Valentin Schaepelynck, L’institution renversée. Folie, analyse institutionnelle et champ social, Paris, Éditions Eterotopia, 2018.
Dans L’institution renversée, Valentin Schaepelynck s’intéresse aux différents courants de l’analyse institutionnelle. Cette expression émerge dans les années 1960, selon deux perspectives différentes, sous la plume de de Félix Guattari et sous celle de Georges Lapassade. Le premier l’élabore au croisement de son implication à la clinique de La Borde, qui dès 1953, sous l’impulsion de Jean Oury et de François Tosquelles, devient un lieu emblématique du mouvement de la « psychothérapie institutionnelle ».
Sur la base d’une double référence à la psychanalyse et au marxisme, ce mouvement s’évertue à réélaborer l’institution de soin, en mettant en œuvre des dispositifs qui s’efforcent de destituer les relations hiérarchiques entre médecins, infirmiers et autres personnels de la clinique, et d’instituer des dispositifs dont la fin et d’assurer des relations entre soignants et soignés égalitaires et non répressives. Dans le cadre de cette psychiatrie émancipatrice, l’analyse institutionnelle apparaît déjà, comme l’exigence d’analyser collectivement et en permanence l’aliénation sociale des professionnels de la psychiatrie, la manière dont chacun a tendance à s’assujettir à un statut social figé et bureaucratique.
Psychanalyste et militant, Guattari élargit cette formule à l’ensemble des institutions du champ social : école, travail social, urbanisme, arts, mouvements culturels ou groupes politiques. Il s’agit à chaque fois d’introduire une transformation collective radicale, qui consiste en un réagencement, en une « révolution permanente » de ces espaces, qui engagent tout autant la vie quotidienne que le désir inconscient, et plus largement ce qu’il appelle la « production de subjectivité ».
De son côté, dans une perspective proche mais divergente, Lapassade élabore l’analyse institutionnelle à partir d’une critique interne des dispositifs de la psychosociologie nord-américaine, qui autour des travaux de Kurt Lewin et de ses disciples notamment, prétendent « démocratiser » les relations humaines. Il met en évidence que ces techniques, d’inspiration « démocratiques » et « horizontales », reprises autant par des cadres industriels que par des militants syndicaux, oublie les institutions qui orientent et norment la vie de ces groupes : horaires, circulation de l’argent, relations asymétriques de pouvoirs et de décision.
Par la suite, avec le sociologue libertaire René Lourau, il élabore l’analyse institutionnelle d’une part comme une recherche-action radicale et critique, d’autre part comme une conceptualisation originale de l’institution comme conflictualité dynamique entre pratiques instituantes, ordre institué et processus d’institutionnalisation.
L’analyse institutionnelle n’est pas seulement une technique ou un courant sociologique : elle est aussi ce qui arrive aux institutions, lorsque des événements analyseurs viennent mettre en évidence les conflits et les lignes de fuite qui les traversent. L’extrait suivant s’intéresse notamment au concept de contre-institution. Développé par René Lourau, celui-ci renvoie à la possibilité d’inventer des institutions contestataires, « alternatives », voire révolutionnaires, et dont il est nécessaire d’interroger le rapport aux institutions dominantes.
