Travailleurs et écologistes de tous les pays, unissez-vous !

Les conflits sociaux et écologistes de la ville de Tarente (Italie) ont mis en lumière des tentatives pour dépasser les contradictions produites par le capitalisme entre besoins sociaux et environnementaux. Ils renouent ainsi avec des expériences plus anciennes qui ont su déjouer les apories de la majorité du mouvement ouvrier qui a souvent peiné à articuler ces deux dimensions. Ils dessinent également des enjeux plus généraux quant à la reformulation d’un projet d’émancipation sociale.

Stefania Barca est historienne de l’environnement au Center for Social Studies de l’Université de Coimbra, au Portugal. Elle a notamment publié de nombreuses recherches sur l’histoire des communs et sur l’environnementalisme du travail. Cet article a été publié initialement le 3 juin 2014 par Roar Magazine sous le titre « Workers and environmentalists of the world, unite! ».

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Le conflit entre le travail et l’environnement est une construction du néolibéralisme. Nous devons désormais réunir des coalitions inclusives qui soient en mesure de transformer le système de production en profondeur.

De nos jours, le phénomène paraît si familier qu’il en est presque devenu naturel : l’exclusion réciproque et l’opposition apparente des revendications portées dans les programmes du mouvement ouvrier et du mouvement écologiste. Pourtant, cette division artificielle n’est pas autre chose qu’une stratégie décisive du néolibéralisme pour diviser deux des plus puissants mouvements de l’ère industrielle, dont l’alliance pourrait générer une liaison dangereuse en capacité d’incriminer l’essence même de « l’engrenage de production »1 capitaliste. Il est donc essentiel que les organisations syndicales et écologistes acquièrent une perspective historique sur l’origine de leur actuelle relation conflictuelle et qu’elles prennent conscience du potentiel révolutionnaire d’un projet politique commun.

Un lieu où ce potentiel a été mis en lumière au cours des dernières années est la ville italienne de Tarente (Apulie), où de nombreuses associations de résidents et des « comités » ont émergé en réponse à l’une des plus graves crises en matière d’environnement, de santé publique et de santé au travail de la dernière décennie. Ces organisations et comités ont commencé à mobiliser différentes ressources et formes d’action – du cyber-activisme2 et de la réalisation de films3 jusqu’à la manifestation de rue4 et la réalisation de campagnes publiques5 – pour combattre le chantage à l’emploi mené par l’employeur local. Lors des dernières manifestations du 1er Mai, ils sont parvenus à rassembler plus de 100 000 personnes pour un concert auto-organisé et auto-financé, tenu en concurrence assumée avec le rassemblement traditionnel organisé à Rome par les confédérations syndicales et la RAI, la télévision publique italienne.

 

Libérez Tarente !

Dans la mesure où elle est l’une des plus grandes et plus vieilles usines métallurgiques d’Europe – elle appartenait à l’ancienne entreprise nationalisée ILVA (désormais détenue par la famille Riva) – qu’elle comptait environ 20 000 employés en 2012, l’usine de Tarente fut l’objet d’une médiatisation nationale dès 2011. Une décision de justice avait reconnu l’entreprise coupable d’une scandaleuse violation des régulations environnementales et ordonné sa fermeture immédiate jusqu’à la réalisation d’une rénovation technique approfondie et la mise en place d’un plan de réhabilitation environnementale des espaces dégradés.

La réponse de l’entreprise fut une arrogante réaffirmation de l’incompatibilité entre la régulation environnementale et ses projets économiques, réactivant ainsi la stratégie du chantage à l’emploi qui a traditionnellement fonctionné comme un moyen structurel pour interrompre toute action contre les intérêts industriels. La direction poussa le vice à organiser activement des manifestations ouvrières contre la décision de justice, obtenant une large et complaisante couverture médiatique, en vue de convaincre l’opinion publique qu’il existait une opposition réelle dans la ville de Tarente – où ILVA est de loin le premier employeur – aux charges du procureur et aux associations environnementalistes locales.

