Lothar Peter est professeur émérite à l’université de Brême. Ancien étudiant de Wolfgang Abendroth, il a notamment publié, Georg Lukács. Kultur, Kunst und politisches Engagement (Georg Lukács. Culture, art et engagement politique, Springer VS, Wiesbaden, 2016) ou encore Umstrittene Moderne. Soziologische Diskurse und Gesellschaftskritik (Des modernes controversés. Discours sociologique et critique sociale, Springer VS, Wiesbaden, 2016).
Son livre sur l’école de Marbourg, Marx an die Uni. Die „Marburger Schule“. Geschichte, Probleme, Akteure (Marx à l’université. L’ « école de Marburg ». Histoire, problèmes, acteurs, PapyRossa, Cologne, 2014) vient d’être traduit en anglais, par Loren Balhorn, et publié dans la collection « Historical Materialism » (éditions Brill) sous le titre Marx on Campus: A Short History of the Marburg School.
Cette traduction comble un vide important puisqu’alors aucun livre sur l’école de Marbourg n’était disponible pour le lecteur non germanophone – à l’exception du court livre de Wolfgang Abendroth Histoire du mouvement ouvrier en Europe, publié en 1967 aux éditions Maspero et réédité par les éditions La Découverte en 2002.
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Contretemps : Pourriez-vous revenir sur votre parcours intellectuel et politique ?
Lothar Peter : Lorsque je suis arrivé à l’université de Marbourg, au début des années 1960, j’ai commencé par étudier la littérature puis, assez rapidement, la science politique, auprès de Wolfgang Abendroth. Comme de nombreux autres étudiants, je n’étais pas uniquement fasciné par le contenu de l’enseignement d’Abendroth mais aussi par sa personnalité. Abendroth ne se contentait pas de proposer un programme tout en contraste avec la doctrine dominante, mais il captivait également son public par sa posture combative. En tant que résistant et prisonnier politique, il avait vécu la brutalité nazie dans sa propre chaire, sans pour autant capituler devant la torture. En cela, il représentait une exception absolue dans le paysage académique ouest-allemand. Cela ne lui a pourtant pas valu d’être respecté et honoré dans la sphère publique mais, au contraire, d’être combattu et calomnié.
En étudiant parallèlement la littérature et la science politique, j’ai découvert Georg Lukács. Il ne s’agissait alors pas encore, pour moi, du Lukács d’Histoire et conscience de classe, mais du Lukács sociologue de la littérature (Literatursoziologe), qui m’a alors ouvert les portes d’une toute nouvelle appréhension de la littérature, de ce qui la conditionne et de sa fonction sociale. Tout d’un coup, j’ai appris qu’Hölderlin n’avait pas seulement écrit des poèmes d’une grande subtilité esthétique, mais que l’on ne pouvait pas vraiment comprendre La mort d’Empédocle sans prendre en compte l’influence de la Révolution française. Ma nouvelle orientation lukascienne m’a valu d’être exclu d’un séminaire sur Hölderlin car je perturbais l’ambiance solennelle par mes questions « insubordonnées ». Par la suite, j’ai principalement étudié la science politique et la sociologie. Un groupe d’assistants, de doctorants et d’étudiants à Marbourg qui faisaient tous partie du SDS, devenu la force motrice du mouvement étudiant de 1968 en République fédérale, est apparu sous l’influence d’Abendroth. Il y avait, au sein du SDS, deux courants principaux et antagonistes, les « antiautoritaires » et les « traditionalistes. » Le groupe marbourgeois, y compris moi-même, appartenait à ce dernier courant. D’Abendroth nous avions appris que les intellectuels devaient chercher à se rapprocher du mouvement ouvrier et plus précisément de son aile gauche, si sa perspective socialiste voulait être réaliste. À côté de mon appartenance au SDS, je m’attelais donc également au travail de formation syndical.
À cette époque, au milieu des années 1960 donc, j’ai commencé à lire Marx, du moins ses écrits de jeunesse. De plus, j’ai découvert chez Jean-Paul Sartre une dimension de l’engagement intellectuel, l’inséparabilité du « choix » personnel, donc une responsabilité individuelle que l’on ne peut déléguer et une partialité politique, que je n’avais pas encore croisées d’une manière aussi déterminante.
