Dans son récit plein d’espoir, de force et de rage, Entre les deux il n’y a rien, l’écrivain Mathieu Riboulet évoquait celles et ceux qui « posent leurs intelligences, leurs cœurs et leurs corps au milieu du chemin pour que le cours des choses dévie[1]. » Que le cours des choses dévie : plus que jamais, nous en éprouvons aujourd’hui non seulement l’envie, mais la nécessité. Cet incroyable temps en suspens met en crise les certitudes les plus établies et les préceptes les plus chevillés. C’est un moment historique, au point que certains le perçoivent comme le vrai début du siècle[2]. Printemps 20 : un tournant du temps. Qu’en ferons-nous, collectivement ?
D’ores et déjà une foisonnante intelligence en acte se déploie. Les luttes ne cessent pas. On l’a vu dès les premiers exercices des droits de retrait, les grèves, les propositions d’actions, la vaste collecte de témoignages pour documenter la situation et fédérer la défense des droits. Le confinement n’est pas un écrasement et les injonctions à l’« union sacrée » ne dupent pas. Le « Circulez y a rien à voir » ne sera jamais de saison, pas plus que les assignations : à approuver, se taire, s’aligner. Nos capacités critiques sont intactes, comme notre force de riposte.
Deux pôles se forgent dans cette ébullition, qui ne sont pas sans lien. D’abord, il y a les plans d’urgence, les appels dont l’importance est immense sur ce dont nous avons besoin sans attendre, ici et maintenant : pour les services publics de la santé et du soin, contre les attaques faites au droit du travail, contre les violences exacerbées, policières et sécuritaires, en solidarité active avec les personnes les plus touchées. Et puis il y a les élaborations fécondes, puissantes, fortes de leur savoir et de leurs savoir-faire, sur ce que pourrait être « le monde d’après ». Face à un capitalisme destructeur et mortifère, face aux inégalités vertigineuses que la crise sanitaire révèle à plein degré, comment ne pas aspirer à une société qui en serait débarrassée ? Car quels que soient nos mots d’ordre et nos slogans, dans le capitalisme nos vies vaudront toujours moins que leurs profits.
La démonstration en est faite à la puissance vingt ou cent ces derniers temps. Et nous avons toute légitimité à récuser le cortège d’épithètes qui vient à la tête de qui a peu d’arguments : « lunaire » ou « extrême », c’est selon. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Extrême, quoi de plus extrême que ce que nous vivons ? Quoi de plus extrême que cette violence au nom d’impératifs économiques et de compétition ? Que ces mensonges d’État ? Que le cynisme morbide d’un préfet Lallement ? Que la privation d’eau pour les migrant-es contraint-es de boire l’eau d’un canal, dans notre capitale ? Que des personnes laissées sans soin parce qu’elles ont plus de 70 ans ? Que des stocks d’armes à foison, par contraste avec les stocks de masques ? Que ces dépenses militaires – les 46 milliards du Rafale représentent quarante ans de salaire pour 46 000 infirmières[3] ? Que ces trains de banlieue bondés en pleine épidémie, parce que des milliers et des milliers de personnes sont contraintes d’aller travailler, sans la moindre protection et sans considération de leur santé, souvent pour des productions sans rapport avec les exigences vitales ? Que ces dividendes par milliards distribués aux grands actionnaires – parmi lesquels tant de fonds de pension – quand nous manquons de l’élémentaire[4] ? Que cette bataille d’États-voyous qui se volent leurs cargaisons de masques – et viendront ensuite invoquer leur Union européenne[5]… Quand des gens meurent à petit feu dans des camps, femmes, hommes et enfants, ou périssent pour cause de frontières, ou bien encore noyé-es dans nos mers ? « Lunaire » ? Ce qui est lunaire, c’est de penser que cette organisation des rapports sociaux, de la production, de la consommation, des atteintes mortelles faites à la terre et au vivant, pourrait n’avoir pas de fin. Lunaire, de croire que tout cela serait inévitable, inéluctable, aussi évident que l’air respiré – de plus en plus infecté. Que tout ceci, donc, pourrait n’avoir pas de fin, sinon celle de notre destruction.
