Ellen Meiksins Wood, Liberté et propriété. Une histoire sociale de la pensée politique occidentale de la Reinaissance aux Lumières, Montréal, Lux Éditeur, 2014.
En France, les Lumières marquent la phase finale d’une longue histoire dans laquelle le lien inextricable entre pouvoir économique et pouvoir politique constitue une préoccupation fondamentale de la pensée politique occidentale. Dans le contexte particulier de l’absolutisme français, cette attention accordée aux privilèges et à l’accessibilité aux charges publiques confère une pertinence particulière aux idées d’égalité. Il est vrai que les grandes figures des Lumières, sauf quelques exceptions notables, sont généralement élitistes et tiennent les hiérarchies pour acquises – pour ne rien dire de leur propre position sociale ou des ambitions qui les animent. C’est vrai même de Condorcet. Malgré tout, pour des raisons historiques très concrètes, matérielles même, la France du xviiie siècle voit naître une idéologie universaliste aux répercussions plus ou moins démocratiques et égalitaires. La Révolution entraînera cette philosophie beaucoup plus loin que n’auraient pu l’imaginer la plupart des philosophes, et cet héritage révolutionnaire d’une immense portée survivra, et ce, bien au-delà des frontières de la France. Dans le discours politique occidental dominant, le « projet » des Lumières s’ancrera dans diffé- rentes formations sociales et culturelles, forgeant autant de notions d’égalité et donnant forme à diverses conceptions modernes de la démocratie, dont les origines remontent aux débuts du capitalisme anglais.
L’Angleterre, il va sans dire, possède beaucoup de points communs avec ses voisins européens. Elle présente cependant un trait particulier, sa culture typiquement capitaliste. Les Anglais, comme leurs voisins français, ont assurément hérité d’un certain universalisme – celui du christianisme et de la loi naturelle, par exemple. C’est un Anglais, Isaac Newton, qui pratiquement a inventé l’idée que le monde est gouverné par certaines lois universelles, mathématiques. Les Anglais n’ont d’ailleurs de leçon à recevoir de personne en ce qui concerne les théories sur l’égalité naturelle entre les hommes ; et, bien sûr, ces idées d’égalité, si ambiguës et timides soient-elles, ont joué un rôle important dans l’idéologie des classes dirigeantes anglaises au cours de leurs luttes contre les abus de la monarchie, comme dans la théorie politique de Locke. D’ailleurs, tout le concept de progrès associé aux Lumières doit beaucoup à Locke, même si certains ont pu affirmer que la notion française de progrès renvoie davantage à son épistémologie, tandis que la vision anglo-écossaise serait plus proche de sa théorie de la propriété. Mais ce qu’il faut comprendre ici, c’est que malgré cet héritage culturel commun, le capitalisme anglais pose des exigences idéologiques toutes particulières. La question intéressante à poser concerne alors ce qu’il advient de ces idées universalistes et égalitaristes lorsqu’elles entrent dans l’orbite du capitalisme.
On a vu comment la structure sociale de la France – ses formes d’appropriation par le biais de la « propriété politiquement constituée », l’importance connexe des principes corporatifs – a conféré à l’égalité une force oppositionnelle fondamentale. La situation est totalement dif- férente en Angleterre. Contrairement à ce qui se passe en France, les principes corporatifs y sont déjà très faibles au xviie siècle et ils n’ont jamais eu la même importance qu’en France. Le développement des formes capitalistes de propriété sape les vieux principes extra-économiques de hiérarchie, et les anciennes conceptions de l’inégalité traditionnelle ou naturelle sont sérieusement ébranlées. Il est donc difficile d’élaborer une théorie de l’inégalité fondée sur les vieilles hiérarchies constituées ou sur des références à « la grande chaîne des êtres ».
