Sur la construction du capitalisme en France. Entretien avec Xavier Lafrance

Xavier Lafrance est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal. Il a coordonné, avec Charles Post, le livre Case Studies in the Origins of Capitalism (Palgrave 2018) et est l’auteur de The Making of Capitalism in France. Class Structures, Economic Development, the State and the Formation of the French Working Class, 1750-1914 (Brill, « Historical Materialism », 2019).

Dans le sillage du modèle du « marxisme politique »

Contretemps : Pourrais-tu revenir sur ton background intellectuel et politique ? Dans l’introduction de The Making of Capitalism in France, tu écris que le cadre théorique dans lequel tu t’inscris est celui du « marxisme politique » (que tu préfères nommer « marxisme inspiré du Capital» [Capital-centric Marxism]) : pourrais-tu expliciter ton rapport à cette tradition théorique du marxisme ?

Xavier Lafrance : Dans le livre, j’utilise le cadre du « marxisme politique », développé par Robert Brenner et Ellen Meiksins Wood à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, qui s’appuie sur la critique de l’économie politique par le Marx de la maturité. Dans ses travaux de jeunesse – notamment dans L’idéologie allemande et Le Manifeste communiste – Marx était encore influencé par la présentation classique du « modèle commercial » d’Adam Smith. Selon ce modèle l’expansion des échanges marchands conduit à une division permanente du travail et du développement des forces productives, culminant avec la montée du capitalisme (ou ce que Smith appelait la « société commerciale »).

Marx a rompu avec ces hypothèses smithiennes dans les Grundrisse et dans son chef d’œuvre, Le Capital (d’où l’expression « marxisme inspiré du Capital » [Capital-centric Marxism]). Dans ces travaux, Marx rejette la notion des économistes politiques classiques de la « soi-disant accumulation primitive » qui aurait amorcé l’émergence du capitalisme. Il souligne qu’aucune expansion commerciale ou accumulation de richesse monétaire ne pourra jamais, par elle-même, expliquer la transition vers le capitalisme. Le capital n’est pas une chose, mais un « rapport social » et l’émergence du capitalisme nécessite une transformation radicale des rapports de classe – une reconfiguration qualitative du pouvoir social et non une accumulation purement quantitative de richesses. Afin d’expliquer cette transformation des rapports de classe, Marx a consacré la dernière section du premier volume du Capital à une analyse de l’expropriation massive et violente des paysans de leurs terres, qui a eu lieu dans la campagne anglaise aux débuts de la période moderne.

S’appuyant sur cette idée de Marx et la développant, Brenner a publié des articles emblématiques[1], à la fin des années 1970, sur les origines agraires et anglaises du capitalisme. Dans ces articles, il rompt avec les analyses de l’émergence du capitalisme qui endossent l’argument même qui aurait justement besoin d’être expliqué. La plupart des explications historiques des origines du capitalisme ont été circulaires, suggérant que le capitalisme a émergé de dynamiques capitalistes préexistantes, bien qu’embryonnaires. Les anciennes pratiques commerciales qui, typiquement, impliquent d’acheter bon marché dans une région pour revendre plus cher dans une autre région, tendaient ainsi à être assimilées au capitalisme. Nous nous retrouvons donc avec des explications historiques tournant autour de l’élimination des obstacles à des processus intemporels (proto)capitalistes, une initiative souvent attribuée aux marchands urbains et impliquant parfois de violentes révolutions. Les lignes de démarcation historiques sont brouillées et les impératifs propres au capitalisme sont naturalisés. C’est précisément le type de cadre qu’a rejeté Brenner.

Un premier « débat sur la transition » s’était déjà déroulé, dans les années 1950, autour de l’échange entre Maurice Dobb et Paul Sweezy[2]. Tandis que Sweezy liait la montée du capitalisme au développement du commerce et de l’urbanisation, Dobb maintenait que ces derniers ne constituaient pas une menace, mais étaient en réalité tout à fait compatibles avec le féodalisme. Selon Dobb, le facteur crucial derrière la transition était la lutte de classes entre seigneurs et paysans, qui a émancipé ces derniers des entraves féodales et leur a permis de s’engager dans la petite production et de finalement devenir de véritables capitalistes. Brenner a gardé l’accent qu’a mis Dobb sur la lutte des classes dans les campagnes, tout en se débarrassant de ses hypothèses smithiennes.

En lançant un nouveau débat sur la transition qui a fini par porter son nom, Brenner s’est confronté aux explications non-marxistes dominantes de l’émergence du capitalisme. Il a montré que les explications de l’essor du capitalisme liées au « modèle commercial » et au « modèle démographique » supposaient tous deux que l’économie agraire moderne réponde aux changements d’offre et de demande de terres sur le marché. Ce faisant, ces modèles présumaient que les dynamiques spécifiquement capitalistes poussant les producteurs à se spécialiser, à innover et à accumuler, existaient transhistoriquement. Ces mêmes modèles étaient par conséquent dans l’incapacité de rendre compte des différentes voies de développement qui ont émergé à travers l’Europe dans le sillage de la diffusion du commerce à partir du 11e siècle et de l’effondrement démographique du 14e siècle.

Brenner a expliqué comment, sous le féodalisme, la possession de terre par des paysans en dehors de la concurrence du marché suposse l’usage consécutif de la coercition extra-économique par la classe dominante dans le but de soutirer un surtravail sous forme de rente. Cette forme d’exploitation « extra-économique » engendrait une accumulation de moyens militaires et stimulait le commerce de biens de luxe qui s’inscrivaient dans des projets de construction d’États menés par la classe dirigeante féodale. Cette exploitation extra-économique excluait aussi le développement systématique de la productivité par des méthodes améliorées d’économie de main d’œuvre. La population augmentant, la tendance à la parcellisation des propriétés foncières par des legs séparables a en fait plutôt engendré le déclin des récoltes par acre et par apport de main d’œuvre et a finalement conduit à un effondrement démographique. Bien qu’elles aient été universelles dans toutes les sociétés féodales, Brenner explique comment l’impact des tendances commerciales et démographiques divergeait en fonction des rapports de pouvoir au sein et entre les classes dans une région donnée[3].

En Europe de l’Est, où les paysans n’avaient pas développé de forte organisation communale villageoise, les propriétaires ont pu imposer un « second servage ». En Europe occidentale, une solidarité plus forte a permis aux paysans de se libérer du servage tout en conservant la possession effective de leurs parcelles à travers des loyers coutumiers stables. Des tentatives des seigneurs pour renforcer les baux et augmenter les loyers ont été arrêtées par la résistance paysanne et court-circuitées par la consolidation de monarchies absolutistes – en France et ailleurs – dont la source de revenue principale était les taxes. L’appropriation du surplus extra-économique a ainsi été partiellement préservée via une nouvelle forme d’exploitation médiée par l’État (bien que les loyers demeuraient une source de revenus majeure).

En Angleterre, toutefois, une transformation des rapports de classe a eu lieu, qui a fait date, permettant la montée d’une nouvelle forme historique d’exploitation économique. Là, la conséquence involontaire de la stratégie de reproduction de la classe dirigeante face à la crise féodale du 14e siècle a constitué une transition vers le capitalisme agraire alors que les seigneurs réagissaient à la capacité des paysans à gagner leur liberté légale en imposant des locations commerciales, capitalistes aux agriculteurs. Ce processus a été appuyé par un État anglais plus centralisé et a engendré des rapports sociaux de propriété spécifiquement capitalistes, dans lesquels l’accès à leurs terres par les agriculteurs locataires dépendait du marché. Cette dépendance au marché a contraint les producteurs à se spécialiser, à innover et à économiser afin de payer des loyers en augmentation à cause de la concurrence sur le marché. La conséquence a été une croissance économique durable sans précédent et une rupture avec les cycles démographiques malthusiens.

En résumé, alors que la plupart des historiens et sociologues supposent, dans la veine smithienne, que les opportunités croissantes du marché mènent automatiquement les producteurs à adopter des comportements capitalistes, Brenner a montré comment ces derniers ont en fait découlé des rapports de propriété spécifiques. Ces derniers ont, en premier lieu, été confinés à l’Angleterre et ont contraint les acteurs économiques à se reproduire par la concurrence sur le marché et la maximisation du profit. Comme l’explique Wood, le capitalisme émerge précisément lorsque les marchés ne constituent plus un ensemble d’opportunités, mais deviennent des forces coercitives. Bien évidemment, ceci a d’importantes implications quant à notre théorisation du matérialisme historique.

 

Ta problématisation du capitalisme occupe une place essentielle dans ton approche de la formation du capitalisme en France : en quel sens aborder le capitalisme comme un système social plutôt que comme un phénomène « purement » économique te semble-t-il essentiel en tant que chercheur marxiste ?

L’analyse historique discutée plus haute démontre que le capitalisme est davantage qu’une simple expansion de phénomènes « économiques », qu’il s’agisse du commerce, comme le croient les smithiens, ou des forces productives, comme le suggèrent de nombreux marxistes. Son avènement nécessite une reconfiguration du pouvoir social et résulte des luttes de classes.