Mais entre les deux ? Entre aujourd’hui et demain ? Entre les deux il ne saurait y avoir rien. Tant de collectifs, d’associations, de syndicats, d’organisations politiques, et tout simplement tant de celles et ceux qui agissent au présent réfléchissent à l’urgence et au jour d’après. Restent un manque – et une frustration. À quelles conditions concrètes, sociales et politiques, pourraient être réalisées ces revendications et ces aspirations ? Quels sont les ponts à jeter entre nos exigences de l’urgence et le monde que nous voulons ? Souvent il n’en est rien dit, rien pensé ni imaginé. Le mot est peut-être imposant, mais lançons-le : il nous faut nous emparer de questions stratégiques. Elles n’auront pas de réponses toutes faites, clés en mains ou recettes. Mais sans elles, le jour d’après n’aura pas lieu ; il restera abstrait, espéré, désiré. Surtout qu’en face – car c’est vrai Monsieur Lallement, « nous ne sommes pas du même camp » –, la stratégie est bien établie ; elle est féroce, implacable et redoutable. Or, nous avons perdu la familiarité de ces enjeux, comme s’ils nous inquiétaient ou nous paralysaient. On les trouvait d’abondance à diverses époques fertiles en espérances réelles pour un futur émancipé, et par exemple dans les « années 1968 ». Mais pendant des décennies on nous a dit et répété qu’il n’y avait non seulement pas d’alternative, mais plus guère d’espoirs à avoir. C’était ce monde-là et rien d’autre, tel qu’il va et ne va pas – « c’est comme ça ». Cette imposition, qui a tant détruit sur son passage, a aussi en partie abîmé notre capacité créatrice en matière de stratégie.
Stratégie : prenons ce mot sans grandiloquence[6], comme les manières concrètes de nous réapproprier, là où nous sommes, des formes de décisions sociales et politiques qui sont autant de coups portés dans la cuirasse du système, autant de mises en cause de sa fausse évidence – et de sa violence. S’il est vrai qu’« il est de la nature des déclarations de principe de rester muettes quant aux conditions de réalisation des principes[7] », il nous faut pourtant, collectivement, dans le mouvement le plus vaste qui soit, réfléchir à ces conditions et leurs premières mises en pratique. Pour cela, des alliances sont nécessaires. Nos forces sont si belles puisées aux luttes d’entreprises, engagements féministes, combats pour l’émancipation des sexualités, mouvements antiracistes, soulèvements écologistes… La crise terrible que nous vivons, pour qu’elle nous soit salutaire, exige des unes et des autres, organisations de toutes sortes, qu’elles modifient leurs pratiques, acceptent de dépasser les divergences, de jeter les clivages par dessus les moulins et travaillent ensemble pour « changer de base ». Et ce d’autant plus face à la crise économique qui vient, d’une violence sans précédent si nous ne combattons pas frontalement ses fondements : saurons-nous ne pas la payer ? Tout événement historique métamorphose les consciences, par un effet d’accélération souvent fascinant. Si nous sommes d’accord pour dire que « rien ne sera plus comme avant », alors nous non plus, nous ne pourrons plus être comme avant : partis et formations politiques attendant patiemment les prochaines échéances électorales pour se présenter à l’identique, comme si de rien n’était et comme si rien n’avait changé ; collectifs menant un travail de terrain formidable, mais chacun dans son couloir ; certains ne voyant que « par le bas » ; d’autres ne jurant que dans l’État. Il nous faut faire front commun et s’entendre sur ce qui pourrait, justement, faire commun.
