La Grèce après Tsipras : une gauche défaite, la droite au gouvernement et à l’offensive

Dans cet article Antonis Ntavanellos, l’un des principaux dirigeants de DEA (Gauche Ouvrière Internationaliste), analyse la situation politique qui se dessine en Grèce suite aux élections législatives de juillet dernier, qui ont vu le retour de la droite au pouvoir, la défaite de Syriza mais aussi son maintien à un niveau électoral élevé, ainsi que l’échec des formations à gauche de Syriza.

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Traditionnellement, lors de la Foire internationale de Thessalonique[1], les gouvernements grecs présentent leur programme et leur agenda de travail.

Cette année, c’est le premier ministre nouvellement élu, Kyriakos Mitsotakis[2], qui était à l’honneur. Le leader ultra-libéral de Nouvelle Démocratie (ND) jouit toujours de l’avantage qui lui donne la récente victoire de son parti lors du scrutin législatif du 7 juillet 2019. Avec 39,8% des voix, ND a obtenu 158 députés, et remporté la majorité absolue au Parlement, ainsi que la possibilité de gouverner seule. Même si la défaite de Syriza et d’Alexis Tsipras était prévisible depuis un certain temps, un tel résultat aurait été considéré comme hautement improbable un an auparavant, lorsque la majorité des analystes politiques prédisaient certes une victoire pour Mitsotakis et la droite, mais sans une majorité parlementaire pour son parti. Ce débat laissait transparaître la crainte d’une nouvelle période d’instabilité politique pour le capitalisme grec, possiblement déclenchée par les difficultés de former un gouvernement de coalition entre la Nouvelle Démocratie et l’un des petits partis « centristes », notamment avec le Mouvement pour le Changement – Kinal – le petit parti  (8,1%) de Fofi Gennimatas[3], une survivance du PASOK  d’Andreas Papandreou, jadis tout puissant mais aujourd’hui marginalisé.

Lors des élections régionales, ND a également remporté 12 des 13 régions du pays. La droite sort donc gagnante incontestée des épreuves électorales de la fin de la période de Syriza. Cette issue a reçu l’assentiment de toutes les forces du système, qui ont rapidement oublié leur scepticisme quant au leadership de Kyriakos Mitsotakis et à l’efficacité politique de son parti. Rappelons que dans les sondages effectués pendant la tumultueuse année de 2015, ND enregistrait un recul plus modéré que le PASOK, qui sombrait à 14% des intentions de vote, un recul qui signalait toutefois son repli vers le noyau dur de la droite traditionnelle. Aujourd’hui, tous les piliers du système saluent de concert « le retour à la normale » de la Grèce. Le lecteur attentif constatera que ce qui est salué  dans les colonnes de la presse bourgeoise dite « sérieuse » n’est pas tant la défaite d’Alexis Tsipras – nous verrons plus loin qu’on s’efforce de ménager le groupe dirigeant de Syriza – que la défaite de la grande mobilisation ouvrière et populaire des années 2010-13, celle qui a conduit à la victoire politique de Syriza en janvier 2015 et à la naissance d’une force populaire qui, lors du référendum de l’été 2015, a donné 62% au OXI (Non) et exigé la fin immédiate de l’austérité et le renversement des contre-réformes néolibérales.  Ce constat de « retour à la normale » vise justement à dénoncer la « folie » d’une époque où ceux d’en bas avaient espéré pouvoir gagner la bataille politique.

 

L’offensive gouvernementale

Lorsqu’il s’avançait vers les marches du pouvoir, Kyriakos Mitsotakis avait manié les mots d’ordre durs et le langage d’une droite revancharde. Son objectif était de transformer la défaite électorale prévisible de Syriza en une défaite stratégique du mouvement ouvrier et de la résistance sociale, en jetant le discrédit sur les idées, les modes d’actions et même les symboles de la lutte des travailleurs. Des dirigeants de premier plan de ND, tels les actuels ministres Adonis Georgiades et Makis Voridis, issus de l’extrême-droite fasciste, avaient publiquement défendu la perspective d’une domination politique de la droite de la même ampleur que celle que la Grèce a connue après la guerre civile de 1944-1949.

