Les fonctions positives de la pauvreté

La pauvreté est ordinairement étudiée par le biais des difficultés qu’elle provoque, des coûts qu’elle engendre, des politiques publiques ou privées qui la causent, ou bien des conséquences qu’elle produit sur les populations concernées. Dans cet article classique paru en 1972 dans l’American Journal of Sociology, inédit en français et précédé d’une introduction de Hadrien Clouet, Herbert Gans renverse la perspective et cherche à identifier l’intérêt qu’ont certains acteurs au maintien ou à l’extension de la pauvreté. Au lieu de pointer les problèmes issus de la pauvreté, il en recherche les avantages : si elle survit aux politiques publiques, c’est que la pauvreté profite selon lui à certains groupes sociaux.

Herbert Gans est un sociologue américain et enseigne à l’Université de Columbia de New York. Il est notamment l’auteur de Popular Culture and High Culture (1974), Deciding What’s News (1979) et The War Against The Poor (1992). Ce texte est traduit de l’anglais par Hadrien Clouet, doctorant au Centre de Sociologie des Organisations, avec l’aimable autorisation de l’auteur. 

 

Résumé

L’analyse fonctionnelle à la Merton est employée afin d’expliquer la persistance de la pauvreté, et quinze fonctions que remplissent la pauvreté et les pauvres pour le reste de la société américaine – notamment les plus aisés – sont identifiées et décrites. Des alternatives fonctionnelles sont suggérées, qui se substitueraient à ces fonctions et rendraient la pauvreté superflue. Mais les alternatives les plus importantes sont elles-mêmes dysfonctionnelles pour les riches, car elles nécessitent une certaine redistribution des revenus et du pouvoir. Une analyse fonctionnelle de la pauvreté arrive donc aux mêmes conclusions que l’analyse sociologique radicale, démontrant à nouveau l’assertion de Merton selon laquelle le fonctionnalisme ne s’avère pas forcément conservateur dans ses perspectives idéologiques ou ses implications.

 

Introduction à la traduction (par Hadrien Clouet)

En septembre 1972, aux États-Unis, alors que les « libéraux » les plus progressistes, la Nouvelle Gauche et les mouvements sociaux traversent une période politique difficile (assassinats de Martin Luther King, Malcolm X, Robert Kennedy, fin de la « guerre à la pauvreté », échec de l’aile pacifiste des démocrates à prendre le parti pour mettre un terme à l’engagement au Vietnam, constitution de mouvements conservateurs organisés en réaction aux conquêtes féministes, suspicion généralisée sur le gouvernement fédéral à l’aube du scandale du Watergate…), Herbert Gans publie dans l’American Journal of Sociology un article inversant radicalement la lecture classique de la pauvreté.

Né en 1927 à Cologne, Herbert Gans quitte l’Allemagne nazie à 11 ans. Sa formation aboutit à un doctorat de planification et sociologie à Chicago en 1950. Il débute sa carrière dans des cabinets privés, où il travaille sur les enjeux sociaux de la politique urbaine. A partir de 1953, il s’oriente vers une carrière académique, enseignant la sociologie urbaine et la planification. Toujours actif au département de sociologie de Columbia, depuis 1971, il se dédie désormais exclusivement à l’écriture, suivant les deux fils de son parcours intellectuel : les questions d’égalité et de démocratie. D’abord concentrée autour des politiques urbaines anti-pauvreté (ou, en tout cas, nommées ainsi), son activité de recherche a évolué au cours des décennies pour embrasser les questions de stratification sociale, de communautés urbaines, d’ethnicité, de culture populaire et de médias. La sociologie américaine lui doit, via sa douzaine d’ouvrages et ses centaines d’articles, des analyses rigoureuses des processus de pauvreté, sa concentration, son lien avec l’espace urbain, et des critiques féroces du concept de « culture de la pauvreté ». En 1988, élu président de l’association américaine de sociologie, il est le premier utilisateur de l’expression « sociologie publique » pour inciter ses collègues à un dialogue plus soutenu avec le grand public. Depuis, ce terme est devenu un mot d’ordre mobilisateur pour toute une frange de la sociologie, autour de Michael Burawoy qui en a repris ce flambeau.

La pauvreté est ordinairement étudiée par le biais des difficultés qu’elle provoque, des coûts qu’elle engendre, des politiques publiques ou privées qui la causent, ou bien des conséquences qu’elle produit sur les populations concernées. Herbert Gans renverse la perspective et cherche à identifier l’intérêt qu’ont certains acteurs au maintien ou à l’extension de la pauvreté. Au lieu de pointer les problèmes issus de la pauvreté, il en recherche les avantages : si elle survit aux politiques publiques, c’est que la pauvreté profite selon lui à certains groupes sociaux.

Herbert Gans rejoint ainsi une démarche intellectuelle inaugurée par Karl Marx, qui met à jour l’utilité de certaines classes paupérisées : loin de relever d’un « accident de l’histoire » ou d’un problème social soluble, elles sont le produit de lois économiques elles-mêmes nécessaires à la reproduction des classes aisées. Il en va ainsi des actifs inoccupés (« armée industrielle de réserve ») qui compriment les salaires et permettent d’accroître le taux d’exploitation des salariés1. De ce point de vue, selon Herbert Gans, les pauvres remplissent quinze fonctions différentes, et leur reproduction s’avère ainsi essentielle au bien-être de catégories supérieures.

Cette perspective offre un nouveau regard sur les transformations contemporaines de l’Etat social. La logique des réformes imposant de plus en plus de conditions à l’accès aux aides sociales, la fusion progressive de l’assistance et de l’assurance, la diminution des revenus de remplacement ou l’individualisation des prestations peut ainsi être avantageusement étudiée au prisme de l’utilité des pauvres. Serge Paugam le souligne dans La régulation des pauvres (2008, p.21) : « Le sociologue américain Herbert J. Gans avait clairement souligné (…) que, pour effectuer ce que l’on appelle « le sale boulot », il faut qu’il subsiste sur le marché du travail une frange de travailleurs n’ayant pas d’autres solutions que d’accepter les tâches dégradantes et faiblement rémunérées. » Peu étudié, le rôle des pauvres s’avère pourtant crucial. Non seulement pour comprendre qui perd et qui gagne à ces réformes, mais également pour saisir qui pourrait y perdre et qui pourrait y gagner.

Les débats autour du concept d’underclass aux Etats-Unis gagnent ici en profondeur. Cette notion peu précise mêle dans un même groupe social deux types de population stigmatisées, aux comportements considérés comme déviants et inacceptables : les hommes assimilés à des voyous, dont la présence constitue une menace envers l’ordre social et ses représentants dans leur intégrité physique et matérielle ; et les femmes rebaptisées « reines du welfare » (avatar moderne des pauvres « identifiés et punis comme déviants prétendus ou réels, afin d’appuyer la légitimité des normes dominantes » chez Gans), souvent noires, accusées de se complaire dans les allocations sociales et les maternités, dont la présence constitue une menace envers les valeurs sociales américaines et les mœurs du pays. La seule définition de l’underclass est le miroir inversé des acteurs qui en parlent, « lieu honni, fui et perçu de loin (et de haut) sur lequel chacun vient projeter ses fantasmes »2. Or, Herbert Gans nous montre ici que le rôle de réceptacle à fantasmes et support de la moralité publique est essentiel. En cela, l’underclass n’est qu’une forme discursive contemporaine de stigmatisation, dont on voit qu’elle épouse exactement les fonctions des pauvres étasuniens, mises à jour quarante ans auparavant. Ce texte d’Herbert Gans appuie donc la tentative de Loïc Wacquant depuis le début des années 2000, qui retrace là une continuité, malgré l’invention de mots nouveaux, entre pauvreté classique et underclass, aux fonctions similaires.