Comment ? Aucun texte évidemment, jamais, n’apportera de réponse à une telle question. Tout l’enjeu est déjà de se sentir légitimes à la soulever. Des expérimentations, hier et aujourd’hui, ont creusé des brèches essentielles qui donnent de quoi avancer. Elles articulent l’auto-organisation et l’enjeu du pouvoir. Car il faut bien le poser. Si nos solidarités sont foisonnantes, aujourd’hui en particulier, dans nos immeubles, dans nos communes, dans nos quartiers, là où l’on est, elles ne suffiront jamais tant qu’on n’aura pas affronté ce système délétère. Pour exemple, grâce à des réseaux d’entraide, des sans-logis et des migrant-es sont relogé-es dans des appartements laissés vacants, avec l’accord de leurs locataires ou de leurs propriétaires. Mais pour combien de temps ? Et avec quelle pression épuisante, comme un rocher de Sisyphe qui menace sans cesse de nous écraser ? Alors, s’il nous faut à toute force exalter ces solidarités parce qu’elles nous donnent une belle idée de ce que serait et sera le monde d’après, nous ne pouvons en rester là.
Osera-t-on ceci : il faut moins d’autos et bien plus d’auto : la mise en pratique de contre-conduites puisées au refus de la passivité et à l’auto-organisation, une manière de s’habituer à prendre ses affaires en mains. Nous vivons généralement une double dépossession : des conditions de notre travail, sur le plan socio-économique, et de la décision démocratique, sur le plan politique. Sur ces deux plans et de manière imbriquée, il nous faut poser les conditions de la réappropriation. C’est aussi une façon de briser la scission entre le politique et l’économie. Expérimenter les assemblées générales, les comités de grève élus, les comités d’action et de base, c’est tracer un profond sillon démocratique. D’autres expériences vont encore dans ce sens, celui d’une réappropriation ordinaire pensée dans sa quotidienneté : autoréductions dans les supermarchés, réquisitions de logements vacants, refus collectifs de loyers trop élevés, actions directes dans les transports avec jonction entre les travailleur-ses du secteur et les usager-es, formation de comités d’action populaire, collectifs de grands ensembles, de quartiers et de localités… Autant de refus opposés à la passivité, façons de partager des savoirs et des savoir-faire, manières de ne pas s’abandonner aux seuls spécialistes et experts. Un avocat vient de lancer un référé pour faire interdire la distribution des dividendes aux actionnaires, en déployant une solide argumentation juridique mais aussi, bien sûr, politique[8]. C’est une brèche, là encore : une manière de fragiliser le système en refusant d’y adhérer, en dévoilant son fonctionnement, en rendant tangible et concrète la possibilité de faire autrement.
Nous l’entendons plus que jamais, il faut repenser le travail de manière radicale – à la racine – quant à ses formes, son sens et son utilité sociale. Le repenser à la fois dans ce qu’il a de réjouissant et de créateur hors du rapport salarial contraint et aliénant, et de destructeur dans tant d’existences (maladies professionnelles, souffrances au travail, jusqu’aux suicides sur le lieu même de cette souffrance) mais aussi pour l’environnement[9]. Le repenser en faisant accepter ce qui devrait pourtant être une évidence : il nous faut travailler beaucoup moins pour faire bien autre chose de nos existences, pour leur réserver bien d’autres réjouissances, et tout simplement pour des raisons d’équité et de partage. Diminuer considérablement le temps de travail permet de libérer un autre temps, différent, voué à tous les épanouissements ; il offre aussi de dissocier le droit à un revenu suffisant et l’occupation permanente et stable d’un emploi ; il suppose enfin de refuser la soumission de nos vies aux impératifs de la rentabilité du capital et de la compétitivité. « Le temps de travail [peut cesser] d’être le temps social dominant »[10].
