A lire : des extraits de « Le moment politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France » de Massimo Prearo

Massimo Prearo, Le moment politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France, PUL, 2014: 

Extraits tirés du chapitre 4 « Naissance d’un mouvement homosexuel », p. 135-188.

 

L’homosexualité comme mouvement

À la suite de la disparition des mouvements homosexuels révolutionnaires, on assiste, au milieu des années 1970, à une reconfiguration des groupements homosexuels autour de la notion même de mouvement. Plusieurs indicateurs laissent entendre à quel point le changement d’époque est exprimé dans les termes d’une entrée dans l’histoire au temps présent, et d’une volonté d’entrer dans l’histoire par la mise en place d’actions qui visent l’établissement d’une politique au temps présent. L’expression entrer dans l’histoire apparaît, par exemple, dans un échange paru dans le premier numéro du journal Les femmes s’entêtent :

La question c’est : qu’est-ce que c’est un journal ? Pourquoi faire un journal ?

« Entrer dans l’histoire » !!!?

C’est pas entrer dans l’histoire, c’est entrer à la Bibliothèque nationale. Il faut déposer 5 exemplaires à la BN. […]

« Les femmes apparaissent dans l’histoire » !!! (Non signé, 1975, p. 2)

Entrer dans l’histoire ne signifie nullement que l’action de ces mouvements n’avait pas d’accroche historique, ou qu’elle flottait dans une inconsistance temporelle éphémère, mais plutôt que l’action militante ne se figure plus qu’en fonction de son actualisation au présent. Le mouvement comme discours d’institution politique de l’homosexualité constitue de ce point de vue la représentation de la continuité historique et politique qui solidarise d’un seul coup les expériences passées, présentes et à venir de l’homosexualité. L’émergence de la notion de mouvement constitue ainsi le phénomène majeur qui ouvre, pour la période contemporaine, une dimension spatiotemporelle à l’intérieur de laquelle, abstraction faite des différences constitutives, les groupes gais et lesbiens se représentent leur action comme l’institution historique, sociale et politique de l’homosexualité au présent, sous la forme d’un mouvement. Si Arcadie et le FHAR inscrivaient leur action respectivement dans le passé et dans l’avenir, procédant de la sorte à une infiltration du passé et de l’avenir dans le présent, avec les premières actions menées par les Groupes de Libérations Homosexuels (GLH), on assiste à une opération stratégique inverse, par laquelle c’est le présent qui s’infiltre dans le passé et dans le futur.

Deux actions en particulier sont porteuses de cette irruption du présent. C’est le journaliste de la revue Don, Gille Saints, qui les invoque pour introduire un entretien avec les membres du GLH. Il affirme d’ailleurs que c’est pour expliciter la signification de ces deux actions que l’entretien a lieu :

Si nous avons cru utile de nous adresser au GLH, c’est d’abord parce qu’il s’est affirmé publiquement, en particulier, au cours de cette année et qu’il a été victime à deux reprises de la répression sociale de l’homophilie. Le 27 avril 1975, une délégation du groupe tente de déposer une gerbe au monument des déportés au nom de tous les homophiles morts dans les camps nazis. Intervention de la police : les homophiles, victimes du génocide nazi, doivent être oubliés […] Seconde tentative également avortée : le défilé du 1er mai 1975. Pour la CGT, les homophiles ne sont sans doute jamais ouvriers ni employés ni syndicalistes ? […] Au nom d’une politique qui rappelle le temps de Joseph Staline, des membres de la CGT ont agressé physiquement les représentations du GLH après avoir déchiré leur banderole et avant de les chasser de leurs rangs. (1976, p. 6)

Ces deux actions visent directement à construire une continuité historique en se référant à la dimension de la mémoire, dans le premier cas, et à la dimension de la tradition, dans le second. Dans le premier cas, il s’agit d’inscrire dans la mémoire du passé la présence des luttes homosexuelles, la répression d’aujourd’hui étant l’expression atavique de la répression d’hier, la lutte contre la répression au présent nécessitant donc de s’attaquer de front à la répression du passé. Dans le deuxième cas, il s’agit d’inscrire la lutte homosexuelle dans la tradition de l’action syndicale dans le but précis d’attribuer une intelligibilité aux luttes actuelles en les faisant rentrer dans le cadre paradigmatique de la politique traditionnelle.