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Comme on l’a vu, René Lourau se veut critique, à la manière de Robert Castel, du psychanalysme de la psychothérapie institutionnelle[1]. Selon eux, ce psychanalysme discrédite autant ce mouvement qu’il en trahit les promesses de départ, qui ne le vouaient aucunement à cette perspective. Mais à la différence de Castel, Lourau n’est pas moins critique vis-à-vis d’un certain sociologisme, tout aussi oublieux, selon lui, des enjeux politiques de l’institution :
« L’institutionnalisation des forces sociales dans des formes qui les nient est le point aveugle des sciences sociales. L’institution, comme le dit Castoriadis, signifie le débordement constant du social-historique par rapport à ce qui est censé être connu dans le domaine des sciences de la société (…) L’institution, c’est le processus par lequel naissent des forces sociales instituantes qui finissent souvent par constituer des formes sociales juridiquement codées, fixées, instituées. L’ensemble du processus, c’est l’histoire, succession, interférences, mélange de forces contradictoires travaillant tantôt dans le sens de l’institutionnalisation, tantôt dans le sens de la désinstitutionnalisation. Tantôt dans le sens de l’imposition, du renforcement, du maintien des formes ; tantôt dans le sens de la dissolution, du dépérissement, de la mort des formes. »[2]
Pour Lourau, si comme pratique d’intervention, l’analyse institutionnelle se confronte à des enjeux qui sont ceux des interactions décrites par les microsociologies, elle a tout de même affaire, plus globalement, à ce que Castoriadis appelait « l’institution imaginaire de la société »[3]. Ce qui s’éprouve empiriquement à travers l’enquête socianalytique[4] doit donc monter en généralité, pour s’intéresser au mélange de forces contradictoires qui traverse aussi bien une association, un club de foot, qu’une révolution ou un mouvement artistique, l’expérience autogestionnaire de LIP comme l’autodissolution des avant-gardes ou les millénarismes du Tiers-Monde. Les séquences révolutionnaires, « périodes chaudes », démontrent la possibilité d’une analyse institutionnelle faite par tous, les « masses » analysant alors elles-mêmes directement leurs propres institutions, avant que ne leur succèdent ces « périodes froides », durant lesquelles opère la négation du social instituant et de sa capacité transformatrice.
Ces périodes froides, ces « années d’hiver » indiquent pour lui, au-delà d’une dialectique historique générale, la prégnance de l’Etat comme principe d’équivalence et la difficulté d’en finir avec lui. Les formes sociales semblent en effet toujours tendre à adopter la courbure étatique des institutions existantes, comme si elles ne parvenaient pas à élaborer une autre manière de concevoir l’institutionnalisation. A la fin des années 1970, Lourau s’interroge sur cette aimantation étatique, sur cet « Etat-inconscient » :
« Toute forme sociale s’institutionnalise, quand l’Etat garantit juridiquement et politiquement l’équivalence de cette forme avec les autres formes existantes. C’est la loi de la valeur non pas transposée de l’économie à la politique, mais perçue dans sa source politique, dans le lieu où la force suprême crée, maintient ou interdit des formes ; où la forme totalitaire impose la force de la loi et la loi de la force. L’Etat apparaît alors comme forme incréée, seule détentrice de la légitimité[5]. »
Les institutions tiennent donc leur légitimité de l’Etat, lequel est la source du politique et de la division sociale. L’anthropologie de Clastres l’avait affirmé déjà : l’émergence de l’Etat détermine celle des classes[6]. Dès lors, tout économisme qui refoule cette « loi de la valeur politique » se condamne à dépolitiser la lutte des classes elle-même, à la vider de ses enjeux de pouvoir, de ses clivages et de ses asymétries, des normes et des dispositifs qui agencent les rapports sociaux. Mais d’autre part, toute réalité institutionnelle reste inintelligible sans le mouvement d’institutionnalisations dont elle est l’effet et la cristallisation. Lourau s’appuie sur Wilhelm E. Mühlmann et son travail sur les messianismes révolutionnaires du Tiers-Monde pour montrer que toute institution ne se développe que grâce à l’échec de sa propre prophétie[7]. Il tire de là un « effet Mühlmann », compris comme « le processus par lequel des forces sociales ou marginales, ou minoritaires, ou anomiques (ou les trois à la fois) prennent forme, sont reconnues par l’ensemble du système des formes sociales déjà là ». La transformation des avant-gardes en académisme, des groupes religieux minoritaires en religion établie illustrent, parmi d’autres, l’action concrète et puissante de cet effet (…) ; l’« effet Mühlmann » contredit l’interprétation de la dégénérescence des révolutions en termes de « récupération » ou de « trahison », manière superficielle de traiter un problème beaucoup plus difficile et récurrent, qui est celui de ce qui se passe lorsque les forces sociales se transforment en formes sociales, et du ou des principes autour desquels s’opère cette stabilisation. L’institution n’est pas un problème qui se révélerait soudainement au bout de l’insurrection et de sa récupération. La bureaucratisation, qui doit se comprendre à partir de l’institutionnalisation et non l’inverse, renvoie à l’action inconsciente de l’Etat comme onde centripète, force d’aimantation qui se subordonne la totalité du social, mais aussi de notre vocabulaire, de nos perceptions et de nos rêves.
