Islam et capitalisme de Maxime Rodinson vient d’être réédité au éditions Demopolis. Nous publions à l’occasion cette discussion de Georges Labica parue en 1967 lors de la première édition dans La Pensée.
Voici un ouvrage attendu1. D’abord parce que, sans du tout prétendre à la spécialisation, il vient combler une importante lacune en nous offrant une présentation synthétique du système économique de la société musulmane ; ensuite parce qu’il permet, par-delà les querelles partisanes, de situer sur des bases scientifiques le débat concernant la vocation actuelle des pays qui se réclament de l’Islam. C’est dire combien est vaste l’horizon des questions : histoire, économie et idéologie abordées à la fois sous l’angle des faits et celui des tendances. Et l’entreprise n’exigeait rien de moins que la double compétence de l’orientaliste et du sociologue, dont nous trouvons la conjonction chez Maxime Rodinson. Mais il fallait davantage : une méthode. L’auteur emprunte la sienne à un marxisme débarrassé des présupposés dogmatiques qui ont pu, çà et là, l’alourdir, et il s’en justifie (peut-être trop longuement) avec la probité intellectuelle qui le caractérise et qui lui vaut tant d’amitiés dans le monde progressiste d’Orient comme d’Occident.
Islam et capitalisme s’ouvre sur une définition : M. Rodinson propose d’appeler «capitalistique» l’ensemble du secteur couvert par le capital marchand et le capital financier, ces deux formes représentant le mode d’existence le plus ancien du capital et caractérisant les sociétés précapitalistes. Une telle définition, peu susceptible d’être contestée par les économistes, qu’ils se réclament de Marx ou de Weber, va fonder la problématique du livre : « Il sera important pour nous de savoir d’abord si vraiment ces formes sont essentiellement semblables à celles qu’a connues le Moyen Age européen, car, s’il en est ainsi, la preuve sera faite que l’Islam en soi n’est pas un obstacle aux premiers stades d’une évolution qui a abouti en Europe à la formation socio-économique capitaliste, ou, si l’on veut, au capitalisme moderne. Naturellement, dans l’affirmative, la question se posera de savoir pourquoi ces premiers stades n’ont pas été suivis du même développement qu’en Europe et si l’Islam en est, là aussi, responsable » (p. 25). Questions majeures, on le voit, que les différents chapitres, à travers une érudition d’autant plus considérable qu’elle est parfaitement dominée, vont non seulement éclairer, mais auxquelles ils vont apporter de précieux éléments de réponse. Au risque de trahir leur richesse, donnons-en ce qui nous paraît essentiel sous quelques rubriques :
1. Le mode de production capitalistique exprime bien la pratique du monde musulman dès l’origine et durant toute la période médiévale. Les chapitres II (« Prescriptions de l’Islam ») et III («La pratique économique du monde musulman médiéval»), qui établissent ce point, en particulier en mettant en évidence la structure d’une société marchande, constituent, en outre, une contribution d’importance aux actuelles discussions autour du mode de production dit «asiatique», en ce sens que l’exemple de la société musulmane montre que les origines du capitalisme ne peuvent s’expliquer uniquement par «l’évolution unilinéaire des relations de production agraires. C’est d’un développement urbain essentiellement qu’il faut partir, l’accumulation d’une fortune monétaire considérable et l’orientation de la production (avant tout de la production industrielle) vers le marché. » (p. 82). Le témoignage du grand Ibn Khaldun, au XIVe siècle, concernant la circulation de la monnaie et les formes de la spéculation dans les villes suffirait à confirmer cette orientation. Il n’est pas jusqu’à la trop fameuse interdiction du riba2, à propos de laquelle, il est vrai, les spécialistes ont modifié leur opinion, dont l’analyse ne révèle les fluctuations et souvent l’inconsistance dans la praxis historique. Nous ajouterions volontiers que les observations de Marx, lisant le vieux Bernier, comme il dit, en 1855, et celles d’Engels, au sujet de «l’absence de propriété foncière privée… formule clé de tout l’Orient» allaient dans le même sens3.