Participant au « Brenner Debate », lancé par l’œuvre discutée plus haut, l’historien français Guy Bois a accusé Brenner de « marxisme politique » – inventant ainsi le nom par lequel cette approche est entrée dans la postérité. Bois reprochait à Brenner d’avoir accordé trop d’importance aux facteurs politiques, c’est-à-dire aux luttes des classes, au détriment des facteurs économiques, notamment les contradictions entre forces et rapports de production. Toutefois, la critique de Bois était erronée puisqu’elle prenait pour acquise une séparation entre le « politique » et l’« économique » spécifique au capitalisme. Sous le féodalisme et d’autres formes sociales non capitalistes, le surplus de travail était extrait via des moyens « extra-économiques », c’est-à-dire par le pouvoir politique, juridique et militaire. Les seigneurs féodaux utilisaient leur pouvoir politique personnel directement dans le processus d’appropriation du surplus, ce qui a mené Brenner à parler de « propriété constituée politiquement » en référence aux modes de production non capitalistes. Par conséquent, dans ces sociétés non capitalistes, la nature des luttes de classes tendait à être ouvertement et directement politique et les rapports de pouvoir entre classes, tout comme le niveau de solidarité entre classes, ont joué un rôle essentiel dans le façonnement de l’évolution des sociétés et des économies féodales.

Bien que les rapports de classe demeurent centraux sous le capitalisme, ce système est radicalement différent en ce sens qu’il rend les producteurs et les exploiteurs dépendants du succès de la concurrence sur le marché pour leur reproduction. Ces « lois de développement », ou « règles de reproduction » spécifiques à ce système – la loi de la valeur qui contraint les producteurs à économiser le temps de travail par une spécialisation, l’utilisation d’innovations économisant du travail et l’accumulation continue de plus-value – opèrent via le mécanisme de la concurrence des prix. En d’autres termes, bien qu’il préserve toujours des formes de travail non libre, le capitalisme est reproduit par « la sourde pression des rapports économiques » plutôt que principalement par des formes de coercition extra-économiques. Le capitalisme permet une séparation du « politique » et de l’« économique » du fait que l’État peut devenir – bien que ceci ait toujours été le résultat de luttes populaires – une sphère publique de pouvoir impersonnel. Ce caractère public de l’État ne menace pas fondamentalement la reproduction des divisions de classe et de l’exploitation puisque cette dernière est désormais privatisée dans des unités individuelles de production.

La séparation entre la sphère « économique » et la sphère « politique » représente donc, en réalité, une reconfiguration du pouvoir social à travers laquelle certaines fonctions et pouvoirs politiques (sur la production et la distribution) sont apparemment dépolitisés et confinés à une sphère « économique » où elles tombent sous la logique des marchés « auto-régulés ». De plus, le dynamisme unique du capitalisme, la quête constante pour développer les forces productives, opèrent de manière bien plus indépendante des désirs et objectifs de chaque individu capitaliste ou de l’État. Ce développement systématique des forces productives – et leur impact déterminant sur les processus sociaux, politiques et culturels plus larges – est en réalité un aspect spécifique au capitalisme et, contrairement à ce que pense Bois (ainsi que nombre de marxistes), n’est pas un moteur de développement transhistorique.

Pour mieux appréhender ces questions, il faut prendre en compte le fait que Brenner parle de « rapports sociaux de propriété » et non pas simplement de rapports sociaux de production. Il fait cela afin d’éviter l’idée selon laquelle le changement technique dans le processus immédiat de production mènerait mécaniquement à une nouvelle division sociale du travail, à de nouvelles configurations de classe et, finalement, à une nouvelle forme d’État et de « superstructure » idéologique. Ce faisant, Brenner et Wood restent dans le sillage de la critique de la maturité de Marx de l’économie politique et de la vision déterminante selon laquelle chaque mode de production historique fonctionne selon sa propre logique interne distincte. Cette logique est, selon Marx, déterminée par la manière dont « le surtravail non payé est extorqué au producteur immédiat » par une classe exploiteuse. En d’autres termes, dans les sociétés de classes, les modes de production sont toujours simultanément des modes d’exploitation – c’est-à-dire un ensemble de rapports sociaux de propriété.

Ainsi, comme je le montre dans le livre, les analyses éclairées par le cadre matérialiste historique doivent « commencer par la configuration multiscalaire et complexe du pouvoir social qui façonne la manière dont les sociétés se reproduisent[4] tout en permettant à une classe de s’approprier un surplus aux dépens d’une autre (ou de plusieurs autres). En d’autres termes, nous commençons par évaluer les rapports sociaux de propriété – qui impliquent toujours des rapports horizontaux de concurrence et de collaboration au sein des classes tout comme des conflits verticaux entre les classes – qui imposent les “règles de la reproduction” aux agents sociaux et orientent ainsi les phénomènes sociaux et économiques à un niveau global. »

Le matérialisme historique s’intéresse à la manière dont les humains établissent des rapports sociaux de reproduction avec la nature et comment ces rapports sociaux fondamentaux structurent d’autres ensembles d’expériences sociales, politiques et culturelles. Comme l’explique Wood,

« les formes d’interaction [sociale avec la nature] produites par les êtres humains, deviennent elles-mêmes des forces matérielles, pas moins que ne le sont les forces naturelles. »

Ainsi, dans les sociétés de classes, l’accent est mis sur la manière par laquelle les classes se reproduisent elles-mêmes – en rapport les unes aux autres et avec la nature – et comment cela affecte la réalité sociale et politique. Le nœud de l’exploitation de classe modèle d’autres formes de rapports sociaux et n’est donc pas un épiphénomène répondant au développement des forces de production. Au contraire, la configuration des rapports d’exploitation de classe oriente le développement (ou le non-développement) des forces productives au sein d’un mode de production donné. C’est-à-dire que les rapports sociaux de propriété façonnent les comportements que les individus et la classe doivent adopter pour se reproduire eux-mêmes et établissent donc ainsi des modèles de développement économique et de conflits sociaux à un niveau global. Tandis que dans la société féodale, l’appropriation du surplus par une classe aux dépens d’une autre prend une forme extra-économique qui tend à freiner le développement économique et à rendre les conflits de classe ouvertement politiques, dans les sociétés capitalistes, l’exploitation est médiée par les rapports marchands qui forcent les acteurs économiques à adopter une attitude visant à maximiser le profit et qui tendent à dépolitiser les conflits de classe.

Tout cela est utile pour conduire des recherches, car cela offre une compréhension claire de ce qu’est le capitalisme et nous permet donc d’observer son émergence et la manière dont il réoriente les rapports sociaux et se déploie dans de réels processus historiques. Sans cette compréhension claire des dynamiques distinctes du capitalisme, cela n’aurait aucun sens de tenter d’expliquer et de décrire la transition vers le capitalisme en France ou dans tout autre pays/région. Au-delà de ces démarches universitaires, le cadre historico-matérialiste et la conception du capitalisme présentés ici ont d’importantes conséquences politiques. Afin de penser et agir stratégiquement en tant qu’anticapitalistes et que socialistes, nous devons avoir un minimum de compréhension du terrain capitaliste sur lequel nous luttons, nous devons saisir les formes de pouvoir auxquelles nous sommes confrontés ainsi que leurs dynamiques spécifiques. De plus, l’idée de Marx selon laquelle le capitalisme est un phénomène historique – par opposition à un phénomène naturel ou transhistorique – est une précondition fondamentale pour toute politique socialiste, car elle indique que ce système a eu un commencement et aura une fin – mais la manière dont il se terminera (menant au « socialisme ou à la barbarie ») dépend de nos luttes collectives.

 

L’État absolutiste et la Révolution française

Contrairement à certains marxistes, comme Perry Anderson par exemple – qui considère, dans The Lineages of the Absolutist State (1974), que l’absolutisme français aurait facilité la transformation capitaliste des structures économiques – tu écris que la formation de l’État absolutiste a plutôt été une voie alternative de sortie de crise du féodalisme. Pourrais-tu expliciter ce point ? En quel sens une comparaison avec l’Angleterre de la même époque te semble-t-elle pertinente ?

Anderson laisse entendre que l’État absolutiste était un « appareil de domination féodale redéployé et rechargé » – à travers lequel une ancienne classe noble a établi une nouvelle forme d’appropriation de surplus constitué par l’État[5]. Toutefois, il soutient également que la dissolution du féodalisme a brisé l’unité de la politique et de l’économique au niveau des villages, tandis que l’État émergeant a réactivé la loi romaine, promulguant de nouvelles formes de propriété exclusive entraînant un établissement progressif de l’agriculture capitaliste et soutenant les intérêts d’une classe manufacturière naissante.

