A lire : un extrait de « La médicalisation de l’échec scolaire » de Stanislas Morel

Stanislas Morel, La médicalisation de l’échec scolaire, Paris, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », 2014, 210 p.

Contretemps vous propose de lire la conclusion de l’ouvrage de Stanislas Morel, intitulé « La médicalisation de l’échec scolaire » publié en 2014 aux éditions La Dispute. Dans cet extrait, le sociologue tente de mesurer les conséquences du phénomène inédit de médicalisation des problèmes scolaires – phénomène compris comme le fait de transformer l’élève en patient et de l’adresser à des professionnels du soin : une redéfinition de la légitimité pédagogique des enseignants et une occultation de la question sociale à l’école.

 

La médicalisation de l’échec scolaire est un phénomène social qui résulte de l’action convergente d’acteurs ou de groupes d’acteurs appartenant à des univers sociaux très différents : hommes politiques, hauts fonctionnaires et experts chargés de définir les politiques de lutte contre l’échec scolaire, chercheurs, professionnels du soin, enseignants, parents, etc. Si la médicalisation est le produit de transformations globales (sanitarisation de la société, individualisation des politiques publiques, relativisation des facteurs sociaux, etc.), elle n’est intelligible qu’à condition de restituer les logiques spécifiques à travers lesquelles elle est appréhendée et mise en œuvre dans chaque univers. L’engagement dans la médicalisation varie notamment en fonction du rapport à l’individu en l’échec, de l’identité professionnelle et des intérêts particuliers des acteurs impliqués.

L’analyse de toute forme de médicalisation suppose de s’intéresser au monde de la recherche médicale et des professionnels du soin. C’est là que sont produits les diagnostics et les traitements qui alimentent le processus de médicalisation. Pourtant, au terme de ce livre, une conclusion s’impose : le recours croissant à des schèmes d’interprétation médico-psychologiques pour expliquer l’échec scolaire et à des professionnels du soin pour le traiter interroge au moins autant les inflexions récentes des politiques éducatives, la reconfiguration de l’univers des spécialistes de la pédagogie et la place désormais occupée par les parents dans le domaine éducatif que les « progrès » de la science et des techniques médicales. Les analyses qui imputent la médicalisation aux progrès de la science ou à l’impérialisme médical constituent les deux faces d’une interprétation réductrice du phénomène. Elles tendent à ne voir dans ce phénomène qu’une extension (louée ou dénoncée) du territoire professionnel des médecins consécutive à l’expansion de leur influence en dehors de leur univers d’origine. Or, la médicalisation de l’échec scolaire est loin d’être un processus aussi unidirectionnel. Dans la mesure où la médicalisation est aussi une scolarisation (au sens de confrontation à l’influence scolaire) de l’univers médico-psychologique, les professionnels du soin peuvent y contribuer, mais aussi y résister, voire la dénoncer. Certains « psys » ou « orthophonistes », fréquemment consultés pour des problèmes scolaires cherchent à se déprendre de ce rôle de béquille de l’école qui tend à leur être assigné et les éloigne des pratiques thérapeutiques au cœur de leur métier. En somme, la dynamique du phénomène s’explique autant par les tensions et les luttes variées qui lui donnent corps que par la convergence de l’action d’entrepreneurs de médicalisation.

Les analyses ont aussi permis d’interroger les effets réels de la médicalisation de l’échec scolaire. A bien des égards les deux principales approches médico-psychologiques de l’échec scolaire (psychanalyse et neurosciences cognitives) ne produisent pas, à proprement parler, de traitement médical de l’échec scolaire. La première tente de contourner la demande de résolution des problèmes scolaires en rapportant les difficultés des enfants à des problèmes psychoaffectifs sous-jacents. Elle ne prétend donc pas s’attaquer directement à l’échec scolaire. A l’exception des traitements médicamenteux qu’elle propose aux enfants hyperactifs, la seconde, s’appuie surtout sur une pédagogie scientifique fondée sur les neurosciences cognitives. Preuve de cette omniprésence du scolaire, les controverses actuelles entre neurosciences et approches inspirées de la psychanalyse rejouent, au sein du monde médical, certaines grandes questions qui traversent depuis des siècles le monde de l’éducation et plus particulièrement les débats sur l’échec scolaire : Comment transmettre des savoirs ? Quelle place accorder aux savoirs scolaires ? Doit-on traiter la difficulté de front ou la contourner ? La cause des difficultés d’apprentissage doivent-elles être cherchées dans l’histoire du « sujet » ou dans une défaillance technico-pédagogique ?

