Figures de la solidarité ouvrière. À partir de La lutte et l’entraide, de N. Delalande

Réflexions à partir du livre de Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières, Paris, Seuil, collection « L’univers historique », 2019. 

Les caisses de grève, la solidarité financière avec les grévistes, connaissent un renouveau en France depuis la fin des années 2000. Lors de la mobilisation de décembre-janvier dernier contre la destruction du système de retraite solidaire mis en place après la Seconde Guerre mondiale, les millions d’euros récoltés en solidarité avec les grévistes des transports montrent la vitalité de cette pratique de lutte.

Quel fonctionnement, quelles significations, quelles dynamiques porte-t-elle aujourd’hui ? Elle illustre bien sûr la volonté collective de gagner lors de conflits particulièrement longs face à l’intransigeance du pouvoir néolibéral incarné par Macron. Mais, au-delà de ce constat, elle donne beaucoup à voir de ce que sont les formes de lutte, les perspectives collectives et la situation actuelle du mouvement ouvrier.

Face à l’offensive néolibérale et réactionnaire, au dérèglement climatique, en l’absence d’un projet émancipateur largement reconnu comme référence, susceptible de donner une perspective politique à la crise, beaucoup des repères qui ont structuré le siècle dernier sont bouleversés. Contre l’exploitation et les oppressions, la lutte de classe continue, les luttes sont omniprésentes, mais leur devenir tient à la capacité de construire une alternative au capitalisme.

Les pratiques des masses en disent parfois bien plus que les discours, même si ceux-ci sont importants car ils expriment les volontés. Entre les volontés et le réel, il y a le niveau de conscience, le niveau de mobilisation, les actes de millions d’exploité-e-s et d’opprimé-e-s qui expriment leurs aspirations, à un moment donné. C’est l’écart entre le souhaitable et le possible, qui au bout du compte seul existe, même s’il faut du souhaitable pour faire évoluer le possible !

 

Tout change mais d’où vient-on ?

Tout change mais il est essentiel de savoir d’où l’on vient pour s’orienter dans le monde nouveau. De ce point de vue, l’inventivité et la richesse des débats de la fin du XIXe  siècle, les multiples expériences et leurs effets sont particulièrement stimulants. Il est utile, et même important de se tourner vers l’histoire pour prendre la mesure des formes d’action collectives qui se sont développées depuis que le capitalisme domine, et de leur articulation avec la perspective d’une société émancipée. Comme l’écrit Nicolas Delalande dans La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières, la recherche d’une solidarité qui ne soit pas formelle, réduite à la seule indignation est un noble idéal :

« C’est […] à retrouver la grandeur de cet idéal, et son histoire tourmentée, que ce livre est consacré, mû par la conviction que les espoirs  passés sont d’utiles ressources pour penser les combats de demain »[1].

L’ouvrage apporte des données et des réflexions d’une grande richesse sur un long siècle, des années 1860 aux années 1970, en mettant l’accent sur la fin du XIXe et le début du XXe siècle, période durant laquelle les mouvements ouvriers, socialistes, communistes, anarchistes, syndicalistes, porteurs d’un projet internationaliste, ont cherché à bâtir une mondialisation des solidarités ouvrières, une union des travailleurs face à la mondialisation capitaliste. L’intérêt de ce livre est qu’il croise l’histoire des fondements intellectuels et politiques et les pratiques sociales et économiques :

« seule une enquête croisant l’histoire des idées avec l’histoire sociale des expériences ouvrières et l’histoire politique des institutions est à même de resituer la genèse des solidarités internationales [en observant] de concert les discours et les actes, les théories et les expériences les émotions et les transactions », afin de saisir l’histoire « dans toute son épaisseur, au carrefour des idées, des valeurs et de l’argent »[2].

Le contexte de la naissance de la 1ère internationale, l’AIT, au milieu des années 1860, est celui de la mondialisation du commerce découlant de l’expansion capitaliste et des impérialismes européens, des informations, des biens culturels, des idées et de l’apparition d’une tendance à l’uniformisation du monde en même temps que de revendications protectionnistes. L’internationalisme ouvrier, pour répondre à cette mondialisation, veut rompre avec l’isolement et propose une alternative, un projet d’émancipation à l’échelle mondiale. Cet internationalisme va s’appuyer, pour la subvertir, sur l’expérience des sociétés de secours mutuel qui existent dès les années 1830, le plus souvent dans les métiers qualifiés, qui versent souvent des secours de grève, sous des appellations et des formes variables.

 

Être en grève au XIXe siècle

Être en grève au XIXe siècle n’a pas la même signification qu’aujourd’hui. En France comme dans de nombreux autres pays, les grévistes sont exposés à une répression féroce. Le simple fait d’être en grève est passible de peines de prison en raison du délit de coalition. Entre la loi Le Chapelier de 1791[3] reprise en partie par le code pénal de 1810[4] et la loi de 1864 qui va dépénaliser la grève, cette législation répressive conduit en prison près de 10 000 ouvriers.

Après la « dépénalisation » de 1864, les emprisonnements continuent sous d’autres motifs, car la nouvelle loi maintient le délit d’entrave à la liberté du travail et punit les violences[5]. Il faut ajouter à cela les interventions meurtrières de l’armée contre les grévistes, les plus connues étant celles de la Ricamarie en 1869 qui fit 13 morts, ou de Fourmies en 1891 qui fit 9 morts et 35 blessés. Sans compter le contrôle exercé par le biais du livret ouvrier jusqu’à la fin des années 1860, date à laquelle il tombe en désuétude (suppression légale en 1890). Sa possession est obligatoire, sous peine d’emprisonnement pour vagabondage.

Précisons enfin que la dépénalisation de la grève en 1864 n’est pas sa légalisation : le simple fait de se mettre en grève est un motif de licenciement jugé valable par les tribunaux jusqu’après la Seconde Guerre Mondiale : le patron peut légalement licencier les grévistes et les remplacer par des « jaunes ». Selon Stéphane Sirot, entre 1871-1890, seulement 20 % des conflits se terminent par une négociation et dans 10 % des cas les grévistes sont confrontés au refus total de l’employeur de discuter.