Sous l’angle plus académique, Herbert Gans lance le débat autour des limites du fonctionnalisme. Ce dernier est souvent accusé de complaisance vis-à-vis de l’ordre établi et d’imposer une pensée conservatrice, en justifiant l’état des choses comme « fonctionnel ». En proposant d’identifier plus finement les fonctions et dysfonctions selon les groupes sociaux, Herbert Gans tente de le disculper et montrer ses rapprochements possibles avec la « sociologie critique ». Il permet de sortir de l’ornière du fonctionnalisme pesant à la Parsons : considérer les éléments d’un système comme « fonctionnels » n’a pas grand sens… si le système dans son ensemble est orienté en faveur de quelques acteurs accumulant les ressources. Néanmoins, l’usage du fonctionnalisme pour une lecture de la société en termes de conflits pose certains problèmes qui ne semblent pas résolus par l’article d’Herbert Gans. La question de la fonction doit toujours être rapportée à un groupe social, et les activités afonctionnelles ou dysfonctionnelles peuvent être inversées selon la perspective. Le débrayage sur une chaîne de production est dysfonctionnel du point de vue de l’employeur, et fonctionnel du point de vue du salarié, par exemple. Comment raisonner à l’aide de concepts qui varient avec la situation de l’observateur et du rapporteur ? Herbert Gans pointe que bien des activités fonctionnelles assumées par les pauvres peuvent être remplacées… mais les solutions deviennent alors dysfonctionnelles pour les classes supérieures. Les niveaux se heurtent, et le risque est grand d’identifier la société et ses intérêts aux intérêts d’un certain groupe social qui la domine. Le fonctionnalisme peut jouer la fonction d’euphémisme des rapports de domination, et paraît toujours sur la pente glissante.

Enfin, on peut apercevoir en creux quarante-cinq ans d’évolution du champ universitaire dans cet article d’« une autre ère sociologique » (expression de l’auteur lors d’un échange courriel) où les frontières positivistes étaient moins solidement érigées vis-à-vis du tabou normatif ; ou du moins, où l’ambition d’interpréter et de transformer le monde n’était pas nécessairement dissociée du constat empirique. Herbert Gans combine ici plusieurs registres. Ses deux premières parties, très académiques et sans doute les moins accessibles, discutent les enjeux du fonctionnalisme et en exposent la démarche. La troisième partie du texte décrit une à une les quinze fonctions des pauvres dans la société américaine à l’aube de la « stagflation », tentant une synthèse des travaux en sciences sociales contemporains.  La quatrième partie opère un glissement vers une approche normative, en niant le caractère irrévocable des fonctions précédentes : un grand nombre d’alternatives sont tout à fait envisageables pour certaines fonctions, qui retireraient à la pauvreté son utilité sociale. Une analyse fonctionnelle non conservatrice requiert aussi selon Herbert Gans de confronter systématiquement aux fonctions leurs alternatives.

 

I. 

 

Il y a plus de 20 ans, analysant la persistance de la machine politique urbaine3, Merton (1949, p. 71) écrivait que puisque « nous devons ordinairement … escompter de pratiques sociales et de structures sociales durables qu’elles exercent des fonctions positives qui ne sont actuellement pas remplies par d’autres pratiques et structures existantes (…) peut-être cette organisation publiquement vilipendée satisfait-elle, dans les conditions présentes, des fonctions latentes basiques ». Il remarquait comment la machine permettait à l’autorité centrale de faire avancer les choses lorsqu’un gouvernement local décentralisé ne pouvait agir, humanisait les services de la bureaucratie impersonnelle pour les citoyens craintifs, offrait de l’aide concrète (plutôt que juridique ou judiciaire) aux pauvres, et accomplissait d’autres services requis ou demandés par de nombreuses personnes, mais considérés comme non-conventionnels, voire illégaux, par les organismes publics officiels.

Cependant, cet article ne s’attache pas à la machine politique mais à la pauvreté, phénomène social tout aussi conspué mais bien plus durable qu’elle. En conséquence, il paraît fondé d’appliquer l’analyse fonctionnelle à la pauvreté afin d’évaluer si elle dispose également de fonctions positives qui expliquent sa persistance. Comme l’analyse fonctionnelle a elle-même acquis un statut conspué parmi certains sociologues américains, l’objectif second de cet article consiste à interroger l’utilité de cette approche4.

 

II.

 

Merton (1949, p. 50) définit les fonctions comme « ces conséquences observées qui ont pour effet l’adaptation ou l’ajustement d’un système donné ; et les dysfonctions, ces conséquences observées qui réduisent l’adaptation ou l’ajustement de ce système ». Cette définition ne précise pas la nature ou la portée du système mais, dans son article classique « Manifest and Latent Functions », Merton indique que système social et société ne sont pas synonymes, et que les systèmes varient en taille, ce qui nécessite une analyse fonctionnelle afin de « considérer un éventail d’éléments pour lesquels l’objet (ou les phénomènes sociaux, H.G.) a des conséquences : des individus dans différents statuts, des sous-groupes, le système social plus vaste et des systèmes culturels » (1949, p. 51).

En étudiant les fonctions de la pauvreté, j’identifierai des fonctions pour des groupes et des agrégats ; en particulier des groupes d’intérêts, des classes socio-économiques, et d’autres agrégats, par exemple ceux qui partagent des valeurs ou des statuts similaires. Cette approche définitionnelle est basée sur l’hypothèse que presque chaque système social – et bien entendu chaque société – se compose de groupes ou d’agrégats disposant de valeurs et intérêts différents, de telle sorte que, comme l’établit Merton (1949, p. 51), « des éléments peuvent être fonctionnels pour certains individus et sous-groupes et dysfonctionnels pour d’autres ». Effectivement, les fonctions d’un groupe sont fréquemment les dysfonctions d’un autre groupe5. La machine politique analysée par Merton était ainsi fonctionnelle pour la classe ouvrière et les intérêts commerciaux de la ville, mais dysfonctionnelle pour une grande partie de la classe moyenne et des intérêts réformateurs. Les fonctions sont donc définies comme les conséquences observées qui s’avèrent positives lorsqu’elles sontjugées selon les valeurs du groupe analysé ; les dysfonctions, comme celles qui sont négatives à travers le prisme de ces mêmes valeurs6. Puisque les fonctions bénéficient au groupe en question et que les dysfonctions lui nuisent, je décrirai aussi fonctions et dysfonctions dans le langage de la planification économique et de l’analyse de systèmes, en termes de coûts et bénéfices7.