Avec la chute du mouvement étudiant — j’étais, entre temps devenu doctorant auprès d’Abendroth — je me suis rapproché du nouveau Deutsche Kommunistische Partei (Parti communiste allemand DKP), fondé suite à l’interdiction toujours en vigueur du KPD (1956). Contrairement aux nombreux « K-Gruppen » d’ultragauche, le DKP pouvait s’appuyer sur un nombre considérable d’ouvriers politisés.
En 1970 — j’étais encore étudiant — j’ai coordonné et publié, avec Frank Deppe — dont nous reparlerons — et Hellmuth Lange, le livre Die neue Arbeiterklasse (La nouvelle classe ouvrière), répondant au concept d’une « nouvelle classe ouvrière » de Serge Mallet, Alain Touraine et d’autres. Notre livre était publié chez l’éditeur renommé Europäischen Verlagsanstalt de Francfort. Après ma thèse, sous la direction d’Abendroth et de Heinz Maus, sociologue et représentant de « l’école de Marbourg », je suis devenu assistant à l’Université de Paris, la Sorbonne Nouvelle (Paris III), en 1971/72, plus précisément à l’Institut d’Allemand. Le directeur de cet Institut était Pierre Bertaux, germaniste, membre proéminent de la résistance et représentant en chef de la police nationale française en 1945, retourné à l’université suite à un scandale — il s’était porté garant de l’honnêteté d’un bandit — et à son renvoi. Durant le temps où j’étais assistant, j’ai travaillé intensément auprès de la CGT et j’avais de bons rapports avec des communistes français.
De plus, depuis 1970, je collaborais étroitement à l’Institut scientifique du DKP, l’IMSF de Francfort, où je publiais nombre de mes rapports, dont une étude sur les syndicats français de la période Mitterrand. En 1972, j’ai obtenu un poste de sociologue à « l’université réformée », de gauche, de Brême, où je suis devenu entre-temps membre du DKP, aux côtés du grand économiste marxiste Jörg Huffschmid, du philosophe Hans-Jörg Sandkühler, de la sociologue Susanne Schunter-Kleeman et d’autres avec lesquels nous formions un groupe très actif dans le domaine politique, qui a existé pendant presque deux décennies. Pendant longtemps, j’ai enseigné à l’école ouvrière (Betriebsarbeiterschule) du DKP à Brême, où le parti était relativement fort. Après l’effondrement du socialisme d’État j’ai quitté le DKP et suis resté, depuis, sans parti, bien que j’ai, plus tard, pris la fonction d’un « formateur de confiance » (Vertrauensdozent) à la fondation Rosa Luxemburg, proche du parti Die Linke. De plus, j’ai écrit pour les revues de gauche Z, Das Argument et Sozialismus. D’un point de vue intellectuel, j’ai tenté de rapprocher la théorie marxiste d’autres théories sociales critiques, comme celle de Pierre Bourdieu, mais aussi celle d’un communautarisme (Charles Taylor) « de gauche » et du féminisme. Mon affinité intellectuelle avec la France reste intacte depuis mes premières lectures de Sartre, Simone de Beauvoir ou encore Merleau-Ponty.
Pourquoi « école de Marbourg » ? Wolfgang Abendroth est sans doute la figure la plus connue de cette école, peut-on alors réellement parler d’une « école » ? Quelles étaient les rapports des intellectuels marbourgeois au marxisme ?