Tout cela n’empêche pas qu’il y ait quelques dizaines de conflits chaque année, entre 1865-1869, 63 grèves par an, puis entre 1870-1879, 84 grèves par an, mobilisant autour de quelques dizaines de milliers de grévistes[6].La grève se généralise, et les secours de grève également. L’historienne Michelle Perrot estime qu’entre 1871 et 1890, 22 % des grèves en bénéficient, principalement par le biais d’abord des chambres corporatives qui se mettent en place dès les années 1860, puis des chambres syndicales à partir des années 1880 suite à la loi sur le droit syndical de 1884, et aussi grâce à l’épargne ouvrière. Tout cela permet aux grévistes de survivre même si seulement 40 % des conflits durent plus d’une semaine. Ces secours sont essentiels, dans un monde ouvrier où l’alimentation absorbe 60 % du budget, et même 70 à 80 % au milieu du XIXe siècle. Aujourd’hui l’alimentation des classes populaires représente environ 17 % du budget des ménages, moins que le logement – autour de 30 %[7].

 

Les ambitions de la solidarité ouvrière

Malgré ces conditions difficiles, la solidarité ne se limite pas au soutien matériel. Elle a de plus amples ambitions dans cette fin du XIXe siècle. L’objectif est d’unir les efforts des prolétaires, au moins au niveau européen en pratique, pour un monde plus juste et solidaire, fondé sur la lutte et l’entraide.

Si au milieu du XIXsiècle  les mots « fraternité », « entraide » et « solidarité » sont encore  interchangeables, ils vont petit à petit se différencier. L’entraide est comprise comme une forme d’empathie naturelle, avec une connotation plutôt anarchiste. La solidarité représente une forme plus organisée :

« la solidarité a un coût : elle suppose de consentir à des sacrifices et de subordonner des intérêts personnels immédiats à une cause qui les transcende, ne pas se payer de mots, de sentiments angéliques. Elle implique de partager des ressources avec d’autres, en lutte ou dans le besoin. Être solidaire, c’est être partie prenante d’une relation d’interdépendance qui inclut des droits et des devoirs… »[8].

L’AIT est active entre 1864 et la Commune de Paris, à une époque où les grandes entreprises sont l’exception, où il n’y a pas de trusts, où il y a moins de 10 grèves par an (en fait surtout après la crise économique de 1867) et quelques dizaines de milliers de grévistes. Il s’agit alors pour les internationalistes que la solidarité dépasse les particularismes de métiers issus de la période précédente, les différences de langue, de race, et surtout soit concrète, « autant une fin qu’un moyen, l’horizon d’un combat en même temps qu’un moyen d’y accéder[9] ». Au travers de l’expérience vécue, des engagements et combats communs, il y a la volonté de modifier le groupe constitué et sa façon de penser.

Car il existe au XIXe siècle d’autres formes d’actions internationales. À la différence du mouvement humanitaire qui exprime une solidarité se réclamant d’une altérité entre les personnes secourues et leurs bienfaiteurs, du monde des associations philanthropiques (comme le comité international de la Croix Rouge, les Églises, le Denier de l’Église, l’œuvre de la sainte enfance, l’Alliance israélite internationale…), et même des actions sociales transnationales, comme l’abolitionnisme, le soutien à la cause polonaise, etc., le mouvement ouvrier veut produire un monde d’égaux, dans lequel ceux qui aident entretiennent des « rapports de similarité et de réciprocité avec ceux qui reçoivent ».

Mais cette solidarité, tout comme la fraternité universelle des travailleurs, n’est pas le produit  de processus spontanés : elle découle davantage de l’organisation, et est traversée de nombreux débats et controverses.

La question de la relation à l’argent est très importante. Il y a là un enjeu économique dans la lutte contre le capital : ne pas avoir de dettes, c’est s’affranchir du capitalisme. Elle est aussi un lien social, politique, voire une question morale, ce que montrent les trois types de relations impliquant l’argent qui cohabitent, avec des logiques multiples, détaillés par Nicolas Delalande avec des exemples et des données chiffrées, qui donnent une idée de l’ampleur réelle de ces pratiques :

– les coopératives proposent des échanges de biens et de services, et mettent en débat l’accès au du crédit gratuit.

– les sociétés de secours mutuels et les chambres corporatives, en contrepartie du versement des cotisations régulières, ouvrent à leurs adhérent-e-s l’accès à des droits, tels que des secours de voyage, des prestations comme des indemnités maladie, de vieillesse et d’accidents du travail, des services funéraires. Avec des moyens limités, l’AIT fonctionne aussi de cette façon.

– les souscriptions et quêtes selon des rythmes de plus en plus soutenus à mesure que se multiplient les grèves, que l’AIT organise elle-même selon ses possibilités.

Il existe donc deux registres distincts de solidarité économique : d’une part celui du don, dans lequel la solidarité s’exprime sans attente de réciprocité ; s’il peut exister entre égaux, il est quand même porteur d’une dissymétrie. D’autre part le prêt sans intérêt qui repose sur l’hypothèse d’une réciprocité à venir et s’appuie sur la démonstration de la capacité à être solvable.

Ces logiques multiples relèvent d’approches bien différentes.

 

La place du crédit gratuit

Pour les militants proudhoniens de l’AIT, le crédit gratuit a bien d’autres objectifs que la solidarité avec les grévistes et les luttes :

« le crédit ouvrier international peut […] devenir le fil invisible qui relierait les diverses sections de l’Internationale, [… ] un modèle alternatif »[10].

Selon eux, il est possible de construire une forme d’économie morale fondée sur l’autonomie et la quête de réciprocité dans laquelle il n’y aura plus ni bourgeois, ni prolétaires, ni patrons, ni ouvriers, par la généralisation des pratiques de crédit, l’accès de tous au capital, l’égal échange et la réciprocité entre producteurs. Ils ont des réticences à l’égard de l’argent employé à soutenir des grèves, qui serait selon eux mieux utilisé dans la création de sociétés de production. Leur position  évolue quand les grèves se multiplient et il s’agit alors de différencier les grèves selon leurs motifs. Tout en restant réservés sur les grèves visant à élever le salaire des ouvriers, ils soutiennent celles qui affirment la dignité, la défense de la liberté d’organisation et la lutte contre les abus les plus criants des patrons. Leur modèle déprécie toujours le don et les pratiques charitables et conduit souvent à « marquer » les transferts monétaires, en distinguant les prêts et les dons, la solidarité de la charité.

Ils sont rejoints sur ce point par les secteurs professionnels les plus qualifiés qui mettent un point d’honneur à ne pas quémander. Lorsque ces ouvriers demandent un secours, c’est sous la forme d’un prêt qu’ils estiment gagé sur leur réputation et leur honneur, ainsi que sur leur capacité à collecter des ressources pour le remboursement.