Au cours des deux premiers mois du gouvernement Mitsotakis, des signaux alarmants ont été émis. La police, placée sous les ordres de l’ancien ministre du PASOK Michalis Chrisochoïdis, bon ami des services américains et très apprécié sous les gouvernements du PASOK pour sa contribution à la « lutte antiterroriste », a attaqué et évacué les squats de réfugiés. Dans la foulée, elle est entrée en guerre pour « restaurer l’ordre et la loi » dans le quartier d’Exarcheia, lieu emblématique de l’activisme anarchiste, de l’extrême gauche et du mouvement de la jeunesse. La ministre ultra-libérale de l’Education, Niki Kerameos, a inauguré son mandat en supprimant « l’asile », l’inviolabilité par la police des sites universitaires,  une conquête du mouvement étudiant suite à la dictature des colonels qu’aucun gouvernement n’avait jusqu’ici osé remettre en cause. Des cadres dirigeants de ND et des représentants du gouvernement parlent des réfugiés et des migrants dans des termes d’un mépris sidérant, les qualifiant de « déchets humains » et légitimant de la sorte les actes racistes. L’Église orthodoxe grecque a officiellement décrété une journée de « deuil » pour les « enfants qui ne sont pas nés », inaugurant la remise en question du droit à l’avortement légal et gratuit.

La lutte contre la répression, le racisme et contre l’offensive idéologique conservatrice de la droite représente une première épreuve pour le mouvement populaire, qui fixe le cadre des batailles sociales de cet automne.

Toutefois l’histoire de la lutte des classes, en Grèce comme ailleurs, démontre que la répression, à elle seule, n’a jamais suffi  à assurer la longévité d’un gouvernement. Le meilleur exemple est celui du gouvernement de Mitsotakis senior (au pouvoir entre 1990 et 1993) qui, après avoir lancé l’offensive néolibérale avec le soutien inconditionnel de toutes les forces du système, a été finalement renversé en 1993 par un grand mouvement contre les privatisations, marqué par des occupations d’entreprises et des confrontations de rue qui n’étaient pas animées par l’extrême- gauche ou les anarchistes mais par les travailleurs des banques, des transports et des télécommunications.

Lors de la Foire de cette année, Kyriakos Mitsotakis s’est montré conscient des risques auxquels il sera confronté à moyen terme. À la surprise de la majorité des commentateurs, il a utilisé un langage « centriste », laissant ainsi de la place pour des négociations politiques et, si nécessaire, à des « consensus plus larges ». Il est clair que le message s’adressait à la fois au Kinal de Fofi Gennimatas et à Syriza.

La motivation d’un tel choix est la crainte de ce que réserve l’avenir. Tout le monde a conscience que l’accord d’août 2018 entre Tsipras et les créanciers de la Grèce, qui a scellé une illusoire « sortie des mémorandums »[4], est basé sur le scénario le plus optimiste pour l’économie internationale. Interrogé à Thessalonique sur les conséquences d’un éventuel ralentissement économique international, l’ultralibéral  Mitsotakis, a écarté une telle éventualité et a appelé de ses vœux un… virage néo-keynésien de l’Union européenne, en évoquant à titre d’exemple la modération des mesures d’austérité en Allemagne.

Certes, derrière de telles hésitations, derrière le langage soft de la « recherche du consensus », se profilent les choix inflexibles que la classe capitaliste exige de nos jours pour la Grèce. Mitsotakis a ainsi annoncé l’abrogation immédiate pour toute nouvelle entreprise de l’ensemble des règlementations en matière de protection de l’environnement et d’aménagement du territoire qui pourraient gêner les investisseurs, y compris des contraintes minimales en matière de santé et de sécurité des salariés. Parmi ce « paquet » de mesures, il faut souligner la « flexibilisation » des conventions collectives qui permet de rémunérer les salariés qualifiés, dans certaines régions ou secteurs, au salaire minimum légal (650 euros par mois) à la place du salaire conventionnel prévu pour ces catégories.

