A lire : un extrait de « Après l’Apartheid » de Jérôme Tournadre

Jérôme Tournadre, Après l’Apartheid. La protestation sociale en Afrique du Sud, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Res Publica », 2014. 

 

« Mais Mandela nous avait acheté ces maisons ! »

Présents dans le Reconstruction and Development Programme de l’ANC, dans les différents discours de ses représentants et au cœur des principales politiques publiques lancées dès 1994, les premiers engagements du nouveau pouvoir s’adressaient directement aux besoins fondamentaux d’une majorité de citoyens. Il s’agissait de réparer les injustices engendrées par l’apartheid et d’assurer ainsi la réconciliation nationale. Mais ces engagements ont progressivement atteint le statut – plus moralement contraignant – de « promesses », à mesure qu’ils se mêlaient à des interprétations plus ou moins fondées par celles et ceux qui les entendaient, à l’opportunisme électoral de certaines élites politiques ou encore, à des réécritures de l’histoire.

De façon très concrète, ces engagements ont, par exemple, alimenté, au sein des populations les plus pauvres, l’idée d’une gratuité des services fondamentaux. C’est, entre autres, ce que tend à confirmer la popularité de ce « free basic service » qui, depuis plusieurs années, sert de slogan à de nombreuses manifestations post-apartheid et que l’ANC a presque avalisé en faisant de la gratuité d’un certain niveau de services, l’axe principal de son programme lors des élections locales de 20011. Si le manque de logements, l’électrification quasi-inexistante des camps de squatters ou les coupures d’eau disent évidemment tout de la misère matérielle de millions de Sud-Africains, ils sont aussi présentés, et vraisemblablement vécus par beaucoup (activistes et habitants), comme autant d’attaques contre le pacte qui se serait tissé entre gouvernants et gouvernés. Les actes protestataires n’exprimeraient donc pas seulement un manque ou une détresse matériels mais aussi le rappel de certaines des obligations morales incombant aux gouvernants, comme celles de permettre aux gouvernés de mener une vie « normale » et « digne ».

La croyance en un nouveau pouvoir garant de la gratuité des services apparaît, par ailleurs, d’autant plus cohérente aux yeux d’un grand nombre de citoyens sud-africains que les dernières années de l’apartheid allaient déjà implicitement dans ce sens : à la fin des années 1980, les pouvoirs publics avaient fait le choix de ne plus systématiquement sanctionner le non-paiement des loyers et des factures alors pratiqué dans les townships. Quelques années auparavant, le principe d’un montant forfaitaire, c’est-à-dire sans prise en compte du niveau de consommation, s’était même imposé. Il convenait d’éviter ainsi toute action à même de nourrir un soulèvement populaire déjà suffisamment vif. Même si elle concernait des services appauvris par plusieurs années de sous-investissement, cette gratuité de fait est rapidement allée de soi, devenant une habitude, une composante de la vie des townships à l’orée de l’ère démocratique2. L’ANC ne pouvait dès lors faire moins bien.

C’est dans ce contexte que le gouvernement issu des élections de 1994 a affirmé la nécessité de voir tous les Sud-Africains accéder à un toit. Une telle évolution devait s’opérer, d’une part, via la construction massive de logements dans les zones populaires, d’autre part, par la généralisation de l’accès à la propriété privée (par le biais de subventions3 et de la vente d’une partie du parc public construit dans les années 1950). La réparation des injustices n’était évidemment pas le seul moteur d’une telle politique. Il s’agissait également, en transformant les pauvres en propriétaires, d’en faire des individus « responsables », conscients de la nécessité de payer leurs factures d’eau et d’électricité et de contribuer ainsi au rééquilibrage des budgets municipaux4. Cet écheveau d’attentes réciproques plus ou moins explicitées n’a cependant pas tardé à se fragiliser. Dans le cadre d’entretiens menés entre 2002 et 2005 dans des townships noires et métisses du Cap, où l’Anti-Eviction Campaign mobilisait alors en masse, Marie Plancq-Tournadre notait ainsi l’incompréhension de ménages qui, sur le point d’être expulsés pour factures ou traites impayées, continuaient d’affirmer que « Mandela [leur] avait pourtant acheté ces maisons »5.