Au-delà de la fascination exercée par les neurosciences et de l’excitation provoquée par le pressentiment que le graal organique des difficultés scolaires est sur le point d’être découvert, le véritable enjeu de la médicalisation actuelle des difficultés d’apprentissage n’est pas tant la mise au point d’un traitement efficace de l’échec scolaire qu’un double transfert de la légitimité pédagogique. Tout d’abord des sciences humaines et sociales vers les sciences expérimentales. Ensuite, des métiers de l’enseignement vers les professionnels du soin.

 

Un transfert de légitimité pédagogique

Sur le versant de la recherche, ce transfert de légitimité pédagogique traduit la position actuellement dominante des sciences « dures » ou « expérimentales » (en particulier celles en lien avec les problématiques médicales) dans le champ scientifique et universitaire, mais aussi, plus généralement, dans le traitement de certains problèmes sociaux (échec scolaire, délinquance, addiction, etc.). À l’inverse, les sciences humaines et sociales et, en particulier, les sciences de l’éducation, souffrent d’une perte de crédibilité scientifique et sont remises en cause dans leur capacité à produire des réponses efficaces à l’échec scolaire. Ce relatif discrédit des sciences de l’éducation s’observe par exemple dans l’image qu’en donne Frank Ramus, spécialiste de sciences cognitives particulièrement actif dans les recherches sur les troubles spécifiques des apprentissages : « Les sciences de l’éducation en France, elles n’en sont pas encore arrivées au stade où elles sont des vraies sciences, c’est une communauté où il y a des gens très intelligents et très cultivés qui réfléchissent à ce qu’il faut faire dans l’éducation et cetera, qui se parlent entre eux, qui publient en français, à destination d’eux-mêmes et éventuellement un peu du public et des politiciens, donc ils influencent un petit peu ce qui se fait en France. Mais, ils ne produisent pas un corpus de connaissances qu’on peut qualifier de scientifique ».

Néanmoins, le succès des neurosciences ne procède pas seulement de leur aura scientifique. Elle résulte aussi de l’alliance passée avec certaines fractions de professions médicales ou paramédicales, dont le rôle est d’assurer le passage du laboratoire à la pratique en convertissant la recherche fondamentale en traitements potentiellement administrables aux enfants en difficulté d’apprentissage. Grâce à ces professionnels du soin, la théorie est mise en pratique. S’appropriant en retour une partie du prestige scientifique des neurosciences, ces professionnels du soin tendent à s’imposer comme les détenteurs les plus légitimes des discours pédagogiques, concurrençant les professionnels de l’enseignement. Illustrant ce travail d’appropriation de la légitimité pédagogique par les professionnels du soin, le docteur Ghislaine Wettstein-Badour, spécialisée dans les troubles des apprentissages, rappelle « la nécessité d’amener les responsables des choix pédagogiques en matière d’apprentissage de l’écrit à prendre en compte et respecter le mode de fonctionnement que la nature du cerveau nous impose. À une époque où il devient possible, grâce à l’imagerie cérébrale, de constater les effets de l’apprentissage sur la structuration des circuits du langage oral et écrit, il n’est plus acceptable d’élaborer des pédagogies sur des hypothèses que la science contemporaine contredit et d’ignorer l’influence des choix pédagogiques sur la construction de réseaux dont la qualité conditionne les possibilités ultérieures d’accès au savoir jouant ainsi un rôle majeur dans le développement de la pensée conceptuelle ».

Les médecins sont aidés dans leur entreprise de conquête d’une légitimité pédagogique par les familles qui trouvent parfois dans les professionnels du soin des alliés de circonstance pour assurer à leur enfant la meilleure scolarité possible. Des diagnostics comme les troubles spécifiques des apprentissages et a fortiori la précocité intellectuelle, agissant comme des certifications alternatives des possibilités scolaires de l’élève, autorisent les parents à revendiquer des adaptations pédagogiques et à demander aux enseignants de revoir à la hausse les ambitions éducatives pour leur enfant.

Le transfert de la légitimité pédagogique vers les professionnels du soin se traduit par un élargissement de leur domaine de compétences sur la question de l’échec scolaire. Auparavant mobilisées pour expliquer une frange très réduite de cas d’échec (1 à 2 %), les interprétations médico-psychologiques seraient aujourd’hui applicables à 10 à 20 % de ces cas. Certains médecins prétendent même que la quasi-totalité des cas d’échec comporteraient une dimension médico-psychologique.