Si elles ont des points communs, il n’est pas possible d’intégrer dans l’approche proudhonienne, qui fait de l’échange la base des relations sociales, les pratiques des syndicats anglais. Ce sont les plus puissants, les plus riches, ils exercent une influence considérable au cours des années 1860. Pour eux le modèle de réciprocité, le prêt, est un moyen d’étudier le sérieux des revendications et des organisations qui font les demandes, au motif que la chaîne de réciprocité est un édifice fragile qui s’écroule si certains ne jouent pas le jeu. S’expriment aussi par-là les valeurs de la société victorienne, l’honnêteté, la respectabilité et la retenue.

Ce n’est pas sur ces points que les proudhoniens se différencient le plus clairement : ils défendent des valeurs morales proches. C’est sur les motivations moins estimables des syndicats britanniques qui veulent limiter les écarts de niveaux de vie par-delà les frontières en régulant eux-mêmes la concurrence contre l’importation temporaire de main-d’œuvre étrangère moins coûteuse. En effet les proudhoniens défendent la libre concurrence entre petits producteurs libres et indépendants, ce qui est un autre motif de leur réticence à soutenir les grèves.

Ces différentes conceptions sont combattues par les collectivistes, ceux qu’on appellera plus tard les marxistes.

De ce fait, ce n’est pas seulement en raison de la répression policière que l’AIT explique qu’elle soutient les grèves, c’est aussi pour maintenir son unité.  Cependant, elle ne les Mais si l’AIT ne jette pas les ouvriers dans la grève, la grève les jette dans l’Internationale.

 Pour avoir des fonds à partager, il faut des structures pour accumuler. Parfois les animateurs des organisations ouvrières ont l’illusion que l’accumulation de sommes préparant la grève peut avoir un effet dissuasif sur les patrons. Ces « sociétés de résistance », ou chambres corporatives, sont des lieux d’apprentissage de l’action militante. Parfois, elles sont si bien organisées qu’elles peuvent avancer les fonds et compenser par une souscription ou une levée de cotisations exceptionnelle. L’AIT accélère la mise en relation des communautés ouvrières, l’échange des pratiques et les observations réciproques, mais il n’existe pas de véritable caisse centrale de grève à l’échelle européenne.

 

L’argent ouvrier pour la cause ouvrière

L’AIT soutient donc activement les grèves en organisant des souscriptions, pratique courante dans la société de l’époque, comme on l’a vu, dans le domaine de la philanthropie, de la bienfaisance, de l’action humanitaire, et aussi politique : les immenses banquets républicains des années 1840 étaient précédés de listes de souscription. Cette pratique sera reprise plus tard, y compris à l’extrême droite au moment de l’affaire Dreyfus.

Par contre pour l’AIT, seul l’argent ouvrier doit soutenir la cause ouvrière. Cette bataille pour l’autonomie est omniprésente. En effet, dans un objectif de moralisation et d’encadrement des ouvriers, il leur est  souvent imposé d’épargner dans des caisses d’épargne fondées par les autorités publiques ou auprès des caisses de prévoyance instaurées par les patrons. On comprend mieux l’insistance mise sur la création de sociétés de secours ou de crédit mutuels indépendantes de l’État et des patrons, pour le droit des ouvriers à gérer eux-mêmes leur argent[11].

Les grèves sur ces objectifs sont fréquentes partout  en Europe, dans les mines notamment. La grève des 5 000 bronziers parisiens en avril 1867, soutenue financièrement grâce à la solidarité organisée par l’AIT, a pour motif le refus des patrons de reconnaître la légitimité de la société de crédit et de solidarité des ouvriers (qui regroupe 3 000 ouvriers bronziers) mise en place après une première grève en1865. En 1870 au Creusot, un des plus gros centres industriels avec plus de 10 000 salariés, les ouvriers demandent à gérer eux-mêmes la caisse de secours alimentée par leurs seules cotisations se montant à 2,5 % de leur salaire. Le patron organise un plébiscite pour le maintien de l’ancien mode de gestion. Une forte majorité se prononce pour la gestion ouvrière. Schneider réagit le 19 janvier en licenciant les trois élus du comité qui veut assurer la gestion de la Caisse. La grève éclate pour imposer cette gestion ouvrière et pour la journée de 8 heures, la direction riposte par un lock-out général appuyé par 3 000 hommes de troupe. Malgré des menaces de poursuite judiciaire, les ouvriers élisent 150 délégués pour conduire la grève, qui a un retentissement national et international. Elle ne dure que 5 jours, le rapport de forces est trop favorable au patronat et le travail reprend dans des conditions humiliantes.

Cette grève articule donc des revendications liées aux conditions de travail et celle liées à la gestion des caisses de solidarité ouvrière. Comme dans bien des cas, les frontières sont poreuses entre  ce qui relève des institutions purement économiques (coopératives, organisation des secours mutuels, etc.) dans lesquelles les ouvriers cherchent à développer des sociabilités et des pratiques de gestion collective, et l’action revendicative. Par exemple, les mégissiers qui cessent le travail en 1869  « cherchent à constituer une coopérative de production pour occuper les chômeurs et vendre leurs produits à prix de revient[12] », ou, après l’échec du mouvement de grève au Creusot, on discute de monter une forge coopérative.

 

Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits

La devise de l’AIT « pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits » structure toute son activité : l’attribution de l’aide est le plus souvent conditionnée à l’adhésion. Mais celle-ci ne s’appuie pas sur le degré élevé d’interconnaissance qui existait dans les sociétés de métiers, sa légitimité vient de la force politique du Conseil général et de ses membres. Le changement d’échelle que représente la collecte des cotisations à distance ne favorise pas des cotisations élevées et régulières. En fait l’AIT n’a jamais été riche ni puissante. Si elle a pu regrouper des milliers d’adhérent-e-s, elle était endettée, et son fonctionnement était assez opaque comme le détaille le livre de Nicolas Delalande. Les trois cinquièmes de ses dépenses sont les frais de congrès !

L’ AIT représente une rupture dans l’histoire de l’organisation des exploité-e-s, dans un monde où les identités de métiers restent fortes et priment souvent sur l’identité de classe. Par exemple la grève des typographes de Leipzig en 1865 est soutenue principalement par la profession : 90 % des sommes très importantes collectées viennent de 120 lieux dont un tiers à l’étranger. Ce début d’institutionnalisation de l’internationalisme ouvrier joue un rôle considérable dans la multiplication des échanges, dans la construction de solidarités assises sur des dettes morales et matérielles, mais il ne faut pas en oublier les limites, les tensions, les conflits entre l’élite masculine des métiers organisés et les ouvriers de la grande industrie, les femmes, les étrangers. Car l’AIT est un milieu masculin dans lequel on accepte que les femmes ovalistes de Lyon soient représentées par Bakounine. Les proudhoniens ont une position encore plus conservatrice, opposée au travail des femmes, et lorsqu’elles sont soutenues dans leurs luttes, ce sont souvent comme des femmes victimes et  non comme des actrices à part entière.