Il ne fait aucun doute qu’Abendroth n’était pas seulement la personnalité charismatique de l’université de Marbourg, mais également de la gauche ouest-allemande dans son ensemble. Si Horkheimer et Adorno jouissaient d’un plus grand écho dans le discours intellectuel, Abendroth surpassait de loin les Francfortois en tant que faire-valoir, tribun et analyste des luttes politiques. Que « l’école de Marbourg » de gauche — il existait par ailleurs une « école de Marbourg » néo-kantienne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, autour d’Hermann Cohen — soit principalement désignée en tant qu’« école Abendroth » s’explique par l’énorme rayonnement d’Abendroth. Assez rapidement s’est constitué autour de lui un groupe, que j’ai déjà évoqué plus haut, d’assistants, de doctorants et de collaborateurs dont certains, comme l’historien renommé du fascisme Kühnl, sont devenus des acteurs dans l’enseignement universitaire, qui transmettaient à des centaines, si ce n’est à des milliers d’étudiants, dont une grande partie de futurs enseignants, des contenus critiquant le fascisme et le capitalisme. Au milieu des années 1970, il s’est formé à partir de ce cercle, assez pluraliste, d’étudiants, un groupe qui a commencé à défendre des positions explicitement marxistes. J’appartenais à ce groupe aux côtés de Karl Hermann (Kay) Tjaden, Margarete Tjaden-Steinhauer, Frank Deppe, Dieter Boris, Georg Fülberth et d’autres.
Dès 1960, Heinz Maus, ancien élève de Max Horkheimer, soutenu par Abendroth, avait obtenu un poste de professeur de sociologie à Marbourg. Cela a renforcé la position d’Abendroth et, dans le même temps, l’influence de la pensée critique et marxiste s’est également développée au sein de la sociologie marbourgeoise. Malgré deux caractères différents, au-delà de similarités politiques, un rapport collégial liait Abendroth à Maus, fin connaisseur de la sociologie française. Les rapports entre l’Institut Abendroth et le « séminaire sociologique » étaient très étroits. Ceux-ci se sont intensifiés lorsqu’en 1966, Werner Hofmann a obtenu une deuxième chaire de sociologie à Marbourg. Avec sa nomination, la pensée marxiste s’est davantage développée à l’université de Marbourg. Werner Hofman, bien que très différent d’Abendroth, était également une personnalité impressionnante, bien que non exempt de traits patriarcaux. Il a toutefois eu un effet marquant sur les étudiants. Abendroth a également collaboré avec lui et des échanges intenses, tant sur le plan intellectuel que personnel, se sont mis en place. Ainsi, Kay Tjaden, l’étudiant le plus brillant de la « première génération Abendroth » a soutenu sa thèse avec Abendroth mais s’est ensuite orienté vers la sociologie, matière dans laquelle il est devenu professeur en 1970 en tant qu’héritier de Werner Hofmann, décédé bien trop tôt, en 1969. Plus tard, d’autres professeurs ayant soutenu leur thèse sous la direction d’Abendroth se sont tournés temporairement ou définitivement vers la sociologie.
Si je décris ceci aussi précisément, c’est pour montrer que la sociologie à Marbourg a également joué un rôle, depuis les années 1960, dans le développement de la pensée marxiste à Marbourg. C’est pour cela que je pense qu’il est préférable de parler « d’école de Marbourg » que « d’école d’Abendroth ». À cela s’ajoute le fait que la recherche, l’enseignement et l’engagement politique marxistes à Marbourg ne se sont pas interrompus après la mort de Hofmann, ni après qu’Abendroth, en 1972, ou Maus, en 1976, soient devenus professeurs émérites.
Dans Marx an die Uni, vous écrivez que la « première phase de l’école de Marbourg s’est développée dans un contexte de reconstruction, stabilisation et expansion des rapports de production et de propriété capitalistes » (p. 21.) en RFA après la Seconde Guerre mondiale. Pourriez-vous revenir sur l’importance du contexte économique et sociale de RFA dans la naissance et la structuration de l’école de Marbourg ?
