Painting the Town Red. Entretien avec Bob Dent

Chercheur indépendant, résidant à Budapest depuis 1986, Bob Dent est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la Hongrie en général et sur Budapest en particulier. Le plus récent étudie les rapports entre art et politique pendant la courte République soviétique hongroise de 1919. L’auteur présente son travail dans cet entretien réalisé et traduit de l’anglais par Sophie Coudray.

CT: Dans votre livre Painting the Town Red. Politics and the Arts During the 1919 Hungarian Soviet Republic (Pluto Press, 2018), vous revenez sur l’histoire peu connue du développement artistique et politique pendant la courte « Commune » de Hongrie. Est-ce seulement la dimension artistique de cette République soviétique qui est méconnue ou son histoire globale ? Comment expliquez-vous une telle méconnaissance — bien que cette période ait été marquée par une grande effervescence artistique ?

Bob Dent (BD) : Non, je ne dirais pas que l’histoire de la République soviétique hongroise de 1919 a été ignorée ou méconnue dans sa globalité, certainement pas en Hongrie, quoique davantage à certaines époques qu’à d’autres. Ceci étant dit, en dehors de la Hongrie, peu d’attention a été portée aux événements hongrois de 1919 — en dépit de leur caractère spectaculaire, comparable d’une certaine façon à ce qui est arrivé en Russie en 1917-2018 et au-delà. (Je me réfère ici au monde anglophone). Les raisons sont possiblement doubles. Tant de choses se produisaient ailleurs au lendemain de la Première Guerre mondiale, que la très courte « expérience bolchevique » hongroise de 1919 – qui n’a duré que 133 jours – a été négligée. Sans doute la difficulté linguistique a-t-elle aussi été un facteur. Le hongrois n’est pas une langue slave, pas plus qu’elle n’est construite à partir du latin ni qu’elle appartient à la famille linguistique indo-européenne. Combien d’historiens non hongrois connaissaient suffisamment le hongrois pour que des recherches soient rendues possibles ?

Lorsque la période révolutionnaire hongroise de 1919 est évoquée, la focale est presque systématiquement mise sur la situation internationale et la position instable du pays. La Hongrie se trouvait du côté des perdants de la Première Guerre mondiale et était soumise, en 1919, à des pressions – notamment militaires, particulièrement de la part des forces roumaines et tchécoslovaques – menaçant l’intégrité territoriale du pays. (La menace est devenue réalité et a été scellée par le Traité du Trianon de 1920, l’un des traités du processus de paix de Versailles après 1918.) À l’époque, c’était la position de la Hongrie dans la situation internationale qui semblait primer, et ce point de vue a perduré.

Lorsque les politiques intérieures de la République soviétique hongroise sont abordées par des auteurs non hongrois, ce qui est habituellement mis en avant, parfois à l’exclusion de tout le reste, est la nature dictatoriale et l’usage de la terreur du régime communiste de Béla Kun, qui est généralement reconnu comme son leader politique. Il est rare que l’on fasse référence, souvent juste en passant, à d’autres questions intérieures, comme l’interaction entre la politique et les arts en 1919 et le rôle que de nombreuses personnalités de premier plan de la vie culturelle hongroise – peintres, sculpteurs, écrivains, musiciens, réalisateurs, acteurs et autres – ont joué au cours de la République soviétique, dans les premiers temps du moins.

Là encore, la difficulté linguistique est en cause, mais je pense qu’il y a aussi eu une tendance – comme ailleurs – à mettre l’accent sur la politique au détriment de la culture. Cela me fait penser à l’ère soviétique tardive, lorsqu’il y avait plein de « Kremlinologistes » qui étaient versés dans le développement de la sphère politique soviétique, mais très rares étaient ceux qui accordaient de l’attention à des phénomènes culturels importants tels que, par exemple, la grande popularité de chanteurs tels que Vladimir Vysotsky ou Bulat Okudzhava.

 

CT : Selon vous, qu’est-ce qui est le plus frappant concernant la dimension artistique de la Commune hongroise ? En d’autres termes, en quoi celle-ci est-elle remarquable ?