Identifier les fonctions et dysfonctions des groupes et agrégats plutôt que des systèmes réduit la possibilité que ce qui s’avère fonctionnel pour un groupe au sein d’un système multigroupes soit perçu comme fonctionnel pour tout le système, rendant plus compliqué de suggérer, par exemple, qu’un phénomène donné est fonctionnel pour une entreprise ou un régime politique, alors qu’il peut ne l’être en fait que pour leurs responsables ou dirigeants. En outre, cette approche interdit toute conclusion a priori concernant les deux autres importantes questions empiriques soulevées par Merton (1949, p. 32-36), c’est-à-dire si tout phénomène est toujours fonctionnel ou dysfonctionnel pour une société entière et, s’il est fonctionnel, s’il est indispensable à cette société.

Dans une société moderne hétérogène, peu de phénomènes sont fonctionnels ou dysfonctionnels pour la société comme un tout, et la plupart donnent lieu à des bénéfices pour certains groupes, et à des coûts pour d’autres. Étant donné le niveau de différenciation des sociétés modernes, je suis même sceptique quant à la faculté d’identifier empiriquement un système social nommé société. Bien sûr, la société existe, mais elle est plus proche du très large agrégat, et lorsque des sociologues parlent de la société comme système, ils pensent en réalité souvent à la nation, système qui – entre autres choses – fixe des frontières et autres caractéristiques distinctives entre agrégats sociaux.

J’avancerais également qu’aucun phénomène n’est indispensable ; ils peuvent s’avérer trop puissants ou trop appréciables pour être éliminés, mais dans la plupart des cas, on peut suggérer ce que Merton appelle « des alternatives fonctionnelles » ou des équivalents d’un phénomène social, c’est-à-dire d’autres configurations ou politiques qui remplissent les mêmes fonctions mais évitent les dysfonctions.

 

III.

 

Le point de vue classique sur la pauvreté américaine s’attache tellement à en identifier les dysfonctions, tant pour les pauvres que pour la nation, qu’il semble au premier regard inconcevable de suggérer qu’elle puisse être fonctionnelle pour qui que ce soit. Bien sûr, les marchands de sommeil et les usuriers sont amplement reconnus comme profiteurs de l’existence de la pauvreté ; mais ils sont communément considérés comme des êtres vils, et leurs activités sont, du moins en partie, dysfonctionnelles pour les pauvres. Toutefois, ce qui est moins souvent admis, en tout cas dans le sens commun, est que la pauvreté rend également possible l’existence et l’expansion de professions et activités « respectables », par exemple la pénologie, la criminologie, le travail social et la santé publique. Plus récemment, les pauvres ont procuré des emplois aux « combattants de la pauvreté » professionnels et para-professionnels, ainsi qu’aux journalistes et aux chercheurs en sciences sociales – l’auteur de cet article inclus – qui ont fourni les informations demandées, dans les années 1960, lorsque la curiosité publique à propos des pauvres s’est développée.

Clairement, la pauvreté et les pauvres peuvent remplir un certain nombre de fonctions pour plusieurs groupes non-pauvres dans la société américaine, et je vais décrire 15 séries de fonctions – économiques, sociales, culturelles et politiques – qui me semblent les plus significatives.

Premièrement, l’existence de la pauvreté garantit que le « sale travail »8 soit accompli. Chaque économie en dispose : travail physiquement salissant ou dangereux, temporaire, sans avenir et sous-payé, indigne, subalternes. Ces emplois peuvent être attribués en les rémunérant par de plus hauts salaires que ceux du travail « propre », ou en imposant à des gens qui n’ont aucun autre choix d’effectuer le sale travail pour de faibles revenus. En Amérique, la pauvreté sert à fournir un réservoir de main d’œuvre acceptant – ou, plutôt, incapable de refuser – le sale travail à bas coût. En effet, cette fonction est tellement importante que dans certains États du Sud, les aides sociales ont été coupées durant les mois d’été, lorsque les pauvres sont nécessaires pour travailler dans les champs. De plus, le débat autour des prestations – et des substituts proposés, comme l’imposition négative et le Family Assistance Plan9 – s’est focalisé sur l’impact qu’ont les revenus de transfert sur les incitations à travailler, les opposants argumentant souvent que de tels revenus réduiraient les incitations – plutôt, la pression – pour les pauvres à mener le sale travail nécessaire, si les salaires ne dépassent pas les revenus de transfert. En outre, de nombreuses activités économiques impliquant du sale travail dépendent lourdement des pauvres ; restaurants, hôpitaux, branches de l’industrie vestimentaire et alimentaire, entre autres, ne se maintiendraient pas dans leur forme actuelle sans leur dépendance envers les salaires de misère qu’ils versent à leurs employés.

Deuxièmement, les pauvres subventionnent directement et indirectement de nombreuses activités qui bénéficient aux riches10. D’une part, ils ont longtemps soutenu les activités de consommation et d’investissement dans l’économie privée, par le biais des bas revenus qu’ils perçoivent. Ceci était ouvertement reconnu aux débuts de la Révolution Industrielle, lorsqu’un écrivain français cité par T.H. Marshall (à paraître, p. 7)11 soulignait que « pour assurer et maintenir la prospérité de nos manufactures, il est nécessaire que l’ouvrier ne s’enrichisse jamais ». Des exemples de subventions de cette sorte abondent encore aujourd’hui ; par exemple, les domestiques subventionnent les classes moyennes-supérieures et supérieures, en ce qu’ils rendent la vie plus facile à leurs employeurs et libèrent les femmes aisées pour toute une variété d’activités professionnelles, culturelles, civiques ou sociales. De plus, comme le soulignait Barry Schwartz (communication personnelle), les bas revenus des pauvres permettent aux riches de d’orienter une proportion plus importante de leurs revenus vers l’épargne et l’investissement, afin d’alimenter la croissance économique. Ceci, par la suite, peut générer des revenus plus élevés pour tous, pauvres inclus, sans forcément améliorer la position de ces derniers dans la hiérarchie socio-économique, puisque les bénéfices de la croissance économique sont inégalement distribués.

Dans le même temps, les pauvres subventionnent l’économie gouvernementale. Comme les taxes foncières et de vente et l’imposition proportionnelle12 sur les revenus levées par de nombreux États sont régressifs, les pauvres paient un pourcentage plus élevé de leurs revenus en impôts que le reste de la population, subventionnant par là même les nombreux programmes gouvernementaux locaux qui profitent aux contribuables plus aisés13. En outre, les pauvres soutiennent l’innovation médicale comme patients dans les cliniques et hôpitaux universitaires ou de recherche, et comme cobayes pour expériences de médecine, subventionnant ainsi les patients riches qui sont les seuls à pouvoir se permettre ces innovations, une fois incorporées à la pratique médicale.

Troisièmement, la pauvreté crée des emplois pour un certain nombre d’activités et de professions qui servent les pauvres, ou protègent d’eux le reste de la population. Comme noté plus haut, la pénologie serait minuscule sans les pauvres, ainsi que la police, puisque les pauvres fournissent la majorité des « clients ». D’autres activités qui fleurissent grâce à l’existence de la pauvreté sont le jeu de nombres14, la vente d’héroïne, de vins et liqueurs bon marché, les ministères pentecôtistes, les pratiques de guérison non conventionnelles, la prostitution, le prêt sur gages et l’armée de temps de paix, qui recrute majoritairement ses hommes de troupe parmi les pauvres.