Les réajustements du volontarisme politique au gré des évolutions du contexte socio-économique de la fin des années 19906 et les mesures prises en vue de « normaliser » l’économie sud-africaine, notamment au travers de la réduction des dépenses publiques et du mécanisme de recouvrement des coûts, sont par conséquent apparues comme des manquements au « contrat moral »7 unissant les nouveaux gouvernants et leurs premiers soutiens. Ces reniements supposés ont en outre été d’autant plus vécus comme des affronts que s’est imposée l’idée qu’ils concernaient avant tout les plus pauvres, ceux dont les leaders ANC se réclament pourtant à longueur de discours :

« Quand Mandela est revenu de Robben Island, quand il est sorti de prison, ils nous ont promis des maisons gratuites, l’eau gratuite, l’électricité gratuite… Et nous, on a voté pour Mandela parce qu’on avait combattu pendant 27 ans… On s’est battu pour que Mandela revienne. Après ça, seulement quelques uns ont connu des améliorations mais nous, à la base… Absolument rien. Voilà pourquoi j’ai quitté l’ANC. Après, je n’ai plus jamais voté pour l’ANC. » (Entretien avec la responsable du bureau des « vétérans » du SECC, Soweto, 14 juillet 2009).

« J’ai voté. J’ai aidé ces gens à être au pouvoir et je suis toujours dans une cabane. » (La représentante d’une communauté affiliée à Abahlali baseMjondolo Western Cape, lors du lancement de la Campagne pour « Le droit à la ville », Khayelitsha, Cape Town, 22 mai 2010)

On retrouve, au moins dans la dernière citation, l’un des problèmes auxquels se heurtent régulièrement les leaders de la protestation sociale. Nombre d’entre eux sont en effet conscients que la viabilité des revendications protestataires repose, pour partie, sur leur prétention à une certaine universalité. L’enjeu est bien évidemment de rassembler le plus largement autour de la cause. Or, il n’est pas rare qu’au cours d’entretiens menés avec des activistes et des habitants ou à l’occasion de grands rassemblements, des formes plus individualisées – et individualistes ? – du juste et de l’injuste se fassent jour. Ainsi, lorsqu’ils évoquent les motifs de leur présence dans les rangs des manifestations, certains mettent certes en avant le peu d’intérêt des gouvernants pour les pauvres, mais ils laissent également entendre que des injustices plus circonscrites ont également eu leur importance : l’attribution d’une maison RDP à des voisins inscrits bien après eux sur les listes de demandeurs, le refus des responsables locaux de l’ANC de rétribuer, d’une manière ou d’une autre, leur engagement passé au service du parti, etc. La manière dont le trésorier d’une section du SECC à Soweto présente sa propre trajectoire permet de mieux appréhender les fondements de ce sentiment d’injustice. Agé de plus de soixante ans à la fin des années 20008, Jacob dit avoir fait de sa jeunesse un intense engagement contre l’apartheid. Il rejoint très jeune le Parti communiste dans les années 1960, puis le Black Consciousness Movement de Steve Biko au cours de la décennie suivante9. Il étudie parallèlement à l’University College de Soweto. Menacé par la police en raison de ses activités militantes clandestines, il gagne l’URSS comme nombre d’opposants à l’apartheid dans les années 1970, puis revient en Afrique du Sud à la veille du soulèvement de Soweto (juin 1976). C’est à cette occasion qu’il rejoint le PAC, une organisation dissidente de l’ANC, puis participe aux activités de sa branche armée en Tanzanie. En dépit de cette contestation du régime de l’apartheid les armes à la main, Jacob ne perçoit pas la pension que l’État démocratique verse aux anciens soldats de la lutte. Cette situation nourrit bien évidemment le sentiment de ne pas voir son engagement et ses sacrifices reconnus à leur juste valeur. La perception d’une injustice est en outre d’autant plus forte chez cet activiste que les pensions sont accordées par une commission où siégeraient, selon lui, des individus qui lui sont hostiles. Il n’est dès lors pas anodin qu’au cours de l’entretien, Jacob évoque Tokyo Sexwale, croisé sur les bancs de l’école à la fin des années 1950. Tout comme Jacob, Sexwale a rejoint le Black Consciousness Movement dans les années 1960 puis milité au sein du South African Students’ Movement avant de s’engager à son tour dans la lutte armée, dans les rangs de l’Umkhonto we Sizwe, l’aile militaire de l’ANC, et de s’exiler en Union Soviétique. Mais à la différence de l’activiste du SECC, au chômage depuis le milieu des années 1990, Sexwale a accédé à de hautes fonctions au sein de l’ANC et de la République après 1994, avant de faire fortune dans les secteurs du diamant, de l’énergie et des mines.