Le développement social et politique de la République fédérale était placé, depuis les années 1950, sous le signe de ce que l’on a nommé le « miracle économique », l’intégration politique occidentale et l’hégémonie du régime réactionnaire d’Adenauer, dont des traits partiels d’une dictature autoritaire de chancelier (Kanzlerdiktatur) commençaient à poindre. Dans le même temps, le parti social-démocrate (SPD) commençait à se droitiser de plus en plus. Avec le « programme de Godesberg », de 1959, le SPD avait scellé la paix avec le capitalisme ouest-allemand et avait muté d’un « parti de classe » à un « parti du peuple. » La seule opposition fondamentale restante, le KPD, a été interdite en 1956 et ses membres poursuivis et arrêtés par milliers. C’est un aspect dont il faut se souvenir lorsque la RFA d’aujourd’hui se présente comme « gardienne du temple » de la démocratie et des droits de l’homme. Malgré la suprématie du bloc Adenauer au pouvoir, la présence d’anciens nazis dans certains institutions et l’anticommunisme comme idéologie d’État non-officielle, il existait certaines petites enclaves antifascistes au sein des élites politiques. C’était par exemple le cas pour le premier ministre (Ministerpräsident) du Land (Etat) de Hesse, Georg-August Zinn, sans lequel la nomination d’Abendroth en tant que professeur n’aurait pas été possible.
Qu’un résistant et intellectuel socialiste puisse obtenir une place de professeur en pleine « guerre froide » dans un pays inondé par l’anticommunisme, dans le très réactionnaire Marbourg, où un fasciste comme Martin Heidegger avait enseigné, ressemblait à un miracle politique. Pendant des années, Abendroth était le seul marxiste à avoir une chaire dans une université d’Allemagne de l’ouest, celui-ci liant son travail universitaire à son engagement pour un développement de la RFA vers la gauche. Bien que le SPD ait renoncé à une critique de fond du système social d’Allemagne de l’ouest, ses membres et son électorat n’avaient pas encore perdu leur caractère de classe. C’était un point de départ important pour le travail publique d’Abendroth, qui se dirigeait en premier lieu vers des forces social-démocrates, de gauche et des syndicalistes.
Quelle était la place de Wolfgang Abendroth dans le paysage politique et théorique ouest-allemand des années 1950 et 1960 ? Quelles étaient les autres figures importantes de l’école de Marbourg à ses débuts ?
Contrairement à d’autres écoles de sciences sociales, Abendroth se trouvait, pendant les années 1950, dans une position minoritaire déprimante, ce qui n’a pourtant pas réussi à briser son élan et son courage. La scène académique ouest-allemande était dominée, jusque dans les années 1960, par l’école de science politique pro-état de Fribourg, l’école sociologique à orientation empirique de Cologne, la pensée conservatrice en anthropologie-sociale de Arnold Gehlen, la sociologie de l’intégration de Helmut Schelsky, etc., ainsi que, de l’extérieur, par le fonctionnalisme structuraliste américain. Du point de vue académique, le marxisme apparaissait comme une menace et un retour vers le totalitarisme.
Jusqu’en 1960, Abendroth se trouvait donc isolé. Cet isolement n’a commencé à se réduire que lorsque la première génération de ses élèves, comme Reinhard Kühnl, Kay Tjaden, Arno Klönne, entre autres, sont eux-mêmes devenus actifs d’un point de vue universitaire et politique. J’ai par ailleurs déjà parlé de Heinz Maus et de Werner Hofmann plus haut. Werner Hofman s’est notamment démarqué par des résultats universitaires impressionnants. Issu de l’économie politique, il a tissé un lien avec la sociologie et a brillé par sa profonde critique du caractère a-historiquement apologétique des sciences économiques contemporaines, ses recherches sur le code du travail soviétique et sur la sociologie du stalinisme et de l’anticommunisme.
Hofman était, comme Abendroth, un orateur remarquable. À la fin de sa vie, tragiquement écourtée par sa mort précoce, il a tenté de mettre sur pieds une alliance électorale intégrant les communistes, en vue des élections législatives de 1969 : l’« Aktion Demokratischer Fortschritt » (ADF).
Malgré le soutien d’intellectuels célèbres, comme Ernst Bloch, Martin Niemöller et Martin Walser, l’ADF s’est avérée être un coup d’épée dans l’eau. Elle n’a obtenu que 200 000 voix.
Bien que Heinz Maus soit plutôt resté en retrait, il avait tout de même obtenu ses galons universitaires et soutenait la lutte contre les « lois d’urgence » (Notstandsgesetze), lutte qui a marqué le climat politique vers le milieu des années soixante. Sa contribution à une « préhistoire de la recherche sociale empirique » reste en Allemagne, jusqu’à aujourd’hui, un ouvrage de référence de la littérature fondamentale en sciences sociales.
