rapport de forces à construire et des forces sociales effectives susceptibles d’y contribuer.
Dans le dérèglement des temps historiques, les attentes nouvelles commencent par s’organiser autour d’un présent rétréci. La politique gestionnaire se nourrit d’oubli. La mémoire s’écourte. Il s’agit néanmoins de vivre, non selon le mode de la résignation ou de l’arrangement avec ce qui est, mais « à l’affût des occasions d’agir et des possibilités qui se présentent », sur le mode donc « de l’initiative et de la préparation »5. Car « la liberté des audacieux » doit dorénavant « s’expliquer avec le péril » d’un avenir effectivement possible mais plus que jamais incertain.
Une politique de la résistance et de l’événement ?
Nous avons commencé par interroger l’idée de résistance comme symptôme d’une temporalité rétractée. Elle manifeste aussi le refus déterminé de se résigner à l’infernale éternité du présent. Il s’agit alors de retrouver une capacité d’attente, « d’attente de l’attente », d’attente en mouvement, contre l’ennui et le pourrissement de l’attente stagnante. Son point de retournement dialectique, c’est la révolution : l’élan qui s’origine dans le refus de l’inacceptable, dans sa négation intransigeante, tend à l’abolition de l’ordre existant. La révolution donne à l’attente son contenu social et trace à la résistance un horizon stratégique.
Françoise Proust a écrit sur « ce pouvoir sublime de résistance » des pages magnifiques : « On ne résiste qu’à ce à quoi on craint de ne pouvoir résister ». Car « résister, c’est résister à l’irrésistible »6. La résistance est pour elle un fait, non une obligation ou un droit. On ne résiste pas au nom de la justice. La justice est au contraire une idée qui s’éveille parce que l’on résiste. Ce qu’attestent les mouvements de chômeurs comme ceux des sans-papiers. La résistance, c’est l’expérimentation de la liberté dans le primat de la pratique.
C’est une attitude à la fois absolue et relative.
Absolue, car il s’agit en résistant « de ne pas transiger, de ne pas se compromettre », de prononcer un « non inconditionnel et inflexible », qui peut très bien prendre la forme fermement polie du refus obstiné dans le Bartleby de Melville : « Je préférerais pas. » Cette résistance « qui va droit aux extrêmes » ne demeure-t-elle pas captive cependant de « la logique du double », immanente mais réactive, sous l’emprise de ce à quoi elle résiste ?
Relative, la résistance est aussi une ouverture et un commencement, dans la mesure où elle entretient une secrète connivence avec l’événement. Elle opère en effet une trouée dans l’ordre du temps, au sens où « toute résistance est exceptionnelle et fait événement » : « Elle ouvre une brèche dans l’être et sa reproduction. Elle fait voir le pire là où on ne voyait que du mauvais ou de l’indifférent, et, en même temps, elle fait entrevoir un mieux, voire le meilleur là où le pire semblait régner en maître et cerner la situation de toute part. Craindre, c’est repérer les périls. Espérer, c’est ouvrir des chances. Nouer la crainte à l’espoir, c’est pronostiquer des possibilités là même où sont diagnostiquées des impossibilités. Toute situation est un conglomérat de périls et de chances, un alliage d’impossibilités et de possibilités »7.
Sans la résistance relative, la résistance absolue livrée à elle-même court le risque de sombrer dans la posture, dans l’esthétique de la défaite ou dans la sublimation mystique de la politique. Elle tend alors à rejoindre la politique du mouvement opposé au régime, de l’événement déraciné de l’historicité (chez Badiou), de pouvoir constituant incompatible avec l’institué de « la machine représentative » (chez Negri). Tous ces efforts pour échapper à l’appel de l’étatique cherchent à abolir, sans parvenir à lui échapper, à la contradiction dans laquelle s’inscrit l’action politique. Françoise Proust maintient au contraire en tension les deux attitudes résistantes. C’est pourquoi elle rencontre le concept politique du messianique.