Mitsotakis a également annoncé l’accélération des privatisations, à commencer par la conclusion de la vente au rabais au groupe immobiler Latsis d’un énorme terrain en bord de mer, sur le site de l’ancien aéroport d’ Elliniko en Attique, le bradage de l’aéroport actuel d’Athènes, la privatisation de la société publique Greek Petroleum (qui contrôle une des plus grandes raffineries en Méditerranée), la privatisation de la compagnie de gaz naturel, ainsi que, la privatisation de la grande société publique d’électricité, qu’aucun gouvernement n’avait jusqu’à présent osé.

Sur la question brûlante de la fiscalité, Mitsotakis a annoncé la baisse immédiate du taux d’imposition des bénéfices des entreprises, de 28% à  24% pour l’année en cours, puis à 20% en 2020, ainsi que de celui appliqué aux dividendes des actionnaires, qui passe de 10% à 5%. C’est un cadeau important pour les capitalistes assorti de réductions d’impôts pour les simples citoyens de nature totalement symbolique. La réduction du taux d’imposition des particuliers ne s’applique que sur la première tranche de 10 000, alors que le seuil actuel de non-imposition est actuellement de 8648 euros. Les taux de TVA, l’impôt qui pèse le plus sur la consommation populaire, resteront inchangés jusqu’à la fin de la période des quatre ans de son mandat.

L’allègement de la taxe foncière spécifique, dite ENFIA, qui impacte lourdement les charges du logement des ménages depuis son instauration en 2011, est la question sur laquelle la ND souhaite sceller son alliance avec la classe moyenne. La réduction progressive de cette taxe, qui atteindra à terme 50% en moyenne, bénéficiera aux patrimoines élevés, alors qu’elle n’apportera que des miettes aux ménages populaires.

Enfin, sur la question cruciale de la renégociation des « excédents budgétaires » exorbitants (fixés à 3,5% du PIB jusqu’en 2022, puis à 2,5% jusqu’en… 2060 !, selon les termes de l’accord conclu en 2018 entre Tsipras et les créanciers), Mitsotakis a pris soin de revenir sur ses engagements préélectoraux. Il a reporté le traitement de la question à un avenir indéfini, soulignant qu’il avait l’intention de la remettre sur le tapis uniquement après accord des créanciers et en affirmant compter sur le soutien de… Christine Lagarde.

Sans surprise, un tel programme a été très bien accueilli par la classe capitaliste. La presse y a vu le signe d’une démarche déterminée, exempte des contradictions idéologiques qui entachaient les propos de Tsipras.

Cependant de tels commentaires ne traduisent pas un enthousiasme quelconque ni même un optimisme quant au « retour de la croissance ». Le lendemain des annonces à la Foire de Thessalonique, le quotidien To Vima, propriété de l’oligarque (et ami de Mitsotakis) Vangelis Marinakis, a publié un long article de Nicos Christodoulakis, ancien ministre des Finances du gouvernement social-libéral de Costas Simitis (1996-2004). L’ancien « tsar » de l’économie grecque a souligné que les « plaies » principales de l’économie grecque ne sont toujours pas traitées ; à savoir le désinvestissement massif, le niveau très élevé du chômage réel et la forte baisse de la demande intérieure. Dans ces conditions, écrit-il, seul un programme d’investissement public massif est susceptible de conduire du pays sur le chemin de la « croissance ». Or, cela reste exclu tant que l’objectif « insensé » d’excédents à hauteur de 3,5% du PIB déterminera la politique fiscale et budgétaire. Par ailleurs, Christodoulakis a ironisé sur « l’optimisme » de Mitsotakis, faisant remarquer que les seuls investissements dont il est au courant sont des projets de production de médicaments opiacés en Grèce (au moment où le secteur est en crise aux USA) ainsi que certains projets d’investissement dans le secteur du tourisme, dont le gonflement débridé menace de détruire la dernière « valeur » que la crise grecque a encore laissé subsister, le paysage côtier. Nicos Christodoulakis a encore suggéré une autre éventualité négative : la réduction de l’impôt sur le capital, associée à la levée des contrôles de capitaux, pourrait conduire à un nouveau cycle de fuite des capitaux à l’étranger et non à une augmentation des investissements privés. De son point de vue, qui n’est aucunement celui de la classe ouvrière, le propos du social-libéral Christodoulakis est à bien des égards plus pertinent que celles et ceux qui applaudissent aux annonces de Mitsotakis.