Quelles étaient les rapports intellectuels entre l’école de Marbourg et l’école de Francfort ? Dans Marx an die Uni, vous écrivez que les différences entre ces deux écoles se faisaient principalement sur trois points : la question du capitalisme et des rapports de classes, les débats autour du mouvement étudiant de 1968 et, enfin, la compréhension qu’avait chaque école des questions « scientifiques » (Wissenschaftsverständnis). Pourriez-vous revenir sur ces trois points ?
À première vue, il semble étonnant que les rapports entre les écoles de Marbourg et de Francfort soient restés si faibles et sporadiques. Deux écoles se référant à Marx au milieu d’un océan d’idéologie pro-capitaliste et antisocialiste précisément dans les universités de la République fédérale — on aurait pu s’attendre à ce que ces deux écoles collaborent étroitement, mènent des projets communs et se serrent les coudes contre les attaques.
Mais ce n’a pas été le cas. Bien que les représentants des deux écoles aient été persécutés, bien que de manières très différentes, par les nazis, il n’y a pas eu de coopération productive entre ces deux écoles. Les désaccords sur des questions de principe étaient trop importants. Les Francfortois croyaient que le progrès technique avait enterré la théorie marxiste de la plus-value (Mehrwerttheorie), de sorte que la classe ouvrière n’était plus considérée comme « sujet révolutionnaire ». Les Marbourgeois, au contraire, tenaient à l’opposition entre le capital et le travail en tant que base de la transformation sociale.
À cela s’ajoutaient les différentes postures vis-à-vis du mouvement étudiant de 1968. À l’exception d’Herbert Marcuse, qui vivait aux États-Unis, Horkheimer, Adorno et Habermas craignaient, malgré le fait qu’ils aient inspirés le mouvement étudiant, des conséquences totalitaires des actions étudiantes. Habermas est même allé jusqu’à utiliser le reproche de « fascisme de gauche ». En revanche, les Marbourgeois, malgré leurs critiques envers les techniques de provocation et le comportement « révolutionnaire » des étudiants, mettaient en avant la fonction progressive du mouvement.
Enfin, les deux écoles appréhendaient la connaissance différemment. Pour les Francfortois, le caractère aliénant et réifiant du « capitalisme tardif » était au premier plan, les Marbourgeois essayaient, au contraire, d’une manière plus traditionnellement marxiste d’établir les possibilités de changement politique à partir d’une « réelle analyse de la réalité » du développement social. On pourrait dire, avec Boltanski et Chiapello, que les Francfortois pratiquaient une « critique artiste » et les Marbourgeois une « critique sociale. »
Mais ces deux écoles avaient aussi des déficiences en commun. Sur les questions des rapports de genre et de la « domination masculine [i]» (Bourdieu), sur la crise écologique comme sur les rapports au « tiers-monde », ces deux écoles n’avaient rien à dire qui avait de la substance. Cela n’a changé — du moins en partie — qu’au début des années 1970.
Quelles étaient les rapports des intellectuels marbourgeois aux partis de gauche (comme le DKP par exemple) en RFA ?
Les membres de l’école de Marbourg critiquaient, d’une part, l’orientation pro-système de la social-démocratie et de la majorité des syndicats, d’autre part, ils cherchaient à mettre en lumière des similarités avec les sociaux-démocrates et les syndicats de gauche. C’était extrêmement difficile. Les contacts avec le DKP, fondé en 1968, étaient, dès le départ, bons. Le DKP défendait une « démocratie antimonopoliste » (de même que le PCF, de son côté, prônait une « démocratie avancée[ii]. ») Contrairement aux nombreux groupes et partis d’ultragauche après 1968, qui ont, en partie, repris la thèse du « social-fascisme » du KPD de la fin de la République de Weimar, le DKP faisait campagne pour une alliance de toutes les forces de gauche. Bien qu’ils n’aient jamais dépassés les 40-45 000 membres, il représentait tout de même un facteur politique pertinent de l’aile gauche du mouvement ouvrier ouest-allemand. C’est ce parti qui était le plus craint et combattu par la classe dominante.