L’AIT constitue cependant une expérience d’organisation  qui va marquer durablement les pratiques ouvrières, y compris après sa disparition. Ce premier âge de la solidarité internationale est celui des projets, des expérimentations, des apprentissages. Les pratiques initiées alors se poursuivent, les habitudes, les acquis, les liens de confiance et d’amitié, les liens de réciprocité, permettent le financement des grèves, l’aide aux camarades réprimés et se maintiennent pendant des années, voire des décennies autour de militants reconnus comme Zéphirin Camelinat[13].

 

Les effets de l’industrialisation

A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, on assiste, avec le développement rapide du capitalisme dans la plupart des pays européens, à un basculement : les débuts de la grande industrie employant un grand nombre d’ouvriers et ouvrières non qualifié-e-s, l’industrialisation se traduisant en effet par l’entrée massive des femmes, des enfants et des immigrés dans le travail salarié industriel. Ces ouvrier-e-s s’organisent et se mobilisent dans les syndicats, les partis et les coopératives, s’impliquent en masse dans les luttes sociales et le champ politique.

Apparaissent durant ces décennies des organisations syndicales puissantes, des fédérations de métallurgistes, de mineurs, d’ouvriers du transport, avec une définition des métiers plus large, avec des structures internationales de solidarité, même si subsistent des organisations de métiers « restreints » comme les gantiers qui gardent la capacité de mettre à l’index les non-grévistes. C’est aussi une période de grandes migrations et d’affirmation des nationalismes, du racisme, de l’antisémitisme, et des difficultés pour le mouvement syndical à accepter en Europe les migrant-e-s venu-e-s de l’Est et du Sud, aux États-Unis l’immigration chinoise…

Ce qui domine, c’est l’aspiration à un nouveau modèle syndical de masse davantage tourné vers l’obtention de grandes réformes sociales, avec l’apparition de combats communs comme celui de la journée de 8 heures. Est significative à cet égard l’évolution des syndicats britanniques qui, à leur congrès de 1890, deviennent favorables à la revendication d’une loi pour la journée de 8 heures. Les États-Unis sont le nouveau centre de lutte avec des grèves et campagnes de boycott très importantes, d’abord avec les Chevaliers du Travail, puis l’American Federation of Labor qui va devenir majoritaire. C’est là que s’organisent, dès le milieu des années 1880, les grèves et manifestations pour la journée de 8 heures le 1er mai, auxquelles on s’associe dans le monde entier, et en France dès 1890.

En Grande-Bretagne, le nombre de syndiqués passe de 750 000 en 1888 à 1,5 million en 1892. Les syndicats deviennent également très importants en Allemagne, en Suède, au Danemark (77 % des ouvrier-e-s y adhérent). Ils offrent aides et services à leurs adhérents (financement des grèves, secours en cas de maladie ou de chômage, frais de voyage) et s’intègrent en profondeur dans la vie quotidienne des populations. Une forme de syndicalisme total, prenant en charge tous les aspects de la vie ouvrière, s’installe.

Ces organisations défendent la nécessité de s’organiser et diffusent l’idée que la connaissance quasi scientifique des forces et des faiblesses du mouvement ouvrier, sans lesquelles l’enthousiasme révolutionnaire, les emballements émotionnels ne peuvent rien, doivent être des conditions antérieures à tout geste de solidarité,

 

Le socialisme international

En même temps se structurent des partis politiques sociaux-démocrates, pour une bonne part sous l’effet de la diffusion du marxisme – le SPD allemand, qui lie étroitement parti et syndicat sous la direction du parti, en étant le modèle le plus influent. La situation française est originale, avec les Bourses du travail sous influence syndicaliste révolutionnaire, et un mouvement syndical à distance des partis politiques, notamment en raison de l’électoralisme du parti socialiste.

Malgré la répression à laquelle sont en butte toutes les rencontres des organisations internationales, elles finissent par réussir à se structurer. La IIe Internationale socialiste, reposant sur une idéologie et des objectifs partagés, est créée en1889, sans encore unifier tous les socialistes, ce qui ne se fera que deux ans plus tard au congrès de Bruxelles. Mais ce congrès n’adopte pas une structure centralisée et refuse même de s’affirmer comme une organisation permanente. Il faut attendre 1900 pour que soit mis en place le Bureau Socialiste International et un secrétariat permanent qui pousse à l’unification des divers courants socialistes dans tous les pays.

Le courant anarchiste est exclu après 1891, et le débat dure encore plusieurs années pour décider s’il faut que l’internationale regroupe partis et syndicats. Là encore c’est seulement en1900, sur le plan international, que

« le divorce institutionnel entre le mouvement socialiste et le mouvement syndical s’accomplit, encore que les congrès de l’Internationale aient continué régulièrement à discuter de la question syndicale[14] ».

La croyance générale de l’époque est que l’union internationale inscrite à l’horizon de l’histoire humaine grâce à l’action du prolétariat, donnera une force colossale à ceux qui militent pour cet avenir radieux. De grands partis nationaux se construisent sur le modèle de la social-démocratie allemande, qui

« au-delà de leurs succès électoraux, … parviennent à tisser un vaste réseau de groupements, d’associations et de coopératives, qui constituent une sorte de “contre société’’ où la solidarité s’éprouve à tous les âges de la vie. […] Les partis sociaux-démocrates allemands et autrichiens […]mettent à disposition de leurs militants, surtout dans les grandes villes, des crèches, des coopératives, des bibliothèques, des chorales ou bien encore des associations sportives. Autant de “petites solidarités’’ qui renforcent la culture ouvrière, intègrent davantage les femmes et les jeunes […] Les villes socialistes soutiennent l’éducation populaire et l’assistance aux pauvres, municipalisent la gestion du gaz ou des transports publics, subventionnent le milieu des coopératives, des bourses du travail et des associations culturelles[15] ».

 

Les grèves dans l’ère industrielle

Les grèves entrent elles aussi dans l’ère industrielle, ce qui change la dimension de la solidarité.