BD : Ce qui est remarquable, c’est simplement que tant de personnalités connues, populaires à cette époque dans le monde des arts, aient pris position aux côtés du nouveau régime ! Surtout que certains d’entre eux ont été connus, ultérieurement, pour leur conservatisme. J’ai vécu en Hongrie pendant plus de 30 ans et pendant tout ce temps, j’ai souvent vu mentionné dans des livres le fait que, par exemple, les célèbres compositeurs et musicologues Béla Bartók et Zoltán Kodály étaient tous deux membres de la Direction de la Musique en 1919, une instance qui est née au cours de la République soviétique pour superviser les questions relatives au monde de la musique. Mais c’était tout — juste une mention, aucune explication ni précision. Cela m’a intrigué et m’a décidé à en savoir davantage un jour.

Lorsque j’ai commencé mes recherches, j’ai découvert que Bartók et Kodály n’étaient pas les seuls. Et il y a eu quelques surprises. Qui aurait cru, par exemple, que Michael Curtiz, le réalisateur de Casablanca, l’un des films les plus célèbres de tous les temps, avait tourné un court film didactique de propagande en 1919, représentant les activités d’un héros révolutionnaire. Ou que Béla Lugosi (le Dracula d’Hollywood que tout le monde préfère) était un leader syndicaliste très actif en 1919. Et cela a continué. J’ai découvert que de nombreuses figures éminentes, pas toutes, du monde des arts – musiciens, réalisateurs, écrivains et hommes et femmes de théâtre – s’étaient impliqués au cours de cette période, intense politiquement, mais très courte. Très intrigant !

 

CT : À quel point les questions artistiques (ou, de façon plus générale, les questions culturelles) étaient-elles urgentes ou prioritaires durant la courte République soviétique hongroise et de quelles façons ?

BD : Eh bien, elles étaient considérées comme urgentes dans le sens où le Commissariat du Peuple à la Culture a été mis en place dès le début de la République soviétique, de même que d’autres instances similaires — dans les faits, des ministères. « Prioritaire » n’est sans doute pas le terme approprié, puisque s’occuper de la situation militaire fragile du nouveau régime était vraisemblablement, et de loin, la priorité absolue. D’un autre côté, les deux se sont imbriqués, du fait que parmi les affiches politiques marquantes de l’époque, souvent produites par des artistes reconnus, une large proportion était vouée au recrutement pour l’Armée Rouge hongroise, qui se battait littéralement pour l’existence du pays et pour son intégrité. Cela amène à se demander si de telles affiches étaient davantage nationalistes que socialistes, ce qui, en retour, soulève la question : dans quelle mesure le nouveau régime bénéficiait-il, de façon générale, de l’appui général de la population, plutôt pour des raisons nationalistes ?

En même temps, la production artistique ne se préoccupait en aucune façon exclusivement de la situation militaire. Il y a eu une tentative d’insuffler un nouveau dynamisme dans tous les aspects des arts, mais le caractère éphémère du nouveau régime signifie également qu’il n’y a pas eu suffisamment de temps pour que les choses soient pleinement développées. C’était souvent une question d’ordre pratique. Par exemple, c’était bien beau d’appeler à un « nouveau théâtre », mais où étaient les nouvelles pièces ? Elles n’avaient pas été écrites, c’est pourquoi un répertoire classique a été mis en avant, en mettant l’accent sur les pièces qui pouvaient être considérées comme ayant un contenu relativement progressiste.

Il en va de même pour la culture au sens large, dans laquelle on a résolument tenté de modifier le système d’enseignement pour le rendre plus éclairé. Mais où étaient les nouveaux professeurs ? L’année scolaire s’est achevée au cours de la République soviétique et le temps a manqué pour mettre en place de véritables changements dans le système éducatif.

À l’inverse, des changements assez conséquents ont été instaurés dans la protection de l’enfance. Des soins dentaires et autres prestations médicales gratuites ont été mis en place pour les enfants. Des bains publics ont été pris en charge et les enfants étaient encouragés à s’y rendre. Des vacances au lac Balaton ont été organisées pour un grand nombre d’enfants et de grandes demeures ont été saisies et utilisées comme maisons d’enfants. Des cinémas spécifiques ont été créés, de même que des spectacles de théâtre destinés aux enfants.