 

Enjeux et perspectives

Il faut s’interroger sur les conséquences de ce transfert en essayant de formuler une analyse sociologique qui dépasse la simple défense corporatiste des sciences humaines et sociales (SHS). Du reste, à certains égards, la pédagogie scientifique inspirée de la psychologie cognitive et mise en pratique par une partie des professionnels du soin rejoint certains constats dressés par des chercheurs en SHS : nécessité de se recentrer sur les difficultés cognitives rencontrées par les enfants lors des apprentissages fondamentaux ou d’évaluer plus rigoureusement l’efficacité des méthodes d’apprentissage utilisées. L’intervention extérieure des professionnels du soin a en outre peut-être permis de redynamiser les débats sur la pédagogie en posant à nouveau certaines questions qui n’étaient plus formulables dans le monde scolaire car trop chargées d’enjeux politiques (comme c’est le cas pour l’apprentissage de la lecture). Ceci étant dit, le transfert de la légitimité pédagogique vers les professionnels du soin ne va pas sans soulever quelques questions.

L’intervention des professionnels du soin dans le domaine de l’échec scolaire mériterait avant tout d’être clarifiée. Prend-elle pour cible des enfants atteints de pathologies ou, à l’inverse, vise-t-elle à promouvoir une réforme pédagogique bénéfique à l’ensemble des élèves ? Le continuum entre les enfants atteints de troubles spécifiques des apprentissages et les élèves très « faibles » ou le refus des « psys » de délimiter une population d’enfants atteints de troubles psychologiques favorise l’indétermination de la portée de l’intervention des professionnels du soin. Or, les deux postures soulèvent des problèmes différents.

Si, première posture, les professionnels du soin interviennent dans le domaine du (psycho)pathologique, alors la principale question est celle des effets de l’extension du nombre d’enfants dont les difficultés sont interprétables en termes médico-psychologiques. L’échec scolaire tend à être de plus en plus pensé comme la somme des défaillances individuelles d’« élèves à besoins éducatifs particuliers » dont les profils sont fréquemment définis à partir de critères médico-psychologiques. Selon cette logique, la médicalisation se traduit par le retour en force des interprétations en termes de handicap : les élèves en échec, dont personne n’ignore qu’ils sont très majoritairement issus des classes populaires, voient leurs difficultés imputées à des handicaps médicaux ou psychologiques appelant adaptations, compensations et, au moins dans certains cas, renoncements. Outre qu’elle tend à naturaliser des différences dont les sciences sociales ont montré l’étroite corrélation avec l’origine sociale, cette façon d’envisager le problème détourne le regard des modalités de la construction des difficultés scolaires dans le cadre des apprentissages à l’école. Par ailleurs, la tendance à appréhender l’échec scolaire comme la somme de troubles dont la prévalence est mesurable grâce à des enquêtes épidémiologiques a pour conséquence de réifier les catégories diagnostiques, invisibilisant le fait qu’elles sont au centre de rapports de pouvoir au sein du monde scolaire. La reconnaissance d’une catégorie comme celle des enfants surdoués, loin de ne répondre qu’à des enjeux médicaux, est aussi, comme l’a montré Wilfried Lignier, le fruit des mobilisations de familles principalement issus des classes supérieures cherchant à maximiser le « potentiel » de leur enfant à l’école. En l’état actuel, la médicalisation de l’échec scolaire favorise les familles les plus favorisées qui disposent des ressources pour mobiliser les diagnostics médicaux les plus « avantageux » sur le marché scolaire, ce qui creuse les inégalités avec les familles des classes populaires auxquelles sont davantage imposés des étiquetages médico-psychologiques conduisant à l’orientation de leur(s) enfant(s) dans les filières spécialisées (CLIS, ULIS, SEGPA), que les parents des classes moyennes et supérieures cherchent à tout prix à éviter.

En définitive, la multiplication des interprétations médico-psychologiques des difficultés d’apprentissage laisse penser que l’échec scolaire des 10 à 20 % d’élèves en échec dès l’école primaire est soluble dans les réponses individuelles apportées à des difficultés imputées aux déficits des enfants. Elle menace donc de faire perdre de vue que les difficultés d’un cinquième de la population scolaire à acquérir convenablement les savoirs fondamentaux doivent avant tout conduire à une remise en cause du fonctionnement de l’institution scolaire et à des réformes pédagogiques de fond.