Bien que l’explication d’Anderson offre des perspectives pertinentes, elle ne permet pas de saisir comment l’absolutisme a éloigné la France de la voie capitaliste empruntée par l’Angleterre dans le sillage de la crise féodale du 14e siècle[6]. En France, les paysans ont gagné leur liberté et sécurisé la possession de terres et ont fixé leurs loyers pendant la période médiévale tardive. Ces gains ont été rendus possibles grâce à des solidarités relativement fortes au sein des communautés villageoises, mais également par une concurrence intense pour le contrôle sur la terre et sur les paysans au sein de la seigneurie, que des liens de vassalité trop lâches n’ont pas réussie à modérer suffisament au profit de cette dernière. La résistance populaire, le manque de cohésion entre classes et la concurrence d’un État monarchique cherchant à la fois à sauvegarder et à taxer la petite propriété paysanne, ont sérieusement menacé les intérêts des nobles. Alors que les conflits politiques, et souvent militaires, avec la couronne demeuraient endémiques, de nombreux nobles ont été forcés de se tourner vers les appareils monarchiques d’État concentrés, ajoutant aux loyers les revenus des taxes. L’incorporation de secteurs de la vieille noblesse et, de plus en plus, de la haute bourgeoisie à l’État s’est faite par l’octroi ou la vente de charges vénales. Accumulant des richesses via des structures administratives financées par le truchement des taxes,, mais aussi via les intérêts des prêts à la couronne, les monopoles commerciaux et, à un niveau plus vaste encore, par les loyers, une classe parasitaire d’aristocrates financiers taxant les paysans a constitué la base sociale du nouvel État.

La formation de ce nouveau mode de production et d’exploitation a eu d’importantes conséquences pour le développement politique et économique du pays. La vente de fonctions vénales a mené à une privatisation du pouvoir d’État, qui a été pulvérisé par le processus même qui était censé le consolider. Avec la reproduction d’une myriade de juridictions féodales locales et régionales en concurrence les unes avec les autres au sein de l’État, le développement d’un appareil administratif moderne a été rendu impossible, les officiels d’État utilisant leurs fonctions comme des moyens d’enrichissement patrimoniaux.

Ce mode renouvelé d’exploitation extra-économique de classe n’était pas propice au soutien de la croissance économique. La France a connu une croissance substantielle dans l’agriculture et la manufacture de la fin du 17e siècle jusqu’à la Révolution, la demande urbaine grandissante et le commerce colonial alimentant la production commerciale. L’agriculture commerciale, toutefois, ne représentait rien de nouveau et ni les seigneurs ni les paysans n’étaient incités ou forcés à se spécialiser, à adopter de nouvelles techniques agricoles ou à consolider des parcelles de terre ou des domaines. Les seigneurs n’avaient aucune intention d’exproprier les paysans et poursuivaient au contraire la pratique consistant à ancrer de plus en plus la force de travail paysanne dans le sol. Même dans le bassin parisien, où la commercialisation était plus étendue, on ne retrouvait pas de calcul systématique des coûts de travail, le nombre de petites fermes paysannes restait important et continuait de croître, tandis que les baux quasi féodaux étaient encore la règle. Les rendements augmentaient, car davantage de parcelles étaient mises en culture et de larges réserves de travail rural étaient exploitées par les seigneurs dans les campagnes et par les marchands dans la production proto-industrielle. À des années-lumière d’un processus de transition vers le capitalisme, comme l’explique Steve Miller, cette augmentation des rendements s’est fait « par l’intensification du travail et la stagnation ou le déclin des recettes de chaque heure supplémentaire de travail[7]. »

Les choses ont pris un tour radicalement différent en Angleterre. Pour le dire simplement, le capitalisme agraire est apparu comme une alternative à l’absolutisme. Le pouvoir d’État centralisé et une plus grande coopération de classe ont permis aux seigneurs de renforcer les baux « économiques. » La propriété foncière et le loyer économique sont devenus la pierre angulaire de la reproduction de la classe dirigeante anglaise et les tentations absolutistes ont définitivement été mises au placard par la soi-disant « Glorieuse Révolution » de 1688, qui a permis aux seigneurs d’affirmer leur pouvoir parlementaire face à la couronne. Les baux économiques ont établi des loyers via la compétition marchande, contraignant ainsi les paysans à se spécialiser, à accroître la productivité du travail, à innover, ainsi qu’à réinvestir le surplus afin de préserver l’accès à leurs terres. Il en a résulté une croissance économique soutenue dans les campagnes qui a engendré une dépossession continue des tenanciers traditionnels et une croissance démographique rapide de même qu’une urbanisation menant à la montée de marchés compétitifs de masse, de travail et de consommateurs – lesquels ont levé le plafond malthusien du développement industriel en Angleterre.

De plus, la dépendance vis-à-vis des loyers économiques par opposition à la propriété constituée politiquement a rendu possible le développement des appareils modernes d’État[8]. Parce que son économie était bien plus productive et ses appareils administratifs bien plus efficaces, l’État anglais a également pu emprunter à des taux avantageux afin de financer ses efforts militaires. Tout cela a donné un avantage géopolitique décisif à l’Angleterre.

En France, en l’absence de capitalisme agraire, l’expansion des revenus d’État dépendait de l’« accumulation géopolitique » en cours, de manière à acquérir une large base d’imposition. Des secteurs de l’élite de l’État français ont cherché à réformer et à libéraliser les secteurs agraires et manufacturiers du pays, mais ces tentatives tendaient à menacer la stratégie extra-économique de reproduction de la classe dirigeante et ont donc souvent été repoussées et ont globalement échoué.

Incapable d’imiter le développement économique intensif anglais, l’État français a dû continuer à se fonder sur une stratégie d’expansion territorial. Toutefois, la conquête territoriale sur le continent a été difficile et coûteuse, tandis que l’expansion coloniale était de plus en plus contrée par le pouvoir anglais grandissant. Embourbé dans des conflits militaires successifs avec ses voisins, l’État français a dû imposer des taxes punitives à sa paysannerie, recourir à la vente d’offices qui a intensifié le caractère byzantin de son appareil administratif, ainsi que contracter des dettes de plus en plus importantes. Cela a engendré une situation fiscale catastrophique et un mécontentement généralisé parmi les élites et les classes populaires – la toile de fond de l’explosion révolutionnaire de 1789.

 

Selon toi, la Révolution française a été une révolution bourgeoise, mais non capitaliste. En quoi la Révolution française ne te semble pas avoir annoncé la montée d’une économie capitaliste ?

L’« interprétation sociale » classique, mise en avant par Georges Lefebvre, Albert Mathiez ou Albert Soboul et restée dominante jusque dans les années 1960, décrivait la Révolution comme l’action d’une bourgeoisie capitaliste se libérant des entraves du féodalisme et ayant ainsi permis au capitalisme de se développer pleinement en France. Ils se sont inspirés des travaux de jeunesse de Marx qui, lui-même, suivait des penseurs libéraux comme Turgot. Cette interprétation a dû faire face à une sévère contestation de la part d’historiens « révisionnistes » tels qu’Alfred Cobban, dans les années 1950 et François Furet au début des années 1970. Les révisionnistes ont incontestablement démontré comment la bourgeoisie qui avait mené la Révolution n’était pas composée de capitalistes, mais plutôt de propriétaires terriens, d’hommes politiques ou encore d’avocats. Certains marxistes ont réagi à cette contestation dévastatrice avec une interprétation « conséquentialiste » maintenant que, en dépit des motifs de ses agents, la Révolution avait établi un nouveau contexte politique et juridique. Des mesures telles que l’abolition des privilèges, des corps et guildes intermédiaires, ou la suppression des barrières douanières internes ainsi que la standardisation des poids et des mesures, se seraient ainsi avéré propice à l’émergence ultérieure du capitalisme.

Le « conséquentialisme » est une tentative pour sauver la notion de révolution bourgeoise capitaliste en vidant celle-ci de la majeure partie de son contenu. Cela nous laisse sans explication causale satisfaisante de la Révolution et son appréciation empirique de l’impact des transformations révolutionnaires est biaisée. Les marxistes politiques[9] ont mis en avant une nouvelle interprétation qui dissocie les notions de « bourgeoisie » et de « classe capitaliste » tout en conservant une analyse de classe de la Révolution.

Pour le dire simplement, alors que la bourgeoisie et l’aristocratie se sont toutes les deux reproduites sur la base d’un régime foncier non capitaliste et d’une propriété constituée politiquement, elles avaient des accès différenciés à l’administration d’État et aux privilèges. Les bourgeois ainsi que de nombreux petits nobles demeuraient exclus des privilèges spéciaux du statut de noble et l’aristocratie, en tant que cercle le plus élevé et exclusif au sein de la noblesse, monopolisait les positions les plus prestigieuses et les plus lucratives au sein de l’appareil d’État. En demandant à ce que les positions au sein de l’État soient « ouvertes aux talents » et en réclamant des réformes libérales au sein de l’administration d’État, la bourgeoisie n’a pas tenté de dépasser le mode d’exploitation existant, mais a en fait renforcé sa position en son sein. La Révolution a été un conflit entre classes dirigeantes, opposant les bourgeois et les aristocrates, concernant l’accès à la propriété politiquement constituée. Ce conflit entre dominants a été flanqué d’un mouvement populaire d’artisans et de paysans exploités, dans un contexte d’intensification des pressions géopolitiques exercées sur l’État français, ayant contribué à une intense politisation des questions fiscales.