 

Deux façons de signifier la trahison des élites

Deux actions collectives en particulier saisissent également au plus près la volonté de répondre à ce qui est présenté comme une rupture du contrat moral entre gouvernants et gouvernés. La première de ces actions est la campagne de boycott des élections menée dès le milieu des années 2000 par plusieurs organisations : « No land ! No house ! No vote ! » (« Pas de terre ! Pas de maison ! Pas de vote !10 »). Lancé en 2004 par le Landless People’s Movement dans la région du Gauteng, ce mot d’ordre, à la fois résigné et menaçant, a rapidement été rallié par d’autres organisations, dont Abahlali baseMjondolo, alors au fait de sa visibilité dans l’espace public sud-africain. Il a parallèlement donné lieu à des variantes, à l’instar de ce « No Electricity ! No Vote ! » scandé par les militants de l’Anti-Privatisation Forum dans les rues de Johannesburg, en octobre 2008. La campagne nationale à laquelle il est désormais associé à la veille de chaque scrutin, a, semble-t-il, été couronnée de succès. C’est ce que vérifie, paradoxalement, le niveau de répression auquel se sont heurtées les actions menées au nom de ce boycott électoral. À preuve, notamment, ces tirs policiers de gaz lacrymogène lors d’une réunion sur le logement organisé par l’Anti-Eviction Campaign à Gugulethu (Le Cap) en 2009, année de l’accession de Jacob Zuma à la tête de l’État. Requise par le responsable provincial de l’ANC, l’intervention des forces de l’ordre s’était vue parée des motifs les plus civiques : le rassemblement des militants de l’AEC, notoirement favorables au boycott des urnes, entravait la campagne d’enregistrement sur les listes électorales alors menée dans la township. Dans un même ordre d’idée, la mise en adéquation, par différents dirigeants de l’ANC, de la campagne « No Land ! No House ! No Vote ! » et de la progression de l’abstention depuis le milieu des années 2000 (plus de 40 % lors des élections locales de 201111) a permis de jeter la première dans le camp de l’anti-démocratie. Deux ans après son arrivée à la présidence de la République, Jacob Zuma s’en prenait ainsi à ceux qui, en décidant de ne pas voter, se dépouillaient de cette liberté que l’ANC leur avait « donnée » en combattant12. Plus simplement, cette dernière diatribe venait aussi suggérer que les protestataires transgressaient une frontière en se mêlant de politique.

Un autre type d’acte protestataire met particulièrement en relief ce que les populations pauvres peuvent entrevoir comme les fondements du contrat passé avec les élites politiques post-apartheid. Cette action, que j’ai évoquée précédemment, a été conduite à plusieurs reprises depuis le début des années 2000, tant à Durban qu’au Cap et à Johannesburg : un cortège d’habitants chemine vers les bureaux d’un conseiller municipal afin que chacun puisse lui remettre un billet de 5 ou 10 Rands. Il s’agit, au travers de ce geste symbolique, de poser le « juste » prix de l’accès mensuel aux services élémentaires (basic services). Si elles semblent proches des mouvements d’autoréductions observables en Italie ou en France dans les années 197013, ces initiatives sont également porteuses d’un message que rappelle le communiqué de presse que signent le Soweto Concerned Residents et l’APF à la veille d’une action de ce type, en janvier 2009 : en agissant de la sorte, les manifestants ne font rien d’autres que respecter leurs obligations. Ils se conforment en effet à la citoyenneté promue par les autorités dans la mesure où ils acceptent de payer pour les services publics les plus élémentaires. Leur refus de s’acquitter de montants plus importants est, en revanche, un moyen de souligner que la « vie meilleure pour tous » promise en 1994 est directement hypothéquée par des tarifs que déterminent les « lois du marché » ; des lois « injustes » et immorales car offrant à la municipalité de « faire des profits » aux dépends des plus démunis14. Un tel mode d’action et les arguments qui sont avancés pour le justifier ne sont pas sans rappeler les épisodes de « taxation populaire » retracés par Edward Thompson dans ses travaux sur l’Angleterre du XVIIIe siècle15. L’historien y décrit des foules attaquant des greniers, des boulangeries, des marchés ou des moulins, et se retrouvant alors en position non pas de s’approprier le bien d’autrui mais d’attribuer aux denrées alimentaires, un prix qu’elles jugent « raisonnable » car en phase avec des « préceptes moraux élémentaires16 ».