Le refus des autorités « institutionnelles » garantissant la mémoire historique (les commémorations de la déportation) et la tradition politique (les défilés du 1er mai) d’intégrer la « question homosexuelle » constitue une étape décisive et fondatrice de ce moment d’institution politique de l’homosexualité en mouvement. Jean L. (Le Bitoux) remarque lui-même au cours du même entretien :

Nos actions du 1er mai ou du 27 avril peuvent donner l’impression qu’on se situe politiquement à gauche (dans le sens traditionnel du mot), mais en fait, et depuis 1968, beaucoup de gens mènent une lutte « politique », non dans le sens de la lutte de classes, mais sur le plan de leur vie quotidienne : manifestations d’autocontestation de l’existence de tous les jours, etc. (Saints, 1976, p. 9)

Ces épisodes d’exclusion marquent un virage chez les militant.e.s homosexuel.le.s qui, à partir de cette année 1975, s’engageront dans la voie du militantisme homosexuel, stricto sensu, se détachant du référentiel de la politique traditionnelle. Ce refus de se situer « politiquement à gauche (dans le sens traditionnel du mot) » et la définition d’un nouveau type de lutte « politique » constituent le point d’émergence au présent de nouvelles problématiques militantes, que les notions d’identité et de communauté viendront renforcer et approfondir entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Ce sont deux discours d’autonomisation du militantisme homosexuel qui constituent, pour ainsi dire, un « manifeste » pour un mouvement homosexuel autonome. Né des cendres du passé et de l’avenir et solidement ancré au présent, ce nouveau mouvement homosexuel se définit en ce moment 75 moins par les objectifs visés que par sa condition de mouvement autonome naissant et dont la mise en forme politique représente une condition sine qua non du militantisme de l’époque. La faillite des actions du 27 avril et du 1er mai 1975 constitue la date de naissance du mouvement homosexuel comme mouvement social autonome.

Un deuxième indicateur est sans doute l’apparition dans le numéro de septembre 1975 de la revue Arcadie de la dénomination d’Arcadie comme « mouvement homophile ». Selon les mots de Baudry lui-même : « C’est donc dire que sans afficher et proclamer ce titre de Mouvement homophile de France, Arcadie entendait bien l’être » (1975a, p. 418). Et d’ajouter quelques pages plus loin, dans un autre article :

Il y a vingt-trois ans maintenant, j’ai créé Arcadie qui n’est pas seulement une revue littéraire et scientifique, mais qui est aussi un « Mouvement », une « Association » d’homosexuels français, groupant des hommes et des femmes. (1975b, p. 424)

La notion de mouvement semble centrale aux yeux de Baudry parce qu’elle dit l’inscription dans un présent qui introduit une continuité temporelle et donc une stabilité historique à l’action militante au présent. En 1985, Claudie Lesselier, une des fondatrices des Archives lesbiennes, résume cette problématique en mettant en évidence l’enjeu de l’affirmation d’une inscription historique qui ne puise pas dans le passé ou dans l’avenir un cadre de référence pour l’action au présent, mais fonde le référentiel historique comme radicalement présent :

Ainsi se développe un mouvement de réflexion sur sa propre histoire personnelle ou collective et le contexte dans lequel elle a lieu (récits de « coming out » dans les années 50, expérience en tant que lesbienne noire, juive, blanche, ouvrière, etc.), un mouvement qui est dans une large mesure un enrichissement à notre compréhension du lesbianisme et précisément de son insertion dans l’histoire. (1985, p. 29)

La fondation d’un mouvement homosexuel est donc, au milieu des années 1970, une préoccupation majeure des groupes homosexuels. Le « Manifeste du GLH de Rennes » indique, par exemple : « Notre groupe entend lutter pour la libération de l’homosexualité des hommes et des femmes. […] Notre but est de lutter efficacement contre l’oppression en construisant un mouvement fort et structuré » (Non signé, 1976a, p. 3, je souligne). Dans le même numéro du journal Agence Tasse, la présentation de la tendance « groupes de base » des GLH avance cette volonté de « création d’un mouvement de masse, rassemblant les homosexuels femmes et hommes, décidés à lutter sur tous les plans pour l’amélioration de leur condition d’existence et la répression » (Non signé, 1976b, p. 6, je souligne). La fondation d’un mouvement homosexuel « fort et structuré » ou « de masse » s’entend dès lors comme une stratégie militante d’inscription dans un ici et maintenant politique.