La mise à jour d’une domination, d’une violence symbolique systémique ne suffit cependant pas. Si cette subordination a tant besoin de ce refoulement des forces instituantes pour se légitimer sur le modèle d’une forme sociale toujours déjà-là, incréé, c’est que l’institué est le résultat toujours instable et provisoire d’une conflictualité. L’institutionnalisation n’est pas seulement rationalisation, mais un mouvement dynamique, contradictoire, celui de la fabrique de l’institution dans sa quotidienneté, ses rapports de forces, ses compromis passés avec les pouvoirs établis : « genèse inavouable, truquée, dissimulée – le cadavre dans le placard », « tantôt sacrée, tantôt violemment contestée, mais jamais honteuse », honte qui surgit seulement « quand se pose la question : comment en est-on arrivé là »[8], ou qu’est-ce qu’on fout là ? Elle se donne à penser comme un mélange de forces, de conservation et de dissolution, qui comme tel, peut tout à fait sauter. En cela, l’institution n’est ni une malédiction, ni une excédence du social qui se confondrait avec une irrémédiable domination. On peut dire que Lourau s’accorde sur ce point avec Castoriadis lorsque celui-ci affirme que « l’aliénation n’est ni l’inhérence à l’histoire, ni l’existence de l’institution comme telles », mais qu’elle « apparaît comme une modalité du rapport à l’institution, et par son intermédiaire, du rapport à l’histoire », et que c’est donc « cette modalité qu’il nous faut élucider, et, pour cela, mieux comprendre ce qu’est l’institution »[9].
En ce sens, ce sont bien différentes modalités du rapport à l’institution que Lourau essaie de dégager. Elles renvoient elles-mêmes à différents modes d’action : mode d’action institutionnel, anti-institutionnel, non-institutionnel et contre-institutionnel[10]. Tous les quatre renvoient à différentes manières de se rapporter au problème de l’institutionnalisation.
Le mode d’action institutionnelle désigne toute pratique dont les effets, les intentions, ou encore l’idéologie, s’intègrent au fonctionnement normal de l’institué et en renforcent le principe d’équivalence : « actions légales » ou « tolérées selon la conjoncture politique générale », même oppositionnelles ou révolutionnaire, mais dont la plus grande partie de l’activité se développe dont le contexte de la politique telle qu’elle est légitimée et reconnue par l’Etat et son principe d’équivalence, son ordre normatif et juridique. Le mode d’action non-institutionnelle recouvre des réalités différentes, qui peuvent aller de « de l’illégalité clandestine à l’illégalité manifeste », en passant par la délinquance, la lutte armée, la grève sauvage, mais aussi prendre pour forme la non-participation, la désertion, l’absentéisme, et toutes formes de « refus de l’institution qui consistent à la nier en l’abandonnant d’une manière ou d’une autre, et en affaiblissant par conséquent le consensus sans lequel, littéralement, elle se vide ». Le mode d’action anti-institutionnelle, à ne pas confondre avec le précédent dont il peut sembler proche, va s’opposer radicalement à toute institution comme étant a priori mauvaise, car confisquant toujours l’énergie sociale instituante. Ce mode se rencontre dans les différentes versions de la pensée et de la pratique anarchiste, du socialisme conseilliste, et plus généralement à travers toutes sortes de mouvements qui se défient de toute représentation. Il rabat systématiquement l’institutionnalisation sur une reproduction de la domination et de la division du pouvoir étatique, sur un échec programmé de la prophétie initiale. Enfin, le mode d’action contre-institutionnelle caractérise des expériences de vie collective, des formes d’action politique qui se structurent et s’institutionnalisent comme critique en acte de l’institué. Ces institutions, souvent éphémères et fragiles, posent à partir de tout un ensemble d’expériences concrètes « une alternative pratique, une exigence de désertion des institutions actuelles et une mise à l’épreuve hic et nunc des principes qui alimentent la critique révolutionnaire ».