 

CT : Entre la République démocratique de Mihály Károlyi (qui a duré quelques mois) et la fondation de la République soviétique, est-ce qu’il y a eu rupture ou continuité dans les questions artistiques ? Qu’est-ce qui avait déjà changé pour les artistes hongrois depuis la chute de la monarchie ?

BD : En fait, ce qui peut être appelé République démocratique a duré de la Révolution des Asters à la fin du mois d’octobre 1918, jusqu’au 21 mars 1919 avec la formation du Conseil gouvernemental révolutionnaire, la nouvelle autorité soviétique hongroise. Cette période a donc duré presque cinq mois — à peine plus que la période soviétique elle-même. Néanmoins, certaines choses ont alors été amorcées, ce qui nous permet de dire que oui, dans le monde des arts après la fondation de la République soviétique, il y a eu, dans une large mesure, une continuité.

Avec la chute de la monarchie austro-hongroise à la fin de la Première Guerre mondiale et la déclaration d’indépendance de la Hongrie le 16 novembre 1918, de nombreux artistes avaient de grands espoirs. Peu après la Révolution d’Octobre, 75 écrivains hongrois comptaient parmi les contributeurs d’une publication intitulée Livre de la Révolution victorieuse. Il s’agissait d’un recueil de témoignages et c’était en effet un panégyrique des événements ayant eu lieu. Le 1er décembre 1918, un meeting d’écrivains a lancé officiellement l’Académie Vörösmarty, une structure mise en place comme alternative aux anciennes associations littéraires, plus conservatrices et bien implantées. Un grand nombre d’artistes, réalisateurs, musiciens et professionnels du théâtre ont également bien accueilli la Révolution des Asters.

L’art de l’affiche, qui a marqué cette période soviétique, a été mis en avant, avec raison, en dehors de Hongrie même, mais ce n’était pas quelque chose de tout à fait nouveau. L’affiche politique radicale jouait déjà un rôle important au cours des mois précédents. Même les écoles d’art libres promouvant de nouvelles approches n’étaient pas inconnues avant la Commune. Un Conseil du film a été mis en place, incluant des représentants de toutes les branches de l’industrie du film, de même qu’une fédération représentant ses techniciens, professionnels et artistes. Les acteurs et actrices de cinéma ont aussi commencé à s’organiser sur de nouvelles bases, en formant une section spéciale de la Fédération des Acteurs de Budapest. Dans la musique, les modernistes et d’autres plus ouverts aux tendances modernes ont obtenu davantage de reconnaissance.

En comparant ce qui a eu lieu sur le front culturel au cours de la période Károlyi et au cours de la République soviétique, l’historien Tibor Hadju affirme que « [c]’est dans ce champ qu’il y a eu le moins de différences entre les deux révolutions… »

 

CT : Quelle influence avaient le Proletkult et le Narkompros sur les Commissaires du Peuple à l’Éducation et à la Culture hongrois ? Quels étaient les rapports entre ces derniers et leurs homologues russes ?

BD : Je ne suis pas moi-même bien informé en ce qui concerne les influences, ou relations directes, ce qui ne signifie pas, bien évidemment, qu’il n’y en a pas eu. Les leaders hongrois avaient certainement eux-mêmes connaissance, voire même avaient fait l’expérience, des nouvelles réalités en Russie. Nombre des individus haut placés dans le Parti Communiste Hongrois avaient été prisonniers de guerre en Russie et étaient devenus bolcheviques là-bas. Mais il ne faut pas oublier qu’en 1919, la Russie soviétique était prise dans les affres d’une terrible guerre civile et la communication ne pouvait pas être simple. À cet égard, ce qui suit présente apporte quelques éléments de réponse.

Sándor Ék était membre de l’Atelier d’apprentissage prolétarien des Beaux-Arts, mis en place durant la République soviétique hongroise. Il s’est rappelé, des années plus tard, que lui-même et ses camarades d’étude étaient familiers du futurisme, de l’expressionnisme, du cubisme, à partir de reproductions, mais ne connaissaient pas vraiment Dada ni les surréalistes. Pas plus, ajoute-t-il, qu’ils ne connaissaient les suprémacistes russes ou les constructivistes, ni même Malevitch ou Tatlin ou, plus généralement, les arts durant la guerre civile et les années de communisme de guerre dans la jeune Russie soviétique.

