À propos de : Jaime Ortega Reyna, Leer El Capital, Teorizar la política: Contrapunteo de la obra de Enrique Dussel y de Bolívar Echeverría en tres momentos, UNAM, México, 2018, 286 p.
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Considérés comme des représentants d’une théorie critique radicale, les philosophes latino-américains Bolívar Echeverría (1941-2010) et Enrique Dussel (1934-°) non seulement ont contribué à l’essor du marxisme anticolonial mais aussi à l’élaboration d’une réflexion à contrecourant sur la problématique de l’émancipation. Malgré la traduction de certains de leurs travaux, les œuvres de ces auteurs restent encore méconnues dans le monde francophone. Récipiendaires du prix Libertador Simón Bolívar al Pensamiento Crítico organisé par le Ministerio del Poder Popular para la Cultura du Venezuela, ces philosophes ont renouvelé, chacun à leur manière, l’héritage de la pensée marxiste à la lumière des défis écologiques et politiques du XXIème siècle.
Dans cet ouvrage, le philosophe mexicain Jaime Ortega Reyna nous propose une approche, en trois moments, de quelques thématiques centrales dans les travaux de ces philosophes, à savoir : une lecture singulière du Capital, une interprétation/critique (génétique chez Echeverría et historique chez Dussel) de la modernité et, finalement, une théorisation « du politique » aussi bien que « de la politique ». Au-delà des différences épistémiques propres à chaque courant de pensée, Ortega Reyna réussit à établir un dialogue enrichissant entre la production intellectuelle de ces philosophes. Certes, sans gommer les désaccords (notamment sur les questions du rôle de l’État et de la possibilité d’une modernité non-capitaliste), Ortega Reyna souligne l’importance d’une pensée critique radicale non-eurocentrée qui se réclame du marxisme.
Le premier chapitre, « Leer El Capital », est consacré à la réception du Capital par certains penseurs latino-américains (A. Mancilla, N. Wilner, A. Parisi, R. Carcanholo, R. Menjívar, O. Correas, R. Mauro Marini) qui ont participé à la rénovation du discours marxiste. Parmi eux, Dussel et Echeverría font l’objet d’études de cas.
En ce qui concerne le premier, Ortega Reyna se focalise sur la façon dont le philosophe argentin récupère la catégorie de « travail vivant » afin de mettre en lumière le concept d’« extériorité » centrale dans sa philosophie de la libération[1]. Influencé par la pensée d’Emmanuel Levinas, Dussel réhabilite l’expérience de ce qui est dehors de la totalité : le non-être, le néant. Pourtant, c’est à partir de la découverte de l’œuvre de Karl Marx que Dussel va surmonter le moment négatif de la perspective levinassienne. L’« extériorité » lui permet d’établir un distinguo entre « travail vivant » (en tant que source de la valeur) et « force de travail » (comme créateur de la valeur dans la totalité, c’est-à-dire dans le processus de production capitaliste). Il est intéressant de mentionner qu’Ortega Reyna ne nous dit rien sur une question cruciale dans la pensée dusselienne : l’analectique[2].
Quant à Echeverría, Ortega Reyna observe la fonction de la notion de « valeur d’usage », en tant que théorème critique, dans la construction d’une critique matérialiste de la culture. « Le pari, écrit Ortega Reyna, pour la valeur d’usage favorise la souveraineté du sujet et cette souveraineté est toujours attachée à la satisfaction des besoins » (p. 98). Bien évidemment, la valeur d’usage politisée est valeur d’usage social/communautaire, autrement dit, c’est valeur d’usage pour les autres. De surcroît, la notion de « forme/naturelle », comme processus concret de reproduction, nous permet saisir la dimension spatiale/communautaire.
Enrique Dussel préfère prêter attention au moment conceptuel : sans travail vivant (sans extériorité) pouvant être subordonné, il n’y a pas de capital. En ce sens, l’extériorité fait plutôt référence aux formes non-capitalistes de reproduction de la vie humaine qu’à un lieu physique particulier. Bien qu’Ortega Reyna affirme qu’il serait exagéré de penser que les perspectives ouvertes par ces philosophes sont « complémentaires », il reconnaît que
« les deux font référence à différents moments sur la base d’une considération commune : la reproduction concrète de la vie qui a été décentrée par un mécanisme artificiel, celui qui vise la reproduction élargie de la valeur » (p. 260).