Quatrièmement, les pauvres achètent des biens que d’autres ne veulent pas, et donc prolongent leur utilité économique, comme le pain vieux d’une journée, les fruits et légumes qui auraient été sinon jetés, les vêtements de deuxième main, et les automobiles ou immeubles détériorés. Ils engendrent également des revenus aux docteurs, juristes, enseignants, et autres qui sont trop âgés, peu qualifiés, ou incompétents pour attirer des clients plus aisés.

En outre, les pauvres occupent un certain nombre de fonctions sociales et culturelles :

Cinquièmement, les pauvres peuvent être identifiés et punis comme déviants prétendus ou réels, afin d’appuyer la légitimité des normes dominantes (Macarov 1970, p. 31-33). Les défenseurs de la désirabilité du travail pénible, de la frugalité, de l’honnêteté et de la monogamie ont besoin de personnes pouvant être accusées de paresse, de nature dépensière, de malhonnêteté et de débauche pour justifier ces normes ; et comme Erikson (1964) et d’autres successeurs de Durkheim l’ont pointé, la découverte de violations est ce qui légitime le mieux les normes elles-mêmes.

La question de savoir si les pauvres violent réellement ces normes plus souvent que les riches est toujours ouverte. Les travailleurs pauvres travaillent plus intensivement et plus longtemps que les employés à hauts statuts, et pour conserver propres leurs taudis, les ménagères pauvres doivent accomplir plus de travail domestique que leurs pairs de classe moyenne en logements standard. La proportion de fraudeurs chez les récipiendaires d’aide sociale est assez basse, et considérablement plus réduite qu’au sein des contribuables15. Les crimes violents sont plus élevés parmi les pauvres, mais les personnes aisées commettent toute une variété de crimes en col blanc, et plusieurs études d’auto-évaluation de la délinquance ont conclu que les jeunes de classe moyenne s’avèrent parfois aussi délinquants que les pauvres. Cependant, les pauvres sont plus susceptibles d’être pris lorsqu’ils participent à des actes déviants, et, une fois pris, plus souvent punis que les transgresseurs issus de la classe moyenne. En outre, ils sont dénués du pouvoir politique et culturel requis pour corriger les stéréotypes que les riches entretiennent sur eux, et donc continuent d’être représentés comme paresseux, dispendieux, etc., quelles que soient les données empiriques, par ceux qui ont besoin d’une preuve vivante que la déviance ne paie pas16. Les pauvres déviants, réels ou prétendus tels, ont été traditionnellement décrits comme peu méritants et, dans une terminologie plus récente, culturellement défavorisés ou pathologiquement atteints.

Sixièmement, un autre groupe de pauvres, présenté comme méritant pour cause d’invalidité ou victime de malchance, procure au reste de la population différentes satisfactions émotionnelles ; ils évoquent la compassion, la pitié et la charité, ce qui permet donc à ceux qui leur viennent en aide de se sentir altruistes, moraux, pratiquant l’éthique judéo-chrétienne. Les pauvres méritants permettent à certains de s’estimer heureux d’être épargnés des privations liées à la pauvreté17.

Septièmement, à l’inverse de la cinquième fonction décrite précédemment, les pauvres permettent, par procuration, la participation de personnes riches aux comportements sexuels, alcooliques et narcotiques désinhibés que beaucoup de personnes pauvres sont présumées s’accorder, et qu’elles sont censées apprécier plus que la petite bourgeoisie, puisque libérées des contraintes de l’aisance et de la respectabilité. Une des croyances traditionnelles concernant les bénéficiaires d’aides sociales consiste à leur attribuer des vacances permanentes remplies de sexe. Même s’il est peut-être vrai que les pauvres sont plus sujets à des comportements désinhibés, les études de Rainwater (1970) et d’autres observateurs des classes inférieures indiquent qu’un tel comportement est aussi souvent motivé par le désespoir que par le manque d’inhibition, et résulte moins d’un plaisir que d’un échappatoire compulsif à une réalité morose. Dans tous les cas, que les pauvres aient ou non réellement plus d’activité sexuelle et s’en satisfassent plus ou non que les riches n’est pas une question pertinente ; aussi longtemps que ces derniers y croient, ils peuvent le partager par procuration et peut-être avec envie, lorsque des exemples sont rapportés sous format fictionnel, journalistique, ou sociologique et anthropologique.

Huitièmement, la pauvreté aide à garantir le statut de ceux qui ne sont pas pauvres. Dans une société stratifiée, où la mobilité sociale est un objectif particulièrement important et où les frontières entre classes sont troubles, les personnes ont un besoin urgent de savoir où elles se situent. En conséquence, les pauvres fonctionnent comme un étalon de mesure fiable et relativement permanent pour les comparaisons statutaires, particulièrement concernant la classe ouvrière, qui doit trouver et maintenir des distinctions statutaires entre elles-mêmes et les pauvres, tout comme l’aristocratie doit trouver une voie pour se distinguer du « nouveau riche »18.

Neuvièmement, les pauvres contribuent à la mobilité ascendante des non-pauvres, car, comme l’a signalé Goode (1967, p. 5), « les privilégiés (…) tentent systématiquement d’empêcher les talents des moins privilégiés d’être reconnus ou développés ». Bloqués dans leurs opportunités en termes d’éducation ou stéréotypés comme stupides ou inaptes, les pauvres permettent ainsi aux autres d’obtenir les meilleurs emplois. De plus, un nombre inconnu de personnes se sont élevées ou ont élevé leurs enfants dans la hiérarchie socio-économique via les revenus tirés de la fourniture de biens ou services dans les taudis : en devenant policiers et enseignants, en possédant des magasins familiaux, ou en œuvrant au sein des différents rackets qui y fleurissent.

En fait, les membres de presque tous les groupes immigrants ont financé leur mobilité ascendante en fournissant en biens ou services au détail, divertissements, jeux d’argent, narcotiques, etc., les derniers arrivés en Amérique (ou dans la ville), récemment aux noirs, Mexicains et Portoricains. D’autres Américains, d’origine à la fois européenne et autochtone, ont financé leur entrée dans la classe moyenne supérieure et les classes supérieures en possédant ou gérant les institutions illégales qui servent aux pauvres, aussi bien que celles légales mais peu respectables, comme l’habitat insalubre.