2. Du point de vue de l’idéologie musulmane, d’autre part, coranique, comme post-coranique (hadith-s), il faut bien reconnaître que non seulement elle n’a en rien empêché une évolution de type européen vers le capitalisme, mais qu’au contraire, ainsi que l’atteste aujourd’hui même la pratique économique des Mozabites d’Algérie, elle est parfaitement compatible avec cette évolution. Le schéma weberien «attribuant à la rationalité spécifique de l’Européen le développement du capitalisme moderne en Europe et en Europe seulement» (p. 128) ne saurait donc être retenu. La pensée magique, ni «la nonchalance fataliste» (p. 93) ne sont particulièrement favorisées par l’idéologie musulmane; par rapport à celle-ci, l’idéologie chrétienne médiévale, qui se voit si souvent créditée de la possibilité même de la naissance de la structure socio-économique du capitalisme et de la forme de rationalité qui lui est inhérente, ne semble jouir d’aucun privilège spécial. Sans doute ne peut-on parler encore, à l’époque classique, de capitalisme proprement dit ; sans doute aussi, – et M. Rodinson l’établit sans concessions -, celui-ci a-t-il été d’importation européenne, il n’en demeure pas moins que l’Islam n’y fît guère obstacle. Les ministres de la religion eux-mêmes, qui ne craignaient pas d’affermer les biens de main-morte (Habous) et de percevoir des rentes à fort intérêt, savaient si bien faire bon marché des préceptes coraniques sur l’usure que, selon la remarque d’un observateur de l’empire ottoman, en 1861, ils transformaient Dieu en Shylock (cité p. 156).
3. Pour la période contemporaine elle-même, Maxime Rodinson peut conclure les analyses qu’il lui consacre, en son chapitre V : «L’opposition fondamentale de l’Islam au capitalisme est un mythe, que la thèse soit bien ou mal intentionnée» (p. 166) ; quant à l’idéologie, «elle se révèle bien moins puissante à longue échéance que les exigences de la situation sociale, de la lutte des sociétés et des groupes sociaux pour le pouvoir maximum et la maximation des avantages et des privilèges de toutes sortes dont ils jouissent.» (p. 167-8).
L’entreprise se fait ici vigoureusement démystifiante et l’on ne peut que regretter de ne pouvoir donner un aperçu, même cursif, des analyses qui l’expriment. Disons que, comme les précédentes, elles tendent à récuser le principe, si souvent invoqué, d’une inaliénable spécificité. Il n’est pas jusqu’au «socialisme de l’Islam», d’abord prêché par les Frères Musulmans (p. 186) qui ne soit sujet à caution ; qu’il s’agisse de la «solidarité sociale» qui définirait, dans son originalité, ce socialisme «humaniste», ou de «la contrainte sociale» qu’évoquent, à son encontre, comme un trait non moins particulier, certains théoriciens occidentaux, dans les deux cas, les préceptes ne sont mis en avant que pour servir de justification rétrospective à des options actuelles, ainsi qu’il en va et qu’il en a été de même dans toute civilisation. Car, s’il n’y eut pas de voie proprement musulmane au capitalisme4 et si rien n’interdit «qu’il y ait dans l’avenir une voie marocaine, algérienne, égyptienne, arabe, turque, iranienne du socialisme, il est peu vraisemblable que leurs caractéristiques importantes doivent beaucoup à la religion musulmane» (p. 193).
4. Ramassant enfin dans une ample synthèse les enseignements de son enquête, Maxime Rodinson tente de les dépasser vers des considérations plus générales sur les idéologies. C’est ainsi que, sans aucunement sous-estimer l’importance mobilisatrice actuelle du «socialisme musulman», il note que «l’expansion de l’Islam a été infiniment plus fonction de facteurs sociologiques et purement événementiels (politiques, militaires, etc.) que de convictions idéologiques» (p. 196). Aux attardés de la phénoménologie de l’homo islamicus et de sa perdurable prégnance, le devenir historique, sous nos yeux, est en train de répondre, à travers les considérables progrès du socialisme dans tous les pays musulmans et les diverses formes de répression qui l’accompagnent. Et M. Rodinson rappelle justement que les marxistes «les plus grossièrement dogmatiques», au nombre desquels il convient qu’il se rangeait lui-même, avaient, sur la question fait preuve, il y a 15 ans déjà, de plus de perspicacité que les islamisants spécialistes (p. 220)5.