C’est un basculement par lequel l’institution politique de l’homosexualité en mouvement acquiert une valeur historique de fondation du temps présent et produit donc une possibilité d’action collective susceptible d’intervenir sur les conditions d’institution de la société et d’en modifier la portée et le contenu. La fondation du mouvement en tant que mouvement historique implique en même temps pour ces groupes l’émergence de problématiques d’action nouvelles et de thématiques militantes inédites.

Territoires de l’homosexualité et espaces militants

L’investissement politique du temps présent se traduit notamment par une dynamique de territorialisation de l’homosexualité qui, bien loin de représenter un enfermement ou une « ghettoïsation » consciemment ou inconsciemment choisis ou subis, renvoie au contraire à la mise en marche d’une distribution, d’une organisation, d’un agencement de l’homosexualité dans l’espace social. Ce qui aboutira à la création dans toutes les plus grandes villes françaises de lieux associatifs gais, de gay centers et de lieux lesbiens non mixtes. Dans l’encart de présentation de la revue Don, Pierre Hahn, rédacteur en chef adjoint, formule cette dynamique de territorialisation :

Don est une revue internationale homophile faite par des homophiles à l’intention des homophiles et de tous ceux que le fait homophile intéresse, sans distinction de sexe, d’orientation sexuelle, de race ou de nationalité. Considérant que l’homophile est un aspect de l’amour humain aussi digne de respect que n’importe quel autre, l’un des buts essentiels de Don est de promouvoir une véritable communauté homophile ouverte sur le monde extérieur et non repliée en ghetto. (1975, p. 3, je souligne)

La sémantique spatiale que résument les notions d’intérieur et d’extérieur renvoie à des territoires séparés : le territoire de l’homosexualité, ressenti comme intérieur, et le territoire d’interdiction de l’homosexualité, ressenti comme extérieur. Précisément, le territoire de l’homosexualité se construit comme cet espace de production d’une politique de l’homosexualité en mouvement. Dans ces territoires, le mouvement déploie son action, et à l’intérieur des frontières de cet espace, le militantisme homosexuel se construit et se pense comme mouvement. Mais l’espace intérieur de l’homosexualité n’est pas un espace inclusif ou exclusif, un espace à l’intérieur duquel migrer afin de se protéger des dangers extérieurs. Ce n’est pas non plus l’espace à l’intérieur duquel on est confiné ou, en tout cas, pas seulement. Ces territoires de l’homosexualité s’entendent comme des espaces d’institution politique de l’homosexualité à l’intérieur desquels le discours militant réalise à la fois son inscription temporelle dans le présent, son « entrée dans l’histoire » et son inscription dans l’espace social, dans un ici et maintenant politique qui vise à transformer le réseau serré des rapports de force et de pouvoir qui le structure.

Le militantisme féministe et lesbien a été particulièrement productif de cette politique de l’espace au temps présent. En janvier 1978, un numéro spécial de la revue féministe Sorcières est consacré à la thématique « Espaces et lieux », que le texte introductif exprime comme une réflexion qui se situe dans la dimension aussi bien temporelle que spatiale : « Il est venu le sentiment qu’ont les femmes des lieux et de l’espace, comment elles y vivent le temps, comment s’y construit leur histoire » (Non signé, 1978a). Mais encore, dans le premier numéro de la revue Quand les femmes s’aiment…, par exemple, on peut lire : « Un journal de lesbiennes pour faire quoi ? », « se créer une mémoire… se créer un espace, un espace les- bien… quoi ! » (Non signé, 1978b, p. 2)

Du côté du militantisme homosexuel, la rupture des GLH en différentes tendances illustre de manière significative cette pensée d’une division identitaire de l’espace social. Pour la tendance majoritaire du GLH-PQ :

La prise de conscience par les homosexuels de leur oppression et la volonté de lutter contre elle se sont d’abord manifestées par l’affirmation d’une identité homosexuelle, [mais] nous commencions à découvrir qu’en nous regroupant sur la seule base de notre homosexualité nous risquions fort de reproduire simplement entre nous le ghetto auquel nous voulions échapper, de n’aboutir qu’à son aménagement. (GLH-PQ, 1976a, p. 11)

Or, affirment les auteurs de cette tribune :

C’est tout le contraire que nous voulons : intégrer l’homosexualité dans le corps social, comme une composante à part entière de la sexualité humaine. C’est pourquoi le GLH-PQ s’est détaché, en décembre dernier, du GLH-Groupe de base qui cherche avant tout à regrouper les homosexuels et s’adresse en priorité au ghetto homosexuel. (p. 11)