 

CT : Quel rôle a joué György Lukács dans cette République soviétique ? Quel type de politique culturelle défendait-il ? De quelle façon cette courte République soviétique a-t-elle marqué ou influencé son parcours et sa carrière politique ultérieurs ?

BD : Lukács était une figure importante dans le champ des arts, mais pas seulement. (Par exemple, il est allé une fois au front en tant que commissaire politique.) Il est souvent écrit qu’en 1919, le communiste Lukács était le Commissaire du peuple à la Culture. Ce n’est pas tout à fait vrai. Lorsque la République soviétique a été instaurée le 21 mars 1919, le célèbre (à l’époque) social-démocrate Zsigmond Kunfi a été nommé Commissaire du Peuple à la Culture. Lukács était son adjoint. Cependant, après quelques semaines, le titre d’adjoint dans les divers Commissariats a été aboli. Lukács est donc devenu un commissaire, mais pas le commissaire. Néanmoins, il est vrai que Lukács était certainement important, peut-être plus encore que Kunfi, si l’on parle en termes de discours proférés, de proclamations publiques, de décrets promulgués, etc.

D’ailleurs, il n’était pas inhabituel d’avoir un social-démocrate comme commissaire au départ. Parmi les 12 commissaires du peuple d’origine, il n’y avait qu’un seul communiste et parmi les 21 adjoints, seuls sept étaient communistes. Cela nous rappelle, en retour, que la prise du pouvoir et la formation du Conseil gouvernemental révolutionnaire en mars 1919 n’étaient pas simplement une affaire communiste, mais une action conjointe entre le Parti Communiste et le Parti Social-Démocrate, ce dernier jouant un rôle de premier plan — un fait qui est souvent négligé. D’ailleurs, en lien avec l’une des questions précédentes, le social-démocrate Kunfi, qui avait un discours relativement modéré parmi les nouveaux commissaires du nouveau régime, a occupé la même position, bien que sous un titre différent, durant le régime de Károlyi, ainsi sa nomination constitue un autre signe, ou sentiment, de continuité entre les deux périodes.

Pour en revenir à Lukács, en termes de politique culturelle, il a adopté une position relativement tolérante, s’affirmant contre l’imposition de toute forme de ligne de parti dans les arts ou d’un soutien à une tendance unique. Pourtant, sa position est plutôt ambiguë. Il affirmait que toute activité artistique pouvait être tolérée, à moins qu’elle ne soit contre-révolutionnaire, mais je ne crois pas qu’il ait défini précisément ce que cela signifiait, ni d’ailleurs qui allait fournir une telle définition.

De même, en ce qui concerne sa pensée politique ultérieure, je ne suis pas familier de celle-ci, je ne peux donc dire de quelle façon son expérience de 1919 l’a influencée. Cependant, sa carrière en a définitivement été affectée. Peu après la chute de la République soviétique, il s’est enfui à Vienne. En 1933, il est parti à Moscou et est resté en Union soviétique jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Se consacrant principalement à l’esthétique, il est parvenu à échapper aux purges dont ont été victimes nombre de ses collègues hongrois à Moscou.

De retour à Budapest en 1945, il a été recruté à l’université et a activement soutenu la nouvelle Hongrie. En 1949, il a été fortement critiqué lors d’une campagne centrée sur le dogmatisme culturel. Selon la nouvelle ligne, le problème avec Lukács, bien que considéré comme fidèle membre du Parti, concernait son approche du réalisme en littérature, qui incluait l’idée que certains écrivains politiquement réactionnaires de la littérature classique européenne avaient néanmoins produit des œuvres qui, du point de vue de leur style, vision et contenu, pouvaient être considérées comme progressistes. Sa position reflétait vraisemblablement sa relative ouverture d’esprit concernant les arts, qui s’exprimait déjà en 1919. Dans tous les cas, il s’est retiré dans le travail théorique, pour réapparaître seulement sur la scène politique pendant le soulèvement de 1956, devenant alors ministre de la Culture au sein du gouvernement d’Imre Nagy, un poste similaire à celui qu’il avait occupé en 1919. Cependant, ce gouvernement est tombé après environ deux semaines, il a donc occupé son poste pendant une période plus courte encore que celle de la République soviétique antérieure.