La rationalisation partielle de l’État – la poursuite d’un projet de longue haleine poursuivi par les réformistes de l’ancien régime désormais pris en main par la bourgeoisie éclairée – qui s’est faite pendant la Révolution et sous le Premier Empire était limitée par la reproduction de formes d’appropriation politiquement constituées traversant la division révolutionnaire. Le népotisme et les pratiques quasi patrimoniales demeuraient omniprésents au sein de l’administration. Comme cela est universellement reconnu, la Révolution a consolidé et a contribué à diffuser la propriété petite-paysanne pour les décennies à venir. Cela excluait du même coup l’apparition du capitalisme agraire en France.

Ce qui est moins connu, mais a désormais été démontré par d’importants travaux historiques depuis le milieu des années 1980, est que les luttes révolutionnaires menées par les artisans et les ouvriers industriels ont mené à des gains majeurs qui ont donné un caractère définitivement non capitaliste à leur secteur économique. Les guildes avaient été abolies, dans la pratique, par les ouvriers dès 1789, après des décennies de résistance contre la subordination à leurs maîtres. Les législateurs qui ont formellement aboli les guildes en 1791 ont très largement agi après coup, motivés par le libéralisme politique plus qu’économique, et prévoyaient de mettre en œuvre des régulations locales du commerce. Ces plans législatifs n’ont pas été actés pour des raisons historiques contingentes, mais des régulations coutumières locales ont été conservées et se sont développées dans les décennies suivantes, les ouvriers appliquant l’esprit émancipateur de la Révolution à leurs métiers. Les contrats de travail empêchant la subordination envers les employeurs sont devenus la règle, tandis qu’un bon droit – une sorte d’« économie morale » au sens que donne E.P. Thompson à cette expression – est venu réguler le travail industriel et artisanal et a été renforcé par de nouvelles institutions judiciaires comme le juge de paix ou les conseils des prud’hommes. Ces derniers ont endigué les tentatives émanant des employeurs pour imposer des règles unilatérales au sein des ateliers ou des usines, rendant ainsi impossible la subsomption du travail par le capital.

En bref, la Révolution française a signifié une émancipation partielle des travailleurs – à une époque où les ouvriers anglais ont fait l’expérience d’une plus grande subordination envers leurs employeurs, qui profitaient du soutien actif et légal de l’État dans le contexte d’une révolution industrielle. L’idée, néanmoins, n’est pas de dire que cette émancipation partielle des travailleurs français aurait constitué un obstacle à une industrialisation capitaliste latente. Cette émancipation a été, en fait, tolérée pendant des décennies par des employeurs industriels français qui n’étaient pas soumis aux impératifs de la concurrence de marché.

 

Tu écris qu’alors que l’industrialisation est arrivée assez tôt en France, le capitalisme, lui, est venu sur le tard. Une idée assez importante développée dans ton livre est que la naissance du capitalisme en France ne s’est pas faite de manière endogène. Pourrais-tu expliquer, d’une part, pourquoi le capitalisme ne s’est développé que tardivement en France et, d’autre part, quels facteurs extérieurs expliquent le développement du capitalisme en France ?

La production industrielle avait cours sous l’ancien régime, mais les investissements et la mécanisation restaient très limités, malgré les efforts effectués par l’État pour stimuler l’industrialisation. À la veille de la Révolution, dans le commerce de coton, l’Angleterre avait 260 fuseaux pour 1000 habitants, contre 2 en France, tandis qu’il y avait 900 machines à filer en France contre 20 000 en Angleterre, et pas plus d’une douzaine de machines à filer à énergie hydraulique dans l’hexagone contre 9000 outre-Manche. La supériorité anglaise était criante et le gros du secteur industriel français s’est effondré suite à la signature d’un traité commercial entre les deux États en 1786. Plutôt que d’investir de manière à rendre les sites de production plus productifs, les marchands de textiles français ont simplement acheté du fil à l’Angleterre afin de le vendre en France.

Les investissements industriels ont connu une accélération sans précédent au cours des décennies qui ont suivi la Révolution, dans le contexte d’un marché national protégé, mais la productivité du travail industriel restait bien plus faible en France en comparaison de la Grande-Bretagne. Ceci en raison d’un rythme de mécanisation de la production plus faible à l’époque en France. En guise d’illustration, il faut voir qu’en 1830, on pouvait trouver 3000 machines à vapeur en France pour une puissance de 15 000 chevaux-vapeur, alors que la Grande-Bretagne en comptait 15 000 pour une puissance totale de 250 000 chevaux-vapeur. En 1840, la France, dont la population s’élevait à 35 millions d’habitants, possédait des machines à vapeur produisant 34 000 chevaux-vapeur, alors que la Grande-Bretagne, avec une population de 19 millions d’habitants, avait des machines à vapeur produisant 350 000 chevaux-vapeur. En 1850, ces statistiques avaient respectivement augmenté pour atteindre 67 000 chevaux-vapeur contre 544 000 en Grande-Bretagne, tandis que la France était alors passée derrière la Prusse.

Une analyse comparée du processus d’industrialisation en France et en Angleterre soulève d’importantes questions. Par exemple : comment expliquer que la France n’ait eu que 10 % des chevaux-vapeur de l’Angleterre en 1840, alors même que sa population était plus importante et qu’elle possédait de grandes ressources financières ? Afin de commencer à répondre à cette question, il faut accepter que la transition vers le capitalisme n’a pas été un phénomène d’Europe occidentale – il a débuté en Angleterre et a été importé plus tard sur le continent européen. Se contenter de suggérer que la France et la Grande-Bretagne ont suivi des voies d’industrialisation distinctes, comme l’ont fait de nombreux historiens, est, au mieux, insuffisant. Il faut être très clair sur le fait que des voies différentes ont été empruntées, car un pays était capitaliste alors que l’autre ne l’était pas.

En gardant ce cadre général à l’esprit, un premier facteur à prendre en compte est que le capitalisme agraire étant absent en France, le marché de consommation intérieur du pays restait limité et cela a nécessairement ralenti la croissance industrielle. Mais au-delà de l’étendue et de la profondeur du marché, il faut également prendre sa nature en considération. Jusqu’au dernier tiers du 19e siècle, il n’y avait pas de marché intégré et compétitif en France. Malgré l’abolition de tarifs internes pendant la Révolution, l’absence d’infrastructures de transport adéquates impliquait que l’espace économique national français restait fortement fragmenté et constituait une série de marchés locaux et régionaux. Ces espaces locaux et régionaux n’étaient pas organisés par le mécanisme de la concurrence des prix et restaient régulés par les usages habituels du commerce appliqués par des institutions telles que les prud’hommes, les tribunaux commerciaux et les gouvernements locaux. Les industriels marchands français faisaient une part importante de leurs profits en tant que médiateurs entre ces deux espaces économiques déconnectés. Comme l’explique Jean-Pierre Hirsch,

« la logique d’un décloisonnement continu de la circulation, d’un nivellement des coûts et des prix ne s’imposait ni dans les attitudes de la très grande majorité [des] commerçants, ni même dans les propos de leurs représentants. Et surtout, les années passant, rien n’indiquait qu’on fit route vers un marché moins « imparfait », qu’on voulût réduire les filtres à travers lesquels s’exerçait le jeu de l’offre et de la demande »[10].

L’autre facteur important expliquant l’absence d’impératifs de concurrence en France résidait dans les politiques fortement protectionnistes – incluant des tarifs prohibitifs concernant différents articles et une interdiction pure et simple des importations d’articles en coton – adoptées par la Restauration de 1816 et de 1817, à la fin des guerres napoléoniennes et du blocus continental. Ce protectionnisme a isolé les producteurs français vis-à-vis de la concurrence anglaise.

Comme je l’explique dans le livre, en raison de tout cela, les rapports sociaux de propriété capitaliste n’existaient pas en France, où les firmes industrielles n’étaient pas astreintes par la concurrence des prix à mécaniser systématiquement la production, à innover, améliorer et discipliner les processus de travail afin de maximiser les profits et de surpasser les concurrents. Par conséquent, jusqu’au Second Empire, la mécanisation de la production industrielle française était alimentée par les opportunités marchandes plutôt que par la pression du marché. Faisant le bilan de l’industrialisation française pendant cette période, William Reddy souligne « à quel point la force concurrentielle restait faible » et explique que les firmes n’évoluaient pas en suivant « la formation des prix du marché » et n’étaient donc pas contraintes de se lancer dans une « gestion consciente des coûts (cost-conscious). » Dans le même temps, l’avantage vingt fois supérieur dans la productivité et le profit qui y était lié boostant le potentiel que les machines anglaises offraient à leurs propriétaires n’échappait pas aux industriels-marchands français[11].

Les industriels français étaient fortement attachés aux politiques protectionnistes et luttaient intensément pour les conserver – ils ne souhaitaient pas s’exposer à la concurrence anglaise, sachant que cela menacerait leurs profits aisément réalisés. L’importation des rapports sociaux capitalistes de propriété – la mise en place d’un marché intégré et compétitif – était laissée à l’État français. Ce dernier a finalement décidé d’agir résolument afin d’activer une transition capitaliste face à la concurrence géopolitique internationale s’intensifiant, découlant des processus de restructuration de l’État en cours et de l’industrialisation capitaliste émergeant dans différents pays vers le milieu du 19e siècle.