La crise et l’instabilité du capitalisme grec ne sont donc pas terminées. Le sort du gouvernement Mitsotakis dépendra de la résistance ouvrière et populaire, un facteur que personne ne peut sous-estimer en Grèce, mais aussi des développements économiques internationaux et de leurs conséquences sur une économie nationale qui reste gravement affaiblie.

 

L’évolution de Syriza

Aussi surprenant que l’obtention d’une majorité parlementaire par la droite fut le score réalisé par Syriza lors du scrutin national de juillet dernier –  31% des suffrages.

Ce résultat s’explique par l’aversion d’une grande partie des travailleurs et des couches pauvres pour la ND, et en particulier pour la famille Mitsotakis. À l’époque où le PASOK était au pouvoir, son leader, Andreas Papandreou, avait sans cesse recours au mot d’ordre « Le peuple n’oublie pas ce que signifie la droite » pour renforcer et pérenniser son hégémonie politique. Même si ce slogan véhicule beaucoup de démagogie et de confusion, il traduit néanmoins une expérience historique réelle : les clivages au sein de la population grecque creusés au cours du siècle dernier par deux longues dictatures et une guerre civile.

Nombreu.x.ses sont celles et ceux qui, même dans des secteurs politisés très éloignés du parti d’Alexis Tsipras, ont voté pour Syriza « en se bouchant le nez » pour faire contrepoids à Mitsotakis. Mais quand bien même ceci explique le maintien des forces électorales de Syriza, il n’engage en rien ses perspectives politiques. Car que la politique actuelle de Mitsotakis avance dans les sillons creusés par Tsipras, à savoir l’imposition du troisième mémorandum conclu avec les créanciers lors du fatidique été 2015.

Sous le gouvernement Syriza, la vie des travailleurs et des couches populaires non seulement ne s’est pas améliorée, mais elle a subi une nouvelle détérioration suite à la mise en œuvre des mesures prévues par le troisième mémorandum conclu par Tsipras en juillet 2015. La part des salaires et des retraites en pourcentage du PIB a diminué, contrairement à la part des bénéfices du capital. Le salaire réel moyen a diminué malgré l’augmentation du salaire minimum, et les rémunérations d’une partie croissante des travailleurs tendent vers le plancher minimal et ce pour des périodes de plus en plus longues  de leur vie active. La baisse du chômage relève de l’artifice, les statistiques écartant les centaines de milliers de jeunes forcés d’émigrer et passant sous silence l’énorme augmentation du nombre d’emplois précaires. Les privatisations ont été légitimées en étant décrétées inévitables et se sont pour la première fois étendues aux secteurs dits stratégiques (ports, aéroports, grandes infrastructures publiques) jusqu’alors en grande partie épargnés. L’emploi dans le secteur public a diminué et s’est précarisé, entraînant des conséquences dramatiques pour le fonctionnement des écoles et des hôpitaux publics. La « loi Katrougalos »[5] a posé les fondations de la privatisation complète du système public d’assurance et de retraites.

Sous la présidence de Trump, le gouvernement de Tsipras s’est également montré le plus ouvertement pro-américain des gouvernements grecs depuis la chute de la dictature des colonels. Il a amplifié la stratégie nationaliste grecque en Méditerranée orientale : « l’axe stratégique » avec Israël et le régime dictatorial de Sissi, la revalorisation stratégique des bases militaires américaines en Grèce, la mise en œuvre de nouveaux projets d’armement conformément aux vœux du militarisme grec.

Ce sont donc les actes du gouvernement Tsipras qui ont ouvert la voie à Mitsotakis. En démoralisant massivement les forces ouvrières et populaires, cette politique a enterré l’espoir historique de 2015, faisant semblant d’ignorer que cela ne pouvait que conduire au retour d’une droite offensive. La défaite électorale de juillet 2019 s’inscrit dans la continuité de la défaite politique de l’été 2015.