Or, l’auteur considère qu’il est possible de rapprocher ces perspectives par le biais de la pensée de Franz Hinkelammert. Ancien disciple d’Hans Joachim Lieber, cet économiste et philosophe allemand a aussi contribué à l’essor de la théologie de la libération[3] et au développement d’une théorique critique à partir du Sud global. En effet, Hinkelammert prend au sérieux la notion de « sujet de besoins », oblitérée par le discours économique néolibéral, afin d’élaborer une théorie qui garantit la reproduction (et les conditions de reproduction) de la vie humaine et non-humaine. À cet égard, sa proposition de « coordination sociale du travail » semble intégrer de façon intéressante tant la notion dusselienne de subjectivité (corporalité souffrante) que celle de « valeur d’usage » chère à Echeverría (p. 115).
Le deuxième chapitre intitulé « … en la modernidad », analyse les différentes conceptions (et critiques) de la modernité chez ces philosophes. Alors que pour Echeverría la modernité n’est pas équivalente au capitalisme, Dussel soutient la thèse selon laquelle la modernité et le capitalisme sont intimement liés. Ortega Reyna reconnaît que pour la perspective echeverrienne: la modernité est un projet civilisationnel dont le fondement se trouve dans la possibilité technique. Mais cela ne signifie pas pour autant concevoir sa perspective comme une apologie de la technique mais plutôt comme une réflexion non-productiviste de la transformation humanité/nature. C’est précisément à travers sa théorie selon laquelle il existe de multiples versions de l’ethos moderne qu’Echeverría fait dialoguer le marxisme avec le « tournant linguiste », la phénoménologie avec l’histoire de l’art, l’esthétique avec la politique.
Selon lui, il y a quatre attitudes face à la contradiction entre la « valeur d’usage » et la « valeur qui se valorise » : l’ethos réaliste (celui qui s’identifie au capital et nie la contradiction), l’ethos romantique (celui qui veut annuler la contradiction), l’éthos classique (celui qui vit la contradiction comme une nécessité transcendante) et l’ethos baroque (celui qui assume la contradiction en essayant de sauver la valeur d’usage).
En revanche, la perspective dusselienne de la modernité s’inscrit dans une histoire globale non-eurocentrée dont l’importance de « la découverte » des Amériques (et son corollaire, la colonisation) est fondamentale dans la configuration de la subjectivité moderne occidentale[4]. Pour le philosophe argentin, la modernité et la « colonialité du pouvoir »[5] vont de pair. C’est pour cette même raison que la modernité ne peut être non-capitaliste. Par ailleurs, dans ce chapitre, l’auteur examine la place que l’Amérique latine occupe dans les réflexions de ces philosophes afin de comprendre les implications géopolitiques de thématiques telles que, entre autres, le métissage, la reconfiguration de la narration moderne, le rôle des cultures non-européennes (le cas de la Chine, par exemple) dans l’histoire, ou le mythe de la modernité.
Dans le dernier chapitre, « Para teorizar la política », l’auteur aborde les réflexions proposées par ces philosophes sur « le politique » aussi bien que sur « la politique ». D’emblée, il identifie une différence qualitative entre leurs perspectives dans la « théorisation politique ».
Pour Echeverría, soutient l’auteur, « l’aliénation de la politicité naturelle du sujet est enrobé par la valeur qui se valorise » (p. 195) et, par conséquent, les formes politiques représentent une entrave pour la liberté du sujet. Ainsi, le philosophe équatorien s’attaque aux trois piliers (ou mythes) de la culture politique moderne : la démocratie, la nation et la révolution. Puisque la modernité fut colonisée par le capitalisme, ses expressions politiques (la forme État, la citoyenneté, les syndicats…) vident la capacité politique des individus aussi bien que des communautés. En ce sens, la modernité capitaliste réduit les pratiques politiques à la sphère de l’État. Aux yeux d’Echeverría le sentier de l’émancipation ne passera pas par l’État parce que celui-ci est une autre expression de l’abstraction réelle de la forme de la valeur qui se valorise.
