Les armes comme mode de vie. Entretien avec Marielle Debos

Comment les armes deviennent-elles un métier, un mode de vie, sans qu’aucun coup de fusil ne soit pour autant tiré ? C’est la question que nous cherchons à explorer avec Marielle Debos, auteure du Métier des armes au Tchad. Le gouvernement de l’entre-guerres (Karthala, 2013). À rebours des approches qui réduisent le recours aux armes au seul contexte des guerres, Marielle Debos se propose de sortir des clivages simplificateurs entre « guerre » et « paix » ou « conflit » versus « stabilité ». Cette forme de problématisation a des implications non seulement théoriques, mais également stratégiques en termes de compréhension des guerres modernes et des tentatives de leur résolution.  

 

D’abord, peux-tu revenir sur les raisons qui t’ont incitée à travailler sur le Tchad ? En quoi la situation politique de ce pays est-elle spécifique ?

J’ai commencé mes recherches sur le Tchad un peu par hasard. Je m’intéressais alors au lancement du projet pétrolier Tchad-Cameroun et aux mobilisations locales et transnationales autour de ce projet. À l’ombre du pétrole, la vie quotidienne des gens était cependant surtout marquée par la présence massive d’hommes en uniforme, souvent armés, dans les rues de N’Djamena (la capitale) et sur les routes du pays. Nombre d’entre eux étaient des anciens combattants qui tentaient de faire de bonnes affaires en attendant la prochaine guerre. J’ai alors commencé une enquête sur leur façon de vivre des armes et sur leurs relations avec les civil.e.s. C’était en 2004, une période relativement calme au regard des standards tchadiens.  

Certains de ces hommes en armes allaient cependant bientôt reprendre du service. Dès 2005, une nouvelle coalition rebelle se forme dans l’Est, alors que le Tchad et le Soudan voisin s’engagent dans une guerre par procuration (qui prendra fin en 2009). J’ai ainsi été témoin du début et de la fin d’une crise « politico-militaire ». Cette décennie de recherche me permet de porter un regard critique sur les discours actuels sur la supposée « stabilité retrouvée » du pays.

Depuis la fin de cet épisode guerrier, le Tchad a en effet radicalement changé de statut sur la scène internationale. En quelques années et quelques coups politiques, l’ancien pays en crise est devenu l’un des principaux alliés de la France et des pays occidentaux dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». Le Tchad est désormais considéré comme un « îlot de stabilité dans une bande sahélo-saharienne en crise », pour reprendre la formule de la présidente de la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale française. Idriss Déby, l’ancien chef de guerre devenu président en 1990, a pu troquer l’habit militaire pour le costume de démocrate sous le regard d’acteurs internationaux prompts à passer sous silence les égarements d’un partenaire si utile. Alors que l’opération Barkhane, la nouvelle opération anti-terroriste française, s’installe à N’Djamena, on doit s’interroger sur les effets de la rente diplomatique offerte au Tchad et aux États de la région.

 

Dans ton ouvrage Le métier des armes au Tchad. Le gouvernement de l’entre-guerres, tu t’intéresses aux armes – aux armes comme métier et à la manière dont les armes sont devenues un mode ordinaire de contestation. Tu ne réduis pas l’usage des armes aux seuls contextes de guerre. Quelles sont les trajectoires de ces hommes en armes ?

L’ouvrage porte en effet moins sur la violence de guerre que sur la façon dont les combattants utilisent les armes dans et hors de la guerre. Ces hommes en armes ont souvent des trajectoires complexes : ils passent des forces régulières aux groupes rebelles, ou inversement, et empruntent parfois les chemins de traverse du banditisme de grand chemin. La fluidité qui caractérise le métier des armes est souvent associée à une forme d’anomie, les combattants étant considérés comme des individus prêts à tout par avidité ou opportunisme. J’ai voulu, au contraire, resituer leurs trajectoires dans leur contexte et étudier le recours aux armes comme un métier ordinaire.