Dixièmement, tout comme les pauvres contribuent à la viabilité économique d’un certain nombre de branches et professions (voir fonction 3 supra), ils accroissent aussi la viabilité sociale de groupes non-économiques. D’une part, ils aident l’aristocratie à se tenir occupée, justifiant ainsi son existence continue. La « haute société » utilise les pauvres comme clients des centres d’œuvres sociales et des organismes de bienfaisance ; en effet, elle doit disposer d’eux pour pratiquer son dévouement civique, et démontrer sa supériorité sur les nouveaux riches qui se consacrent, eux, à la consommation ostentatoire. Les pauvres occupent une fonction similaire pour les entreprises philanthropiques à d’autres niveaux de la hiérarchie socio-économique, notamment la masse d’organisations civiques de la classe moyenne et de clubs féminins engagés dans le travail bénévole et la levée de fonds auprès de presque chaque communauté américaine. Faire le bien auprès des pauvres a traditionnellement aidé les églises à trouver une méthode d’expression des sentiments religieux en action ; récemment, l’activité des églises militantes parmi et pour les pauvres leur a permis de conserver leurs membres les plus libéraux et radicaux19, qui auraient sinon pu quitter la religion organisée.

Onzièmement, les pauvres accomplissent plusieurs fonctions culturelles. Ils ont joué un rôle méconnu dans la création de la « civilisation », en fournissant la main d’œuvre pour la construction de nombreux monuments souvent identifiés comme les plus nobles expressions et exemples civilisation, par exemple les pyramides égyptiennes, les temples grecs, et les églises médiévales20. De plus, ils ont contribué pour une proportion considérable au capital accumulé qui a financé les artistes et intellectuels qui rendent en première instance la culture, et particulièrement la « haute » culture, possible.

Douzièmement, la « basse » culture créée pour ou par les pauvres est souvent adoptée par les plus aisés. Les riches collectionnent les objets issus de cultures traditionnelles éteintes (pas uniquement des pauvres), et presque tous les Américains écoutent du jazz, du blues, et de la musique country originaire du Sud pauvre – .ainsi que du rock, dérivé de sources similaires. Les manifestations des pauvres deviennent parfois de la littérature ; en 1970 par exemple, la poésie écrite par les enfants du  ghetto devint populaire au sein des cercles littéraires raffinés. Les pauvres servent aussi de héros culturels et de sujets littéraires, particulièrement, bien sûr, pour la gauche, mais le hobo, cowboy, hipster et la mythique prostituée au cœur d’or ont rempli cette fonction auprès d’une variété de groupes.

Finalement, les pauvres réalisent un certain nombre de fonctions politiques importantes :

Treizièmement, les pauvres servent d’électorat symbolique ou d’adversaires pour plusieurs groupes politiques. Certaines franges de la gauche révolutionnaire ne pourraient pas exister sans les pauvres, par exemple, surtout depuis que la classe ouvrière ne peut plus être perçue comme avant-garde de la révolution. Inversement, des groupes politiques conservateurs ont besoin d’« assistés sociaux » et autres qui « vivent de l’argent durement gagné par les contribuables » afin d’appuyer leurs revendications de coupes dans les aides sociales et baisses d’imposition. En outre, le rôle des pauvres dans le maintien des normes dominantes (voir fonction 5, supra) a également une fonction politique significative. Une économie basée sur l’idéologie du laissez-faire nécessite une population sujette à privations, censée être rétive au travail ; non seulement la prétendue infériorité morale des pauvres réduit la pression morale sur l’économie politique actuelle pour éliminer la pauvreté, mais les alternatives redistributrices peuvent paraître peu attrayantes, si ceux qui en bénéficieraient sont décrits comme paresseux, dépensiers, malhonnêtes et débauchés. Ainsi donc, les conservateurs et les libéraux classiques trouveraient difficile, en l’absence de pauvres, de justifier plusieurs de leurs croyances politiques ; mais cela s’applique également aux libéraux modernes et aux socialistes, qui cherchent à éliminer la pauvreté.

Quatorzièmement, les pauvres, dénués de tout pouvoir, peuvent absorber les coûts économiques et politiques des changements et de la croissance, dans la société américaine. Au XIXe siècle, ils accomplirent le travail éreintant qui construisit les cités ; aujourd’hui, ils sont expulsés de leurs quartiers afin de faire de la place pour le « progrès ». Les projets de renouvellement urbain visant à conserver les contribuables de classe moyenne et les magasins dans la ville, et les autoroutes ambitionnant de relier les périphéries aux centres-villes, ont été typiquement localisés dans des quartiers pauvres, puisque aucun autre groupe n’acceptera d’être déplacé. Pour une raison très semblable les universités, hôpitaux, centres civiques urbains, s’étendent sur les territoires occupés par les pauvres. Les coûts les plus élevés de l’industrialisation agricole en Amérique ont été supportés par les pauvres, repoussés hors de leurs terres sans indemnité, exactement de la même manière qu’ils payèrent, au cours des siècles précédents en Europe, un lourd tribut à la transformation des sociétés agrariennes en sociétés industrielles. De plus, ils ont subi une grande partie des coûts humains liés à l’accroissement du pouvoir américain par-delà les mers, car ils ont fourni un grand nombre de fantassins pour le Vietnam et d’autres guerres.

Quinzièmement, les pauvres ont joué un rôle important dans l’élaboration du processus politique américain ; puisqu’ils votent et participent moins que d’autres groupes, le système politique a souvent été libre de les ignorer. Cela n’a pas uniquement rendu la politique américaine plus centriste qu’elle ne l’aurait été autrement, mais a également concouru à la stabilité du processus politique. Si les 15 % de la population sous le « seuil de pauvreté » fédéral participaient pleinement au processus politique, ils exigeraient certainement de meilleurs emplois et de plus hauts revenus, ce qui nécessiterait une redistribution des revenus et occasionnerait encore davantage de conflit entre les possédants et les démunis.En outre, lorsque les pauvres participent réellement, ils profitent souvent aux Démocrates comme électorat captif, puisqu’ils ne peuvent que rarement soutenir les Républicains, ne disposent pas de leur propre parti, et n’ont ainsi aucun autre endroit où se rendre politiquement. À son tour, cette dynamique a permis aux Démocrates de compter sur les suffrages des pauvres, autorisant ce parti à être plus réceptif aux électeurs qui, sinon, pourraient s’orienter vers les Républicains, par exemple au cours des dernières années la classe ouvrière blanche.

 

IV.

 

J’ai décrit quinze des plus importantes fonctions dont s’acquittent les pauvres dans la société américaine ; assez pour soutenir la thèse fonctionnaliste selon laquelle la pauvreté survit en partie parce qu’elle est utile à un certain nombre de groupes dans la société. Cette analyse n’entend pas suggérer que, puisque la pauvreté est fonctionnelle, elle devrait ou doit persister. La question de savoir si elle devrait ou non persister est une question normative ; la question de savoir si elle doit persister est analytique et empirique. Mais dans les deux cas la réponse dépend en partie de savoir si les dysfonctions l’emportent sur les fonctions. Évidemment, la pauvreté a plusieurs dysfonctions, surtout pour les pauvres eux-mêmes, mais également pour les plus aisés. Par exemple, leur ordre social est bouleversé par la pathologie, le crime, les protestations politiques et les perturbations émanant des pauvres, et les revenus des riches sont affectés par les impôts levés afin de protéger leur ordre social. Déterminer si les dysfonctions dépassent les fonctions est une question qui mérite clairement analyse.