 

« Ils ne nous voient pas ! »

L’arrivée au pouvoir de l’ANC a suscité de nombreuses attentes. Le fait que toutes n’aient pas trouvé de réponses a été dénoncé par les acteurs de la protestation sociale, prompts à rattacher ces carences à la précarisation de millions de vies sud-africaines et à les interpréter comme des facteurs de pourrissement du lien moral entre gouvernants et gouvernés. Ces attentes déçues n’ont pas seulement produit un sentiment de trahison. Elles ont manifestement engendré, chez certains, ces « expériences morales qui donnent à l’individu le sentiment d’être méprisé »17. En effet, être privé de choses aussi élémentaires que l’eau, la santé, l’électricité ou un logement salubre, peut aisément nourrir l’impression d’être perçu comme quantité négligeable par les élites politiques. Et ce mépris de se glisser dans les moindres plis de la relation entre les gouvernants et les plus humbles des gouvernés ; dans l’absence, par exemple, de réponse aux innombrables lettres envoyées par les organisations protestataires afin d’attirer l’attention des autorités politiques et administratives sur les conditions de vie dans les townships ou les camps de logements informels. C’est encore cette forme de mépris qui, en septembre 2007, se cache derrière la désinvolture affichée par des élus de Johannesburg et des responsables du ministère du Logement au cours d’une réunion avec les porte-parole de l’Alexandra Vukuzenzele Crisis Committee. La rencontre fait alors suite à plusieurs semaines de tensions autour de l’attribution de logements dans cette township particulièrement pauvre de l’agglomération de Johannesburg :

« Tout d’abord, aucune minute n’a été prise durant cette réunion et les conseillers municipaux n’avaient même pas d’agenda. Ca nous montre qu’ils ne considéraient pas cette réunion comme importante. »18

Au-delà de ce cas précis, les édiles sont, plus généralement, accusés de ne pas impliquer les habitants des quartiers populaires dans les décisions les concernant alors même que, à l’instar de ces imbizos19 régulièrement vantés par les gouvernements locaux, de nombreux dispositifs devraient permettre une telle concertation. Seul un dialogue de façade serait entretenu, le processus de décision s’arrêtant bien en amont. Ainsi, lorsque la township de Diepsloot est gagnée par de violents heurts en juillet 2009, certains habitants condamnent certes le manque de services mais, peut-être plus encore, l’inconséquence d’un élu ne les ayant pas informés que certaines familles seraient expulsées pour les besoins de travaux d’assainissement. À l’inverse, un « bon » élu se devrait d’entretenir une « relation de travail avec les gens, en organisant des réunions et des auditions pour savoir ce que […] veut la communauté et non pour dire [à ceux qui la composent] ce qu’[ils] doivent faire20 ». Ceux qui y sont quotidiennement exposés peuvent évidemment voir dans ce manque de considération teinté d’« arrogance21 », une mise en jeu de leur valeur sociale ou, plus exactement, une absence de reconnaissance de cette dernière. Le terme est d’ailleurs au centre du texte que le leader d’Abahlali baseMjondolo prononce, en septembre 2009, au Centre for Applied Legal Studies de Johannesburg. Décrivant les voies empruntées par son mouvement depuis 2005, S’bu Zikode dit n’y voir que « lutte pour la reconnaissance » (« The struggle for recognition22  ») : chaque combat – pour l’installation de toilettes dans les campements, pour la redistribution des terres ou contre les lois anti-squatters – servirait, au final, le même dessein, celui de voir enfin les pauvres reconnus comme des êtres « qui comptent23 ». Cela implique, tant de la part des gouvernants que des ONG spécialisées dans le développement, une prise en compte de la parole émise par la communauté au travers de ses représentants régulièrement élus. À l’inverse, et c’est ce que suggèrerait la « rébellion des communautés » gagnant le pays depuis le début des années 2000, l’absence de considération jetterait les pauvres dans les bras de la colère, de la honte, de la frustration ou de l’indignation. Répétons-le, ces sentiments ne constituent pas les causes ultimes de l’engagement ou, plus généralement, de la protestation. Ils peuvent néanmoins engendrer ces motifs moraux qui légitiment la révolte aux yeux des femmes et des hommes qui la portent. C’est peut-être d’autant plus vrai que, derrière ce mépris supposé, se profile une « question de statut social24 » fondamentale, que formulent avec précision la plupart des acteurs de la protestation, des plus investis au plus humbles : n’étant ni considérés, ni estimés au sein de la société, les plus faibles ne seraient-ils pas, tout simplement, des citoyens inachevés ? Si la fin de l’apartheid a doté tous les Sud-Africains d’une citoyenneté politique et civile, le mouvement n’est pas allé à son terme : il n’y a pas eu d’universalisation de la dimension sociale de la citoyenneté, ce troisième pilier qui se définit comme l’ensemble des droits allant d’un minimum de bien-être économique à celui de partager le patrimoine social d’une société et de vivre selon les normes qui y sont en vigueur25. L’intitulé même de la campagne de boycott des élections – « No land! No house! No vote! » – ne dit-il pas cet inachèvement ? Les acteurs de la protestation et ceux qu’ils entendent représenter, se voient par conséquent régulièrement rappeler qu’ils ne peuvent tout simplement pas participer à « l’interaction sociale sur un même pied d’égalité avec les autres26 ».