Quand la vie civile est déjà un combat quotidien, la prise des armes n’a rien d’exceptionnelle. Les anciens combattants que j’ai rencontrés dans le Dar Tama, un département de l’Est qui a été l’un des principaux espaces de recrutement des rébellions, sont issus de familles touchées par des vols et des violences. Ces événements ont remis en cause leur mode de vie. Des jeunes hommes (parfois des moins jeunes) ont alors franchi la frontière avec le Soudan pour se réfugier dans les bases arrière de la rébellion. Dans de tels contextes, le recours aux armes est une tactique de survie individuelle et collective. La mobilité spatiale, sociale et politique n’est pas un choix, mais une façon de s’adapter à un environnement lui-même instable et dangereux.

 

Qui tient les armes au Tchad ? Est-ce qu’on voit se dégager des profils types ?

Le monde des armes est marqué par des règles, des hiérarchies et une forte différenciation sociale. Les produits des guerres sont inégalement distribués. Lors de la signature d’accords dits « de paix », les entrepreneurs politico-militaires négocient des positions de pouvoir et d’accumulation, tandis que les commandants militaires tentent de tirer leur épingle du jeu. Quant aux combattants, ils n’ont pas grand-chose à attendre des tractations. Il y a bien sûr des cas d’ascension sociale par les armes, mais les réalités sont bien éloignées de la vision romantique de la lutte armée comme revanche sociale.

La formation de cette main d’œuvre combattante bon marché est liée à la trajectoire de l’État tchadien. Le gouvernement colonial, qui reposait en grande partie sur des militaires, entretenait déjà une forme de guerre permanente. L’indépendance n’a pas remis en cause ce mode de gouvernement.

 

L’une des originalités de ton ouvrage est de montrer que l’usage des armes ne se réduit pas aux seules situations de guerre et de violence. Quels sont les implications et les enjeux théoriques de ton approche, notamment au regard d’une sociologie de l’État mais aussi au regard d’une sociologie du droit et de la justice ? On dirait que la justice ou le recours au droit sont complètement absents de ton terrain d’enquête.

Contrairement à ce qu’affirment les analyses produites par des think tanks tels que le Fund for Peace, l’État au Tchad n’a rien de « failli ». L’État est évidemment faible si l’on considère les services publics, l’éducation ou la santé. Mais il n’est pas pour autant failli. Il est gouverné par les armes et l’impunité, ce qui n’est pas la même chose.

L’impunité, c’est d’abord l’impunité pour les acteurs de la répression politique. En juillet 2014, la justice tchadienne a prononcé un non-lieu dans l’affaire de la disparition forcée de l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh, arrêté par les forces gouvernementales en février 2008 – une enquête confiée au pôle spécialisé sur les crimes contre l’humanité du tribunal de grande instance de Paris est en cours. L’impunité, c’est aussi et surtout un véritable mode de gouvernement. Distribuer des positions de prédation et octroyer l’impunité à certains individus et groupes (et non à tout le monde) est une façon de remercier les affidés, de freiner les velléités de révolte des autres et donc de contrôler la population. L’apparent chaos qui règne dans le monde des armes est en fait organisé, hiérarchisé et productif. Autrement dit, il n’y a pas un gouvernement des populations malgré le désordre, mais par le désordre.

Prendre acte de la centralité de la violence et du désordre dans le mode de gouvernement permet de complexifier la thèse de l’État africain victime d’un petit groupe d’opportunistes sans scrupule ou en proie à des dysfonctionnements que quelques idées bien intentionnées sorties d’un kit de « bonne gouvernance » pourraient régler à moindre coût.

  

Le concept clé de ton ouvrage est « le gouvernement de l’entre-guerres ». En effet, le Tchad fait partie de ces pays qui connaissent des situations de guerre ou d’entre-guerres mais jamais de paix. Est-ce que tu peux revenir sur la signification précise que tu donnes à ce concept de l’entre-guerres ? Est-ce que tu peux expliquer le choix de cette approche et en quoi elle permet de complexifier les théories du conflit et du post-conflit ?

À bien des égards le sous-titre, « le gouvernement de l’entre-guerres », est plus important que le titre. Je propose l’expression d’entre-guerres pour sortir de l’opposition entre guerre et paix. L’expression désigne les espaces et temps qui sont marqués par un mode de gouvernement violent et où la prochaine guerre semble l’horizon d’attente des combattants et des civil.e.s (que celle-ci éclate ou non). Elle permet de penser des processus non linéaires, enchevêtrés, hors du cadre de la transition de la guerre à la paix.