Le tournant messianique
Le discours de la résistance amorce une réponse à l’affaissement de l’anticipation utopique. Mais elle prend tout son sens du renversement par lequel elle devient riposte et contre-attaque, lorsque l’histoire cesse d’être orientée vers une fin annoncée. Le « messianique », dont Françoise Proust emprunte le concept à Derrida, est le concept politique de ce retournement. Déterminant les possibilités effectives dont est gros le moment présent, il oppose la contingence de la raison stratégique à la nécessité de la raison historique.
Ce tournant est explicite chez Walter Benjamin. Il est probablement au centre de ses réticences envers l’utopie blochienne. Désormais, le présent prime le futur comme catégorie de la temporalité politique. De même que « la politique prime désormais l’histoire », ainsi qu’il l’écrit dans Le Livre des passages. Chaque instant présent est chargé de possibles susceptibles de redistribuer le sens historique, de briser la ligne du temps, de déplacer les lignes de conflits et d’alliances. Dès lors, on n’aborde plus le passé « comme avant, de façon historique, mais de façon politique, avec des catégories politiques ». Traiter politiquement l’histoire, c’est donc la penser du point de vue de ses moments et de ses points d’intervention stratégique. « Art du présent », la politique exige pour qualité première « la présence d’esprit »8.
Ce messianique comme possibilité toujours présente du meilleur (Françoise Proust), ce « messianique même sans messianisme » (Derrida), sans religion ni Messie, se révèle « une ouverture messianique à l’événement qui vient ». Il est porteur d’une promesse, d’une lente impatience, d’une annonce qui préfigure et prescrit. « Bien qu’il tarde, attendons-le ! » : cet arc tendu de l’attente renoue avec la tradition prophétique plutôt qu’avec l’utopie chimérique. Car la prophétie hébraïque reste suspendue à un peut-être. Elle sonne l’alerte conditionnelle de la catastrophe qui arrivera si les choses continuent comme elles vont, mais qu’il est encore temps de conjurer. Elle est une invitation à l’action. C’est bien ainsi que l’entendait Maïmonide : « Car il n’y a pas de temps pour la venue du Messie, dont on puisse faire dépendre ses actions en disant de lui : il est proche ou il est loin [… ]. Les maîtres, de mémoire bénie, nous dissuadent de supputer la fin des temps [… ]. En vérité les maîtres, de mémoire bénie, ont dit : “Que se brise le souffle de ceux qui calculent la fin des temps” »9. L’attente messianique n’est pas spéculative mais résistante et préventive. Autrement dit, active.
L’intensité de cette attente nourrit un activisme messianique.
Un activisme militant, incompatible avec les arrangements du présent.
Les terribles épreuves du siècle qui s’achève obligent à dénouer l’anticipation conditionnelle du projet, des certitudes d’une fin annoncée, La prophétie stratégique revêt la forme conditionnelle du oulaï qui rappelle la contingence de l’événement et l’incertitude de son issue.
Déjà, chez les prophètes, la mémoire de l’exil est rumination d’un projet autant que célébration de valeurs, espérance affairée plutôt que nostalgie d’un confort perdu. Elle appelle à se rassembler contre la dispersion de l’oubli. L’impératif de remémoration n’est pas celui d’un retour à l’origine, mais une mémoire du futur, des tâches encore à accomplir, plutôt que des prouesses passées.
S’il est une attente stagnante, un pourrissement de l’attente, il est aussi une disponibilité de l’attente « ouverte sur l’inattendu ». C’est cette tension, celle de la résistance révolutionnaire, que nous appelons raison messianique, et que nous opposons à la raison historique ou utopique. Elle désigne, comme chez Benjamin, l’interruption de la catastrophe et non la locomotive du progrès.
Elle fait advenir des possibles latéraux.
Elle exprime le primat de la politique sur l’histoire.
Elle inspire l’art politique de la conjoncture.
Ce texte a été publié dans la revue Actuel Marx, numéro « Art, culture et politique » (décembre 1999).