Toutefois, il demeure possible de suggérer des alternatives à plusieurs fonctions des pauvres. Ainsi, le sale travail de la société (fonction 1) pourrait être réalisé sans pauvreté, en partie de manière automatisée, en partie par le versement de salaires décents aux travailleurs qui l’accomplissent, ce qui réhabiliterait considérablement ce genre d’emploi. Il n’est pas non plus nécessaire pour les pauvres de subventionner certaines activités par le biais de leurs bas salaires (fonction 2), car plusieurs de ces activités, comme le sale travail, sont suffisamment essentielles pour perdurer malgré une hausse des salaires. Dans les deux cas, quoiqu’il en soit, les coûts seraient accrus, avec comme répercussion de plus hauts prix pour les consommateurs et clients du sale travail ou des activités subventionnées, et des conséquences dysfonctionnelles évidentes pour les personnes les plus aisées.

Des rôles alternatifs pour les professionnels qui fleurissent sur la pauvreté (fonction 3) sont faciles à suggérer. Les travailleurs sociaux pourraient conseiller les plus aisés, comme la plupart préfère déjà le faire, et la police pourrait se dévouer aux trafics et crime organisés. Moins de pénologues seraient toutefois employables, et la religion pentecôtiste ne survivrait probablement pas sans pauvres. Des parties du marché de seconde ou troisième main (fonction 4) n’y survivraient pas non plus, même si certaines personnes aisées achètent parfois des biens usagers. D’autres rôles doivent être trouvés pour les professionnels faiblement formés ou incompétents, désormais relégués au service des pauvres, et quelqu’un d’autre devrait payer leurs salaires.

Des alternatives pour les fonctions sociales liées aux déviances (fonctions 5-7) se trouvent plus facilement et moins onéreusement que pour les fonctions économiques. D’autres groupes sont d’ores et déjà disponibles comme déviants afin de maintenir la morale traditionnelle, par exemple les artistes, les hippies, et, plus récemment, les adolescents en général. Ces mêmes groupes s’avèrent aussi valables en tant que jouisseurs allégués ou réels, afin d’approvisionner en fantasmes sexuelles par procuration. Les aveugles et handicapés remplissent la fonction d’objets de pitié et de charité, et les pauvres peuvent même ne pas s’avérer nécessaires pour les fonctions 5-7.

Les fonctions relatives au statut et à la mobilité des pauvres (fonctions 8 et 9) sont toutefois bien plus difficiles à remplacer. Dans une société hiérarchique certaines personnes doivent être définies comme inférieures à toutes les autres, suivant une variété d’attributs, et les pauvres jouent ce rôle plus adéquatement que d’autres. Ils peuvent, néanmoins, le remplir sans être autant en proie à la pauvreté, et l’on pourrait concevoir un système stratifié au sein duquel les personnes sous le seuil de pauvreté fédéral recevraient 75 % du revenu médian, plutôt que 40 % ou moins, comme c’est le cas actuellement – tout en demeurant derniers dans la hiérarchie sociale21. Il n’est pas utile de préciser qu’une telle réduction des inégalités économiques imposerait aussi une redistribution des revenus. Étant donné, toutefois, l’opposition à la redistribution des revenus au sein des personnes aisées, il semble improbable que les fonctions statutaires des pauvres puissent être remplacées, et elles – avec les fonctions économiques des pauvres, tout aussi chères à remplacer – peuvent s’avérer l’obstacle majeur à l’élimination de la pauvreté.

Le rôle des pauvres dans la mobilité ascendante d’autres groupes pourrait être maintenu sans leur affecter des revenus si bas. Néanmoins, l’élévation des revenus des pauvres au-dessus du niveau de subsistance commencerait à générer du capital, et leurs propres entrepreneurs pourraient donc les alimenter en biens et services, ce qui induirait une compétition et peut-être un rejet des fournisseurs externes. Ceci se produit effectivement déjà dans un certain nombre de ghettos, où les noirs remplacent les commerçants locaux.

De la même manière, des pauvres plus fortunés seraient moins disposés à servir de clients pour les groupes philanthropiques ou religieux des classes moyennes et supérieures (fonction 10), même si le fait de demeurer économiquement ou de quelque façon inégaux n’entraînera pas la disparition totale de la fonction. De plus, certains utiliseraient encore les centres d’œuvres sociales et les organismes de bienfaisance à des fins de mobilité individuelle ascendante, comme ils le font maintenant.

Les fonctions culturelles (11 et 12) peuvent ne pas être remplacées. En Amérique, les syndicats n’ont de toute façon que rarement autorisé les pauvres à construire des monuments culturels, et il y a un surplus de capital suffisant provenant d’autres sources pour subventionner les composantes non rentables de la haute culture. De la même manière, d’autres groupes déviants sont susceptibles d’innover dans la culture populaire et de fournir de nouveaux héros culturels, par exemple les hippies ou les membres d’autres contre-cultures.

Certaines fonctions politiques des pauvres semblent, néanmoins, aussi difficiles à remplacer que leurs fonctions économiques et statutaires. Bien que les pauvres puissent continuer à servir d’électeurs et d’adversaires symboliques (fonction 13) – si leurs revenus étaient accrus tout en les laissant inégaux sous d’autres aspects – les augmentations de revenus sont généralement aussi accompagnées d’augmentation de pouvoir. En conséquence, une fois sortis de la pauvreté, les individus pourraient bien refuser de supporter les coûts de la croissance et du changement (fonction 14) ; et il est compliqué de trouver des groupes alternatifs à déplacer pour de la réhabilitation citadine et des « progrès » technologiques. Bien sûr, il demeure possible de reconstruire les villes et d’imaginer des projets autoroutiers qui rembourseraient dûment les personnes déplacées, mais de tels programmes deviendraient alors beaucoup plus chers, alourdissant ainsi le prix pour les bénéficiaires du renouvellement urbain et des voies express. Par ailleurs, beaucoup ne seraient sans doute pas menés, ce qui réduirait le confort et l’agrément de ces bénéficiaires prévus. De la même manière, si les pauvres étaient sujets à moins de pression économique, ils s’orienteraient probablement moins vers l’armée, sauf à toucher une paie nettement plus élevée, auquel cas la guerre s’avérerait plus chère et moins populaire politiquement. Par ailleurs, plus de militaires devraient provenir des classes moyennes et élevées, ce qui induirait également une baisse de popularité de la guerre.

La stabilité politique et le rôle de « recentrage » des pauvres (fonction 15) ne permettent probablement aucune substitution, car aucun autre groupe ne candidate à être marginalisé ou à demeurer assez apathique pour réduire la fragilité du système politique. De plus, si les pauvres recevaient de plus hauts revenus, ils deviendraient probablement politiquement plus actifs, additionnant ainsi leurs exigences à celles des autres groupes exerçant déjà une pression sur les distributeurs politiques de ressources. Les pauvres peuvent persister dans leur loyauté envers le Parti Démocrate, mais comme d’autres votants aux revenus modérés, ils pourraient également être attirés par les Républicains ou un tiers parti. Si l’accroissement du statut économique des pauvres actuels n’entraînerait pas forcément le système politique loin vers la gauche, il élargirait l’électorat demandeur de salaires et de fonds publics plus élevés. Il est bien sûr possible d’adjoindre de nouveaux groupes dénués de pouvoir, qui ne votent ni ne participent autrement aux combinaisons politiques, et servent ainsi de « lest » au système politique, par exemple en encourageant les importations de nouveaux immigrants pauvres d’Europe et d’ailleurs – excepté que les syndicats de travailleurs sont probablement assez forts pour s’opposer à une telle politique.