 

CT : Dans votre livre, les questions de censure et de contrôle politique sont principalement abordées dans les derniers chapitres. Pouvez-vous dire quelle latitude avaient réellement les artistes et à quel point ceux-ci étaient vraiment libres ? Au-delà du contrôle politique, quel type de contrôle esthétique y avait-il ?

BD : On peut sans doute dire qu’il y avait une latitude contrôlée. Par exemple, les écrivains étaient encouragés à s’inscrire au Registre des Écrivains. Beaucoup le faisaient avec enthousiasme et personne n’était exclu tant qu’il était clair que le candidat était réellement écrivain. Pourtant, peut-être que l’enthousiasme peut s’expliquer par le fait que figurer sur le registre signifiait une sorte de revenu garanti en tant qu’employé de l’État, maintenant que les rapports de marché dans la production littéraire étaient renversés et que l’incertitude était omniprésente.

Ce qui a particulièrement affecté les écrivains qui étaient également journalistes, ou qui contribuaient régulièrement aux journaux (une pratique courante à l’époque), a été la pénurie de papier. L’industrie du papier et de l’impression a été nationalisée et cela a permis à ceux qui étaient au pouvoir d’utiliser l’excuse de la véritable pénurie de papier pour fermer ou suspendre une publication qu’ils trouvaient indésirable. La pénurie de papier a conduit à un quasi-effondrement de l’industrie de l’édition, ce qui a clairement affecté les écrivains. De même que pour les journaux, beaucoup de maisons d’édition ont simplement été fermées. Celles qui restaient étaient étroitement surveillées. Le personnel de rédaction pouvait être maintenu, mais souvent, de nouveaux éditeurs étaient nommés, de façon à être sûrs que personne ne s’écarte du soutien apporté au nouveau régime.

Les artistes qui produisaient des affiches politiques étaient encouragés, les grandes images dans les rues étant considérées comme des moyens importants de diffuser des idées et de maintenir le moral. Pourtant, pendant la République soviétique, la publication des affiches était soumise à la censure. Il y a eu une censure des affiches avant octobre 1918 et la Révolution des Asters. Puis, sous le régime Károlyi, il n’y avait pas de censure, mais celle-ci a été réintroduite au cours de la République soviétique.

À un moment donné, l’artiste d’extrême gauche et militant Lajos Kassák s’est laissé convaincre de s’impliquer dans la censure des affiches, ce qui était plutôt étrange puisqu’il avait toujours été un opposant à la censure. Il s’est soumis à cette tâche avec énergie, marquant avec un crayon bleu les affiches qui pouvaient être publiées et avec un crayon rouge celles qui ne pouvaient pas l’être. (On aurait pu penser qu’à cette époque, le rouge aurait été la couleur positive !)

Kassák a affirmé plus tard que la majorité des affiches qu’il a refusées étaient insignifiantes d’un point de vue artistique et avaient été produites pour des raisons commerciales dans un style ancien. Cependant, il s’est également querellé avec l’un des créateurs d’affiches politiques le plus célèbres de l’époque, Mihály Bíró, qui était étroitement lié au Parti Social-Démocrate et dont l’image d’une figure immense, rouge, brandissant un marteau, était devenue une icône du mouvement ouvrier bien avant 1919.

Dans le récit qu’il fait de cette querelle, il n’apparaît pas clairement ce que Kassák a trouvé d’inacceptable dans une autre affiche de Bíró. Il affirme simplement que celle-ci relevait d’une « tendance ambiguë », quoi que cela puisse signifier. Ce qui est clair, c’est qu’il y avait une divergence d’opinions très forte entre ces deux célèbres figures de gauche. Kassák a certainement été soulagé quand, peu après, il a été relevé de ses fonctions et affecté au comité de socialisation du théâtre, où il a fait preuve d’une attitude plus détendue et tolérante en tant que responsable politique.

 

CT : Un fait aussi surprenant que fascinant est que la République soviétique hongroise a été la première à nationaliser son industrie cinématographique. La nationalisation dans le secteur artistique impliquait également l’expropriation des œuvres d’art. Pouvez-vous revenir sur cela et expliquer comment le nouveau gouvernement a organisé ces nationalisations, quelle était la politique culturelle qui les sous-tendait et ce que cela a changé concrètement à la fois pour les artistes et pour le peuple hongrois ?