 

La formation de la classe ouvrière française

Pourrais-tu revenir sur la formation de la classe ouvrière française ? Dans le quatrième chapitre de ton livre, tu cites le paradoxe mis en lumière par Ernest Labrousse, dans les années 1950, selon lequel bien que le développement industriel ait été assez lent en France, la classe ouvrière y a été extrêmement combative tout au long du 19e siècle. Comment expliques-tu ce paradoxe apparent ?

Ce paradoxe a pendant longtemps dérouté les historiens et deux explications principales de la formation de la classe ouvrière française ont dominé ces dernières décennies. Une première stratégie explicative, dont le principal représentant est William Sewell[12], a consisté à affirmer que, bien que les grandes usines de production restaient éparses en France, le secteur artisanal du pays a connu une transition capitaliste dans le sillage de la suppression des guildes de 1791. Pour des raisons exposées précédemment, je réfute cette thèse. L’autre type d’explication, systématisé notamment par Tony Judt[13], insiste sur la non-pertinence des transformations économiques tout en se focalisant sur l’effet d’une nouvelle culture politique émergeant dans le sillage de la Révolution. Tout en reconnaissant l’importance de la « culture politique » et des institutions développées par les ouvriers français avant, pendant et après la période révolutionnaire, je propose une analyse matérialiste alternative afin de répondre au paradoxe mis en lumière par Labrousse et d’autres.

En bref, j’affirme que les ouvriers français se sont transformés en une classe consciente d’elle-même dans un contexte non capitaliste dans le sillage de la Révolution de 1830 tout comme durant l’intense période de résistance qui a culminé avec la Révolution de 1848. La classe ouvrière s’est formée en opposition à la classe dominante de notables qui monopolisait le pouvoir d’État en tant que moyen d’exploitation, et à travers des luttes dont l’objectif était de consolider les gains acquis à la suite de 1789. Les ouvriers français ont développé un agenda républicain-socialiste en luttant pour une république démocratique et sociale.

Comme je l’ai déjà dit plus haut, sous la Restauration et la monarchie orléaniste, des canaux non capitalistes d’appropriation du surplus sont restés en place. La notabilité, regroupant des nobles et des grands bourgeois, a largement favorisé les formes de richesses « propriétaristes » ou rentières – ils priorisaient l’acquisition de terres et de bâtiments, sécurisaient les intérêts lucratifs par des prêts de l’État ou des prêts privés, tout en investissant seulement environ 3,7 % de leur richesse totale dans des entreprises privées durant cette période. En règle générale, les marchands et industriels ayant du succès cherchaient à rejoindre cette notabilité, grâce à l’acquisition d’une demeure à la campagne ou d’un hôtel privé en ville, et tentaient de sécuriser de prestigieuses carrières politiques ou administratives pour leurs fils. Les notables restaient attachés aux offices d’État en tant que moyens d’enrichissement et marqueurs d’un certain statut social.

C’est contre cette classe dominante qui monopolisait le pouvoir et les revenus d’État que les ouvriers français ont développé leur conscience de classe, dénonçant constamment et se mobilisant collectivement contre le parasitisme d’État, l’utilisation d’offices lucratifs pour servir des intérêts privés et les taxes indirectes qui pesaient sur eux. Les ouvriers combattaient la monarchie parasitique et luttaient pour une république qui instaurerait le suffrage universel masculin afin de reprendre l’État à la classe dominante.

Mais les ouvriers réclamaient également une république sociale qui pourrait consolider et étendre le bon droit – la régulation coutumière de leurs métiers. Les conflits ayant opposé les ouvriers aux industriels-marchands ou aux propriétaires d’ateliers n’étaient pas rares et tournaient autour des tentatives de contournement des régulations coutumières ou d’imposition d’intérêts élevés sur les prêts contractés par les ouvriers pour payer leurs outils par exemple. Ces ingérences par des employeurs « malhonnêtes » n’étaient pas nouvelles et ont eu lieu pendant des siècles. Elles étaient réprimées et jugulées par les conseils des prud’hommes ou les juges de paix – les institutions juridiques de proximité qui ont joué un rôle clé en préservant et en étendant le bon droit dans les communautés commerciales – avec un succès considérable, mais il restait des failles et les ouvriers devaient rester sur leurs gardes et se mobiliser afin de les combler. Ce qui était nouveau, toutefois, et qui explique dans une large mesure la montée de la résistance de la classe ouvrière de l’époque – était l’absence des guildes depuis 1791, c’est-à-dire d’institutions régulatrices soutenues par l’État et d’injonctions formelles contraignant les artisans à s’associer et à réguler le commerce. En l’absence d’institutions régulatrices officiellement et activement soutenues par l’État central, les ouvriers français se sont mobilisés afin de supprimer les failles concernant leurs métiers en consolidant leurs droits et les régulations coutumières, et cela représentant une lutte politique inextricable.

À l’époque, les socialistes français décriaient les dangers de la « concurrence » et de « l’individualisme », mais le faisaient constamment en se référant aux avancées capitalistes anglaises. De nombreux socialistes ont développé leurs doctrines dans un débat permanent avec les économistes politiques britanniques ainsi qu’avec les intellectuels libéraux qui relayaient leurs idées en France. Ils s’inquiétaient du fait que la France n’adopte le système économique anglais et souhaitaient éviter un tel scénario.

À un niveau plus fondamental encore, les socialistes ont tenté de développer de nouveaux principes qui maintiendraient la société française intacte, après l’évaporation du paradigme corporatiste dans le sillage de 1789 (le contexte plus général dans lequel s’est fait et a été justifié l’abolition des guildes après 1789). C’est la raison pour laquelle Jonathan Beecher les présente comme des « socialistes romantiques » qui « écrivaient à partir d’un sentiment plus large de désintégration sociale et morale. » Leurs préoccupations essentielles étaient sociales et politiques, plus qu’économiques : leurs idées étaient présentées comme un remède à l’effondrement de la communauté plutôt qu’à celui des problèmes économiques spécifiques[14]. À cet égard leur pensée était enracinée dans un long débat au sein de la pensée politique française. Comme l’explique Ellen Wood, ce débat a évolué pendant des siècles sous l’ancien régime, et tournait autour du défi de l’intégration d’« un ordre social fragmenté (…) un réseau d’entités corporatives », et était éclairé par « une conception de la société dans laquelle la totalité des rapports sociaux, y compris les transactions économiques, était subsumée dans la communauté politique[15]. »

Les socialistes se préoccupaient beaucoup du fait que, dans la nouvelle société postrévolutionnaire française,

« les individus devenaient incroyablement détachés de tout type de structure corporatiste et que la société dans son ensemble devenait de plus en plus fragmentée et individualiste[16]. »

En bref, étant donné que le corporatisme était en déclin en tant que moyen formel, soutenu par l’État, d’intégrer la société, ils ont mis le socialisme en avant comme alternative à la forme capitaliste d’intégration et de régulation sociale.

Luttant pour leurs intérêts matériels et pour améliorer leurs conditions de vie et de travail en supprimant les failles réglementaires et pour consolider et développer leurs droits coutumiers et les régulations de leurs métiers, et prenant en partie leurs directives d’intellectuels socialistes, les ouvriers français ont également dessiné un nouveau modèle de gouvernance politique et d’organisation socio-économique. Ce modèle visait une république démocratique et socialiste sous forme d’une fédération de métiers organisée. L’ascension du républicanisme socialiste s’est progressivement précisé avec, par exemple, l’insurrection des canuts dans les années 1830 à Lyon, les grandes grèves parisiennes de 1840 et, bien sûr, pendant la Révolution de 1848.

En 1848, le gouvernement a été contraint par les mobilisations populaires de créer la Commission Luxembourg, qui rassemblait des représentants de tous les métiers parisiens. Comme l’ont affirmé des commentateurs de l’époque, la Commission est rapidement devenue une sorte de « haute cour des prud’hommes », agissant comme une sorte de gouvernement moral des métiers reflétant la libre volonté et l’appel explicite d’ouvriers et de directeurs d’ateliers. La Commission a elle-même déclaré qu’elle a

« implicitement été transformée, par la logique des choses, en une haute cour d’arbitrage et [qu’]elle exerçait une sorte de gouvernement moral par la libre volonté et l’appel explicite des travailleurs et des directeurs d’établissement. »

Des délégués déterminaient les salaires et usages qu’ils considéraient comme les plus équitables et en élaborèrent de nouveaux, consolidant et étendant ainsi les acquis des ouvriers, obtenus au cours des précédentes décennies.

À travers les activités de la Commission Luxembourg, les principes républicains ont pénétré les corps de métiers plus concrètement et plus profondément qu’auparavant. Au printemps 1848, le travail est devenu une « activité publique. » Les ouvriers appréhendaient leurs organisations professionnelles comme des institutions publiques et se référaient à leurs délégués, dont ils contrôlaient démocratiquement le mandat, comme à des fonctionnaires. Ces évolutions avaient le potentiel d’étendre puissamment la démocratisation des rapports sociaux de production initiée en 1789-1791, avec l’abolition des guildes autoritaires et leur remplacement par de nouvelles institutions régulatrices plus démocratiques. Tandis que le républicanisme imprégnait les métiers, la fédération des métiers – au sein desquels les socialistes espéraient que les ateliers coopératifs deviendraient la règle – présageait également un potentiel remodelage radical de la République.