Ces éléments, au delà de leur importance pour l’interprétation des causes qui ont conduit à la situation actuelle, fixent également les limites de l’« opposition » que Tsipras entend mener face à la droite. Les déclarations de Syriza au lendemain des annonces gouvernementales à Thessalonique traduisaient un d’embaras monumental.  Syriza accusait Mitsotakis de tirer profit des résultats positifs obtenus grâce à la politique qu’il avait menée et de « profiter des acquis » de l’ère Syriza ! Comment critiquer en effet la politique des « excédents budgétaires » alors qu’elle s’est poursuivie imperturbablement sous le gouvernement Syriza ? Comment critiquer la réduction de l’imposition du capital alors que c’est ce même gouvernement qui l’a initiée ? Comment ces dirigeants pourraient-ils remettre en question la flexibilisation de la législation du travail qu’ils ont eux-mêmes instituée? Comment s’opposer aux privatisations déjà entamées ?

Le projet politique de Tsipras est de conserver des forces électorales dans l’attente de l’usure politique de Mitsotakis. C’est sur cette spéculation que s’appuie l’approfondissement du virage social-libéral du parti, annoncé par le projet de consolidation de l’« Alliance progressiste » lancée lors de la campagne électorale.

Syriza sortira de son congrès imminent comme un tout « nouveau » parti. Dès à présent Alexis Tsipras parle d’« e- Syriza », un parti électronique qui se veut le nouveau pôle d’un bipartisme stabilisé, une force d’alternance en tout point conforme aux normes idéologiques Macron et Renzi.

Dans un tel contexte, toute voix à l’intérieur de Syriza se présentant comme « à gauche du groupe Tsipras » est vouée à la défaite humiliante et à la marginalisation. Le dispositif de com’ de Tsipras attaque déjà publiquement Panos Skourletis (le secrétaire du parti), Nicos Voutsis (ancien président du Parlement), Nicos Filis (ancien ministre de l’Éducation, démis de ses fonctions suite à la demande de l’Église) et parfois même Euclide Tsakalotos (le ministre des Finances signataire du mémorandum, se  positionnant dans la « gauche » du parti). En réalité, tout ce monde a rompu avec la gauche radicale, car tous les militants de la gauche radicale, toutes tendances confondues, ont quitté Syriza au cours l’été de 2015. Les cadres qui sont restés sont quelques anciens du mouvement eurocommuniste et des partisans d’un réformisme « européiste », dont certains ont du mal à accepter une mutation social-démocrate menée sous le signe de la soumission de la social-démocratie au néolibéralisme. Les attaques à l’encontre de ces « dissidents » sont inlassablement répétées dans les médias dominants, ce qui démontre que le projet d’un Syriza « nouveau, plus ouvert et plus large » imposé par le groupe Tsipras est activement soutenu par des forces du système néolibéral. Ces forces sont reconnaissantes à Tsipras pour les services rendus, l’instauration de la « paix sociale » et la mise en œuvre du troisième mémorandum. Elles sont également conscientes que Mitsotakis pourrait connaître des revers et que, dans un tel cas de figure, un « consensus plus large » serait utile à la stabilité du système.

L’enjeu est celui de la construction d’un nouveau bipartisme, qui succèderaient au binôme ND-PASOK qui a dominé la vie politique grecque de la fin des années 1970 à la fin des années 2000. Mais la ND de Mitsotakis se heurte toujours à l’hostilité d’une grande partie du monde du travail et des couches pauvres (comme en témoignent les résultats du scrutin du 7 juillet dans les quartiers ouvriers), et le « nouveau Syriza » d’Alexis Tsipras est encore loin d’avoir acquis la stabilité et détermination du PASOK de Papandreou et de Simitis. Quant au capitalisme grec, il reste faible et envisage avec angoisse la perspective d’une nouvelle crise internationale.

C’est de ce paysage et de ses contradictions que la reconstruction nécessaire des forces de la gauche radicale sera mise à l’épreuve dans le proche avenir.

 

La gauche au-delà de Syriza

Les développements actuels ne prennent sens qu’en tenant compte de l’échec de la gauche au-delà de Syriza. Car c’est un fait, inscrit dans les résultats des dernières élections, que la gauche radicale, dans toutes ses variantes, n’a pas été en mesure de construire une alternative crédible et rassembleuse face à la dérive néolibérale austéritaire de Syriza et à la menace du retour de la droite.