BD : On pourrait parler, pour décrire le processus de nationalisation, d’un chaos organisé et l’industrie du cinéma en est un bon exemple. Le processus a commencé le 22 mars 1919, le jour qui a suivi la formation de la République soviétique, avec un meeting des représentants de toutes les branches — scénaristes, cameramen, réalisateurs, acteurs, actrices et bien d’autres. Une proposition en faveur d’une propriété publique des entreprises cinématographiques a été adoptée et une instance administrative, connue comme la Direction, a été élue pour superviser l’industrie. Le temps passant, les choses sont devenues plus compliquées, du fait que plusieurs instances différentes ont été créées pour diriger l’industrie du film. Néanmoins, on peut considérer que le meeting de masse représente le début de la nationalisation du film et du cinéma en Hongrie.

La nationalisation officielle a eu lieu le 8 avril, quand le Conseil gouvernemental révolutionnaire a déclaré que les studios de tournage, les laboratoires et distributeurs, de même que les cinémas étaient la propriété de l’État. Un « Conseil central de direction des entreprises cinématographiques socialisées » a été chargé d’appliquer le décret et un commissaire politique ainsi que deux commissaires de production ont été délégués à cette instance. Le décret disait que les anciens responsables étaient autorisés à continuer leur travail, cependant, hormis le Conseil central de direction, il était aussi fait mention d’activités de surveillance de la part du conseil des travailleurs de l’industrie.

Le 19 avril, il est rapporté que le Conseil central de direction a établi sa propre Direction composée de sept personnes, qui allait être l’instance décisionnaire finale pour toutes les questions relatives à cette industrie, quoiqu’en concertation avec le commissaire politique et en écoutant les conseils des professionnels. Puis, le 25 avril, cette instance en a mis en place une nouvelle, nommée Conseil des Arts, responsable de l’évaluation du caractère approprié des propositions de films.

Et cela a continué, d’une manière qui n’est pas atypique pour la République soviétique — une structure bureaucratique d’institutions se chevauchant, établies par en haut, au nom de la socialisation populaire. On peut se demander ce qui aurait pu advenir si la Direction d’origine, établie par les professionnels de l’industrie du film pendant la nuit du 22 au 23 mars, avait été laissée libre d’élaborer sa propre version de la propriété publique sans l’interférence des nouvelles autorités politiques.

Il en va de même pour l’expropriation des œuvres d’art, qui a été faite par la force. Des comités de spécialistes d’art et des historiens de l’art (probablement accompagnés par des personnes musclées) sont simplement allés visiter les maisons de célèbres collectionneurs d’art, prenant ce qui leur semblait avoir de la valeur. Quelques collectionneurs ont tenté de cacher certaines œuvres, d’autres se sont résignés à la situation, quelques-uns affirmaient même qu’il valait mieux pour leurs précieuses peintures que celles-ci deviennent la propriété de l’État, car des professionnels de l’art pourraient en prendre soin, plutôt que d’être abîmées ou détruites par des bandes de pillards.

L’idée qui sous-tendait les expropriations était que l’art devrait appartenir et être accessible au public, pas aux individus privés. En effet, à la mi-juin 1919, il y a eu une grande exposition de plus de 500 œuvres d’art confisquées, dont des peintures d’artistes reconnus internationalement, comme El Greco, Goya, Delacroix, Miller, Manet, Courbet, Pieter Brueghel l’Ancien, Constable, Cézanne, Pissarro, Gauguin, Rossetti, Renoir, Van Gogh, Matisse, Monet, Degas et Jan Steen, sans compter tout une série de peintres hongrois connus — toutes présentées en même temps. Un directeur commercial intelligent, s’il en avait existé à l’époque, aurait appelé cela, avec raison, l’exposition du siècle. Cependant, le titre plutôt aride de l’exposition était simplement : Première exposition des trésors artistiques devenus propriété publique. L’entrée était gratuite pour les travailleurs sur présentation d’une carte de membre d’un syndicat et une série de conférences a été organisée « pour initier les prolétaires aux plaisirs artistiques, dont ils avaient systématiquement été exclus par le néfaste et stupide monde ancien », comme l’a écrit un quotidien.