Diamétralement opposé à la position prise par le philosophe équatorien en ce qui concerne le rôle de l’État, Enrique Dussel considère qu’il est fondamental de s’attarder à l’élaboration d’une philosophie politique de la libération dans laquelle les « médiations catégorielles » sont incontournables. Ainsi, le philosophe argentin soutient que c’est uniquement dans la communauté que réside la source du pouvoir (potentia). C’est la « volonté de vivre » qui a mené les communautés et les peuples à chercher les moyens nécessaires pour garantir leur propre reproduction sociale. D’où l’importance des institutions (potestas), mais aussi des médiations. Sans confondre « le politique » avec « la politique », le philosophe argentin se plonge dans la construction de catégories (État de rébellion, pouvoir obédientielle, raison pratique-politique…) pour dévoiler le caractère fétichisé de la philosophie politique contemporaine[6].
Il nous semble qu’Ortega Reyna n’a pas tort lorsqu’il soutient que l’interprétation politique de ces penseurs aura des implications très variées sur la manière de comprendre l’émancipation. Tandis que Bolivar Echeverría prône une modernité non capitaliste, c’est-à-dire une forme civilisationnelle émancipée de la valeur qui se valorise, Enrique Dussel revendique quant à lui un projet « trans-moderne », autrement dit la mise en valeur des cultures et peuples (accablés par la modernité/colonialité) qui peuvent contribuer à la construction, à partir d’un dialogue symétrique, d’un nouveau pacte sociopolitique et environnemental.
Ainsi, alors que la pensée d’Hinkelammert a été employée comme « charnière » dans le premier chapitre, pour saisir le lien entre « travail vivant » et « valeur d’usage », de notre côté, nous pensons que le travail de Michael Löwy, un autre marxiste latino-américain, installé à Paris depuis longtemps, aurait pu jouer ce même rôle au sein de ce dernier chapitre. Spécialiste reconnu de l’œuvre de Marx, ce sociologue et philosophe franco-brésilien a cultivé des champs très divers qui vont de la sociologie de la culture (le romantisme révolutionnaire, le christianisme de la libération, le surréalisme) jusqu’à la philosophie politique (la pensée de G. Lukács, de R. Luxemburg, de J.C. Mariátegui, ou de W. Benjamin) en passant par l’éco-socialisme.
Cet ouvrage constitue une tentative réussie de dialogue entre deux figures fondamentales de la pensée critique contemporaine. Son mérite réside non seulement dans le fait de présenter de façon limpide les principales thèses de ces philosophes latino-américains à ses lecteurs, mais également dans la manière dont il se penche sur les défis actuels d’un marxisme non-eurocentré.
[1] Voir Enrique Dussel, La production théorique de Marx. Un commentaire des Grundrisse, L’Harmattan, Paris, 2009.
[2] Enrique Dussel développe la méthode analectique pour faire référence aux entités (ontologiques) qui se trouvent au-delà de la totalité de l’être (les cultures non-occidentales, les peuples indigènes, les Noirs, etc.). Voir Enrique Dussel, Filosofía de la liberación, FCE, México, 2011.
[3] Luis Martínez Andrade, « Le marxisme dans la théologie de la libération aujourd’hui », Actuel Marx, 2018, no. 64, pp. 60-73.
[4] Enrique Dussel, 1492. L’occultation de l’Autre, Paris, Éditions de l’Atelier, 1992.
[5] Concept forgé par le sociologue péruvien Aníbal Quijano pour signaler le patron de domination/exploitation qui, depuis la fin du XVe siècle, configure les rapports de pouvoir à échelle globale (centre/périphérie) comme au sein des Etats-nations (race/genre/travail). Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 51, no. 3, 2007, pp. 111-118.
[6] Enrique Dussel, Vingt thèse de Politique, Paris, L’Harmattan, 2018.