Le déni de reconnaissance va pourtant plus loin encore. Les femmes et les hommes de la protestation expriment parfois un sentiment plus profond d’invisibilité27. En tant que pauvres, ils n’ont pas seulement l’impression d’être exclus de la communauté nationale mais également niés dans leur « humanité28 ». Une fois encore, ces perceptions se forgent dans le quotidien, au travers de brimades, moqueries et autres insinuations dont les pauvres disent faire régulièrement l’objet ; des insinuations portant par exemple sur leur hygiène29. L’invisibilité, les militants d’Abahlali baseMjondolo en font précisément l’expérience au lendemain d’un événement tragique mais récurrent de la vie des squatters. Le 23 décembre 2011, peu après minuit, un incendie détruit près de 300 cabanes dans le camp de Kennedy Road, laissant 1 500 personnes sans toit. Comme souvent, une simple bougie, allumée pour éclairer une baraque puis oubliée, est à l’origine du sinistre. Dans le communiqué qu’ils publient dans les heures qui suivent, les porte-parole du mouvement, dont un grand nombre vit à Kennedy Road, soulignent combien ce drame résume à lui seul l’absence de considération dont souffrent les pauvres. Les autorités feraient tout d’abord mine d’ignorer que de tels sinistres résultent avant tout de la non-électrification des camps de logements informels. Les activistes rappellent pourtant avoir, à plusieurs reprises, cherché à les sensibiliser à ce risque, réalisant même un rapport en ce sens qui n’aurait récolté que moqueries. Mais, une nouvelle fois, c’est le désintérêt apparent des élus après le drame qui fait l’objet des critiques les plus vives :

« Personne n’est venu sur la scène de l’incendie aux côtés d’Abahlali baseMjondolo. Quelle honte quand même le conseiller local ne prend pas la peine de venir et de constater les dégâts. La communauté espérait que son élu, celui du ward 25, viendrait voir les dommages et lui offrirait son soutien. Ses membres étaient plein d’espoir quand ils ont vu [le conseiller] arriver dans des voitures de la municipalité. L’une des voitures appartenait au Service du Logement. Mais il n’a même pas pris la peine de venir à l’endroit ravagé par l’incendie. Il a simplement ignoré les gens plein d’espoir et s’est dirigé directement vers le hall pour dire aux gens qu’il était là pour établir la liste de ceux qui sont supposés recevoir un bon de nourriture pour Noël. Dans le passé, ces bons ont été abusivement utilisés à leurs fins par des partis politiques. »30

La description de cette scène met très explicitement en relief les deux principaux travers caractérisant, selon les protestataires, la politique contemporaine et ce qu’elle fait aux plus pauvres. D’une part, l’élu n’affiche d’intérêt que pour ses électeurs potentiels, en cherchant à les placer dans une relation clientéliste régulièrement dénoncée par les voix de la protestation sociale. D’autre part, il feint de voir « à travers »31 les femmes et les hommes rassemblés sur les lieux de l’incendie, ne leur marquant même pas la plus élémentaire marque de reconnaissance, celle qu’échangent a minima deux individus qui se croisent. La détresse de ces squatters et leur existence même, tant sociale que physique, sont tout bonnement niées par ce représentant officiel du monde politique. Les activistes vont plus loin dans leurs accusations : en agissant ainsi, l’élu leur signifierait implicitement qu’ils peuvent brûler car ils « ne comptent pas pour cette société32 ».