 

CT : Quelles marques la production artistique pendant cette Commune de Hongrie, à la fois courte, mais foisonnante, a-t-elle laissées sur le long terme ?

BD : Selon moi, il n’y a, pour résumer, pas grand-chose. La chute de la République soviétique au début du mois de juillet 1919 – principalement due au fait que les forces roumaines d’invasion ont atteint Budapest – a été suivie par le régime conservateur de Miklós Horthy, qui a duré vingt ans. Naturellement, les nouvelles autorités ont voulu détruire toute mémoire positive de ce qui s’était passé au cours de la période précédente. Après 1919, les communistes hongrois avaient eux aussi des problèmes avec la Commune dès lors qu’il s’agissait de la glorifier, tout en expliquant (à l’extérieur) sa défaite totale. Ce n’est pas seulement, comme on le souligne souvent, que Kun et ses camarades n’avaient pas suivi l’exemple de Lénine en redistribuant la terre aux paysans, perdant ainsi leur sympathie (en ce sens, ils étaient plus « radicaux » que Lénine, préférant, en théorie du moins, la collectivisation). Plus important à mesure que le temps a passé, certainement d’un point de vue psychologique, était le fait que la majorité des commissaires du peuple communistes de 1919 qui, à différentes étapes, avaient émigré à Moscou, aient été victimes des purges stalinistes de la fin des années 1930. Quand les communistes hongrois sont revenus au pouvoir peu après la Seconde Guerre mondiale, comment pouvaient-ils exalter ce qui avait été accompli en 1919 alors que nombre de ses leaders, dont Béla Kun, avaient perdu la vie sous Staline, qui est resté au pouvoir, à Moscou, jusqu’à sa mort en 1953 ?

À l’inverse, dans les décennies qui ont suivi l’insurrection de 1956, qui impliquait comme élément central la rupture avec le modèle stalinien, il y a eu un tournant décisif dans l’attention portée en Hongrie aux événements de 1919, dont son versant artistique. Cela a commencé avec le 40e anniversaire en 1959. Il y a eu une explosion des publications, particulièrement dans les revues spécialisées, concernant ce qui s’est passé en 1919. Par la suite, chaque anniversaire à chiffre rond a vu la parution de nouveaux livres et études sur cette période.

Après les changements politiques de 1989-90, il y a eu un autre tournant. Les derniers temps, il y avait eu une baisse d’intérêt pour la République soviétique, et ce qui s’est passé pendant cette période est aujourd’hui communément considéré comme appartenant à l’un des épisodes les plus négatifs de l’histoire du XXe siècle dans ce pays. Trouver aujourd’hui des exemples d’affiches d’art innovantes de 1919 n’est pas chose aisée. Des reproductions en carte postale de certaines des images marquantes pouvaient encore être facilement disponibles en librairies jusqu’à la fin des années 1980, mais ce n’est plus le cas. De plus, il y avait un musée du mouvement ouvrier hongrois, qui se concentrait dans une certaine mesure sur la période de 1919 et exposait quelques affiches. Cependant, l’ensemble de l’exposition tendait à confondre et semer la confusion entre « mouvement ouvrier » et « parti communiste », il n’est donc sans doute pas surprenant que le musée ait disparu. Le Musée national hongrois avait également des sections substantielles sur 1919, incluant l’art de l’affiche. Après les changements politiques de 1989-90, une nouvelle exposition permanente a été installée au musée, la partie consacrée à la révolution de 1919 se voyant dramatiquement réduite.

 

CT : Après la chute de cette République soviétique hongroise, est-ce que la « terreur blanche » a spécifiquement réprimé les artistes ? A-t-elle essayé de détruire totalement ce qui avait été accompli dans les secteurs artistiques au cours des mois précédents ? De façon plus générale, quelles ont été les conséquences de la chute du gouvernement dans la production artistique ? 