Mais comment repenserons-nous le travail[11] ? Par des comités d’action et de décision dans les services publics et dans les entreprises, par celles et ceux qui travaillent et produisent. À l’hôpital, c’est le personnel soignant qui doit pouvoir décider, et non des directrices et directeurs d’hôpitaux recruté-es pour leur profil de managers. Mais c’est valable dans chaque secteur. L’autogestion n’est pas réservée au passé. On peut imaginer des commissions chargées d’étudier la formation, la définition des postes, les méthodes de travail, le budget, ce qu’il faut produire ou non, ce qui est utile ou non… On peut aussi concevoir des associations de producteurs-consommateurs[12]. Et bien sûr des circuits courts pour redonner pleine place au vivant. Il est bien des étapes intermédiaires qui peuvent familiariser avec le droit de regard et le droit de décider. Exiger l’ouverture des livres de comptes et la fin du secret bancaire est le moyen de révéler et contester la formation des profits et l’absurdité des dividendes aussi vertigineux qu’insensés. Imaginer un droit de veto sur les cadences et les licenciements, c’est concevoir un pouvoir embryonnaire face au commandement jusque-là inaltéré des employeurs. Dans tous les cas, il faut pouvoir se réapproprier la capacité à agir par nous-mêmes. La démocratie véritable, la démocratie vraie peut se concevoir comme une participation active et créative, sans pouvoir « extérieur ». « La démocratie, en ce sens à la fois politique et social, est le pouvoir des gouvernés qui se découvrent collectivement gouvernés, et qui dans cette découverte refusent ensemble l’assujettissement[13]. »
Il y a des questions à poser en pleine sincérité aux organisations de gauche, en particulier à toutes celles et tous ceux qui y engagent leur temps et leurs espoirs. C’est le cas notamment de La France insoumise. Évidemment c’est la force de gauche incontournable dans le paysage électoral et on ne saurait balayer ce cadre d’un revers de main, au risque de l’irréalisme, mais à condition d’imbriquer ce cadre-là dans d’autres cercles bien plus vastes. Les onze mesures d’urgence avancées par LFI sont pour beaucoup justes et importantes dans les circonstances. C’est vrai, « le salut commun doit l’emporter sur la loi du marché[14] ».
On ne discutera pas ici du détail[15] mais bien plutôt des moyens. Comment se mettront en œuvre ces mesures d’urgence ? Et qui le fera ? LFI ne le dit pas, et ne dit pas non plus qu’il faut attendre 2022. Mais la question est posée. 2022, d’accord, ne le négligeons pas puisque des millions de personnes s’y reconnaissent. LFI met en cause, à juste raison, les institutions de la Cinquième République. De fait, ces institutions écornent la démocratie. Elles permettent de concentrer le pouvoir entre les mains d’un seul homme. Elles réduisent le parlement à une fonction de croupion. Et, on le voit avec Emmanuel Macron, elles permettent qu’un président terriblement mal élu puisse appliquer une politique destructrice des conquis sociaux à la manière d’un rouleau compresseur. Mais alors, faut-il qu’un autre homme seul se présente à ces élections ? Ferons-nous, collectivement, des propositions différentes, alternatives, à la mesure de ce qu’exige la crise ?
Voilà ce qu’on pourrait imaginer : qu’importent les institutions de la Cinquième République et leur personnalisation autour d’un supposé homme providentiel. Si des forces de gauche proclament qu’elles veulent rompre avec ces institutions, alors qu’elles le fassent en brisant aussi avec ce qu’exigent ces élections présidentielles conduisant au choix entre peste et choléra. Présentons une candidature collective, avec des figures connues ou non des organisations politiques et du mouvement social. On nous rétorquera que la Constitution l’interdit ? Qu’à cela ne tienne. Au jour où il faudra selon le calendrier électoral donner un nom et une identité, on tirera au sort. Car au fond qu’importe la personne, puisque porter cette force au pouvoir, c’est aller immédiatement vers la dissolution de ces institutions et la convocation d’une assemblée constituante, en lien étroit avec le mouvement et les luttes sociales. Pour cette assemblée convoquée à la manière de nouveaux États généraux, nos cahiers de doléances seront des cahiers d’espérances. Ça paraît irréel ? Pas vraiment : plutôt cohérent et conséquent. Il nous faut de toute façon trouver des chemins stratégiques qui soient à la hauteur de la situation – de sa violence, de sa gravité, mais aussi des espoirs qu’elle porte.