 

« Nous sommes les citoyens. C’est notre ville ! »

La protestation sociale post-aparatheid a donc des appuis moraux, que n’épuise pas la dimension très matérielle des revendications entendues dans la plupart des localités depuis la fin des années 1990. Prendre au sérieux cette charge morale, notamment parce qu’elle renseigne sur le sens et la légitimité que les protestataires donnent à leur cause, n’implique cependant pas de l’opposer à d’autres motifs de mobilisation qui, par effet de contraste, peuvent subitement sembler très prosaïques. Bien au contraire. Comme le rappelle Christian Lazzeri, « les luttes symboliques ne sont jamais dépourvues d’enjeux matériels tout comme les conflits redistributifs ne sont jamais indépendants de revendications identitaires33 ». La vague de protestation post-apartheid ne fait pas exception à cette règle. Les deux types de revendications s’entremêlent, tant dans le discours officiel des organisations et de leur porte-parole que dans ce que peuvent révéler des activistes au cours d’entretiens ou d’échanges informels. Ils se rejoignent d’autant plus facilement que « tous les axes d’oppression dans la vie réelle sont mixtes34 ». C’est la mauvaise redistribution de biens et de services, voire son absence dans certaines zones du pays, qui interdit aux pauvres de participer pleinement à la vie sociale. Et c’est parce que ces populations « sont pauvres et ne méritent donc pas le respect aux yeux des élus »35 qu’elles sont maintenues dans des conditions de vie particulièrement précaires. Il n’est dès lors pas étonnant que, de plus en plus souvent, les demandes adressées aux autorités portent tout autant sur l’accès à certains biens que sur la garantie de voir les décisions relatives au développement des zones pauvres prises dans un cadre « démocratique et participatif ».

Le lien entre ces deux figures de l’injustice est explicitement au cœur de la Campagne pour le droit à la ville (The Right to the City Campaign) lancée au Cap par Abalahli baseMjondolo, à quelques semaines de l’ouverture de la coupe du monde de football 2010. Annoncée à l’occasion d’une réunion publique dans l’un des quartiers de Kayelitsha, l’initiative doit conduire à l’invasion du centre-ville et à la construction de cabanes à quelques mètres des portes du stade flambant neuf de Green Point. L’enjeu le plus immédiat est de révéler au monde le sort que la « Nation arc-en-ciel » réserve à ses pauvres :

« Il est maintenant temps pour les pauvres d’occuper les terres inoccupées dans la ville durant la Coupe du monde 2010, afin que nous puissions montrer au monde combien notre gouvernement est arrogant quand ils nous expulseront et démoliront nos structures. Il est maintenant temps d’occuper leurs bureaux et de les transformer en espaces de vie, afin que nous puissions montrer au monde qu’ils sont sans cœur quand ils nous chassent de leurs bureaux avec leurs chiens. Il est maintenant temps pour ceux qui étaient sous les ponts de la ville et en ont été chassés de réclamer qu’on leur rende leur espace. Nous pourrons ainsi montrer au monde que nous sommes toujours vivants, visibles et refusons d’être déversés dans les décharges qui nous détournent de notre subsistance. »36

Théorisé à la fin des années 1960 par Henri Lefebvre37, le droit à la ville, celui-là même que l’apartheid refusait officiellement aux populations noires, ne doit pas être simplement interprété comme un droit d’accès aux ressources socio-économiques les plus essentielles. Plus exactement, tout en étant un objectif central, cet accès ne constitue pas une fin en soi. Comme le suggère l’anthropologue David Harvey, parfois cité par certains activistes sud-africains, « revendiquer le droit à la ville, c’est prétendre à un pouvoir de façonnement fondamental et radical sur les processus d’urbanisation, c’est-à-dire sur les manières dont nos villes sont sans cesse transformées »38. Cette définition s’applique d’autant mieux au cas sud-africain qu’à la veille de l’ouverture de la Coupe du monde 2010, les principales organisations protestataires du Cap se sont mobilisées contre l’un des effets les plus tangibles de la compétition sportive : le déplacement de milliers de ménages pauvres en périphérie de l’agglomération, dans un camp de baraques en tôle rapidement baptisé « Blikkiesdorp » (littéralement, « La ville boîte de conserve » en Afrikaans) par ses détracteurs. Situé à plus d’une vingtaine de kilomètres du centre-ville39, le campement est né en 2007, sous l’impulsion de la municipalité dirigée par la Democratic Alliance. Constitué de 1 700 baraques en zinc de moins de 20 mètres carrés chacune, sagement alignées sur un sol aride et balayé par le vent, le camp a rapidement accueilli des centaines de ménages sans abri, délogés des principaux quartiers bordant le centre ville (Salt River et Woodstock, principalement). Arguant que Blikkiesdorp était au final le « campement le plus sûr qui soit », et ce en dépit des nombreux actes criminels qui y sont régulièrement recensés, les autorités n’ont pas totalement caché que ces mouvements de population résultaient avant tout des travaux d’aménagement urbain induits par la coupe du monde de football. Un tel aveu vient rappeler que le fait de revendiquer un droit à la ville revient bien à exiger de ne pas être un citoyen de seconde zone, nié dans son autonomie, déplacé au gré des nécessités que déterminent les plus puissants. Et l’on trouve une excellente synthèse de cette revendication dans ces quelques mots tracés sur l’une des nombreuses pancartes brandies devant les portes de la Haute Cour du KwaZulu Natal, en novembre 2008 : « We are the Citizens. This is our city » (« Nous sommes les citoyens. C’est notre ville »). Les juges étudiaient alors la légalité de la loi provinciale relative à l’élimination et à la prévention des bidonvilles (Slums Act). Finalement déclaré anticonstitutionnel après un appel devant la Cour suprême sud-africaine, le texte prévoyait en effet d’autoriser le ministre du Logement de la Province du KwaZulu Natal à contraindre les municipalités à se substituer aux propriétaires fonciers refusant de déloger les squatters habitant sur leurs terrains.