L’enjeu théorique et politique est d’analyser comment la guerre se poursuit, avec d’autres moyens, hors du champ de bataille. J’ai mené une enquête sur les temps et espaces de l’entre-guerres. Il y a évidemment une question d’accessibilité du terrain – et peut-être une trop grande prudence de la chercheuse ! Mais il s’agit aussi d’un choix méthodologique : étudier la guerre dans et par ses marges. Que font les combattants quand ils ne sont précisément pas mobilisés par la guerre ? Que se passe-t-il quand il ne se passe apparemment rien ? Décaler le regard du champ de bataille permet de saisir que la violence de guerre est indissociable de formes plus insidieuses de violence : l’impunité et la reproduction des inégalités socio-économiques produites dans et par les conflits passés.

 

Tu fais très peu parler des femmes dans ton ouvrage : pourquoi ? Les femmes sont-elles exclues du métier des armes ?

Le métier des armes est exercé par des hommes et pensé comme strictement masculin. Si la participation à une rébellion est valorisée chez les hommes (en tout cas, banale), elle est stigmatisée chez les femmes. La division du travail dans les rébellions est sexuée : les femmes assurent des rôles subordonnés et sont exclues du combat. Il y a cependant une exception : un petit groupe de femmes a porté les armes au sein de la rébellion du Front Uni du Changement entre 2004 et 2008. Elles ont été peu récompensées : après le ralliement, leur cheffe a été assassinée, ce qui a forcé les anciennes combattantes à la plus grande discrétion.

Les femmes sont exclues de la direction des mouvements rebelles et des partis politiques – les quelques militantes qui sont désormais reconnues pour leur engagement dans la « société civile » ont des trajectoires sociales peu ordinaires. La confiscation du pouvoir par les hommes n’est évidemment pas une spécificité du Tchad. La domination masculine est cependant d’autant plus forte que la trajectoire de l’État a participé de la formation d’un marché politique militarisé et masculin.

Si le métier que j’ai étudié est exercé par des hommes, la centralité des armes marque la vie quotidienne des hommes et des femmes. La guerre et le gouvernement par les armes ont des effets différenciés sur les hommes et les femmes. Par exemple, les commerçantes n’ont pas les mêmes ressources que les commerçants pour négocier avec les douaniers, souvent d’anciens combattants, qui vivent sur la population. Les veuves de guerre n’ont souvent ni l’argent ni les réseaux au sein de l’administration pour monter le dossier qui leur donnerait accès à une pension de toute façon dérisoire. Dans un pays où les espaces de sociabilité et les métiers sont genrés (pour reprendre l’exemple du commerce : les hommes vendent la viande, les femmes le poisson), les femmes ont cependant leurs propres réseaux d’entraide et de mobilisation, y compris contre un État militarisé.

 

Quelle place fais-tu dans ton livre à la question des rapports de domination sur la scène internationale ?

Le métier des armes est lié à l’économie globale. L’argent du pétrole a servi à acheter des équipements militaires et des armes – le mécanisme qui avait été imposé par la Banque mondiale en 1999, censé assurer une bonne gestion de la manne pétrolière, a été démantelé dès 2006. Au-delà de la question des ressources, il faut considérer le métier des armes comme partie prenante d’une économie qui exploite et consomme des vies humaines (celles des combattants, mais pas seulement) et envisager la violence comme un travail. Les hommes en armes sont aussi des travailleurs. La recherche de Danny Hoffman est à cet égard passionnante : il a montré dans son ouvrage sur les conflits du fleuve Mano en Afrique de l’Ouest, The War Machines, que le travail de la violence, caractérisé par le mouvement et la flexibilité, se rapproche des modes d’accumulation post-fordistes. De jeunes hommes sont déployés sur le terrain de la guerre ou dans les mines de diamant, en fonction des besoins des chefs de guerre, la frontière entre le travail rémunéré et non-rémunéré tend à s’estomper, les combattants devant « se payer » par les butins de guerre.