La critique de l’ultragauche, c’est-à-dire des groupes et des partis maoïstes, allait de soi pour les Marbourgeois mais ne jouait pas un rôle primordial. La confrontation avec la social-démocratie et la défense du principe du syndicat unique (Einheitsgewerkschaft), qui englobait également les communistes, étaient bien plus mise en avant.
Encore quelques mots sur le rapport des marxistes Marbourgeois au DKP. Presque tous ont collaboré plus ou moins intensivement avec l’institut scientifique (IMSF) du DKP à Francfort, dont le directeur, le professeur Josef Schleifstein, avait été torturé par la Gestapo, en tant que jeune communiste juif, et avait plus tard réussi à émigrer vers l’Angleterre. Abendroth et d’autres Marbourgeois (dont moi-même) ont été membres du comité scientifique de l’IMSF pendant des années.
Dans les années 1970 et 1980 l’école de Marbourg s’est tournée vers de nouvelles problématiques, notamment vers la question du fascisme — avec les travaux de Reinhard Kühnl. Quelle était la spécificité de la position de Kühnl — dont les livres ne sont toujours pas traduits en France malgré leur importance — concernant le fascisme ? Au-delà de ses travaux sur le fascisme de l’entre-deux-guerres, Kühnl a co-écrit un ouvrage, avec Rainer Rilling et Christine Sager, publié en 1969 aux éditions Suhrkamp, sur le parti néofasciste NPD (Die NPD. Struktur, Ideologie und Funktion einer neofaschistischen Partei – Le NPD. Structure, idéologie et fonction d’un parti néofasciste). Comme vous le soulignez dans Marx an die Uni, cet ouvrage s’explique notamment par le succès du NPD au milieu des années 1960 : quelle était la spécificité méthodologique de cet ouvrage ?
Déjà à l’époque d’Abendroth, c’est-à-dire jusqu’en 1972, le débat sur la question du fascisme appartenait aux principaux axes de travail de l’école de Marbourg. Abendroth donnait des conférences sur le « national-socialisme » allemand et plusieurs de ses doctorants se sont penchés sur les thèmes de la résistance. Reinhard Kühnl a lui-même soutenu sa thèse sous la direction d’Abendroth sur « l’aile gauche » du NSDAP. En tant qu’enseignant, Kühnl jouissait d’un énorme succès et d’une grande popularité auprès de ses étudiants. Ses cours magistraux attiraient toujours une grande audience. Plus tard, ses travaux sur le fascisme ont atteint un tirage allant jusqu’à 200 000 exemplaires. La publication, par Kühnl, Christine Sager et Rainer Rilling, en 1969, d’une analyse du parti néofasciste NPD dans la très renommée maison d’édition Suhrkamp souligne le caractère opératif du travail académique de l’école de Marbourg. Car, depuis le milieu des années 1970, le NPD avait remporté, lors de plusieurs élections, des résultats spectaculaires. Avec leur livre, Kühnl et ses collaborateurs proposaient une analyse et une réponse approfondies sur la question de la vraie nature du NPD et de l’explication de son essor inquiétant. Ce faisant, Kühnl et les autres ne se contentaient pas de l’interprétation relevant de l’histoire de la pensée courante, telle qu’elle est exemplairement présentée par Ernst Nolte dans Le fascisme dans son époque. Kühnl et son équipe ont plutôt opté pour une stratégie de recherche complexe qui mettait en avant le lien entre les multiples strates du problème posé par le NPD. L’étude utilisait différentes méthodes comme l’analyse de sources, les résultats empiriques de recherches sociologiques, les résultats de changements sociostructurels et la prise en compte de théories divergentes. Ce mélange de méthodes assez innovant pour l’école de Marbourg, n’a guère été poursuivi par la suite.