De fait, parmi les questions majeures figure celle du rapport de forces décisif à instaurer face au pouvoir d’État. En bien des moments historiques, l’enjeu d’un contre-pouvoir s’est posé, qui puisse déboucher sur une situation de double pouvoir. Ce contre-pouvoir pourrait être la fédération des forces auto-organisées localement, une manière tout à la fois de sortir les expériences locales de leur isolement et de forger une vaste force qui pose concrètement la question d’un pouvoir commun et émancipateur.
En 2005, lors du débat sur le Traité constitutionnel européen, nous avons fait vivre une démocratie de quartier. Des comités de discussion et d’action se sont créés. Nous avons rendu active cette formidable intelligence collective qui permet d’examiner ce qui nous est proposé comme une évidence incontestée, d’élaborer une puissante contre-expertise et de nous organiser. Reproduisons ces expériences à large échelle, dans nos communes, dans nos quartiers, comme les mouvements des places occupées en ont fait la démonstration. La démocratie est bel et bien là, les lieux communs aussi, lorsque précisément nous les rendons vraiment communs.
Avec les occupations de places, les zones à défendre, Nuit debout, le soulèvement des gilets jaunes, les assemblées de lutte et de grève, le politique se déplace dans d’autres espaces que les lieux de pouvoir, des espaces d’autonomie où il s’agit de débattre et décider. La démocratie y est repensée. Le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) est ainsi âprement discuté. Pour certaines et certains, c’est un moyen de se réapproprier la démocratie. Pour d’autres, ce pourrait tout autant être un leurre : le référendum a des origines bonapartistes, il peut servir un gouvernement autoritaire qui saurait faire preuve d’une propagande massive pour en détourner le principe. Quoi qu’il en soit, une réflexion se dessine pour démocratiser la démocratie, la revivifier, lui rendre substance et consistance là où elle est tant abîmée. C’est tout l’enjeu des assemblées populaires et des appels concrets à les généraliser en les fédérant, depuis Commercy, Saint-Nazaire, Montceau-les-Mines et Montpellier avec les « assemblées des assemblées », jusqu’à la Commune des communes organisée en janvier 2020 à Commercy. Il s’agit là de reprendre confiance en sa force démocratique, en l’intelligence collective aussi, porteuse de capacité créatrice et émancipatrice, par un « autogouvernement des gens ordinaires[16] ».
Dans un contexte où l’État se fait de plus en plus policier, où la « possibilité du fascisme[17] » devient une hypothèse politique plausible, on ne peut plus continuer comme avant, notamment en termes électoraux. Il y a un niveau d’abstention impressionnant qui ne signifie pas du tout une dépolitisation mais souvent des convictions et un engagement déplacés, mis ailleurs. Dans ce cadre, le communalisme fondé sur des assemblées populaires décisionnaires est une voie essentielle : décider là où on est. Mais ce n’est évidemment pas suffisant : des communes libres ne permettront pas en elles-mêmes de modifier les rapports sociaux, et notamment les rapports de production, dans leur structure même. Il faut donc des projets plus vastes, qui rompent avec l’organisation capitaliste de la vie en tant que rapport de propriété et d’exploitation.
Le capitalisme est parvenu à faire de presque tout un marché[18]. C’est sa logique et son principe. Car sa capacité à faire du monde une « immense accumulation de marchandises » est aussi puissante que redoutable, aussi impressionnante qu’implacable. C’est la matrice maximisatrice d’un profit incessamment recherché jusqu’à épuisement total – des ressources et du travail, de la planète et de nos vies. Le capital procède par captations, promoteur d’un monde où toute valeur d’usage peut être happée par une valeur d’échange désaccordée, vissée à l’obsession du chiffre et de la compétition, au management par objectifs et à la performance évaluée. Il alimente l’évolution en apparence inéluctable où nos existences et ce qui en fait la saveur pourraient être tout entières placées dans un rapport marchand, sous l’égide d’un calcul économique. En cela, le capital n’a aucune valeur, entendue ici au sens d’un principe moral – une éthique d’existence. Il nourrit la dépossession.