Les conclusions que l’on peut tirer de ce qui précède sont à la fois simples et essentielles. La revendication d’un droit à la ville révèle immanquablement l’imbrication des injustices socio-économiques et symboliques puisque s’y exprime un sentiment de relégation tout à la fois spatiale et sociale. Vivre dans les marges urbaines, loin des centres-villes, loin des cercles où se répartissent les emplois, loin des écoles qui fonctionnent, loin de la consommation et de la production, loin de tout ce qui permet donc de se réaliser et de vivre aussi « dignement »40 que le promet la Constitution, revient à vivre en périphérie de la citoyenneté pleine et entière promise en 1994.

 

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références

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1 Depuis mai 2001, en application de cet engagement, les municipalités sont contraintes d’assurer l’accès mensuel de tous les ménages à 6 000 litres d’eau gratuite (soit 25 litres par jour et par personne dans un ménage de huit personnes).
2 Cette situation nourrit d’ailleurs l’idée selon laquelle les choses allaient mieux « avant », parfois présente dans le discours de nombreux activistes mais également dans celui de simples habitants prenant part aux manifestations coordonnées par les organisations protestataires à un moment ou à un autre des années 2000. Peter McInnes rapportait, en 2003, des propos pour le moins explicites du responsable « média » du SECC décrivant ce qui était dit lors des réunions publiques de l’organisation : « En fait, on parle des choses que l’ancien gouvernement faisait et qui n’existent plus… On payait un forfait pour l’électricité. Nous étions sûrs de cela et personne ne se faisait prendre parce qu’il n’avait pas payé. Qu’est-ce qui est en train d’arriver en ce moment, dans la « vie meilleure » promise par le gouvernement ? C’est pire. En fait, on dit que l’on vivait mieux sous l’ancien gouvernement. On part de ça. “Personne ne va nous sortir de notre misère, nous devons le faire seuls. On doit le faire maintenant et ne pas remettre ça à plus tard”. Ca inspire vraiment les gens » (Cité dans McInnes P., « Rights, recognition… », op. cit.).
3 Près de 60 % de la population active était éligible à ce système de subventions.
4 Entretiens menés par Marie Plancq-Tournadre avec différents responsables des services administratifs de la ville du Cap et de la Province du Cap-Occidental entre 2001 et 2005. Archives personnelles.
5 Archives personnelles.
6 Voir Plancq-Tournadre M., « Du droit au logement à la précarisation immobilière ? Le cas du Cap en Afrique du Sud », Autrement, n° 39, septembre 2006, pp. 111-127, ainsi que « Services d’eau et d’électricité au Cap, ou comment la sortie de l’apartheid fabrique des débranchés », op. cit., pp. 13-26.
7 Fassin D., « Les économies morales revisitées », Annales HSS, novembre-décembre 2009, n° 6, p. 1245.
8 Il refusera cependant de me donner son âge lors de l’entretien et d’échanges plus informels.
9 Entretien avec Jacob, membre du SECC, Soweto, le 11 mai 2011.
10 D’abord lancé par les porte-parole du Landless People’s Movement en 2004, cet appel au boycott des urnes est rallié à partir de 2006 par Abahlali baseMjondolo (Durban et Cape Town), l’Anti-Eviction Campaign (Cape Town), les Mandela Park Backyarders (Cape Town), le syndicat des travailleurs agricoles Sikhula Sonke (Province du Cap Occidental) et l’Unemployed People’s Movement (Grahamstown).
11 A cette abstention s’ajoute également, depuis le début des années 2000, un phénomène de non-inscription sur les listes. Ainsi, lors des élections nationales de 2009, le taux de participation, classiquement calculé par rapport au nombre d’inscrits, était de 77,3 % mais, rapporté au nombre de personnes en âge de voter, il ne s’élevait plus qu’à 56,5 %. Le même mode de calcul aurait porté ce taux à 85,5 % lors des premières élections démocratiques, en 1994.