Tarente n’est qu’un exemple frappant de la façon dont la population doit supporter l’insupportable contradiction de ce que Allan Schnaiberg a qualifié « d’engrenage de la production » (et de la consommation et des déchets) : la contradiction entre la production et la reproduction. On peut la représenter métaphoriquement sous les traits d’un monstre, d’une Hydre avec de nombreuses têtes : maladies professionnelles, accidents du travail, contamination environnementale et écocide, désastres sur la santé publique, anéantissement des possibilités d’une économie locale alternative ou autonome, et ainsi de suite. Au cours des cinquante dernières années, ce monstre a provoqué une insupportable aggravation des cancers6, malformations et autres troubles sanitaires dans la baie de Tarente, un phénomène qui fut rendu d’autant plus insupportable par la faiblesse des infrastructures publiques de santé et par la carence de services médicaux adaptés. Comme les extra-terrestres d’un film de science-fiction, l’Hydre s’est désormais infiltrée dans l’espace local comme dans les corps des personnes, en prenant possession d’eux.

À bien des égards, le concert du 1er Mai à Tarente était une manifestation de mécontentement face à ce que les organisateurs (et beaucoup d’habitants de la ville) percevaient comme la politique des principales organisations syndicales en matière d’écologie : 1) elles sont vues comme largement complaisantes face au chantage à l’emploi mené par les entreprises ; 2) elles seraient insensibles aux menaces sur la santé publique qui accompagnent la contamination de l’environnement ; et 3) elles s’opposent souvent durement aux mobilisations environnementales de base, à l’échelle locale.

Toutefois, la vérité est qu’il est impossible de séparer ou d’aliéner la vie par rapport au travail – contrairement à ce que l’économie et la société industrielle ont essayé de faire depuis si longtemps. Un autre type d’économie doit être construit : une économie qui fasse fonctionner une activité humaine soutenable pour la vie, et dont tous les membres d’une communauté puissent partager les différentes formes à travers l’espace (la ville, la mer, l’arrière-pays rural et l’écosystème local), et même entre les espèces, dans le respect du travail quotidien accompli par la nature non-humaine pour soutenir la vie dans l’environnement local.

Un autre type d’économie est indéniablement nécessaire et urgent. Toute la rage, la frustration, la douleur et le conflit que les communautés ouvrières des villes industrielles ont incorporés dans leurs vies doivent mener vers un nouvel horizon de lutte, un nouveau et plus beau rêve que ceux façonnés aussi bien par le marché et l’État néolibéral que par les syndicats et les partis qui leurs sont liés. Ce rêve pourra finalement libérer la population locale de la contradiction insupportable de « l’engrenage de la production », comme de la créature qui sommeille en lui. Le slogan Taranto libera ! (« Libérez Tarente ! ») qui fut incessamment scandé pendant le concert, témoigne de cette aspiration.

 

Instruments de libération

Pour qu’un autre monde devienne possible, il doit être imaginé d’abord, non pas seulement par des individus ou des groupes militants, mais aussi sur le plan politique. Imaginer un nouveau monde devient crucial pour une lutte, afin de ne pas se renfermer sur elle-même et reproduire ainsi les contradictions de l’ancien monde, mais surtout pour être constructive et devenir une source d’espoir. La mémoire politique devient alors essentielle, puisqu’elle constitue un lieu de production d’un savoir militant qui s’implique dans la transformation du monde et ouvre la voie à de nouvelles possibilités de politisation. En prenant conscience de ce qui a déjà été réalisé lors d’autres luttes et mouvements, au passé comme au présent, aussi bien dans nos communautés qu’ailleurs, nous pourrons immédiatement disposer d’une perception plus claire des possibilités de réaliser non plus un seul autre monde, mais beaucoup d’autres mondes.

Observer l’accomplissement de ces possibles, en examinant leurs rêves et leurs défis, leurs victoires comme leurs contradictions, nous aidera à concevoir nos propres possibilités ici et maintenant et à mieux organiser nos propres luttes. C’est la contribution que cet article espère apporter à tous ceux qui luttent pour se libérer du carcan du chantage à l’emploi. Dans les lignes suivantes, je vais « déterrer » quelques histoires, avec l’espoir qu’elles puissent devenir des haches de guerre (au sens figuré), telles que l’entendait le collectif d’écrivains Wu Ming : des instruments de libération qui agissent sur l’imagination politique.