La faillite des actions du GLH des 27 avril et 1er mai 1975 a contribué à renforcer ce clivage intérieur/extérieur et à orienter l’action des groupes vers la création d’un mouvement homosexuel autonome en rupture avec les faux amis et les formes traditionnelles de l’action politique. Ce qu’illustre un tract du GLH édité pour la manifestation du 1er mai 1976 :

Est-il possible de s’affirmer homosexuel, de vouloir construire un mouvement autonome, de marquer notre solidarité avec la classe ouvrière, et notre convergence avec le mouvement des femmes ? […] Nous affirmons aujourd’hui notre présence et notre existence de façon autonome : nous entendons lutter contre l’oppression dont sont victimes les homosexuel(le)s et contre le refoulement de la composante homosexuelle de toute sexualité. (GLH-PQ, 1976b)

L’affirmation d’une lutte autonome qui ne rentre pas dans les cadres de la politique traditionnelle, mais qui entend dialoguer avec elle, est donc un moyen d’instituer politiquement l’homosexualité en mouvement autonome. Elle n’en est pas moins fondamentalement contradictoire, puisque, comme l’indique le tract : d’un côté, « nous affirmons notre volonté de dépasser les rapports aliénés trop souvent entretenus par les discours limitatifs du domaine sociopolitique », de l’autre, « notre lutte s’insère dans une lutte plus générale contre les institutions et les valeurs sur lesquelles repose l’ordre moral bourgeois » (ibid.). Cette contradiction pourrait se réduire à n’être qu’une contradiction de façade qui manifesterait la difficulté pour les groupes homosexuels de choisir entre une politique révolutionnaire et une politique réformiste. En réalité, il s’agit de l’expression d’une fracture avec les référents historiques du passé et de l’avenir, et de l’inscription dans un espace d’action au présent, marqué par une pensée de la société comme divisée. Mais cette frontière intérieure ne renvoie pas nécessairement à un espace privé, tout comme l’extérieur n’est pas nécessairement un espace public. L’espace public peut être intériorisé aussi bien comme possible existentiel que comme interdit existentiel, et inversement.

L’objectif poursuivi par les groupes en ce milieu et en cette fin des années 1970 est bien l’investissement d’un contre-espace du possible homosexuel, bien plus que l’affirmation de revendications politiques. Non pas dans le but de creuser un clivage encore plus profond – il ne s’agit pas d’une « ghettoïsation » –, mais pour rendre ce clivage politiquement opérant. Comme l’indique l’analyse lucide que propose un militant en 1976, en reprenant ce clivage territorial et en lui attribuant une signification politique :

« Un débat me semble essentiel pour chacun des GLH, à savoir, comment trouver l’équilibre entre une sexualité politique (rapports internes aux groupes) et une politique de la sexualité (actions sur l’extérieur des groupes). » (Patrice, 1976, p. 2, je souligne)

Bibliographie

Baudry André (1975a), « Mouvement homophile de France », Arcadie, n° 261, septembre.

Baudry André (1975b), « Arcadie, mouvement homophile de France », tribune libre, FR3, lundi 16 juin 1975, texte de l’émission intégralement repris dans Arcadie, n° 261, septembre.

GLH-PQ (1976a), « Tribune libre », Rouge, n° 70, 9 juin.?

GLH-PQ (1976b), « Homosexualité ? Hétérosexualité ? Sexualité ! Premier mai : fête des travailleurs », tract du GLH, manifestation du 1er mai.

Hahn Pierre (1975), « Encart de présentation de la revue », Don, n° 1, décembre.

Lesselier Claudie (1985), sans titre, Archives, recherches et cultures lesbiennes, n° 2, janvier.

Non signé (1975), « Pourquoi un journal ? », Les femmes s’entêtent, n° 1.

Non signé (1976a), « Manifeste du GLH de Rennes », Agence Tasse, n° 4, 5 juin.

Non signé (1976b), « Présentation des groupes de base du GLH », Agence Tasse, n° 4, 5 juin.

Non signé (1978a), « Espaces et lieux », Sorcières, n° 11, janvier.

Non signé (1978b), sans titre, Quand les femmes s’aiment…, n° 1, avril.

Patrice (1976), « Analyse et critique des 3 GLH parisiens », Agence Tasse, n° 8, 5 septembre.

Saints Gille (1976), « Entretien avec le groupe de libération des homosexuels », Don, n° 2, février.

http://presses.univ-lyon2.fr/produit.php?id_produit=905

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