BD : Dans l’ensemble, les artistes ont fait l’expérience de la « terreur blanche » sous une forme relativement modérée. Mais d’abord, il convient de noter qu’après la chute de la République soviétique hongroise, nombre de ceux qui avaient été actifs, que ce soit politiquement ou artistiquement, ont senti qu’ils devaient quitter la Hongrie, craignant les représailles sous le nouveau régime ou anticipant simplement une situation négative, que ce soit politiquement ou culturellement, ou sans doute les deux. Cela s’applique aux politiciens comme aux différents types d’artistes, bien qu’il y ait eu des différences frappantes dans la destinée des deux groupes.

Presque tous les leaders politiques de la République soviétique hongroise ont fui le pays immédiatement après la chute du régime. Dans l’ensemble, ceux qui étaient membres du Parti Communiste ou sympathisants ont fini à Moscou. Les sociaux-démocrates et les autres sont restés en Europe occidentale. De même, pour les artistes de toutes disciplines, l’historienne de l’art Éva Forgács affirme : « Parmi les nombreuses vagues d’exil à travers l’histoire hongroise, c’est probablement celle qui a suivi la défaite de la République soviétique hongroise en 1919 qui a drainé le plus l’art et la culture. » C’est une affirmation générale qui contient sans doute une grande part de vérité, mais le tableau est quelque peu plus complexe.

De nombreux artistes, particulièrement les artistes d’avant-garde qui ont fui la Hongrie après la chute de la République soviétique de 1919 et qui ne sont pas allés en Union soviétique, sont revenus en Hongrie dans l’entre-deux-guerres. Ceux qui ont décidé de revenir, tout en évitant d’être arrêtés, se sont trouvés dans une situation difficile, en partie due à des considérations et suspicions politiques, et en partie due aux changements de goûts et de styles, puisque le modernisme n’était officiellement plus en odeur de sainteté. Néanmoins, certaines expositions étaient organisées, incluant des artistes sur le retour et certains ont trouvé un emploi dans l’édition, l’enseignement et même, comme dans le cas de Kassák, dans la publicité commerciale.

Il en va de même pour les écrivains, dont l’histoire après 1919 est diverse. Beaucoup n’ont pas émigré. Même Zsigmond Móricz, l’un des plus éminents écrivains pendant la République des conseils est resté en Hongrie, bien qu’il ait quelque peu souffert pour ses activités, étant arrêté, bien qu’il n’ait pas été détenu très longtemps. D’autres écrivains ont rencontré des problèmes financiers, comme il pouvait être difficile de se faire publier.

Dans le milieu musical, le tableau est contrasté. Zoltán Kodály a été jugé de façon officieuse et puni dans les faits pour son engagement dans la Direction de la Musique et à l’Académie de Musique, mais il n’a pas émigré. Béla Bartók a envisagé l’émigration et a quitté la Hongrie quelque temps, mais il y est revenu. Béla Reinitz, qui avait dirigé la Direction de la Musique et avait également été une figure importante du milieu théâtral, a été arrêté par la police au début du mois de juillet 1919 et placé en détention. Accusé de vol – c’est-à-dire l’appropriation et l’utilisation de la propriété d’autres personnes, suite à la nationalisation des théâtres – son procès a commencé en février 1920. Bien qu’il ait été soutenu par de nombreux artistes, il a été condamné à dix mois de prison et interdit d’occuper tout poste officiel pendant cinq ans. Cependant, la peine de prison a été suspendue pour des raisons de santé. Reinitz a fui en bateau à Vienne puis à Berlin. Il est rentré à Budapest en 1931, menant ensuite une vie plutôt solitaire, rendue difficile à cause de ses problèmes de santé.

Parmi ceux qui étaient impliqués dans le cinéma et le théâtre, les réalisateurs Sándor (Alexander) Korda et Mihály Kertész (Michael Curtiz), ainsi que l’acteur Béla Lugosi, sont des exemples célèbres d’artistes ayant émigré et s’étant fait connaître hors de Hongrie. Ce ne sont pas les seuls. Dans son histoire du cinéma hongrois, John Cunningham affirme que la majorité de la communauté des réalisateurs a fui pour éviter les représailles. Il ajoute que même certains ne s’étant pas impliqués dans la République des conseils sont partis, en raison des possibilités restreintes de travail. « Le résultat de cette migration », écrit-il, « a été que l’industrie du film hongroise s’est retrouvée pratiquement dépouillée de tous ses principaux talents. »

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Image bandeau : Philip Guston, « Red Painting », via MoMA.