On peut avancer quelques explications à cet état de fait. Les conditions sociales objectives sont devenues particulièrement difficiles, laissant de moins en moins d’espace à l’action politique des travailleurs et des jeunes. La démoralisation liée à la défaite de 2015 a joué un rôle paralysant. Une fois de plus dans l’histoire, les effets paralysants de la défaite ont eu un impact plus négatif sur celles et ceux qui se sont battus contre la ligne qui a conduit à la défaite et qui avaient mis en garde contre cette dérive.

Mais la débat sur les circonstances atténuantes n’a plus vraiment de signification. Il faut se tourner vers les problèmes politiques, car c’est seulement en orientant le débat dans cette direction que la  reconstruction pourra s’opérer.

Pour le KKE (Parti Communiste de Grèce), les élections du 7 juillet représentaient une rare opportunité. Des centaines de milliers de personnes étaient partantes pour sanctionner Syriza. À sa gauche, il n’y avait pas de menace sérieuse, au contraire, des centaines militants venant de sensibilités différentes de la gauche radicale ont participé à ses listes, ou les ont soutenues. Le résultat (5,3%) a été en deçà des attentes, en dépit des 10 ans de crise et de grandes luttes sociales. L’enfermement dans l’immobilisme révèle le conservatisme de la ligne politique de ce parti, sa volonté d’éviter toute initiative politique sous prétexte de « conditions encore immatures », ainsi que le sectarisme de ses méthodes d’action, fondées sur le rejet de toute forme d’unité tant dans le mouvement social qu’avec les autres forces de la gauche radicale. Pour la première fois depuis des années, les divergences au sein de la direction du KKE se sont invitées dans le débat public et ont opposé ceux qui insistent sur la « résilience » du parti et ceux qui tentent de soutenir quelques «ouvertures» dans le but de revendiquer une influence plus large pour le parti.

ANTARSYA, la coalition d’extrême-gauche qui avait rejeté pour la deuxième fois (après les élections de 2015) des propositions de convergence politique et électorale avec Unité Populaire (LAE), a subi un échec, obtenant seulement 0,41% des voix. En son sein, les tendances centrifuges se sont renforcées. Il sera difficile de combler les divergences entre ceux qui insistent sur le caractère de « front unique » d’ANTARSYA (principalement le Parti Socialiste Ouvrier – SEK, lié au SWP britannique) et ceux qui s’orientent vers la création d’« un nouveau parti communiste » (principalement le Nouveau Courant de Gauche – NAR), notamment suite aux conflits et divisions aux niveaux local et régional.

Unité Populaire a subi une défaite écrasante en obtenant seulement 0,28% des voix aux élections nationales, après les 0,6% obtenus aux élections européennes. C’est la fin d’un parcours et d’un projet inaugurés en 2015 par la scission de Syriza et le départ de la « Plateforme de gauche ». La plus importante composante interne de LAE, le « Courant de gauche » dirigé par Panagiotis Lafazanis, tenaillée par les difficultés politiques de la période 2015-2019, est revenue aux traditions «front-populistes» assorties d’une vision centraliste des questions organisationnelles, avec un rôle structurant dévolu à la personne du dirigeant. Le problème essentiel du «front-populisme» dans la conjoncture actuelle de la Grèce est son accointance avec le nationalisme grec au nom d’une  stratégie de « lutte pour l’indépendance nationale ». Cette ligne politique a échoué. Elle a été rejetée à la fois par la majorité de celles et ceux qui ont soutenu Unité Populaire en 2015, et aussi par celles et ceux qui recherchaient une alternative après leur déception par Syriza.

Cet échec généralisé crée des conditions nouvelles. La reconstruction de la gauche radicale a pour préalable le retissage de liens avec les mouvements de résistance sociale, sur les lieux de travail, avec le mouvement antifasciste et antiraciste, le mouvement des femmes, les actions contre l’extractivisme et le changement climatique, dans la mobilisation contre la répression etc. La reconstruction consiste à rassembler des forces autour d’un cadre politique radicalement de gauche, et en même temps fois rassembleur, concret, déterminé. En ce sens, la reconstruction est liée au renforcement d’une vision unitaire de l’action et du fonctionnement politique. Cette vision semble acquise pour un large secteur  militant. Cette tendance s’est exprimée par les organisations de gauche radicale qui, il y a quelques semaines, ont rendu public un texte commun signé par DEA (Gauche Ouvrière Internationaliste), ARAN (Recomposition à Gauche), « Confrontation », « Rencontre de la gauche radicale »[6].