Ces quatre modes sont schématiques. Ils peuvent saisir un même collectif à différents moments, et eux-mêmes, comme modes d’action, peuvent tout à fait glisser de l’un à l’autre. Du non-institutionnel au contre-institutionnel, la frontière peut devenir très poreuse, en particulier dans le cas d’une illégalité manifeste et assumée comme la « grève sauvage », ou quand des formes de délinquance ou de banditisme s’amalgament à des formes de contestation politique ; de l’anti-institutionnel à l’institutionnel, la distance se réduit également, lorsque le refus de toute institutionnalisation et « la surpolitisation du gouvernement direct » fait « place à une dépolitisation par rejet de l’idée d’une implication quelconque dans le processus d’institutionnalisation », laissant un vide dans lequel le retour de l’institué peut s’engouffrer.
Il ne s’agit donc pas pour Lourau de condamner par avance toute cristallisation, toute structuration de l’action politique ou encore toute verticalité comme oppressive a priori, mais d’explorer la pluralité de ces modes de cristallisation et de leur refus, ainsi que les répertoires d’action qu’ils sédimentent au cours de l’histoire. Se refusant à toute « diabolisation » de l’institution, il montre ainsi de quelle manière une certaine complexion anti-institutionnelle peut, parfois non intentionnellement, nourrir le déni de nos implications sociales et politiques. Sur une conception purement fonctionnaliste de l’institution peuvent se rejoindre les positions les plus radicales comme les plus réformistes. Ni l’opposition de principe à toute forme d’institution, ni le légitimisme et le légalisme, ni non plus la marginalité ou l’illégalisme en soi ne permettent de rendre intelligible la dialectique institutionnelle. D’un autre côté la critique radicale, le refus ou la désertion de l’ordre institué peuvent tout à fait, quand ils s’en donnent les moyens et la tâche, produire des formes d’organisation qui assument la nécessité de prendre en charge la distribution du pouvoir, l’organisation sociale et ses pesanteurs, l’exigence d’élaborer d’autres critères que ceux du principe d’équivalence étatique.
C’est sans doute là que les contre-institutions introduisent une forme particulière d’analyseur et de conflit. Les expériences autogestionnaires, qui en sont une modalité, ne prennent pas seulement leur sens à partir de l’affirmation de programmes ou de modes alternatifs de régulation sociale. Elles naissent et commencent souvent difficilement, dans un contexte gouverné par une « hétéro-gestion » hostile à l’autonomie dont elles défendent le principe. Lourau repère dans la Commune de Paris l’émergence d’une dimension contre-institutionnelle, en particulier dans la manière dont les révolutionnaires se pressent de proclamer et d’appliquer « les principes du droit que la bourgeoisie n’utilisait que pour mieux camoufler la réalité de sa domination » :
« Alors que les institutions de la société bourgeoise se servent du parlementarisme pour assurer la délégation de pouvoir et son abandon auprès de la classe politique, les contre-institutions sont fondées sur l’autogestion sociale des affaires publiques. Le principe des assemblées renouvelables et révocables en permanence, issu du mouvement révolutionnaire et de ses théoriciens les plus ‘‘utopiques’’, est, remarquons-le, le principe même des conseils ouvriers qui apparaîtront en Europe au XXème siècle (Russie, Allemagne, Hongrie, Italie, Espagne, etc.). Une autre caractéristique des contre-institutions contribue à mettre au jour et à analyser en permanence la négativité contenue dans toute forme de régulation sociale, c’est-à-dire dans toute source du pouvoir : il s’agit de la suppression de l’armée permanente et de son remplacement par une milice populaire directement contrôlée par les assemblées communales. Ainsi l’armée, pas plus que la bureaucratie, n’est plus la base objective, matérielle, de l’ordre établi et des institutions. »[11]
Le geste qui destitue les formes politiques dominantes institue en même temps des formes d’organisations hétérogènes à l’ordre dominant et à sa division du travail. Les institutions internes, que le mouvement met en œuvre, se confrontent aux institutions externes de l’ordre établi. A partir de cet espace de confrontation s’éprouve la différence et le conflit entre l’instituant et l’institué, que ce soit lors de crises politiques de grande ampleur et de laboratoires socio-historiques comme le moment communard ou la révolution française, ou à partir de contextes locaux et plus délimités, et qui peuvent être très hétérogènes.