Il faut se le rappeler, cependant : non seulement, évidemment, le capitalisme n’est pas de tout temps, mais il aura un jour fait son temps. C’est ce que la péremptoire affirmation du TINA[19] entend faire taire. L’économie, en soi, n’est rien moins qu’une organisation de la production et un partage des richesses historiquement déterminés. Si le capital est une puissance dont la souche est le profit tiré du travail et son acharnement à le soumettre, il est situé. En cela, il est fort mais fragile, si tant est qu’on veuille bien le considérer comme tel : localisé dans le temps, quand bien même il puiserait sa solidité à vouloir le faire oublier.
Même si le néolibéralisme continue d’être combattu en étant souvent déconnecté de son ancrage dans un capitalisme dont il pousse la logique jusqu’au bout, l’imbrication d’une opposition antilibérale dans une opposition anticapitaliste plus radicale est en train de se faire, comme le suggère Jacques Rancière : « nous sommes parvenus au terme d’une grande offensive, que certains appellent néolibérale, et que je nommerais plutôt l’offensive du capitalisme absolu, qui tend à la privatisation absolue de tous les rapports sociaux et à la destruction des espaces collectifs où deux mondes s’affrontaient »[20]. Il ne faut pas être Jacques Rancière pour le penser. Selon un sondage réalisé il y a quelques années, 26 % des personnes interrogées estimaient « que le capitalisme fonctionne mal et qu’il faut l’abandonner » ; 54 % jugeaient « qu’il fonctionne mal mais qu’il faut le conserver parce qu’il n’y a pas d’alternative »[21]. On aimerait savoir ce qu’il en est aujourd’hui. À présent que l’on en apprend chaque jour : « La destruction progressive des systèmes de santé publique et des stocks stratégiques de masques répondent à une rationalité : celle du capitalisme. On ne fait pas de stock, cela coûte cher sans générer de profits immédiats ; cela immobilise du capital[22]. » Il y a deux ans à peine, un rapport mené sous l’égide de l’OMS alertait sur le danger d’une telle pandémie, décrivant rigoureusement ce qui nous arrive aujourd’hui. Aucun compte n’en a été tenu. « Pourquoi ? Il y a d’abord la croyance aveugle dans les capacités du marché. S’y rajoute ensuite l’insouciance à l’égard des conséquences sociales. Enfin, parce l’ordre politique en place doit d’abord servir les intérêts de l’oligarchie financière[23]. »
En adressant ses « adieux au capitalisme », Jérôme Baschet retrace l’expérience zapatiste dont il est familier. Il définit le capitalisme comme une organisation sociale – et non pas seulement comme un système économique – à la « redoutable plasticité », capable d’intégrer toutes les contestations. C’est bien pourquoi il faut lui rétorquer par des formes d’existence absolument différentes, qui lui échapperaient. Cette expérience pratique existe dans les zones zapatistes du Chiapas au Mexique, sans qu’elle soit vue là comme un schéma à appliquer voire à plaquer. Des formes non étatiques de gouvernement y sont proposées dans les communes autonomes, sur la base d’une rotation rapide de mandats révocables à tout moment et d’un rejet de toute spécialisation/professionnalisation des tâches politiques – vues davantage comme des charges (cargos), des services rendus –, dans la perspective d’un autogouvernement. Le pouvoir, dans ces conditions, devient à son tour obéissant : s’y abolit la séparation entre « gouvernés » et « gouvernants ». Le principe est alors celui d’une dignité partagée, dans un monde non pas compétitif mais coopératif. La connaissance de sociétés non capitalistes peut inspirer des projets, sans être considérées comme des modèles. L’« âge du faire » remplacerait le travail, nous mettrions nos savoirs en commun et les choix seraient arrêtés collectivement. Nos pratiques seraient moins spécialisées, nous nous sentirions moins amputé.es à n’être que ceci ou cela, philosophe ou ébéniste, artiste ou charpentier, éboueur ou journaliste, dans le clivage cinglant du manuel et de l’intellectuel qui en réalité nous dépossède. Outre les gadgets de plastique qui envahissent nos vies ordinaires, tant de choses deviendraient inutiles une fois la logique marchande extirpée : armement, banques, finance, assurances, marketing et publicité[24]. Ce seraient de nouvelles façons de s’interroger sur ce qui est parasite dans ce monde-ci, quand on y réfléchit. Une manière aussi d’établir et de restaurer la gratuité, là où elle apparaît encore comme un rêve aberrant – et pourtant… Pour exemple, la gratuité des transports publics, outre la justice sociale et écologique qu’elle érigerait en principes intangibles, ferait disparaître des dispositifs de contrôle coûteux autant qu’humiliants.