Ce n’est pas tout. L’ancienne conception de la révolution bourgeoise à la française est imparfaite à plusieurs égards, mais ses failles ne proviennent pas de l’antithèse entre bourgeoisie et aristocratie, elles viennent plutôt de l’amalgame entre bourgeois et capitaliste. Il existe bien sûr un conflit entre la « bourgeoisie » et l’aristocratie, et ce conflit aura des conséquences très concrètes, que l’idéologie révolutionnaire mettra en évidence. Mais les intérêts bourgeois en jeu dans ce conflit relèvent moins du capitalisme que du système de privilèges et d’accès aux charges publiques. Cela donne du coup une force particulière à l’aspiration à l’égalité. En Angleterre, la situation, encore une fois, se présente de façon totalement différente. Les intérêts capitalistes existent effectivement, mais ils sont tout aussi « aristocratiques » que « bourgeois » ; dans la lutte visant à établir la suprématie capitaliste, l’égalité ne fait évidemment pas partie des objectifs. En fait, cette notion d’égalité peut même poser un véritable problème, comme c’est le cas dans le radicalisme anglais du xviie siècle. Alors que la bourgeoisie française est surtout aux prises avec la théorie de l’inégalité naturelle ou sociale, avec les hiérarchies constituées et les privilèges, la classe capitaliste anglaise doit au contraire composer avec la théorie de l’égalité naturelle. En l’absence d’anciennes hiérarchies et de vieux principes corporatifs, il leur faut trouver dans le cadre même de l’égalité naturelle de nouvelles façons de justifier la domination. Les Anglais, on l’a vu, peuvent compter sur une longue tra- dition de la pensée politique occidentale pour combiner des notions d’égalité naturelle à de vastes inégalités poli- tiques et sociales ; ils se révèleront néanmoins particulièrement créatifs en élaborant une justification théorique des inégalités à partir du postulat de l’égalité naturelle.
John Locke en offre l’exemple le plus édifiant. La comparaison est très révélatrice, car Locke et ses successeurs des Lumières ont bien des choses en commun, ce qui met leurs divergences particulièrement en relief. L’influence de Locke sur les Lumières est incontestable, et en particulier celle de son épistémologie. Bien qu’il ne soit jamais allé aussi loin que Condorcet le fera plus tard, il a contribué à ouvrir les esprits sur des questions comme l’égalité naturelle, la tolérance et l’opposition aux gouvernements tyranniques. Mais il avance aussi certaines idées bien spécifiques qui le placent en marge des grandes figures des Lumières et qui sont particulièrement typiques du capitalisme. En fait, il est frappant de constater que même si Locke écrit un siècle avant Condorcet, au début du développement du capitalisme, certaines des positions qu’il adopte au xviie siècle nous apparaissent plus familières à nous, dans le contexte de nos sociétés capitalistes avancées, qu’à ses contemporains.
Pour les propriétaires capitalistes, l’enjeu principal diffère sensiblement des problèmes rencontrés par la bourgeoisie non capitaliste. Ils doivent en particulier établir un certain type de droit de propriété, une sorte de droit sans précédent dans l’histoire, qui exclut et éteint tous les autres droits d’usage, traditionnels et communs. Ils doivent établir la suprématie du profit et du marché sur les droits de subsistance. Tout ceci forme un portrait idéologique très particulier qui s’imposera en théorie comme en pratique. La culture de l’« amélioration », un trait marquant de la Société royale, apparaît non seulement dans la théorie politique de Locke, mais on l’évoque de plus en plus dans la législation sur la propriété et dans les décisions des tribunaux relatives aux droits de propriété, dans la nouvelle science de l’économie politique et dans la dépossession des petits producteurs. L’« amélioration », au sens de la productivité en vue du profit, prime sur tout. On la citera de plus en plus à l’appui de droits de propriété privée exclusifs, c’est-à-dire une propriété excluant non seulement tous les droits d’usage des autres personnes, mais aussi la réglementation communale de la production, comme elle se pratiquera beaucoup plus longtemps en France. À partir des idées même les plus égalitaires, l’amélioration peut justifier toutes les dépossessions, comme Locke l’exprimera très clairement. Revenons à la célèbre remarque de Locke dans le Second traité du gouvernement : «Ainsi, dans les commencements, le monde entier était une Amérique.» (ST, V, 49) L’Amérique représente ici la quintessence de la condition primitive de l’humanité, le point zéro du continuum du développement humain, la norme permettant de juger du degré d’avancement d’une société. Locke soutient que dans sa condition première, naturelle, la terre est à l’« abandon » et que les humains ont l’obligation divine de la soustraire à ce gaspillage, de la rendre productive, de l’améliorer. Sa mesure de l’amélioration ou de la productivité, on l’a vu, c’est le « profit », non pas au sens ancien d’avantage, matériel ou autre, mais tout simplement au sens de valeur d’échange ou de profit commercial. Comme on l’a vu dans le chapitre 7, Locke indique clairement que l’enjeu n’est pas le travail comme tel, mais l’usage productif, et pardessus tout rentable, de la propriété.