C’est ainsi que l’étude par Gérard Althabe du tromba[12] offre à Lourau une illustration de ce que peut être une contre-institution. Rite de possession nocturne ayant fait son apparition à Madagascar après l’Indépendance, recrutant parmi ses initiés des populations agricoles qui se sont révoltées contre la colonisation française en 1947, le tromba consiste dans des cérémonies où se théâtralise de multiples manières la domination des anciens colons, remplacés désormais par l’administration malgache. A travers ce rite s’actualise l’oppression ancienne et nouvelle, « la libération vis-à-vis de cette oppression sur le mode de l’imaginaire ». Lourau note que ce rite « introduit une structure conflictuelle et oppositionnelle dans l’histoire du pays ». Comme forme de contestation, il ne se ramène pas au début d’un mouvement révolutionnaire et ne s’inscrit pas non plus « dans le cadre d’une organisation politique au sens européen du mot » : il se donne plutôt comme « un instrument de lutte contre l’Etat et les institutions existantes » qui ne cesse jamais d’être lui-même une institution, faisant de l’imaginaire le lieu d’une opposition structurée et ritualisée à la fois contre la religion indigène, le christianisme importé et l’idéologie étatique. A travers cet univers cérémoniel des rites de possession, où les dimensions idéologiques, économiques et politiques s’articulent et se parlent mutuellement dans un langage qui « est celui des rapports sociaux réels dans les communautés villageoises de la côté orientale de Madagascar », l’institution du tromba se définit « par ses rapports agonistiques avec l’ensemble du système institutionnel malgache ». En cela, elle bien une contre-institution[13].
Loin de Madagascar et au premier abord de l’ethnologie, Lourau voit dans l’expérience conduite par et autour de Basaglia[14] en Italie un « déplacement » radical du concept d’institution qui est aussi un déplacement contre-institutionnel et agonistique du concept de politique. Le rapport sur l’hôpital de Gorizia, L’institution en négation, établit la nécessité pour le professionnel de santé mentale de prendre conscience de la négativité de l’institution psychiatrique : celle-ci nie concrètement et quotidiennement les valeurs universalistes et la modération des contraintes institutionnelles que la société libérale prétend assurer. Les contre-institutions sont la négation concrète de cette négation elle-même :
« grille de groupes, de réunions, de rencontres entre les catégories qui normalement sont isolées institutionnellement par le mur de la séparation entre santé et maladie, entre liberté d’action et suppression de la liberté, entre exercice normal de la puissance libidinale et répression de la puissance libidinale, entre soignants médecins et soignants infirmiers, entre chargés des soins et chargés de l’administration », conduisant ainsi à un « hôpital ‘‘ouvert’’, régi par des normes non-répressives et dirigé par une équipe qui se livre explicitement au renversement institutionnel. »[15]
Cette critique en acte vise non seulement la dénonciation des « institutions totales », de ce que Basaglia appelle les « institutions de la violence » dans leur dimension répressive, mais à rendre visible la contradiction entre les prétentions d’universalisme libéral et ce qui se fait concrètement dans des lieux d’enfermement et de ségrégation. Elle cherche ainsi moins à révéler le caractère mystifié de l’idéologie dominante qu’à explorer cette contradiction et les possibilités de transformation qu’elle indique, moins à contester radicalement un pouvoir institué qu’à déplacer et à renverser une définition de l’institution qui vide celle-ci de sa conflictualité. Dans la mesure où toute institution n’est jamais rien d’autre qu’un mélange de forces, d’instituant et d’institué, d’imaginaire radical et de compromis, toute synthèse consensuelle est dénégation du politique.