Les coalitions de salariés et d’environnementalistes fondées sur des déclarations communes en vue de luttes syndicales et politiques ne sont pas rares dans l’histoire du monde de l’après-guerre. Quand les routiers et les militants écologistes ont défilé ensemble dans les rues de Seattle pendant le contre-sommet de l’OMC en 1999 sous la bannière « Teamsters and Turtles »,7 cela ne constituait pas une nouveauté mais reflétait simplement une résurgence d’une stratégie politique qui avait déjà été expérimentée avec succès pendant l’ère fordiste, menant à d’importantes réformes des lois en matière de santé au travail, de santé publique et de protection de l’environnement. Ce fut la collaboration active entre le mouvement syndical, écologiste, étudiant et féministe qui permit l’adoption du Clean Air and Clean Water Acts8 (1972) aux États-Unis, fortement appuyé par la plus puissante confédération syndicale de l’époque, Oil Chemical and Atomic Workers9 (OCAW).

En Italie, la fondation même du Système Public de Santé (Sistema Sanitario Nazionale) en 1978 fut le résultat d’une décennie de luttes intenses et de deux grèves générales, soutenues par ceux qui furent connus sous le nom de « Club environnemental » à l’intérieur des confédérations syndicales : une coalition de médecins du travail, de sociologues et de responsables syndicaux qui avaient déjà été précédemment à l’origine d’un changement révolutionnaire dans la régulation de l’environnement de travail, en défendant le principe du contrôle direct des travailleurs (articles 4 et 9 du Statut des Travailleurs [italien], adopté en 1970).

D’autres exemples pertinents de coalitions stratégiques peuvent être identifiés dans des lieux et des secteurs économiques très différents, à commencer par la lutte victorieuse contre l’usage de pesticides, menée au milieu des années 1960 par le syndicat United Farm Workers constituée par les salariés latino-américains travaillant dans les vergers et vignobles de Californie, en vue d’obtenir des conditions de vie et de travail décentes, ainsi que la reconnaissance des droits syndicaux. Cette lutte se concentra sur les menaces sanitaires sérieuses que les produits chimiques faisaient peser non seulement sur les salariés agricoles et leurs familles, mais aussi sur les consommateurs américains et sur l’environnement dans son ensemble.

Toutefois, l’exemple qui est peut-être le plus frappant de l’environnementalisme des travailleurs survient au cœur de la forêt amazonienne du Brésil où, au milieu des années 1980, un syndicat de travailleurs de l’extraction de caoutchouc – les seringueiros10 – organisa victorieusement la défense de la forêt contre les attaques des puissantes compagnies forestières et les grands propriétaires, en défendant simultanément leur droit de vivre et de travailler dans la forêt, en formant des coopératives pour organiser la soutenabilité des activités extractives, tel que le caoutchouc, la collecte d’arachides ou la pêche. Malgré la violente opposition orchestrée par les puissants intérêts locaux, conduisant à de nombreux assassinats de syndicalistes et d’écologistes, la lutte des travailleurs du caoutchouc remporta un succès en obtenant la création de plusieurs « réserves extractives », où les sans-terres sont légalement reconnus et soutenus par l’État en tant que « propriétaires » légitimes et gardiens de la forêt.

Ce que ces histoires nous racontent, c’est bien qu’il est possible de construire des luttes sociales qui soient en même temps des luttes environnementales, et cela bien qu’elles émanent de l’expérience de la classe ouvrière et de sa vision de ce qu’est l’écologie.

 

Des fondements plus solides

Toutefois, le renouveau de l’alliance entre le mouvement ouvrier et écologiste doit se reconstruire sur des fondements plus solides que par le passé. L’idéologie de la croissance économique comme remède universel à tous les problèmes sociaux et comme seule voie vers le bien-être doit être minutieusement décortiquée et finalement abandonnée par le mouvement ouvrier, parce que l’injonction à la croissance constitue une puissante justification à l’indifférence et au mépris sans vergogne envers le bien-être de la population et des non-humains. La même opération s’applique à l’illusion d’un verdissement de l’économie (c’est-à-dire, du capitalisme) par les technologies éco-efficientes et les mécanismes du marché ; cette illusion est reproduite par de larges fractions du mouvement syndical et du mouvement écologiste, avec le soutien des gouvernements et des institutions financières.

Le processus de désindustrialisation dans les pays « développés » au cours des vingt dernières années démontre à quel point le verdissement de l’économie a simplement conduit à la délocalisation des risques industriels et leurs cortèges de morts vers les pays moins développés, agissant au travers de la féroce logique du régime de « double standard », par lequel les multinationales peuvent évacuer à l’étranger les productions et technologies qui sont interdites ou fortement régulées dans leurs pays d’origine. Le même mécanisme rend les communautés ouvrières des pays du Nord toujours plus vulnérables au chantage à l’emploi, sous la menace d’une délocalisation des activités industrielles.