La Seconde République et ses courants socialistes ont bien évidemment été violemment réprimés et renversés. Le Second Empire et la Troisième République ont initié une transition capitaliste qui a engendré une re-formation de la classe ouvrière française. Ce processus de re-formation s’est effectué par une vague intense et sans précédent de grèves, visant à préserver et à restaurer les régulations coutumières des métiers, entraînant la montée d’un mouvement socialiste de plus en plus (bien que jamais totalement) autonome vis-à-vis des partis républicains mainstream de gouvernement. La re-formation de la classe ouvrière s’est également fait à une époque où le nationalisme et la xénophobie fleurissaient et où l’ascension du capitalisme industriel avait un profond impact sur la reproduction sociale des rapports de genre. Cette dernière question mérite une enquête plus approfondie, qui devrait s’appuyer sur l’important travail réalisé par Johanna Brenner et Maria Ramas sur le capitalisme et l’oppression des femmes[17].

 

Dans ton livre, tu défends l’idée que le capitalisme a été importé en France à l’initiative de l’État. Quel rôle a joué la consolidation du capitalisme industriel britannique dans cette importation ? Comment s’est traduite cette importation ?

Alors que les représentants libéraux de l’État avaient tenté d’implanter des réformes économiques libérales en France – souvent contre la volonté des industriels-marchands – depuis la seconde moitié du 18e siècle au moins (les efforts se sont intensifiés dans le sillage de la défaite anglaise durant la guerre de 7 ans), une transition capitaliste réussie a finalement débuté sous le Second Empire et a continué sous la 3e République. La combinaison entre, d’une part, l’institution d’un nouveau régime en France et, d’autre part l’émergence d’un nouveau contexte international, a permis et contraint l’État français à initier une transition capitaliste. Les acteurs de l’État et l’élite française sont restés profondément divisés sur le besoin et l’envie de soutenir la transition, mais les forces procapitalistes l’ont emporté.

La consolidation du capitalisme industriel pendant le second tiers du 19e siècle a permis à l’État britannique de générer des revenus inespérés pour financer son armée sans miner sa base économique, tandis que les innovations techniques ont également permis la mécanisation de la guerre. Cela a transformé le contexte international, précipitant l’unification et la restructuration de certains États, tandis que les classes dirigeantes étaient contraintes de moderniser leurs économies en s’inspirant du modèle anglais. La puissance de l’Allemagne, des États-Unis et du Japon a rapidement augmenté, et la France a également dû s’adapter à ce nouveau contexte afin de maintenir sa position géopolitique.

L’ascension du Second Empire après le coup d’État de 1851 a imposé une quasi-dictature personnalisée largement libérée du contrôle parlementaire, comparée aux régimes précédents. Sous l’influence de hauts fonctionnaires saint-simoniens, Napoléon III a rapidement affirmé qu’une révolution industrielle était nécessaire pour consolider le nouveau régime. Une croissance industrielle rapide permettrait d’avoir les moyens de préserver la grandeur de la nation – en réussissant à tenir à distance le pouvoir militaire grandissant des classes dirigeantes étrangères et de leurs États – et de coopter la classe ouvrière – en réduisant le chômage et en augmentant la consommation populaire.

Le gouvernement de l’empereur a rapidement libéralisé le secteur financier et a activement soutenu le développement des banques d’investissement. Pourtant, même si l’offre de capital s’est améliorée, la demande de capital restait limitée en l’absence d’impératifs de marché qui feraient de la maximisation du profit une question de survie économique et contraindrait les firmes françaises à investir systématiquement dans la productivité du travail en améliorant les technologies. En conséquence, l’État s’est engagé dans la construction d’un marché compétitif en dirigeant activement les investissements de capitaux vers la construction de chemins de fer. Le développement rapide des chemins de fer, la construction d’un réseau national de télégraphe et l’émergence concomitante de nouvelles pratiques commerciales et marketing ont engendré la formation d’un espace économique intégré et compétitif dans les années 1860 et 1870, qui a anéanti des industries régionales entières puisque les profits garantis découlaient de l’évaporation des monopoles.

En parallèle, le gouvernement impérial a usé de son pouvoir illimité concernant les politiques de commerce international en vue de stimuler la modernisation de l’économie par la signature d’un traité commercial avec la Grande-Bretagne en 1860 – contre la forte opposition de la majorité des industriels français qui dénonçait un « coup d’État douanier ». Cela, ainsi que des traités commerciaux signés ultérieurement avec de nombreux États européens, ont exposé les firmes industrielles françaises à la concurrence étrangère. Un marché national unifié était désormais intégré et exposé aux impératifs de la concurrence d’un marché capitaliste mondial émergeant.

Avec ce nouveau contexte concurrentiel, les firmes françaises ont été forcées de prendre le contrôle du procès de travail afin d’améliorer la productivité. À partir de la fin des années 1860, la Cour de cassation – plus haute cour de justice en France – a commencé, avec le soutien du Sénat et contre l’opposition occasionnelle de la Chambre des députés, à invalider des décisions du conseil des prud’hommes, avec pour conséquence la rapide érosion de la régulation des métiers artisanaux et industriels. Le résultat a été l’imposition progressive d’une nouvelle discipline industrielle et temporelle à travers le pays.

En utilisant les concepts de Marx, nous pouvons dire que la subsomption du travail par le capital a pris une forme non seulement formelle, mais aussi de plus en plus réelle dans les secteurs industriels clés, au fur et à mesure que les investissements et la mécanisation ont augmenté à un rythme sans précédent. Cela s’est fait à cause d’une concurrence serrée des prix dans le contexte de (ce que l’on nomme) la longue dépression du dernier tiers du 19e siècle, alors que l’intégration internationale grandissait. La croissance annuelle moyenne des chevaux vapeurs utilisés dans l’industrie française est passée de 9500 entre 1839 et 1869, à 32 800 entre 1871 et 1894, avant d’atteindre 73 350 entre 1883 et 1903 et 141 800 entre 1903 et 1913. Parallèlement, le partage des investissements industriels en investissements totaux a atteint 38 % entre 1905 et 1913, contre 13 % entre la moitié des années 1840 et la moitié des années 1850.

Cette accélération sans précédent des investissements industriels s’est faite à une époque où la demande de la consommation intérieure stagnait. Ainsi, ces nouveaux modèles d’investissements « capitalistiques » (pour reprendre l’expression de François Caron) ne peuvent être expliqués par la simple expansion du marché. Ils étaient en fait alimentés par une transformation qualitative des rapports sociaux de propriété.

En grandissant, la demande internationale a contribué à l’accélération de l’industrialisation française à partir de la seconde moitié des années 1890. Toutefois, jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’absence de capitalisme agraire en France impliquait que le marché des consommateurs restait limité, et cela a considérablement ralenti son processus d’industrialisation capitaliste. L’exposition à la concurrence internationale des prix (ainsi que la concurrence nationale dans un marché français nouvellement intégré) a eu comme effet d’éliminer rapidement la production artisanale de textile ainsi que d’autres formes auxiliaires de sources de revenus dans cette période. Cela a contraint un nombre croissant de paysans pauvres incapables d’acheter des terres et qui avaient dû compter sur les activités proto-industrielles d’aller dans les centres urbains et de s’investir exclusivement dans le travail industriel. Ce processus d’urbanisation est toutefois resté lent et limité. Cela était dû au fait que la concurrence internationale a également eu comme effet de dévaluer la terre et cela a mené de nombreux grands propriétaires terriens à se départir d’une partie de leurs domaines (tandis qu’ils commençaient à investir de plus en plus dans les firmes industrielles). Ceci a du même coup permis aux paysans qui en avaient les moyens d’acheter de nouvelles terres et d’obtenir des parcelles leur permettant d’être autosuffisants. La conséquence a été l’isolement de la paysannerie française face aux changements économiques en cours pour le reste du siècle, et ce, jusqu’à l’intérieur du 20e siècle.

L’État français et sa classe dirigeante ne se sont pas opposés à cet enracinement d’une grande partie de la paysannerie. Cette dernière classe a constitué la base des régimes successifs et a souvent (mais pas toujours !) fait tampon contre la radicalisation de la classe ouvrière urbaine. Les leaders politiques, dont beaucoup étaient toujours attachés à la France rurale traditionnelle, ont différé la transition vers le capitalisme agraire. En conséquence, ils se sont assuré le rétablissement de tarifs relativement élevés sur les produits agricoles étrangers, à partir des années 1880 et 1890. Une paysannerie française massive est restée en place pendant une bonne partie du 20e siècle, et une transformation capitaliste de l’agriculture du pays induite par des politiques d’État ciblées a été nécessaire avant que la France ne fasse l’expérience du boom économique connu sous le terme de « Trente glorieuses[18]. »

 

Un marxisme eurocentrique ?

Ton étude se concentre surtout sur la période 1750-1914, pourtant l’esclavage et le colonialisme ne semblent pas jouer un rôle essentiel dans les mutations que tu analyses. Pourrais-tu en expliciter les raisons ? Dans How The West Came to Rule, Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu reprochent au marxisme politique son eurocentrisme – notamment en minimisant l’importance des sources extra-européennes dans la formation du capitalisme européen. Cette critique te semble-t-elle valable ?