Quant à votre question, je souhaiterais revenir sur l’engagement de Kühnl dans ce que l’on a nommé la « querelle des historiens », au milieu des années 1980, qui est devenu une question politique de premier plan en République fédérale. Des historiens conservateurs comme Ernst Nolte, Michael Stürmer et Andreas Hillgruber tentaient de relativiser la terreur du fascisme comme une réaction logique vis-à-vis du communisme, donc de le banaliser. C’est surtout Jürgen Habermas qui les a contredits. Kühnl a pris parti pour Habermas sur plusieurs points, mais critiquait, dans le même temps, son idéalisation de l’ancrage occidental de la République fédérale.
Quels étaient les autres thèmes de recherche particulièrement importants pour l’école de Marbourg dans les années 1970 et 80 ?
Dans les années 1970, il y a eu une césure dans l’école de Marbourg, lorsqu’Abendroth est devenu professeur émérite — Hofmann était déjà décédé depuis 1969 — et Heinz Maus n’est quasiment plus apparu jusqu’à ce qu’il devienne professeur émérite, en 1977. Mais leurs étudiants et collaborateurs qui, comme Kühnl, Tjaden, Deppe, Boris et Fülberth, avaient obtenu des postes en science politique ou en sociologie à l’université de Marbourg, ont poursuivi de façon imperturbable et acharnée le travail des « trois astres » (Dreigestirns) Abendroth, Hofman et Maus et ce, en dépit de l’hostilité violente du champ académique.
Tjaden se penchait sur une systématisation du matérialisme historique, Kühnl a continué ses recherches sur le fascisme, Deppe se consacrait à l’analyse marxiste des syndicats et Fülberth à l’histoire de la social-démocratie allemande. Peter Römer a poursuivi le travail d’Abendroth sur le droit public et le droit constitutionnel. Avec ses études sur l’Amérique latine, Dieter Boris a créé un nouvel axe de recherche pour l’école de Marbourg. Après le « changement d’époque » (Epochenbruch) de 1990, Fülberth a soulevé la question de savoir pourquoi le « socialisme réel » avait échoué. Comme lui, les autres représentants de la génération post-Abendroth tenaient à conserver la nécessité d’une alternative socialiste.
À mesure que la crise du capitalisme postfordiste s’est manifestée de façon plus aiguë, la pensée de l’école de Marbourg a retrouvé une plus grande résonance. Avec son étude G’ — Kleine Geschichte des Kapitalismus (2004), Fülberth s’est attiré, du moins dans le spectre de gauche, une grande attention. L’important ouvrage de Frank Deppe, sur Politisches Denken im 19. und 20. Jahrhundert, a également eu un lectorat important. Avec Bolivars Erben (2014), Dieter Boris a rédigé l’analyse allemande la plus approfondie de l’évolution de gauche, interrompue depuis, en Amérique latine.
Pourriez-vous revenir sur la controverse entre Das Argument, et notamment Wolfgang Fritz Haug, et certains auteurs de l’école de Marbourg ? En quel sens s’agissait-il d’une controverse sur l’« identité du marxisme » ?
D’un point de vue qualitatif, la meilleure revue était celle fondée par Wolfgang F. Haug, Das Argument, qui a pendant longtemps été le périodique de gauche le plus influent en RFA, depuis le début des années 1970. Même des Marbourgeois comme Tjaden, Deppe, Steinhaus et Boris écrivaient dans Das Argument. Ces bons rapports se sont obscurcis lorsque, d’une part, les Marbourgeois se sont rapprochés du DKP et, d’autre part, lorsque la rédaction de Das Argument a plaidé pour un « marxisme pluriel », qui devait, dans le même temps, constituer une mosaïque des divers points de vue marxistes. Cette posture de Das Argument sous-entendait un rejet complet de toute orthodoxie dans le marxisme, mais s’orientait politiquement surtout contre le DKP et le marxisme des pays du « socialisme réel », en particulier contre les intellectuels membres ou proches du DKP.