De plus, nombre des actuelles technologies dites « vertes » ont en fait un impact très négatif sur l’environnement, sur les conditions de travail et plus largement sur la santé publique, en particulier lorsqu’elles sont réalisées à une vaste échelle – ce fait a été mis en lumière lors de luttes à la base (et grâce à la recherche engagée) contre quelques projets de cette « économie verte » au cours de la dernière décennie. Par exemple, les parcs éoliens ont suscité de fortes oppositions des communautés locales en Grèce et en Espagne, à cause de leur impact sur de vastes zones rurales, altérant les climats et les paysages locaux, tout en conditionnant les possibilités d’utilisation des terres.

Encore plus lourd est l’impact des grandes centrales solaires sur le sol, le climat local et les écosystèmes – qui est aussi un objet de contestation puisqu’elles causent de sérieux risques professionnels. Néanmoins, l’exemple le plus frappant est celui du commerce des biocarburants au Brésil (et à travers l’Amérique latine), où la monoculture extensive de cannes à sucre a remplacé des millions d’hectares de forêt, et dont l’exploitation se réalise sous un régime de semi-esclavage puisque le travail se déroule dans des conditions dures et comportant des risques sanitaires.

De toute évidence, il ne s’agit pas de rejeter cyniquement ces productions énergétiques alternatives comme si elles constituaient des menaces équivalentes sur l’environnement et la santé publique. Il ne fait aucun doute que les sources d’énergies renouvelables et non-fossiles doivent être développées car elles sont la seule issue possible à la crise climatique actuelle. Toutefois, le problème fondamental réside dans la dimension et dans l’échelle : les énergies alternatives peuvent et doivent être réalisées à une échelle modeste, en visant un approvisionnement autonome et décentralisé des foyers et des communautés locales. Les technologies des énergies renouvelables ne peuvent être vraiment soutenables qu’à condition d’être établies à cette échelle décentralisée et contrôlée localement, bien que ce niveau ne soit pas celui où se réalisent d’énormes concentrations de profits (et de pouvoir politique). Cela implique néanmoins une profonde transformation, non seulement de la structure et de la vie urbaine, mais aussi de l’organisation sociale du travail.

Rompre avec les multiples crises qui affectent le monde aujourd’hui – aussi bien dans le domaine de l’économie et du travail que dans le domaine de l’écologie et de la santé publique – ne requiert pas moins que d’abandonner complètement « l’engrenage de la production », incluant les politiques, l’économie et l’idéologie de la croissance illimitée. Cela implique une révolution écologique telle que l’a théorisée Carolyn Merchant : un changement complet de l’organisation sociale de la production, de la reproduction et de la conscience. Une autre manière de travailler et de vivre, de produire et de distribuer la richesse, ancrée dans un travail désaliéné, respectueux de la vie et de la communauté, doit constituer le programme politique sur lequel fonder ces nouvelles alliances. Travailleurs et écologistes de tous les pays, unissez-vous !

Traduit par Renaud Bécot.

références

références
1 NdT : le terme d’engrenage de la production (« treadmill of production ») renvoie à Allan Schnaiberg, The Environment: From Surplus to Scarcity, New York, Oxford University Press, 1980.
2 http://comitatopertaranto.blogspot.it/
3 http://www.buongiornotaranto.it/web/
4 http://www.tarantosociale.org/tarantosociale/a/39909.html
5 http://liberiepensanti.altervista.org/index.php/campagna-r-s-t.html
6 http://www.salute.gov.it/imgs/C_17_pubblicazioni_1833_allegato.pdf
7 http://articles.latimes.com/1999/dec/02/local/me-39707
8 Note de traduction. Réforme de la loi américaine en matière de régulation environnementale.
9 Note de traduction. Fédération membre de l’AFL-CIO, rassemblant notamment les salariés des industries chimiques, pétrolières et quelques secteurs des industries de l’énergie (dont le nucléaire).
10 http://www.culturalsurvival.org/publications/cultural-survival-quarterly/brazil/seringueiros-defend-rainforest-amazonia