Aussi est-il, mieux que quiconque, autorisé, après avoir brossé un tableau très nuancé des affrontements d’idées en pays musulmans, à affirmer : «On ne peut penser le rôle de la religion musulmane en tant qu’idéologie (mobilisatrice ou non) à l’époque actuelle autrement que dans un contexte de luttes de classes. Le monde musulman est spécifique. Il n’est pas exceptionnel. Il n’échappera pas aux lois générales de l’histoire humaine. Son avenir est un avenir de luttes. Luttes de classes ou plus généralement de groupes sociaux, luttes de nations ou plus généralement de sociétés globales. On pourra atténuer ces luttes, les apaiser, leur faire adopter des formes de compétition pacifique. L’idéologue pourra planer au-dessus de la mêlée, s’en désintéresser, poursuivre ses recherches ou ses méditations en dehors ou au-delà de ces luttes, les déclarer sans importance. Les appels à Allah à l’âme musulmane, à la solidarité de l’omma traditionnelle ou de la nation pourront les masquer, toujours au profit de certains. Ils ne pourront les supprimer» (p. 235-6). La netteté d’une telle conclusion, qui nous paraît exprimer adéquatement le mouvement d’ensemble de la démonstration à laquelle s’attache Islam et capitalisme ne manquera pas de susciter bien des débats. Et passionnés. On ne saurait cependant lui contester le mérite d’appeler et de provoquer même, comme toute pensée authentiquement généreuse, à des confrontations où les anathèmes réciproques et les procès d’intention laisseraient enfin leur place à la rigueur de l’examen scientifique. Ainsi ce livre qui, dès sa première page, exprimait l’ambition de «servir», atteindra son but. Aucun de ceux que n’aveugle pas l’écran des idées toutes faites ne peut déjà plus l’ignorer.
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références
⇧1 | Editions du Seuil, Paris, 1966. |
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⇧2 | Il s’agit du prêt à intérêt. |
⇧3 | On se bornera ici à signaler l’intérêt que représenterait un recensement systématique des textes de Marx et Engels sur l’Islam, en renvoyant le lecteur au moins au précieux choix Sur la religion (Ed. Soc., Paris, 1960 : Lettre d’Engels à Marx du 24 mai 1853, p. 121 ; Lettre de Marx à Engels du 2 juin 1855, p. 123 ; la Contribution à l’histoire du christianisme primitif d’Engels et sa très remarquable note reproduite p. 311-312) et à l’extrait du cahier de notes de Marx sur l’ouvrage de Kovalevsky, publié dans La Nouvelle Critique, sous le titre Le système foncier en Algérie au moment de la conquête française (N.C., n° 109, sept.-oct. 1959, pp. 69-88). Une idée de l’abondance des travaux récents concernant les rapports du marxisme et de l’Islam a été donnée par J.P. Charnay qui, dans son Essai de biographie sur la question (apud Archives de sociologie des religions, n° 10, pp. 133-146), cite 189 ouvrages, sans compter les revues, les journaux et les brochures diverses. |
⇧4 | On exprimera cependant le regret que n’ait pas été plus grande la part faite à l’étude des facteurs qui bloquèrent l’évolution de la cité musulmane et l’empêchèrent d’atteindre au mode de production capitaliste (cf. p. 72, pour un aperçu). |
⇧5 | Les seuls travaux de W. Montgomery Watt suffiraient à mesurer le chemin parcouru depuis lors ; cf. notamment, déjà son étude de 1954, Economic and social aspects of the origin of islam (in The islamic quarterly, London, vol. I, juil. 1954, pp. 90-103 et son livre, paru en 1961, Islam and the integration of society (Routledge and Kegan Paul, London), dont M. Rodinson a donné un brillant compte-rendu (Une étude sur l’Islam, Archives de sociologie des religions, n° 15, 1963, pp. 137-143) ; se reporter aussi à l’important Bilan des études mohammadiennes, du même Rodinson (Revue historique, janv.-mars 1963, pp. 169-220). |