À partir des années 1880, avec la seconde révolution industrielle, la grève prend véritablement son essor, et modifie en profondeur les pratiques ouvrières.

« De quelques dizaines de conflits par an jusqu’aux années 1870, […] on passe ensuite de 200 à 300 jusqu’au début des années 1890, [1880-1889, plus de 180 grèves par an, plus de 50 000 grévistes, 1890-1899, plus de 400 grèves, 100 000 grévistes] avant de franchir le cap des 1000 en 1904 [impliquant jusqu’à 200 000 grévistes] niveau qui se maintient jusqu’à la grande guerre »[16].

Au début du XXe siècle, les refus de discussion et de négociation avec les syndicats sont de plus en plus rares. Par exemple, lors de la grève des dockers de Londres en 1889, ce sont près de 100 000 ouvriers qui arrêtent le travail pour de meilleurs salaires. Il faut passer à une autre échelle dans le soutien, en faisant appel à des fonds beaucoup plus importants, qui ne peuvent se trouver que dans la mise en branle d’une puissante solidarité internationale et un soutien de l’opinion publique. Ce qui joue un rôle décisif dans cette grève est l’aide australienne, qui fera l’objet d’une réciprocité quelques mois après.

L’alimentation représente toujours autour de 60 % des budgets ouvriers, mais s’est améliorée : le pain n’accapare plus que 20 % de ce budget, la viande apparaît[17]. De nouvelles pratiques adaptées à ces secours de masse apparaissent, comme la prise en charge des enfants des grévistes, la distribution de secours et de vivres, de bons alimentaires, l’organisation des « soupes communistes » qui donnent un visage à la solidarité.

Pour la solidarité financière, la souscription se généralise, malgré les réticences à l’endroit du recours à  ce registre emprunté à la philanthropie bourgeoise, qui peut mêler l’argent ouvrier à celui des classes supérieures, rompant l’impératif de l’autonomie ouvrière si cher à l’AIT. La presse joue un rôle important dans la diffusion de la pratique de la souscription. C’est en effet  l’époque de la généralisation de l’écrit :

« alors qu’en 1870 on comptait 36 quotidiens à Paris, il en existe 152 en 1889, auxquels il faut ajouter 2000 périodiques. La presse de province […] atteint 5 millions d’exemplaires en 1914, chiffre à peu près équivalent à celui de la capitale[18] ».

La presse ouvrière donne la parole aux grévistes et joue un rôle important dans la solidarité avec les mobilisations, elle fait la publicité de la collecte de fonds en publiant des listes des sommes collectées et des donateurs.

Entre 1905 et 1912, les grèves se multiplient et connaissent un développement considérable dans toute l’Europe, à un niveau jamais atteint sur une telle durée et avec une telle proportion, avec des dizaines, des centaines de milliers de grévistes, parfois pendant plusieurs mois, avec une durée moyenne comprise entre 15 et 30 jours. La majorité du prolétariat mondial est en mouvement : ces années portent la solidarité ouvrière à son apogée. Le patronat est de mieux en mieux organisé pour faire face à cette mobilisation ouvrière. En France I’UIMM (Union des industries et métiers de la métallurgie), créée en 1901, instaure des dispositifs d’assurance mutuelle contre la grève abondés par des cotisations en pourcentages des frais généraux des entreprises adhérentes, et encourage l’émergence du syndicalisme jaune.

Dans cette période, l’organisation de la grève est souvent comparée à une guerre, pensée avec une approche technique, scientifique, une rationalisation et une fiabilisation des ressources, avec la création de puissantes institutions financières traitées avec un grand sérieux,  des bilans comptables, etc. Cette conception fait l’objet de débats lors des grandes grèves des années 1900. Les pratiques de secours peuvent-elles être mises au service d’un horizon plus vaste, déclencher et faciliter une action politique révolutionnaire au travers d’une solidarité plus large, générale et politique, qui permette des victoires ouvrières ? Ce débat existe avec les tenants syndicalistes révolutionnaires de la grève générale, considérée comme un mythe annonciateur de la révolution, tandis que la SFIO veut conquérir le pouvoir par les élections. Au sein de la IIe  Internationale, Rosa Luxemburg y contribue après les grèves de 1905 avec son livre Grève de masse, parti et syndicats dans lequel elle défend la possibilité de grève de masses sans l’appui des syndicats. Le débat rebondira pour savoir s’il faut une grève générale contre la guerre qui vient, mais l’internationalisme échouera à soulever les masses contre la guerre.

Pourtant, les grèves générales se multiplient :

« Le cas le plus célèbre à l’époque, le plus discuté aussi, est celui de la grève générale qui a lieu en Suède en 1909 […] l’un des conflits les plus longs et les plus coûteux de la période, et sans doute même de toute l’histoire du mouvement ouvrier[19]. »

Des millions vont arriver du monde entier en Suède pour soutenir les 300 000 grévistes. Il y en aura aussi en Hollande, en Belgique (pour le suffrage universel), dans tous les pays et tous les secteurs. En Allemagne au début du siècle, l’argent des syndicats finance l’intégralité du coût des grèves, contre seulement 58 % vingt ans plus tôt lorsque Bismarck leur menait une guerre impitoyable[20]. Les syndicats allemands deviennent exportateurs nets de capitaux ! Les congrès de 1907 des syndicats suédois et danois, adoptent un accord sur le principe d’une aide bilatérale obligatoire.

Si les syndicats français n’ont pas des moyens de cette ampleur, ils jouent quand même un rôle considérable. Par exemple, en 1910, l’année où la CGT vote le principe d’une « caisse confédérale de grève », ce sont 800 syndicats qui assurent des secours de grève.

Il y a en outre, notamment de la part des partis membres de la IIe Internationale, une extension considérable des thèmes mobilisant la solidarité ouvrière internationale. Elle prend aussi la forme de campagnes d’aide aux journaux socialistes, de soutien aux causes socialistes, aux révolutionnaires en Perse en 1906, en Chine en 1911, de protestation contre le massacre des Arméniens ou les lynchages de noirs aux États-Unis… On assiste à une ritualisation de l’action internationale. Lors de la révolution russe de 1905, de vastes souscriptions sont organisées pour les partis socialistes russe et polonais, les révolutionnaires exilés sont pris en charge, des sommes considérables sont collectées. En 1909, cette capacité de mobilisation internationaliste va se manifester avec une grande ampleur lors des manifestations contre l’exécution, suite à la répression sanglante de la grève générale catalane contre la guerre au Maroc, du pédagogue libertaire Francisco Ferrer.