Au final, donc, plusieurs des plus importantes fonctions n’ont pas d’alternative, alors que certaines sont remplaçables, mais toujours au prix de coûts plus élevés pour les autres personnes, particulièrement les plus aisées. En conséquence, une analyse fonctionnelle doit conclure que la pauvreté persiste non seulement parce qu’elle satisfait un certain nombre de fonctions, mais également car certaines des alternatives fonctionnelles à la pauvreté s’avéreraient assez dysfonctionnelles pour les membres les plus aisés de la société22.

 

V.

 

J’ai noté ci-dessus que l’analyse fonctionnelle elle-même est devenue un phénomène décrié, et qu’un objectif secondaire de cet article consistait à démontrer son utilité. L’une des raisons de son actuel discrédit est politique ; dans la mesure où une analyse des fonctions, notamment des fonctions latentes, semble justifier ce qui devrait être condamné, elle semble se prêter au soutien de positions idéologiques conservatrices, même si elle peut aussi engendrer des implications radicales lorsqu’elle subvertit la pensée conventionnelle. Quoiqu’il en soit, comme l’a développé Merton (1949, p. 43 ; 1961, p. 736-737), l’analyse fonctionnelle est per se idéologiquement neutre, et « comme d’autres formes d’analyse sociologique, elle peut être imprégnée de n’importe laquelle des valeurs sociologiques d’un vaste éventail » (1949, p. 40). Cette imprégnation dépend, bien entendu, de l’objectif – et même des fonctions – de l’analyse fonctionnelle, en ce que « chaque assertion d’un « fait » sur le monde social atteint les intérêts de certains individus ou groupes », suggérait Wirth (1936, p. XVII) il y a longtemps, et même lorsque les analyses fonctionnelles sont conçues et conduites de manière neutre, elles sont rarement interprétées dans un vide idéologique.

Dans un sens, néanmoins, mon analyse est neutre ; si l’on peut s’abstenir de juger du fait que la pauvreté doive ou non être éliminée – et si l’on peut ensuite éviter d’être accusé d’acquiescer à celle-ci – alors l’analyse suggère uniquement que la pauvreté existe parce qu’elle est utile à plusieurs groupes sociaux23. Si l’on se positionne toutefois en faveur de l’élimination de la pauvreté, alors l’analyse peut avoir une variété d’implications politiques, dépendant en partie du point jusqu’auquel elle est menée.

Si l’analyse fonctionnelle identifie seulement les fonctions d’un phénomène social sans mentionner ses dysfonctions, alors elle peut, intentionnellement ou non, s’accorder avec ou soutenir les tenants de valeurs conservatrices. Ainsi, dire que les pauvres remplissent plusieurs fonctions pour les riches peut être interprété dans la direction d’une justification de la pauvreté, tout comme la démonstration de Davis et Moore (1945) selon laquelle la stratification sociale est fonctionnelle car elle fournit la société en professionnels hautement qualifiés peut être considérée comme justifiant l’inégalité.

En réalité, l’analyse de Davis et Moore était conservatrice car incomplète ; elle n’identifiait pas les dysfonctions de l’inégalité et échouait à suggérer des alternatives fonctionnelles, comme Tumin (1953) et Schwartz (1955) l’ont démontré24. Une fois qu’une analyse fonctionnelle est enrichie par l’ajout des alternatives fonctionnelles, toutefois, elle peut prendre un penchant libéral ou réformateur, car les alternatives fournissent souvent des améliorations de politiques qui ne nécessitent aucun changement drastique dans l’ordre social existant.

Cependant, compléter l’analyse fonctionnelle nécessite de passer à un nouveau stade, un examen des alternatives fonctionnelles elles-mêmes. Mon analyse suggère que les alternatives à la pauvreté sont elles-mêmes dysfonctionnelles pour la population aisée, et débouche finalement sur une conclusion qui n’est pas très différente de celle des sociologues radicaux. À savoir : que les phénomènes sociaux fonctionnels pour les groupes aisés et dysfonctionnels pour les groupes pauvres persistent ; que lorsque l’élimination de tels phénomènes par des alternatives fonctionnelles génère des dysfonctions pour les plus aisés, ils continueront à persister ; et que des phénomènes comme la pauvreté ne peuvent être éliminés qu’en devenant suffisamment dysfonctionnels pour les plus aisés, ou lorsque les pauvres peuvent acquérir suffisamment de pouvoir pour changer le système de stratification sociale25.

 

Version originale de l’article : « The Positive Functions of Poverty”, American Journal of Sociology, vol.78, no°2 (sep.1972), p.275-289. Version en ligne : http://jthomasniu.org/class/Stuff/PDF/ganspov1.pdf

 