Le marxisme politique a été accusé d’eurocentrisme par certains, mais, suivant en cela Ellen Meiksins Wood, je dirais que celui-ci offre en réalité une réponse profondément puissante au chauvinisme occidental tandis que, paradoxalement, la plupart des théories anti-eurocentriques se basent sur des présupposés eurocentriques. Les eurocentristes expliquent la transition capitaliste en Europe occidentale par sa capacité à éliminer les entraves à la maturation des activités commerciales au sein du capitalisme industriel moderne ; des obstacles qui restent en place et paralysent ainsi le développement des civilisations non occidentales. La plupart des réponses anti-eurocentriques renversent l’argument tout en s’en tenant à une conception similaire du capitalisme, affirmant que l’échec des sociétés non européennes qui ont atteint un haut niveau de développement commercial – dans de nombreux cas supérieur aux sociétés européennes – à transiter vers un capitalisme industriel mature découle des entraves dues à l’impérialisme occidental. Cet argumentaire présuppose que les sociétés non occidentales doivent être jugées selon leur capacité à suivre la voie capitaliste vers le développement tracée avant eux par les Occidentaux, comme si le capitalisme était l’ordre naturel des choses. Comme l’écrit Wood, il n’y a pas

« de manière plus efficace de faire éclater le sentiment de supériorité occidental que d’aller à l’encontre de la conviction triomphaliste selon laquelle la voie occidentale du développement historique est le cours naturel et inéluctable des choses »,

et faire cela implique de souligner les spécificités historiques du capitalisme.

Anievas et Nisancioglu refusent de travailler à partir d’une conception clairement définie du capitalisme en tant que forme historiquement spécifiquement sociale et préfèrent l’appréhender en tant qu’« assemblages » ou « faisceaux » de rapports et de processus sociaux. Bien que leur livre soit stimulant sur de nombreux points, cette indétermination mène à d’importants problèmes théoriques et empiriques[19]. Ces auteurs reprochent au marxisme politique sa perspective « internaliste » qui, selon eux, ne prend pas en compte les rapports « intersociétaux » et la contribution du pillage colonial à l’émergence du capitalisme européen. Anievas et Nisanciogu mettent en avant une explication alternative des origines du capitalisme en mobilisant la notion de développement inégal et combiné en tant que concept explicatif central.

Le premier problème majeur de cette perspective est qu’elle est anachronique[20]. Tandis que les États ont effectivement tenté d’égaler le meilleur des pratiques militaires et administratives d’autres États, les interactions géopolitiques antérieures au capitalisme ont reproduit et aggravés le développement inégal – il n’y a pas eu de développement combiné d’une croissance économique durable, car de telles dynamiques économiques ne se rencontraient nulle part. C’est la consolidation du capitalisme industriel en Angleterre qui a initié les modèles inégaux et combinés du développement mondial, les classes dirigeantes non capitalistes ayant été forcées d’adopter des rapports sociaux et des modèles d’industrialisation capitalistes, et l’ayant fait avec un succès inégal.

De plus, l’accusation d’« internalisme » proférée à l’encontre des marxistes politiques est injustifiée. Rappelons que notre conception du matérialisme historique tourne autour du concept de rapports sociaux de propriété (ou de mode de production exploiteur) qui comprend toujours des rapports verticaux d’exploitation de classe, entre les exploiteurs et les producteurs directs, et des rapports horizontaux (de concurrence ou de coopération), entre les membres des classes sociales. On donne à ces deux dimensions des rapports de classe un même poids explicatif, et les rapports horizontaux impliquent toujours une logique donnée d’interactions intersociétales et de concurrence entre les classes dirigeantes et leurs États, y compris la guerre, le commerce et les efforts coloniaux.

Cela signifie que les dynamiques découlant des règles de reproduction d’un ensemble de rapports sociaux de proporiété (ou, pour le dire autrement, les « lois de développement » d’un mode de production et d’exploitation) au sein d’un État donné (ou de plusieurs États) peuvent transformer la logique des rapports internationaux – et la logique du colonialisme/impérialisme – dans une période historique donnée. Inversement, cela signifie également que les effets sur les rapports internationaux sont toujours « filtrés » par les rapports sociaux de propriété et les rapports de force entre et au sein des classes dans une société donnée.

Que le travail forcé dans les colonies ait contribué ou non au développement du capitalisme dans plusieurs États européens dépend de la dialectique entre les dynamiques internationales et les rapports sociaux de propriété existant dans chacun des pays concernés. Les entreprises coloniales européennes ont suivi des logiques distinctes. L’Empire colonial anglais a été le produit des dynamiques du capitalisme agraire, qui ont engendré une croissance démographique rapide et, par conséquent, le colonialisme de peuplement, destiné à reproduire la propriété capitaliste au-delà de ses frontières, tout en créant en même temps un marché domestique de masse servant de débouché aux produits exotiques comme le café, le tabac et le sucre. L’industrialisation rapide a ensuite alimenté la production de coton dans les colonies. Bien que l’exploitation de ces ressources n’ait pas engendré l’émergence du capitalisme en Angleterre, elle a grandement contribué à son développement, tout comme la révolution industrielle de l’économie de la métropole a stimulé l’essor de la production de coton dans le sud de l’Amérique. Les planteurs coloniaux ont bénéficié de la demande métropolitaine et les profits venant du travail des esclaves ont été réinvestis « de manière productive » en Angleterre, où les rapports sociaux capitalistes ont contraint les entreprises à maximiser leurs profits, augmenter leur productivité et développer les forces productives pour rester à flot[21].

Les Empires coloniaux d’Espagne, du Portugal, de Hollande et de France étaient cependant des variations d’une continuité avec une logique absolutiste ou féodale d’expansion[22]. Les monarques ont soutenu les entreprises coloniales afin de sécuriser les ressources économiques qu’ils ne pouvaient amasser sur place, projetant ainsi sur le monde atlantique (et au-delà) la concurrence politico-militaire internationale qui persistait entre les classes dirigeantes non-capitalistes du continent européen[23]. Le gros du commerce et de la colonisation a été entrepris par des compagnies marchandes d’État qui jouissaient d’un monopole sur le commerce d’esclaves et d’autres importations et exportations. En règle générale, la richesse extraite violemment des colonies était dépensée dans des quêtes féodalo-absolutistes, principalement dans la guerre, la fondation d’un Empire et la consommation ostensible des classes dirigeantes, non pas comme investissements capitalistes.

La colonisation de la Caraïbe anglaise et de l’Amérique du Nord a été entreprise par des « nouveaux marchands », par opposition aux « sociétés commerciales[24]. » Puisque les commerçants pouvaient s’emparer des terres des planteurs, ces derniers dépendaient du marché et étaient assujettis aux impératifs de la concurrence. La colonisation française des îles de la Caraïbe était en fait assez largement endossée par des entrepreneurs indépendants qui échappaient, en partie, aux monopoles royaux. Cependant, les lois interdisaient la saisie des terres et esclaves des planteurs pour couvrir les dettes et les contraintes liées à la concurrence n’existaient pas dans ce cas[25]. Par conséquent, tandis que les planteurs extrayaient violemment d’importantes richesses en exploitant les esclaves à Saint-Domingue, en Martinique et en Guadeloupe, leurs entreprises n’apparaissent pas comme ayant été capitalistes.

Dans tous les cas, il est clair que les importantes richesses extraites par les planteurs français, en commettant des atrocités, n’a pas contribué à l’industrialisation capitaliste en France. La France n’avait pas un marché de consommation de masse et les plantations de sucre de la Caraïbe française et les usines produisaient le meilleur des sucres blancs, qui était, pour l’essentiel, réexporté par les marchands français comme produit de luxe sur les marchés européens, où il était consommé par les membres des classes les plus élevées. Il n’y avait pas de compétition sur les prix et les profits étaient très largement canalisés vers la consommation ostentatoire des notables.

Une large part de la croissance économique française au 18e siècle est due à l’augmentation du commerce extérieur, qui a quadruplé en 1716 et 1788, en bonne partie grâce au développement du commerce atlantique, notamment avec Saint-Domingue. Ce commerce n’a toutefois guère contribué à la modernisation et a principalement concerné des denrées alimentaires. La France a principalement fait commerce de blé et de vin avec ses colonies antillaises en échange de sucre et de café, dont 60 à 80 % ont été réexportés.