 

L’entrée dans le court XXe siècle

Une nouvelle rupture survient durant la période  de l’entre-deux-guerres.

D’abord le développement du capitalisme industriel renforce encore l’importance des concentrations ouvrières. Si le nombre de grèves baisse au moment de la crise économique, il y a quand même en France en moyenne plus de 1000 grèves par an, avec un pic en 1919-1920 d’environ 2000 grèves, sans parler de la grève générale de 1936 (4300 grèves). Les refus de discuter avec les syndicats deviennent marginaux, ils ne concernent que 1 % des conflits.

Au cours du XXe siècle, la solidarité ouvrière devient globale et universaliste, les frontières sociologiques et géographiques de l’internationalisme sont repoussées de manière spectaculaire, les masses affluent dans les partis, les acteurs et les bénéficiaires des actes de solidarité se diversifient pour regrouper non seulement les travailleurs masculins de toutes professions, mais aussi les femmes et les enfants, les ouvriers immigrés et les colonisés.

Cette rupture s’opère alors que le mouvement socialiste et plus largement le mouvement ouvrier se divise à partir de la révolution russe de 1917 et de la prise du pouvoir par les soviets et les bolcheviks. L’Internationale communiste, le Komintern revendique d’être une organisation centralisée au service de la Russie Soviétique, pour laquelle « l’internationalisme ne consiste pas en paroles, en expressions de solidarité, mais en actes[21] ». Elle vise à préparer l’éclatement de soulèvements révolutionnaires et les soutient activement lorsqu’ils se produisent. Elle dispose d’organisations d’entraide propres, comme le Secours Rouge International à partir de 1922, qui sera présent dans 44 pays. Celui-ci se concentre sur l’aide aux victimes de la répression des situations révolutionnaires. Elle met en place une Internationale Syndicale Rouge dès 1921. La solidarité doit servir à démontrer la supériorité morale et économique d’un système sur l’autre, de la révolution socialiste sur le capitalisme. De son côté le courant réformiste reconstitue une Internationale socialiste et une Fédération Syndicale Internationale (FSI).

Toutes ces organisations

« conjuguent les modalités et les modes d’intervention : le soutien aux grèves demeure un élément central de la solidarité ouvrière, mais il est désormais complété par l’attention accordée aux enjeux humanitaires et aux conflits politiques. […] La grève, la collecte de fonds, l’action contre la faim, l’entraide politiques sont autant de facettes complémentaires d’une lutte globale que se livrent communistes, socialistes et les tenants de la philanthropie libérale. La concurrence des efforts solidaires l’emporte sur les rêves d’unité »[22].

 

Une solidarité globale

Si la solidarité est globale, adossée à des projets de transformation sociale, qu’ils soient communistes, socialistes ou réformistes, le soutien aux grèves reste au cœur de l’activité des organisations ouvrières, en conformité avec les pratiques mises en œuvre avant 1914.

Ce soutien s’exprime par exemple en faveur des mineurs britanniques lors de la grève générale de 1926, qui voit affluer de l’argent, des vivres et des vêtements, et qui donne lieu à des grèves au port de Hambourg pour bloquer le passage des briseurs de grèves.

Des pratiques philanthropiques se développent, qui posent les fondements d’une philanthropie de masse. Elles concernent par exemple les habitant-e-s de Vienne et plus largement l’Autriche de l’après-Première Guerre Mondiale, les ouvriers et syndicats allemands touchés par la crise économique de 1922-1923, avec l’organisation des exodes d’enfants dans des familles d’accueil, puis les Russes avec la campagne pour les « affamés de Russie », y compris de la part de la FSI.

L’action et l’entraide politique se donnent pour objectif de favoriser la propagation de la révolution, par exemple au travers du boycott de la Pologne et de la Hongrie pour protester contre la terreur blanche au début des années 1920. Dès l’arrivée au pouvoir de Mussolini en Italie, l’antifascisme mobilise largement, un fond FSI « Matteotti » est créé en 1926, rebaptisé « fonds international de solidarité », qui accorde une aide matérielle et juridique aux exilés et proscrits. La solidarité est  internationaliste et prend une coloration anti-coloniale, au moins dans l’espace du Komintern, qui se concrétise en 1927 avec la création de la Ligue anti-impérialiste. On mobilise contre la guerre du Rif, ou plus largement en soutien aux grèves à Shanghai, à Pékin ou à Canton en 1925, en lien avec les anticolonialistes indiens (Manabendra Nath Roy), avec les luttes au Mexique, on boycotte les navires italiens lors de la guerre en Éthiopie en 1935. La campagne de solidarité avec Sacco et Vanzetti comme martyrs d’une cause globale va en faire jusqu’à leur exécution en 1927 des héros d’une mobilisation mondiale contre le gouvernement états-unien, avec des débrayages et des manifestations.

Lors de la Guerre d’Espagne, dans le contexte du rapprochement international entre les forces socialistes et communistes, des centaines de millions sont récoltés en France, au Royaume-Uni, en Belgique et aux États-Unis, qui permettent une aide multiforme sous forme de vivres, cigarettes, pièces détachées, l’évacuation de 51 000 enfants (dont 15000 sont accueillis en France). En outre 35 000 volontaires venus de 50 pays, une Babel de la solidarité, partent se battre en Espagne dans les Brigades Internationales. Toutes ces pratiques confèrent

« aux mondes ouvriers une centralité, politique et symbolique, incontournable au milieu du XXe siècle. Les trois décennies qui séparent la fin de la seconde guerre mondiale de l’entrée dans l’âge de la désindustrialisation et de la fin de la guerre froide, au tournant des années 1980, sont à la fois l’acmé et le point de bascule de cette histoire[23] ».

 

L’entrée dans la guerre entre les blocs

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que le capitalisme se dote de structures économiques internationales, le FMI en 1944, la Banque mondiale en 1945, de structures politiques comme l’ONU en 1945, puis de structures militaires dans le cadre de la guerre froide, comme l’OTAN en 1949, c’est l’absence de toute structure internationale active se réclamant du mouvement ouvrier et organisant la solidarité ouvrière qui domine. Le Komintern, qui était devenu depuis les purges des années 1930 l’ombre de son ombre, un instrument aux ordres et en défense de Staline et de la bureaucratie soviétique, est dissout en 1943. Les partis communistes sont alors dirigés plus ou moins directement depuis Moscou et obéissent aux besoins de la « patrie du socialisme ». Ce contrôle omniprésent durant les années 1950, va se distendre petit à petit au cours des années 1960 et 1970. Du côté socialiste, une internationale est reconstruite autour de partis qui gèrent les États bourgeois en reconstruction, en abandonnant toute perspective même verbale de changer le système.