Toutefois, les réflexions critiques de Haug et d’autres auteurs de Das Argument, comportaient de nombreux aspects sur « l’identité » du marxisme, qui auraient mérité de la part des Marbourgeois une réelle approche critique. Le « socialisme scientifique » : que signifie-t-il ? Peut-il y avoir un acteur hégémonique dans le mouvement marxiste ? Que sens revêt « l’identité du marxisme » pour les intellectuels ? À ces questions, et à d’autres, de Haug ont répondu, en 1984, des représentants de l’école de Marbourg, notamment le philosophe Hans Heinz Holz, qui pendant quelques années avait enseigné à Marbourg avec en partie des réflexes extrêmement dogmatiques. J’ai également eu ma part de responsabilité dans l’exacerbation des contradictions entre l’école de Marbourg et Das Argument. Ces fortes animosités se sont évaporées après 1990. J’ai moi-même écrit à plusieurs reprises dans Das Argument par la suite. En 2002, par exemple, Frank Deppe et moi avons pris part à un projet de débat, initié par Wolfgang F. Haug et Frigga Haug, qui a ensuite été publié sous forme de livre, sous le titre Unterhaltungen über den Sozialismus nach seinem Verschwinden [Conversations sur le socialisme après sa disparition].
J’ai déjà évoqué, plus haut, un certain nombre d’aspects sur l’évolution de l’école de Marbourg depuis les années 1980. J’aimerais donc plutôt aborder la question de savoir ce qu’est devenue cette école depuis l’éméritation de ses représentants durant la première décennie des années 2000.
Fülberth, Boris et Deppe continuent d’apparaître sur le devant de la scène avec nombre de publications, présentations et prises de position. Ils sont par exemple intervenants lors de la « semaine marxiste », qui se déroule annuellement à divers endroits en République fédérale et qui est fréquentée par un public majoritairement jeune, par exemple par des membres de l’organisation étudiante du parti Die Linke. En ce qui concerne l’université de Marbourg, il n’y a plus que John Kannankulam du département des sciences sociales qui représente la pensée marxiste. Lui, cependant, est venu à Marbourg en tant qu’appartenant au milieu de « l’école de Francfort ».
Les étudiants de la génération post-Abendroth comme Klaus Dörre, qui a depuis monté à Jena, un département renommé de sociologie allemande, et le politiste Hans Jürgen Bieling, à Tübingen, travaillent comme professeurs d’université ; certains étudiants de Frank Deppe essaient en tant que permanents syndicaux de renforcer les courants de gauche au sein de leurs organisations. Nombre des anciens étudiants des marxistes marbourgeois travaillent aujourd’hui comme enseignants dans diverses écoles et y font office de multiplicateurs de ce qu’ils se sont approprié durant leurs études à Marbourg.
Avec sa maison d’édition PapyRossa (Cologne), Jürgen Harrer, ancien étudiant d’Abendroth, qui a été maître de conférences à Marbourg jusqu’en 1978 et victime de la Berufsverbotspolitik[1] dans les années 1970, contribue depuis longtemps, et de manière efficace, à faire connaître une nouvelle littérature de la gauche critique.
Les représentants de la génération post-Abendroth participent au discours marxiste international et entretiennent des contacts avec ses acteurs. C’est ainsi que l’influence de l’école de Marbourg sur la pensée politique critique et de gauche continue de s’exprimer sous une forme ou une autre.
Entretien réalisé et traduit de l’allemand par Selim Nadi.
[1] Politique d’« interdiction professionnelle » (Berufsverbot) visant les « ennemis de la constitution », celles et ceux qui visent à renverser l’ordre « constitutionnel libre et démocratique » consigné dans la « Loi fondamentale » de l’Allemagne fédérale, c’est-à-dire la gauche contestataire. Instituée par les « décrets sur les radicaux » (Radikalenerlass) adoptés en 1972 par le gouvernement dirigé par le socialdémocrate Willy Brandt, elle a permis d’enquêter sur des millions de personnes travaillant dans la fonction publique, suspectées de militer ou d’avoir des sympathies pour l’extrême-gauche, le parti communiste et même avec l’aile gauche du parti socialdémocrate ou avec le mouvement pacifiste. Des milliers subirent au cours des années 1970 et au début des années 1980 des poursuites judiciaires et perdirent leur emploi, ou se sont vus refuser l’accès à la fonction publique.
[i] En français dans le texte.
[ii] En français dans le texte