Le commerce colonial a bien impulsé le développement rapide d’enclaves proto-industrielles autour de villes portuaires, comme Bordeaux ou Nantes, mais les économies externes et domestiques de la France restaient très faiblement intégrées et seule une infime portion du capital commercial engagé dans l’entreprise commerciale a été redistribuée en tant qu’investissements dans l’économie métropolitaine[26]. Le pourcentage de produits manufacturés dans le total des exportations françaises n’a quasiment pas évolué tout au long du 18e siècle, tandis que le pourcentage d’importations manufacturières a considérablement augmenté. Dans le même temps, la Grande-Bretagne a principalement importé des matières premières et la productivité croissante de son secteur industriel lui a permis d’augmenter les exportations manufacturières[27]. Silvia Marzagalli explique que

« les importations coloniales n’ont stimulé que modestement l’économie française dans son ensemble, contrairement à l’économie britannique caractérisée par l’importance de l’exportation de produits manufacturés. La croissance du commerce maritime français, avec sa forte composante coloniale, n’a pas, dans l’ensemble, bénéficié au reste de l’économie française, et a été une sorte de “bulle” dépendante des conditions spécifiques établies pour un temps par l’État français[28]. »

La perte de Saint-Domingue et l’hégémonie britannique sur l’Atlantique à partir du début des années 1790 a mené à l’effondrement du commerce français avec ses colonies et de la plupart des activités industrielles qui en dépendaient, et l’écrasante supériorité du commerce britannique avec les Amériques a continué pendant le 19e siècle.

Comme le résume Crouzet, l’expansion de l’économie française au 18e siècle – pendant laquelle le développement de ses colonies d’esclaves a atteint son apogée – s’est déroulée

« dans un cadre qui, du point de vue de l’organisation et des méthodes, est resté très largement traditionnel (…). À la veille de la Révolution, l’économie française n’était pas fondamentalement différente de ce qu’elle avait été sous Louis XIV : simplement elle produisait beaucoup plus[29]. »

Pendant le Second Empire, comme je l’ai expliqué précédemment, le secteur industriel français a amorcé une transformation capitaliste. Cette transition a débuté tout juste avant la croissance rapide et la consolidation de l’essentiel de l’empire colonial français en Afrique et en Indochine. Les marchés coloniaux protégés comme celui de l’Algérie, dont la colonisation par la France avait débuté en 1830 et été complétée à la fin des années 1850, ont en fait servi, pendant un moment, de rempart contre la concurrence internationale – et donc contre les contraintes de la restructuration capitaliste – pour les entreprises industrielles françaises, et ce encore après la signature de traités commerciaux en 1860.

Ceci dit, il est aussi crucial de souligner que, au cours du dernier tiers du 19e siècle, l’émergence du capitalisme en France a transformé la nature de ses projets coloniaux, comme le montrent des ouvrages tels que celui de Martin J. Murray sur le développement du capitalisme en Indochine française à partir des années 1870[30]. Murray expose la façon dont les entreprises capitalistes françaises, étant soutenues par l’administration coloniale, se sont engagées dans des efforts d’« expansion extérieure des processus de production et de circulation capitalistes »[31]. Ces efforts ont eu des impacts développementaux différenciés dans les différentes régions de l’Indochine française, et ont enclenché des processus d’« accumulation primitive » à l’initiative du capital français qui a mis sur pied des plantations de caoutchouc exploitant une main-d’œuvre salariée dépossédée des moyens de production en Cochinchine et dans le sud de l’Annam. L’objectif des entreprises capitalistes métropolitaines était alors d’extraire des colonies des ressources naturelles tout en s’assurant

« d’organiser le procès de travail capitaliste de façon à ce que les coûts unitaires demeurent suffisamment plus bas que les prix qui pouvaient être obtenus sur le marché mondial, pour ainsi garantir des taux de profits à tout le moins normaux »[32].

La logique de compétition marchande et de subsomption du travail qui avait pris racine dans la métropole opérait maintenant dans les colonies.

Nous devons repenser l’histoire de l’Empire colonial français, qui a été consolidé au tournant du 20e siècle, d’une manière qui nous permette de mesurer l’impact de la transition au capitalisme industriel sur les processus coloniaux et de reconsidérer l’impact de ces processus sur le développement du capitalisme français au 20e siècle. À cette fin, comme toujours, il faudra réellement s’attarder à expliquer l’émergence du capitalisme au sein des colonies, plutôt que de présumer sa préexistence embryonnaire.

 

Entretien réalisé par Selim Nadi.

Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.

 

Notes

[1] Brenner, Robert (1976) « Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-Industrial Europe », Past & Present, n° 79, p. 30-75 ; Brenner, Robert 1977, « The Origins of Capitalist Development: A Critique of Neo-Smithian Marxism », New Left Review, I, n°104, p. 25–92.

[2] Hilton, Rodny (dir.) (1985), The Transition from Feudalism to Capitalism, Verso.

[3] Les passages en italiques sont soulignés par la rédaction.

[4]  Il faut noter que cette reproduction sociale n’implique pas simplement les rapports de classe, mais également les rapports de genre. Pour une discussion favorable au « marxisme politique », bien que critique, du point de vue de la théorie de la reproduction sociale, voir : Nicole Leach (2016) « Rethinking the Rules of Reproduction and the Transition to Capitalism: Reading Federici and Brenner together » in Xavier Lafrance et Charlie Post (dir.), Case Studies in the Origins of Capitalism, Palgrave, p. 317-342.

[5]  Anderson, Perry, 1974, Lineage of the Absolutist State, Verso.

[6]  L’une des meilleures critiques de l’important livre de Perry Anderson est celle de Benno Teschke, 2003, The Myth of 1648. Class, Geopolitics and the Making of Modern International Relations, New York: Verso.

[7]  Miller, Stephen, 2009, ‘The Economy of France in the Eighteenth and Nineteenth Centuries: Market Opportunity and Labor Productivity in Languedoc’, Rural History, 20 (1), p. 6.

[8] Brewer, John 1989, The Sinews of Power: War, Money, and the English State, 1688–1783, Cambridge: Harvard University Press.

[9] Brenner, Robert, 1989, ‘Bourgeois Revolution and Transition to Capitalism’, in The First Modern Society: Essays in English History in Honour of Lawrence Stone, edited by A. L. Beier, David Cannadine, and James M. Rosenheim, 271–304, Cambridge: Cambridge University Press; Comninel, George C. 1987, Rethinking the French Revolution: Marxism and the Revisionist Challenge, London: Verso; Teschke, Benno, 2005, ‘Bourgeois Revolution, State Formation and the Absence of the International’, Historical Materialism, 13 (2): 3–26.

[10]  Hirsch, Jean-Pierre, 1991, Les deux rêves du commerce. Entreprise et institution dans la région lilloise (1780–1860), Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, p. 392.

[11]   Reddy, William, 1984, The Rise of Market Culture: The Textile Trade and French Society, 1750–1900, Cambridge: Cambridge University Press, p. 74, 100.

[12]  Sewell, William H. 1980, Work and Revolution in France: The Language of Labor from the Old Regime to 1848, Cambridge: Cambridge University Press.

[13] Judt, Tony 2011 [1986], Marxism and the French Left: Studies in labour and politics in France, 1830–1981, New York: New York University Press.

[14] Beecher, Jonathan 2001, Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism, Berkeley: University of California Press, p. 2.

[15] Wood, Ellen Meiksins, 2012, Liberty and Property: A Social History of Western Political Thought from Renaissance to Enlightenment, New York: Verso, p. 170.

[16]  Beecher, 2001, p. 2.

[17] Brenner Johanna and Maria Ramas, « Repenser l’oppression des femmes », http://revueperiode.net/repenser-loppression-des-femmes/

[18]   Isett, Christopher, and Stephen Miller 2017, The Social History of Agriculture: From the Origins to the Current Crisis, London/New York: Rowman & Littlefield.

[19] Voir l’excellente critique de How the West Came to Rule par Spencer Dimmock pour un débat sur ces failles : http://www.historicalmaterialism.org/book-review/eastern-origins-capitalism

[20] Post, Charles, 2018, « The Use and Misuse of Uneven and Combined Development : A Critique of Anevias and Nişancıoğlu », Historical Materialism, Vol. 26 (3), pp. ; Rioux, Sébastien, 2015, « Mind the (Theoretical) Gap: On the Poverty of International Relations Theorising of Uneven and Combined Development », Gobal Society, Vol. 29 (4), p. 481-509.

[21] Blackburn, Robin, 2010 [1997], The Making of New World Slavery: From the Baroque to the Modern, Verso, 1997 ; Post, Charles, 2017, « Slavery and the New History of Capitalism », Vol. 1 (1).

[22]  Wood, Ellen Meiksins, 2003, The Empire of Capital, Verso.

[23]  Post 2017, p. 181.

[24]  Brenner, Robert, 2003, Merchants and Revolution, Verso.

[25] Blackburn 2010, p. 444-445.

[26] Tarrade, Jean 1972, Le commerce colonial de la France à la fin de l’Ancien Régime : l’évolution du régime de l’exclusif de 1763 à 1789, Paris : Presses universitaires de France.

[27] Jones, P. M. 1995, Reform and Revolution in France. The Politics of Transition, 1774–1791, Cambridge: Cambridge University Press, p. 99-100.

[28] Marzagalli, Silvia 2012, ‘Commerce’, in The Oxford Handbook of the Ancien Régime, edited by William Doyle, Oxford: Oxford University Press, p. 262.

[29] Crouzet, François 1966, « Angleterre et France au XVIIIe siècle : essai d’analyse comparée de deux croissances économiques », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 21 (2) : 254–91, p. 271-272.

[30] Murray, Martin J. 1980, The Development of Capitalism in Colonial Indochina (1870-1940), University of California Press.

[31] Murray 1980, p. 5.

[32] Murray 1980, p. 256.