Le thème du « commun », des « communs », apparaît central dans ces réflexions renouvelées, pour partie inspirées des notes de Marx en 1844 : « Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre… J’aurais dans mes manifestations individuelles la joie de créer la manifestation de la vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, mon être-commun. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre ». Les communs – commons – sont certes des ressources et des biens, parmi lesquels des ressources naturelles menacées par la crise écologique ; mais ils renvoient tout autant à une façon de s’occuper de ces biens. Les communs ne sont pas forcément ou pas seulement des choses, des objets ou des biens : plutôt et tout autant des actions collectives et des formes de vie – des relations sociales fondées sur le partage et la coproduction. Les communs constituent moins un donné qu’une intelligence collective en acte[25].
*
Ces espoirs portent en eux des volontés de solidarité, d’association et de coopération. Ils aspirent à une vie bonne, juste, humaine – sans négliger sa beauté et le plaisir qu’elle inspire. Ils changent les critères de référence : non plus le marché mais le partage, non plus la concurrence mais la solidarité, non plus la publicité mais l’art par et pour chacun, non plus la compétition mais le commun. Tout cela n’a rien de lunaire ni d’extrême. Et nous avons pleine légitimité à le dire, à le tenter, à l’organiser : plus que jamais. Bien sûr, nous ne savons pas dans quelle mesure cela « prendra ». Mais le temps présent requiert absolument que nous le mettions au débat[26].
[1] Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, Lagrasse, Verdier, 2015, p. 29.
[2] « Les historiens considèrent volontiers que le XXe siècle débute en 1914. Sans doute expliquera-t-on demain que le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du SARS-CoV-2. » (Jérôme Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, 2 avril 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/02/jerome-baschet-le-xxie-siecle-a-commence-en-2020-avec-l-entree-en-scene-du-covid-19_6035303_3232.html)
[3] Le programme du Rafale a coûté 46 milliards d’euros aux contribuables (https://omnirole-rafale.com/le-rafale-en-chiffres/). Cela correspond au salaire chargé de 46 000 infirmièr-es pendant 40 ans. Les armes thermonucléaires coûtent 4,7 milliards d’euros chaque année. Cela correspond à 100 000 lits en soins intensifs + 10 000 ventilateurs + 20 000 infirmier-es + 10 000 médecins pendant un an. Je dois ces précisions à Mathias Delori, que je remercie.
[4] Le 30 mars, Gérald Darmanin en appelle à nos dons pour soutenir les entreprises. Le 1er avril, Total distribue 1,8 milliard d’euros à ses actionnaires (dont beaucoup de fonds de pension).
[5] « Incapables de produire des masques en nombre suffisant en pleine pandémie de coronavirus, les États se livrent à une guerre sans merci pour récupérer ces précieux sésames […] La compétition pour l’achat de masques contre le virus est sans pitié. […] La France a saisi le 5 mars dernier sur son territoire des masques appartenant à la société suédoise Mölnlycke, qui étaient destinés à l’Espagne et l’Italie. » (AFP, « Coups bas, escroqueries, guerre sans pitié… Quand le besoin vital de masques vire à l’anarchie entre États », 3 avril 2020, https://www.latribune.fr/economie/international/coups-bas-escroqueries-guerre-sans-pitie-quand-le-besoin-vital-de-masques-vire-a-l-anarchie-entre-etats-844293.html)
[6] La stratégie peut être vue comme non « pas d’abord par l’invention ex nihilo d’un contenu neuf, mais avant tout par un nouveau rapport au savoir existant, visant à sa réappropriation individuelle et collective », la « réinvention patiente et offensive des médiations et transitions nécessaires à la sortie politique du capitalisme ». (Isabelle Garo, Communisme et stratégie, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, p. 281 et 14).