Du tromba à la critique en acte de la psychiatrie, l’hégélianisme de Lourau, s’il y en a un, rejette toute synthèse surplombante, et retient du conflit dialectique ce qui permet d’introduire du trouble dans la belle totalité harmonieuse des organisations sociales. L’analyse institutionnelle n’épargne pas les formes d’opposition radicale à l’ordre établi. Celles-ci génèrent leur propre institutionnalisation, ce que manquent d’apercevoir modes d’action anti-institutionnelle et non-institutionnelle. Avec Lapassade et Lourau, l’autogestion ne doit pas seulement devenir une « bonne pratique » du socialisme démocratique mais rester un « instrument analytique et de lutte contre l’ordre institué », qui « agit (…) dans le sens de ce qu’en physique ou en biologie on appelle un analyseur », en ce qu’elle produit « une information, un savoir (social) sur le fonctionnement et les contradictions du système »[16]. Lorsqu’elle cesse d’être un analyseur, à la fois de l’institué mais aussi d’elle-même comme contestation et tentative de prendre en charge la transformation radicale de cet institué, elle n’est plus qu’une manière de plus d’agencer plus ou moins efficacement et pacifiquement les rapports sociaux.(…)
A propos de sa tentative autogestionnaire à Royaumont en 1962, Lapassade constate ainsi que cette expérience a eu pour effet, et que c’est son ambiguïté, à la fois d’accroître la contestation des systèmes bureaucratiques et « de fournir en personnel la nouvelle couche dirigeante, de moderniser la bureaucratie », si bien « le stage de formation d’inspiration psychosociologique et autogestionnaire participe de l’ambiguïté de toutes les entreprises nouvelles de la société moderne : il porte à la fois en germe à la fois le règne de la bureaucratie moderne et le dépassement de cette bureaucratie »[17]. Lourau de son côté fait remarquer lui aussi la prégnance et le pouvoir de séduction d’un management réformateur, en particulier à l’université, où
« les revendications pour une participation et un contrôle étudiant à la gestion des œuvres et de l’activité pédagogique (…) rencontrent les limites strictes de toute revendication moderniste ».