La reconstruction de la gauche radicale en Grèce prendra du temps et nécessitera des efforts conscients et organisés. Mais il s’agit d’une affaire qui engage de vraies ressources  militantes, plus importantes peut-être que dans de nombreux autres pays d’Europe, et des forces qui ont accumulé une expérience précieuse au cours des dernières années.

C’est cela qui nous permet d’espérer que, dans un avenir proche, nous pourrons  de nouveau envoyer des messages optimistes à nos camarades internationaux.

 

Traduction (et notes) de Manolis Kosadinos – revue par Stathis Kouvélakis

Article publié sur le site d’Alencontre le 28 septembre 2019

 

 Notes

[1] Il s’agit d’un « forum » destiné au monde des affaires, aux politiques et à des invités internationaux organisé tous les mois de septembre à Thessalonique, et qui porte sur les développements économiques, politiques et géopolitiques.

[2] La famille Mitsotakis est l’une des grandes « dynasties» politiques en Grèce. Konstantinos Mitsotakis, le père du premier ministre actuel, était membre du Union du Centre, qu’il a quitté en 1965 pour rejoindre les intrigues politiques ourdies par le roi. Cette « apostasie » de l’été 1965, qui a permis de renverser le gouvernement élu de Georges Papandréou, a ouvert la voie au coup d’état militaire d’avril 1967. Après 1977, Mitsotakis a rejoint la droite et est devenu le chef de l’aile néolibérale de ND. Kyriakos Mitsotakis était une personnalité d’importance moyenne dans les gouvernements de la ND. Il est devenu le chef de  ND en 2015, lorsque la victoire de Syriza a entraîné le départ de l’aile ultra-nationaliste de Samaras et de l’aile de « droite populaire » de Karamanlis.

[3] Fille de Yorgos Gennimatas, dirigeant historique du PASOK, décédé en 1994. Elle est aujourd’hui à la tête d’un petit parti social-démocrate instable, le Kinal – Mouvement pour le changement – qui représente la continuation du PASOK alors qu’il est plus largement perçu comme un parti « de transition ». Une grande partie de l’ancienne direction du PASOK est déjà passée à Syriza, une minorité d’anciens ministres ayant rejoint ND.

[4] Les « mémorandums » sont les documents – longs de plusieurs milliers de pages – signés entre, d’une part, les gouvernements grecs qui se sont succédés à la tête du pays depuis 2010 et, de l’autre, la « Troïka » représentant les créanciers du pays, à savoir l’Union européenne, la Banque centrale européenne et le FMI. Ces documents fixent les « conditionnalités » qui assortissent les crédits alloués au pays et définissent les modalités de remboursement de sa dette publique. En pratiques, ils dictent jusqu’au moindre détail les objectifs de politique macroéconomique que les gouvernements sont tenus de respecter à la lettre et instaurent un régime strict de surveillance du pays, équivalant à sa mise sous tutelle. Le premier de ces mémorandums a été conclu sous le gouvernement du PASOK, en 2010, le second en 2012, sous un gouvernement de coalition dirigée par la droite, et le troisième fut signé par Alexis Tsipras une semaine après la victoire du « non » au référendum de juillet 2015.

[5] Giorgos Katrougalos, ancien cadre du KKE, était le ministre du Travail du deuxième gouvernement Syriza. Il fut l’instigateur d’une loi extrêmement néolibérale sur les retraites. Après le tollé général qu’elle a suscitée, il est devenu vice-ministre des Affaires étrangères. Aujourd’hui, il fait partie du cercle dirigeant autour de Tsipras.

[6] DEA et ARAN sont des composantes d’Unité Populaire. «Confrontation» vient d’ANTARSYA, il s’agit principalement de militants de la branche de jeunesse issus du NAR. « Rencontre de la gauche radicale » est composée de militants de Gauche radicale qui ont quitté SYRIZA en 2015 sans rejoindre Unité Populaire.