REFERENCES

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références

références
1 Pour se limiter à un unique exemple : « La condamnation d’une partie de la classe salariée à l’oisiveté forcée non seulement impose à l’autre un excès de travail qui enrichit des capitalistes individuels, mais du même coup, et au bénéfice de la classe capitaliste, elle maintient l’armée industrielle de réserve en équilibre avec le progrès de l’accumulation. », Karl Marx, Le Capital, Livre I, chap. XXV, III. – Production croissante d’une surpopulation relative ou d’une armée industrielle de réserve, 1867. Souligné par nous.
2 L. Wacquant, « L’underclass urbaine dans l’imaginaire social et scientifique américain », in S. Paugam (dir.), L’exclusion, l’état des savoirs, La Découverte, 1996, p.250.
3 « La machine politique est une organisation conçue pour gagner les élections en mobilisant des clientèles dans le cadre de relations personnelles et de solidarités ethniques. (…) La fidélisation des clientèles repose sur la distribution d’incitations matérielles, notamment des emplois publics. (…) La raison d’être des machines politiques est donc de former des coalitions électorales durables dans un contexte démographique instable de manière à sécuriser les ressources du gouvernement urbain (…). Le développement des machines s’inscrit dans la trajectoire particulière de la polity américaine. » (Bonnet F., « Les machines politiques aux États-Unis. Clientélisme et immigration entre 1870 et 1950 », Politix, n° 92, 2010, p. 10 (NdT)).
4 Cet article a aussi la fonction latente, comme l’a suggéré S. M. Miller, de contribuer au long débat à propos de  l’analyse fonctionnelle de la stratification sociale, présenté par Davis & Moore (1945).
5 L’un des rares exemples au cours desquels un phénomène a la même fonction pour deux groupes dont les intérêts divergent apparaît lorsque se joue la survie du système auquel ils participent. Ainsi, une hausse salariale peut être fonctionnelle pour le travail et dysfonctionnelle pour le management (et les consommateurs), mais si la hausse des salaires menace la survie de la firme, cela devient dysfonctionnel pour le travail également. Ceci implique toutefois que la survie de la firme soit recherchée par les travailleurs, ce qui n’est pas forcément toujours le cas, par exemple lorsque des emplois sont disponibles ailleurs.
6 Merton (1949, p. 50) décrivait originellement les fonctions et dysfonctions en termes d’encouragement ou de blocage aux adaptations ou ajustements à un système, même s’il écrivit par la suite que « la dysfonction réfère à l’inadéquation particulière d’un élément particulier du système à une exigence désignée » (1961, p.732). Comme l’adaptation et l’ajustement à un système peuvent avoir des implications idéologiques conservatrices, la formulation ultérieure de Merton et ma propre approche définitionnelle rendent plus aisé l’emploi de l’analyse fonctionnelle comme méthode idéologiquement neutre, ou, tout du moins, idéologiquement variable, dans la mesure où le chercheur peut décider par lui-même s’il adhère aux valeurs du groupe analysé.
7 Cependant, notons qu’il n’y a aucun bénéfice ou coût absolus, de la même manière qu’il n’existe aucune fonction et dysfonction absolues ; non seulement les bénéfices d’un groupe sont souvent les coûts d’un autre, mais chaque groupe définit les bénéfices selon ses propres valeurs latentes et manifestes, et un chercheur en sciences sociales ou un planificateur qui a établi que certains phénomènes occasionnent des conséquences bénéfiques pour un groupe peut s’apercevoir que le groupe pense autrement. Par exemple, durant les années 1960, les défenseurs de l’intégration raciale ont découvert qu’une portion significative de la communauté noire ne la considérait plus comme un bénéfice, mais plutôt comme une politique visant à assimiler les noirs dans la société blanche et ainsi décimer le pouvoir politique de la communauté noire.
8 « Dirty work », expression forgée par E. C. Hugues, « Good People and Dirty Work », Social Problems, vol. 10, No. 1, 1962, p. 3-11, pour désigner la part d’activité au bas de l’échelle des valeurs sociales d’une profession donnée. Voir, pour une version française, la traduction « Le drame social du travail », in Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 115, décembre 1996 (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1996_num_115_1_3207) (NdT).
9 Proposition de Nixon du 8 août 1969 durant une allocation télévisée, le FAP consistait à réformer l’Etat social étasunien en instaurant un revenu minimum par famille sous forme d’impôt négatif (donc également aux 13 millions de salariées et salariés aux revenus insuffisants pour dépasser le seuil de pauvreté) assortie d’une obligation de travail indiscriminé, afin de remplacer l’ensemble des prestations et allocations. La proposition échoue à deux reprises devant le Congrès, en 1970 et 1972 : les conservateurs refusant une mesure considérée comme trop généreuse, les libéraux (au sens étasunien du terme) et défenseurs de l’Etat social combattant une réduction jugée drastique. (NdT)
10 Bien entendu, les pauvres ne subventionnent pas réellement les riches. Au lieu de cela, en étant contraints de travailler pour des bas revenus, ils permettent aux plus aisés d’employer les sommes ainsi économisées à d’autres fins. Le concept de subvention employé ici présume l’existence d’un “salaire juste”.
11 Etienne Mayet, Mémoire sur les manufactures de Lyon, 1786 (NdT).
12 C’est-à-dire avec un taux unique d’imposition, quel que soit le montant de revenu brut perçu (NdT).
13 Pechman (1969) et Herriot et Miller (1971) ont déterminé que les pauvres paient une proportion plus élevée de leurs revenus en impôts que toute autre partie de la population : 50% parmi les personnes percevant $2000 ou moins, d’après la dernière étude.
14 Loterie illégale, très populaire dans des quartiers déshérités étasuniens, aussi appelée « loterie italienne » (NdT).
15 La plupart des enquêtes officielles sur la fraude aux prestations ont conclu que moins de 5 % des récipiendaires perçoivent illégalement, alors que la fraude sur les déclarations de revenus est estimée à un tiers de la population.
16 Même si cet article concerne les fonctions de la pauvreté pour les autres groupes, la pauvreté a souvent été décrite comme une motivation, un dispositif forgeant le caractère des pauvres eux-mêmes ; et les conservateurs économiques ont argumenté qu’en générant les incitations au travail, la pauvreté encourage les pauvres à échapper à la pauvreté. Pour une argumentation selon laquelle l’incitation au travail est plus accrue par les revenus que par le manque de revenus, voir Gans (1971, p. 96).
17 Un psychiatre (Chernus 1967) a même proposé l’hypothèse fantastique que les riches et les pauvres soient engagés dans une relation sadomasochiste, les derniers étant financièrement supportés par les premiers, afin de pouvoir exaucer leurs besoins sadiques.
18 En français dans le texte (NdT).
19 Dans le champ politique étasunien, ces deux catégories désignent ce que l’on nomme communément en Europe gauche et gauche radicale (NdT).
20 Même s’il ne s’agit pas d’une fonction actuelle de la pauvreté en Amérique, notons que ces monuments servent encore aujourd’hui à attirer et satisfaire des touristes américains.
21 En 1971, le revenu familial médian aux Etats-Unis tournait autour de 10,000$, et le seuil fédéral de pauvreté pour une famille de quatre personnes était fixé autour de 4,000$. Bien sûr, la plupart des pauvres gagnaient moins de 40 % de la médiane, et environ un tiers d’entre eux moins de 20 %.
22 Ou comme Stein (1971, p.171) le dit : « si les non-pauvres font la loi… les efforts anti-pauvreté ne seront poussés que jusqu’au point où les besoins des non-pauvres seront satisfaits, plutôt que les besoins des pauvres ».
23 Bien sûr, même dans ce cas l’analyse n’a pas besoin d’être purement neutre, mais peut être au service de politiques importantes, par exemple en indiquant, de manière plus effective que les attaques morales anti-pauvreté, la nature exacte des obstacles qui doivent être surmontés si la pauvreté est à éliminer. Voir aussi Merton (1961, p. 709-712).
24 L’analyse fonctionnelle peut évidemment être conservatrice en valeurs, ou engendrer des implications conservatrices pour un certain nombre d’autres raisons, principalement via sa comparaison implicite ou explicite des avantages des fonctions et désavantages des dysfonctions, ou dans ses attitudes vis-à-vis des groupes bénéficiant et payant les coûts. Un chercheur à sensibilité politique conservatrice pourrait donc conclure que les dysfonctions de la pauvreté dépassent les fonctions, mais tout de même décider que les besoins des pauvres ne sont simplement pas aussi importants ou valables que ceux des autres groupes, ou du pays tout entier.
25 Sur la possibilité d’une analyse fonctionnelle radicale, voir Merton (1949, p.40-43) et Gouldner (1970, p.443). Une différence entre mon analyse et les opinons radicales précédentes consiste en ce que la majorité des fonctions que j’ai décrites sont latentes, alors que beaucoup de radicaux les traitent comme manifestes : reconnues et vouées par un système économique injuste à opprimer les pauvres. Dans la pratique, néanmoins, cette différence peut s’avérer négligeable, car si des fonctions imprévues et conjecturales étaient reconnues, beaucoup de personnes aisées pourraient ainsi décider devoir être également prises en compte, afin d’empêcher une politique anti-pauvreté plus expansive qui s’avèrerait dysfonctionnelle pour elles.