Ce raisonnement comporte de nombreuses conséquences – par exemple, l’amélioration ou la productivité et le profit priment sur toutes les autres revendications, que ce soit les droits coutumiers de vaine pâture sur les terres communes ou les droits des peuples indigènes. Mal- gré toute l’égalité de nature entre les hommes, sur laquelle Locke est on ne peut plus catégorique, les exigences de la productivité et du profit l’emportent ici aussi. Il s’agit, en clair, d’un mandat pour développer la propriété capitaliste. C’est aussi le droit de s’approprier les terres « en friche », et donc d’établir des « plantations » coloniales. Locke arrive même à concilier l’esclavage avec son affirmation de la liberté et de l’égalité naturelle des hommes : bien que personne ne puisse, par contrat ou autrement, consentir à son propre asservissement, il est possible que des prisonniers soient légitimement réduits à l’esclavage dans le cadre d’une juste guerre. Cette justification plus ou moins traditionnelle de l’esclavage, considéré en gros comme une punition consécutive à une violation de la loi naturelle, sera invoquée en tout temps et en tous lieux (ST, IV, 23). Ici encore, la position de Locke tranche net- tement avec celle de Condorcet, pour qui l’abolition de l’esclavage est synonyme de progrès.
Ainsi, après avoir fondé son raisonnement contre l’absolutisme sur la prémisse non équivoque que les hommes sont libres et égaux dans l’État de nature, Locke parvient à brouiller les pistes : suivant un raisonnement astucieux et tout à fait nouveau pour justifier l’inégalité, il est très radical dans son plaidoyer contre l’absolutisme tout en prenant bien soin de vider ses arguments de leurs implications les plus démocratiques et les plus égalitaires. Dans le Second traité, son approche de la loi naturelle – où il expose clairement, avec une ingénuité toute dialectique, les conditions permettant d’enfreindre les limites de l’accumulation de biens fondées sur la loi naturelle, et cela sans violer cette même loi – illustre par- faitement comment ce principe on ne peut plus universel peut être subordonné aux exigences de la propriété privée et de l’accumulation du capital, ou au moins être mis à leur service. Dans un cas comme dans l’autre, l’amélioration est le principe premier.
On a une image assez précise de ce qui constitue le progrès pour Locke, et le contraste avec Condorcet est saisissant. Chacun d’eux imagine un axe de développement qui partage l’humanité selon divers états de sousdéveloppement ou d’avancement. Pour Condorcet, cet axe sépare l’ignorance de la rationalité, l’inégalité de l’égalité ; pour Locke, il oppose le gaspillage au profit. Locke considère certainement la rationalité comme un état supérieur, mais là où Condorcet associe inextricablement le progrès de la raison à l’avancement de l’égalité, Locke amalgame plutôt la rationalité aux qualités des êtres « industrieux », ce qui la rend difficilement dissociable de la productivité et du profit. En fait, en partant de l’idée que tous les hommes sont naturellement égaux, il transforme ces principes de productivité et de profit jusqu’à aboutir à une nouvelle justification de l’inégalité, sans précédent dans l’histoire.
Le contraste entre Locke et Condorcet met parfaitement en relief les différences entre l’idéologie du capitalisme et celles des Lumières. Malgré toutes leurs limites, les aspirations égalitaires de Condorcet sont saisissantes et elles tranchent nettement avec les positions de Locke. Si, pour Condorcet, l’égalité est un objectif envisageable dans un futur indéterminé, pour Locke, il s’agit d’un vestige d’un passé irrécupérable ou, au mieux, d’un principe moral qui peut facilement côtoyer les inégalités flagrantes observées dans le monde réel. Avec sa théorie de la connaissance et ses idées sur l’éducation, on peut penser que Locke défend un égalitarisme fondamental, dans lequel les différences entre les êtres humains découlent essentiellement non pas de la nature, mais de l’expérience ; et c’est vrai qu’il accorde plus de poids aux qualités des êtres « industrieux » qu’aux origines aristocratiques. Aucun signe chez lui cependant d’une aspiration comme celle de Condorcet qui résume ainsi ses espérances : « [L]a destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme ». Alors que pour Condorcet, l’objectif est d’améliorer la situation de l’humanité, pour Locke, il s’agit d’« améliorer » celle de la propriété. Le progrès de l’humanité dépend du progrès de la productivité et du profit, ou au moins s’y subsume.
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