La guerre froide va avoir une conséquence dramatique pour la solidarité ouvrière. Pour des raisons différentes, tant dans le mouvement communiste que dans l’orbite socialiste, il ne s’agit plus que de défendre son camp, l’Est contre l’Ouest et inversement. Les délimitations de classe sont gommées au profit des combats du monde socialiste, c’est-à-dire l’URSS, contre le monde capitaliste, bloc contre bloc. Au plan international de nouvelles fédérations apparaissent, comme la Fédération Syndicale Mondiale dominée par les communistes. Les solidarités internationales se divisent selon les lignes de force de la guerre froide. Par exemple, seuls les syndicats non-communistes soutiennent les travailleurs des pays de l’Est victimes de la répression en Hongrie en 1956.

 

L’extension du prolétariat

Le développement capitaliste rapide des décennies de reconstruction et la diminution rapide de la part de l’agriculture dans l’économie (très tardive en France) accélèrent la mutation de la population active. En 1936, sa structure est quasiment équilibrée, 32 % dans le primaire, 34 % dans le secondaire, 35 % dans le tertiaire. Les années 1950 sont des années de basculement, avec une chute rapide de l’emploi agricole et une augmentation tout aussi rapide de l’emploi industriel jusqu’aux années 1970, qui provoque une augmentation considérable de la part des ouvriers dans la population (plus 81000 par an) avant de baisser assez brutalement à partir des années 1980. C’est durant la fin des années 1960 et les années 1970 que la part des ouvriers dans la population est à son maximum, avec une concentration également maximale des unités de production[24].

La constitution de 1946 légalise la grève, et la loi du 11 février 1950 précise même que la grève « ne rompt pas le contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié » : on ne peut plus être licencié pour fait de grève. De plus une protection particulière est mise en place pour les représentants du personnels : leur licenciement ne devient possible qu’avec l’autorisation de l’inspecteur du travail, ce qui limite considérablement les possibilités de répression patronale.

Après les « grèves rouges » semi-insurrectionnelles de la fin des années 1940, le nombre de grévistes remonte à partir des années 1950. Il y a toujours autour de 2000 grèves par an, entre 2 et 4 millions de grévistes, et même encore plus dans la période 1970-1980 : plus de 3500 grèves par an, concernant entre 1,5 million et 2 millions de salariés. Le nombre de grèves diminue à partir des années 1980, pour rester entre 1700 et 2000 par an, mais concernant un nombre moindre de grévistes, autour de 500 000[25].

De grandes grèves marquent la période précédant la grève générale de 1968 : les fonctionnaires en 1953 et la grève des mineurs de 1963 qui est l’occasion d’une mobilisation financière énorme, avec un fonds national de solidarité CGT-CFTC-FO-UNEF, reflet de la nouvelle division syndicale, suite à la scission de la CGT en 1947 donnant naissance à Force Ouvrière, qui sera suivie de celle de la CFTC en 1964, donnant naissance à la CFDT.

Cela n’empêche pas les syndicats de devenir des organisations de masse intégrées au compromis sociaux des « États Providence » nés à la fin de la Seconde Guerre mondiale face au danger « collectiviste », dans la régulation du travail et l’adoption de politiques sociales.

 

Une nouvelle solidarité internationale

Un autre internationalisme apparaît dans les interstices de ces deux blocs, le tiers-mondisme.  Le rejet du colonialisme, la défense du droit à l’indépendance, sont à l’origine de la constitution  de coalitions composites, de syndicalistes, de militants révolutionnaires, de militants tiers-mondistes.  Après les conflits entre l’URSS et la Chine, la révolution cubaine et décrite par certains comme

« la première révolution socialiste, qui assumait ce type de projet politique, qui n’avait pas été faite par un parti communiste […] Non seulement ce n’était pas une révolution conduite par un parti communiste orthodoxe, mais elle entretenait des rapports délicats avec la mère patrie du socialisme qu’était l’Union soviétique. Tout ça nous ouvrait un espace d’indépendance par rapport au communisme “orthodoxe’’ soviétique et au réseau de partis communistes qui allaient avec, mais aussi par rapport au discours maoïste ….. C’était un point d’appui de dire :“ il y a autre chose de possible’’. »[26]

C’est dans la vague de solidarité avec la révolution vietnamienne que ces nouvelles formes de solidarité, dans lesquelles les ouvriers ne sont pas à l’avant-garde, vont prendre une importance considérable à l’échelle mondiale, notamment dans la jeunesse.

Après le coup d’État au Chili du 11 septembre 1973, la vague de solidarité transcende les clivages et les frontières, mais les premières fissures entre lutte de classes et morale humanitaire commencent à apparaître, le langage des droits de l’homme commence à prendre ses distances par rapport aux ambitions politiques et révolutionnaires de la solidarité internationale. On le voit également dans la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Dans le mouvement de solidarité avec les ouvriers polonais du syndicat « Solidarnosc » contre la dictature stalinienne, l’offensive réactionnaire accentue cette fissure. Les actes de solidarité des militants anticapitalistes opposés au régime stalinien sont peu de chose face à la mise en mouvement des syndicats américains qui versent 4 millions de dollars, une aide alimentaire, du matériel (encre, papier, presses), sous le langage des droits de l’homme qui recouvre l’aspect ouvrier de la mobilisation. Nicolas Delalande y voit « le chant du cygne de l’internationalisme ouvrier »[27].

 

L’indemnisation de la grève

Dans la période ouverte par 1968 et les années d’insubordination ouvrière[28], la question du paiement d’une partie des jours de grève par le patron est omniprésente. Ce sont les accords de Grenelle de 1968 qui ont prévu à grande échelle cette possibilité :

« Les journées d’arrêt de travail seront en principe récupérées. Une avance de 50% de leur salaire sera versée aux salariés ayant subi une perte de salaire. Cette avance sera remboursée par imputation sur ses heures de récupération. Dans le cas où la récupération n’aurait pas été matériellement possible avant le 31 décembre 1968, l’avance ou son solde sera définitivement acquise au salarié. »

Le paiement partiel des jours de grève apparaît comme un acquis que les syndicats vont tenter de conserver dans toutes les négociations de fin de conflit dans les années suivant 1968. Il a oscillé entre 20 et 50 % selon le rapport de forces. Depuis les années 1980, ce paiement partiel a disparu, par contre sont toujours négociées des modalités moins défavorables que la loi : l’étalement des retraits de salaire, la possibilité de poser des RTT ou des jours de congé en compensation, ou encore la réalisation d’heures supplémentaires pour récupérer son salaire, parfois d’autres mesures ponctuelles comme la neutralisation de la période des négociations. Par exemple suite aux grèves de 1995, il a été négocié pour les fonctionnaires la possibilité de compenser quelques jours d’absence par des jours de congé, l’étalement des retenues sur plusieurs mois, plutôt que d’imputer tout sur un seul et même mois, avec le risque d’un bulletin de paie à 0.