Si, deuxième posture, les professionnels du soin interviennent dans le domaine de la pédagogie – comme cela a souvent été le cas dans l’histoire –, alors c’est la question de la division du travail de production du savoir pédagogique qui se pose. En l’état actuel, les lieux de production des savoirs pédagogiques s’éloignent du monde scolaire. La perte de légitimité scientifique des SHS au profit des neurosciences a contribué à cette séparation de la théorie et de la pratique. Il ne s’agit pas ici de prétendre que l’ensemble des recherches en SHS se souciaient d’établir des liens avec le point de vue, l’expérience et la pratique des enseignants. Néanmoins, beaucoup des chercheurs en SHS travaillant sur l’éducation étant eux-mêmes issus des métiers de l’enseignement (dans les IUFM notamment), les liens étaient souvent étroits entre le monde de la recherche et l’école. Les controverses actuelles sur les méthodes d’apprentissage de la lecture entre un chercheur en sciences de l’éducation comme Roland Goigoux et des spécialistes de sciences cognitives comme Stanislas Dehaene ou Franck Ramus doivent aussi s’analyser à partir de la trajectoire des acteurs : le premier, instituteur pendant dix ans avant de se consacrer à la recherche, préconise une méthode d’apprentissage s’inspirant de travaux qui prennent en compte, voire qui portent sur, les situations concrètes d’enseignement en classe ; les seconds, purs produits des neurosciences, tentent de transposer les résultats de la recherche fondamentale à l’école. La médicalisation actuelle marque donc l’accentuation de la perte de contrôle des enseignants (ou de leurs porte-parole) sur la production du savoir pédagogique. Tout en rappelant « l’expérience incomparable des enseignants », les spécialistes des neurosciences cognitives soulignent, par exemple, dans un article paru récemment dans un numéro du Monde de l’éducation consacré à l’enseignement de la lecture « qu’ils [les enseignants] ne sont pas en position (pas plus que les médecins traitants) d’évaluer de manière objective leurs pratiques » et donc de déterminer quelle méthode pédagogique est la meilleure. Seule la recherche scientifique, « menant des études rigoureusement contrôlées » est en mesure de le faire.

Cette dépossession de l’expertise pédagogique touche plus particulièrement les professeurs des écoles, qui ont de plus en plus de difficultés à faire reconnaître la valeur de leurs expérimentations et de leurs choix pédagogiques dans l’enseignement des savoirs fondamentaux. Le rapport des enseignants aux chercheurs en neurosciences et aux professionnels du soin s’apparente à celui du généraliste au spécialiste. La polyvalence des enseignants de primaire, parce qu’elle empêche leur spécialisation – condition qui semble aujourd’hui nécessaire pour prétendre monopoliser un savoir expert –, fragilise leur situation sur le champ d’intervention professionnelle de l’échec scolaire. Le savoir omnibus des instituteurs les assigne à un rôle de généraliste dont le travail de terrain doit être guidé par les recommandations de spécialistes de moins en moins issus de leur propre groupe professionnel. Mais, contrairement au monde médical, généralistes et spécialistes, appartiennent de moins en moins au même univers professionnel, n’utilisent que très rarement les mêmes raisonnements théoriques ou pratiques, ne se réfèrent que peu à des catégories de pensée et de classement communes. Il faut s’interroger sur les effets de cette redistribution de la légitimité pédagogique sur la motivation et la capacité des enseignants à mettre en œuvre et à évaluer leurs propres expérimentations pédagogiques. La reconnaissance d’un groupe professionnel étant étroitement corrélée à sa capacité à produire et à contrôler le savoir sur lequel sont fondées ses pratiques, l’accentuation du transfert de la production de l’expertise pédagogique en dehors de l’école marque le déclin des métiers de l’enseignement, cantonnés au versant pratique de leur activité.

Ce déclin des métiers de l’enseignement est, paradoxalement, en partie liée au « succès » de l’école et à la place centrale qu’elle occupe aujourd’hui dans notre société. Les enjeux scolaires sont devenus si importants qu’ils s’insinuent dans l’ensemble des plis du social et qu’ils colonisent de nombreux univers professionnels. De ce fait, la juridiction professionnelle des enseignants sur les questions scolaires tend à être contestée par d’autres professionnels et, partant, à s’affaiblir. La pédagogie, qui n’a jamais été seulement l’affaire des enseignants, tend néanmoins à l’être de moins en moins. Les chercheurs en sciences expérimentales, les professions médico-psychologiques, mais aussi les travailleurs sociaux, les coachs, sans oublier les parents, prétendent avoir désormais leur mot à dire. De même que, comme disait Georges Clémenceau, « la guerre est trop grave pour être confiée à des militaires », de même les enjeux scolaires apparaissent désormais si importants qu’ils échappent en partie aux enseignants.

 

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