[7] Frédéric Lordon, « Orientations », Le Monde diplomatique, « La pompe à phynance », 7 avril 2020 https://blog.mondediplo.net/orientations
[8] Il s’agit de Christophe Lèguevaques, avocat au Barreau de Paris.
[9] « En temps normal, et depuis longtemps déjà, notre civilisation a transformé le travail, qui pourrait être une activité secondaire plus ou moins joyeuse, en une névrose collective dont les taux de toxicité (du point de vue de la santé psychique, de l’utilité sociale, de la destruction des métiers, des conséquences écologiques) n’ont cessé de croître depuis des décennies. » (Quentin Hardy, « Coronavirus : un saut de l’ange existentiel et politique », Terrestres, 31 mars 2020 https://www.terrestres.org/2020/03/31/coronavirus-un-saut-de-lange-existentiel-et-politique/)
[10] André Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Paris, Galilée, 1997, p. 123-124 et 151.
[11] Cf. Bernard Friot, Le travail, enjeu des retraites, Paris, La Dispute, 2019 ; Alexis Cukier, Le travail démocratique, Paris, PUF, 2018.
[12] Razmig Keucheyan, « La sobriété ne peut s’organiser que collectivement », entretien avec Fabien Escalona, Mediapart, 28 mars 2020. https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/280320/razmig-keucheyan-la-sobriete-ne-peut-s-organiser-que-collectivement Cf. Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Paris, La Découverte, Zones, 2019.
[13] Samuel Hayat, Démocratie, Paris, Anamosa, 2020, p. 74.
[14] https://lafranceinsoumise.fr/2020/03/20/coronavirus-11-mesures-durgence/
[15] Il semble néanmoins nécessaire d’échanger sur ces propositions. L’une d’elles, le « versement d’une prime exceptionnelle pour les travailleurs des services essentiels (santé, alimentaire, logistique, etc.) », néglige le problème intrinsèque à toute prime, par contraste avec des augmentations substantielles de salaires.
[16] Jérôme Baschet, Une juste colère. Interrompre la destruction du monde, Paris, Éditions Divergences, 2019, p. 14.
[17] Ugo Palheta, La Possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, Paris, La Découverte, 2018.
[18] Je reprends ici quelques éléments proposés dans Révolution, Paris, Anamosa, 2019.
[19] There is no alternative.
[20] Jacques Rancière, « La transformation d’une jeunesse en deuil en une jeunesse en lutte », entretien mené par Joseph Confavreux pour Mediapart, 30 avril 2016 https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/300416/jacques-ranciere-la-transformation-d-une-jeunesse-en-deuil-en-jeunesse-en-lutte?onglet=full
[21] Cité in Benoît Borrits, Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, Paris, La Découverte, 2018, p. 15.
[22] Pierre Bronstein, « Pour que rien ne soit plus comme avant », Contretemps, 4 avril 2020, https://www.contretemps.eu/covid19-sortir-capitalisme/
[23] Stephen Bouquin, « Une tempête parfaite. Covid-19 et crise du capitalisme », Contretemps, 30 mars 2020, https://www.contretemps.eu/tempete-parfaite-covid19/
[24] Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte, 2014, notamment p. 9 et 13, 53, 57-58, 63, 72, 95-96.
[25] Pierre Dardot et Christian Laval, Communs. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.
[26] Je remercie tout particulièrement Daniel Blondet, Benoît Borrits, Yves Cohen, Mathias Delori, Stéphane Lavignotte, Laurent Lévy, Camille Louis, Ugo Palheta et Michel Seigneuret pour leur lecture d’une première version et pour leurs suggestions.