12 Jacob Zuma, cité dans Harper P., « Zuma, Malema gun for votes », City Press, 8 mai 2008, <http://www.citypress.co.za/SouthAfrica/News/Zuma-Malema-gun-for-votes-20110507>
13 Collonges Y. & Randal P. G., Les autoréductions. Grèves d’usagers et lutte des classes en France et en Italie (1972-1976), Paris, Christian Bourgois Éditeur, coll. « Poche », 1976.
14 Communiqué de presse de l’APF, le 22 janvier 2009.
15 Thompson E. P., « L’économie morale de la foule », art. cit.
16 Ibid., p. 90.
17 Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, op. cit.,  p. 195
18 Frieda Dlamini, chairperson du Alexandra Vukuzenzele Crisis Committee, citée dans Tshabalala T., « Meeting fails to satisfy Alex housing protesters », Mail & Guardian Online, 6 septembre 2007.
19 Il s’agit de forums par le biais desquels la population et les gouvernants sont censés pouvoir discuter des politiques locales mises en place.
20 Une habitante de Protea South, bastion du Landless People’s Movement, citée dans Dawson M., « Resistance and repression. Policing protest in post-apartheid South Africa », J. Handmaker & R. Berkhout (dir.), Mobilising Social Justice in South Africa: Perspectives from Researchers and Practitioners, La Hague, ISS & Hivos, 2010, p. 117.
21 Entretien avec Mzonke Poni, chairperson d’Abahlali baseMjondolo Western Cape, Kayelitsha (Le Cap), 20 mai 2010.
22 Zikode S., « Bringing government to the people ? », intervention devant le CALS, Johannesburg, le 3 septembre 2009, texte disponible en ligne : http://www.pambazuka.org/en/category/features/58454
23 Ibid.
24 Fraser N., Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2011, p. 79.
25 Marshall T. H., « Citizenship and social class » (1950), T. H. Marshall & T. Bottomore, Citizenship and social class, Londres, Pluto Press, 1992, p. 8.
26 Fraser N., Qu’est-ce que la justice sociale ?, op. cit., p. 50.
27 Honneth A., La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 2006.
28 Abahlali baseMjondolo, « Terrible Shack Fire in Kennedy Road », communiqué de presse du 23 décembre 2011.
29 Ce point est ainsi revenu à plusieurs reprises lors de la prise de parole, au cours d’une réunion publique, de l’une des dirigeantes du Landless People’s Movement. Elle intervenait après l’arrestation de plusieurs militants par la police (Observation réalisée dans le camp de squatters de Protea South en juillet 2009, Johannesburg).
30 Abahlali baseMjondolo, « Terrible Shack Fire in Kennedy Road », communiqué de presse du 23 décembre 2011.
31 Honneth A., La société du mépris, op. cit., p. 227.
32 Abahlali baseMjondolo, « Terrible Shack Fire… », op. cit.
33 Lazzeri C., « Conflits de reconnaissance et mobilisation collective », Politique et sociétés, vol. 28, n° 3, 2009, p. 152.
34 Fraser N., Qu’est-ce que la justice sociale ?, op. cit., p. 47
35 Abahlali baseMjondolo, « SAPS Attempt to Illegally Ban Protest in Durban », communiqué de presse du 5 décembre 2012, Durban.
36 Poni M., « The Poor must claim the right to be housed within well located land », communiqué de presse d’Abahlali baseMjondolo Western Cape, 20 mai 2010.
37 Poni M., « The Poor must claim the right to be housed within well located land », communiqué de presse d’Abahlali baseMjondolo Western Cape, 20 mai 2010.
38 Harvey D., Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, p. 9.
39 Un documentaire, « Tin Town », réalisé par Nora Connor, Clementine Wallace et Colton Margus, permet d’ailleurs de prendre toute la mesure de la désolation caractérisant ce « village » : https://vimeo.com/9214594
40 Entretien avec Sithembizo, membre de l’Unemployed People’s Movement, Grahamstown, 23 juillet 2012.