Enfin, n’oublions pas cette évidence : on n’a pas d’un côté un Sud violent et de l’autre un Nord protecteur – la France appartient aux six plus grands exportateurs d’armes au monde. Le métier des armes est alimenté par des rentes qui sont pétrolières mais aussi diplomatiques. Or, dans le contexte de l’extension de la « guerre globale contre le terrorisme » au Sahara et au Sahel, la rente diplomatique devient de plus en plus intéressante.

 

Ces derniers temps, tu es justement intervenue à plusieurs reprises pour dénoncer les agissements du gouvernement français au Mali et en Centrafrique, en pointant notamment les effets pervers d’une articulation entre registres humanitaire et sécuritaire dans l’ingérence française. Quelles sont à ton avis les logiques inhérentes à ces articulations ?

Le mélange des registres humanitaire et sécuritaire est un grand classique de la justification des interventions armées en Afghanistan, en Irak, en Somalie, et maintenant au Sahara et au Sahel. Les Français n’ont rien inventé ! L’un des ressorts de ce discours est d’opérer un glissement de la sécurité des populations locales à celle des États occidentaux et de leurs populations. La thèse de la « faillite » de l’État, avancée par des universitaires néoconservateurs, permet un tel glissement. Les discours experts convoqués pour justifier les guerres présentent de vastes zones du Sahel et du Sahara comme incontrôlées et incontrôlables. Ces « vides sécuritaires » constitueraient une menace pour leur population mais aussi et surtout pour la sécurité internationale. Les agents de l’État n’ont pourtant pas disparu. Même dans le Sahara, il reste des agents de l’État. Dans le cas de la Centrafrique, comme j’ai essayé de l’expliquer ailleurs, la thèse de la « faillite de l’État » permet de faire l’économie d’une véritable réflexion sur la violence politique, le maintien d’une économie concessionnaire, l’accaparement des ressources par des entrepreneurs économiques et politiques connectés à l’économie globale, la marginalisation des zones rurales et le délitement des services publics accéléré par les politiques d’ajustement structurel.

Il faut cependant aller plus loin et articuler la critique des guerres menées par la France et ses alliés à celle de la problématique de la stabilité et de l’instabilité. Revenons au cas tchadien. Les acteurs internationaux (se) posent des questions comme : « que faire pour maintenir la stabilité retrouvée du Tchad ? », « quels sont les facteurs intérieurs et extérieurs d’instabilité sur le Tchad ? ». Cette façon de poser le problème occulte une autre question : qui au Tchad et sur la scène internationale a intérêt à la stabilité ? Qui paie le prix de la stabilité ? Ce ne sont pas les Tchadiens et les Tchadiennes qui ont intérêt au statu quo, mais les pays occidentaux qui ont fait d’Idriss Déby un allié, comme ils avaient fait de Hissène Habré un allié dans la guerre contre la Libye et le bloc communiste dans les années 1980. On doit d’ailleurs noter une triste ironie : ceux qui soutiennent le procès de Hissène Habré organisé au Sénégal continuent de considérer Idriss Déby, qui a été pendant plusieurs années un soutien de Habré et qui est impliqué dans les massacres de septembre 1984, comme un dirigeant fréquentable. Une amnésie de circonstance.

La problématisation en termes d’entre-guerres et de gouvernement par les armes n’a donc pas seulement des implications théoriques. Elle est une invitation à aller au-delà des analyses qui concluent un peu vite que ce qui n’est pas la guerre est, par défaut, la paix et la stabilité. Elle est une prise de position contre les discours sur la supposée « normalisation » et « stabilisation » du Tchad. Je ne dis pas évidemment qu’il faut préférer la guerre ou l’instabilité à une situation d’apaisement relatif : depuis la fin de la crise politico-militaire, la vie quotidienne est moins difficile, notamment dans l’Est du pays. Il me semble en revanche important de sortir de la double alternative guerre ou paix, instabilité ou stabilité pour s’interroger sur les droits humains, la répartition des ressources et les espaces de mobilisation. Comment les Tchadiens et Tchadiennes peuvent-ils organiser des luttes sociales et politiques susceptibles de remettre en cause les hiérarchies et inégalités produites et reproduites dans et par la guerre ? Voilà un horizon bien différent de la simple « stabilité » du pays. 

 

Propos recueillis par Milena Jakši?

 

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