La question se pose également aussi sur le terrain de l’entreprise, dans la mesure où les expériences de participation des salariés concernent « moins la gestion que le fonctionnement » des organisations, ce qui amène à mettre entre parenthèse non seulement le problème de la production, mais celui de la « séparation du profit ». Une perspective « libérale » trouvera ainsi volontiers « dans l’autogestion quelque chose qui peut accroître le rendement et pourquoi pas arranger bien des problèmes sur le plan social », là où celle-ci devait au contraire permettre un véritable « droit de regard sur la gestion des gestionnaires » elle-même[18] (…)
Ainsi, pour que l’autogestion ne dérive pas vers une simple autorégulation harmonieuse et consensuelle, dont toute conflictualité politique serait purgée, elle doit se penser comme un processus qui doit pouvoir apprendre et en quelque sorte se nourrir de sa propre capacité de subversion et de destitution : en apprenant à gérer collectivement et autrement la division et la distribution sociales du savoir et du travail, ses acteurs renversent le fonctionnement des normes et des institutions dominantes tout autant qu’ils en font apparaître et en analysent les normes et les pratiques. Autrement dit, l’autogestion vient analyser en quoi consiste toute institutionnalisation, y compris celle qui la saisit. Pour être pleinement cohérente, elle doit déboucher sur une autoanalyse des conflits et des contradictions dont elle-même est traversée. Elle est indissociable d’un projet analytique qui découvre dans l’institution non seulement le nom d’une stabilisation, d’une forme fixe ou d’un fait social, mais celui d’un mélange et d’une confrontation de forces et de normes socio-historiques. Le geste qui destitue ne se définit pas seulement dans le sens d’une autonomie glorieuse, mais à partir d’une incontournable relation de tension avec ce qu’il destitue, relation de différence, de mimétisme, d’écart, ou de rupture. Dans la mesure où il ne peut faire autrement que d’entrer dans un processus d’institutionnalisation, il devra tenter au maximum d’en conjurer les effets oppressifs et assujettissants. Tout geste instituant doit en premier lieu s’efforcer de conjurer son propre renversement.
[1] Dans Le psychanalysme, Maspero, 1973, le sociologue Robert Castel affirme que la psychanalyse refoule son rapport au politique et aux relations de pouvoir que son dispositif met en œuvre.
[2] René Lourau, L’Etat inconscient, Editions de Minuit, 1978, p. 64.
[3] Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.
[4] Par « socianalyse », Georges Lapassade et René Lourau entendent l’analyse institutionnelle en situation d’intervention auprès d’un commanditaire, dont ils s’évertuent à détourner la commande afin de faire apparaître des conflits « analyseurs » de l’institution, qui viennent en mettre en évidence les non-dits, les lapsus.
[5] René Lourau, L’Etat-inconscient, op. cit. p. 187.
[6] Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Editions de Minuit, 1974.
[7] Wilhem E. Mühlmann, Messianismes révolutionnaires du Tiers-Monde, Gallimard, 1968.
[8] R. Lourau, L’Etat-inconscient, op.cit., p. 88.
[9] C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit, p. 170.
[10] R. Lourau, « Analyse institutionnelle et question politique », L’Homme et la société, n°29-30, 1973 ; La Clé des champs, Anthropos, 1997. Dans certains textes, Lourau fait des modes d’action non et contre-institutionnel des déclinaisons particulières du mode d’action anti-institutionnel, mais progressivement, il distingue chacun de ces modes spécificité et nous reprenons cette distinction, qui nous paraît plus claire et pertinente.
[11] R. Lourau, « La Commune, un laboratoire historique », in Autogestion et socialisme, n°15, 1971, p. 14.
[12] G. Althabe, Libération et oppression dans l’imaginaire, Maspero, 1969.
[13] R. Lourau, « Pour une sociologie des contre-institutions », L’Homme et la société, n°1, 1970, pp. 282-286.
[14] Franco Basaglia (1924-1980), psychiatre italien, qui a conduit une expérience radicale et collective dit de lutte contre l’institution psychiatrique, menant à, travers la destruction de l’asile, à la désinstitutionnalisation de la psychiatrie. Entre cette perspective (que Robert Castel n’a pas manqué de louer) et celle de la psychothérapie institutionnelle, des divergences importantes se sont exprimées, autour notamment du rapport aux rapports entre soin et politique, entre politique et psychanalyse, voir VS, L’institution renversée, pp. 96-102.
[15] R. Lourau, « Pour une sociologie des contre-institutions », L’Homme et la société, n°17, 1970, p. 293.
[16] R. Lourau, « La Commune, un laboratoire historique », in Autogestion et socialisme, op.cit, p. 16.
[17] G. Lapassade, L’analyseur et l’analyste, Gauthiers-Villars, 1971, p. 85.
[18] R. Lourau, « L’autogestion et les managers », Autogestion, n°2, 1967, p. 75.