Au sein du monde syndical dans les années 1970, des débats existent sur l’idée même des caisses de grèves. Pour de nombreux syndicats CGT, c’est au patron de payer la grève, il n’y a donc pas à créer des caisses de grève syndicales qui seraient des obstacles à cette bataille avec le patronat. Ils polémiquent contre la CFDT qui fusionne les caisses de grèves existantes en 1973, à une époque où la CFDT était beaucoup plus combative et active dans les grèves. Cette caisse sera d’ailleurs complètement vidée en 1974 suite au conflit des postiers.

Des pratiques collectives de soutien financier perdurent dans la CGT, par exemple en 1975 lors des 28 mois de grève du Parisien Libéré contre les licenciements, mouvement organisé et soutenu par le syndicat du livre CGT grâce à la solidarité des travailleurs de la Presse et du Livre qui donnent 10 % de leur salaire !

 

Les nouvelles formes de solidarité

La conjonction des effets politiques de la chute du mur de Berlin en 1989 et de la désindustrialisation à partir des années 1980 avec l’érosion syndicale produit une évolution majeure. Si les ouvriers maintiennent certaines pratiques de solidarité en faveur des grévistes, ils cessent d’être à l’avant-garde des solidarités internationales. Les organisations humanitaires deviennent de plus en plus fortes, elles sont en capacité de minimiser l’objectif de réduction des inégalités économiques et sociales, et d’abandonner les idéaux de justice sociale. D’autant que dans la mondialisation néolibérale actuelle, il n’y pas de combat phare susceptible de permettre une identification, de mobilisations de masses avec un objectif progressiste. De la même manière, il n’y a pas de projet émancipateur vertébrant l’activité politique et sociale de celles et ceux qui se mobilisent contre les dominants, comme le socialisme avait pu l’être depuis la fin du XIXe siècle.

Ces solidarités ne sont plus assises sur des identités de classe, mais davantage sur le sentiment d’appartenir à une même humanité sur la planète, dans un monde qui s’homogénéise de plus en plus. Elles sont aussi l’objet de combats politiques entre celles et ceux qui défendent des droits face aux attaques du capitalisme néolibéral et un humanitarisme misérabiliste. Elles sont ainsi moins surplombantes, moins marquées par la logique du don selon laquelle la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit.

Cela explique en même temps la perméabilité entre toutes les luttes et la spontanéité de luttes communes, indépendamment de tout chef d’orchestre, depuis les manifestations contre l’invasion de l’Irak en 2003, jusqu’aux mobilisations contre le dérèglement climatique en passant par  la nouvelle vague féministe et la proximité entre les manifestant-e-s d’Algérie, du Chili ou de Hong Kong.

 

Les grèves des années 2000

La désindustrialisation commencée dans les années 1980 se poursuit. Les unités de production industrielles qui ont joué un rôle central dans les grèves des années 1960 et 1970 sont de moins en moins nombreuses, de plus en plus petites, le plus souvent intégrées dans des grands groupes internationaux. De surcroît elles occupent de nombreuses/eux salarié-e-s avec des contrats précaires et recourent massivement à la sous-traitance. Par exemple dans l’automobile, les intérimaires représentent jusqu’à la moitié des ouvrier-e-s sur les chaînes de fabrication. En outre les modes d’organisation de l’entreprise néolibérale qui individualisent dans une lutte permanente de tout-e-s contre tou-te-s cassent les collectifs de travail et rendent plus difficile la mobilisation collective. La part du nombre de salarié-e-s dans les petites unités de moins de 50 personnes, là où il n’y a presque jamais grève (100 fois moins souvent que dans les établissements de 50 personnes), est en constante augmentation.

Tout cela explique l’effondrement du nombre de grèves et de grévistes, même si la grève est encore importante en France en comparaison des autres pays européens. Sur une longue période, le recul de la grève est frappant : le nombre de jours de travail perdus a été divisé par 10 en 50 ans (moins de grèves et moins de grévistes dans chaque grève) !

Depuis 1995, les mobilisations qui mettent en avant les manifestations montrent cela : les salarié-e-s se mettent en grève d’abord pour manifester, montrer la force du nombre dans le rue. Sans parler plus en détail de la mobilisation des Gilets jaunes, qui ont cherché à bloquer le pays sans faire grève. Le résultat de tout cela est que les grèves pour des revendications offensives dans une entreprise pour faire céder le patron au finish sont plus rares.

 

Un renouveau des caisses de grève ?

Les caisses de solidarité avec les grévistes, elles, reprennent une certaine vitalité, on l’a vu ces dernières semaines avec divers appels locaux et nationaux à abonder différentes caisses, notamment en décembre à l’arrivée des fêtes de fin d’année, pour soutenir la grève des secteurs du transport, avec l’objectif de favoriser la relance et l’extension de la mobilisation en janvier 2020.

Cela s’explique largement par les politiques patronales de blocage total, notamment depuis les années 2000. Elles rendent de plus en plus rares les options aménageant les retraits de salaire, et s’engagent dans des conflits de plus en plus longs avec des équipes de salariés permanents chargées de remplacer les grévistes dans certains secteurs les plus touchés par des grèves fréquentes et longues, comme la Poste, la SNCF et RATP.

Ces caisses propres à une mobilisation s’ajoutent aux caisses permanentes de certaines confédérations et syndicats. La confédération CGT refuse toujours l’existence d’une caisse fondée sur les cotisations des adhérent-e-s. FO a une caisse spécifique pour compenser une partie des jours de grève : 0,08 % du montant des cotisations des « encartés » abonde ce fonds.

La CFDT possède la caisse la plus importante, mise en place en 1973, la « Caisse Nationale d’Action Syndicale », alimentée par 8,6 % des cotisations, réservée aux adhérent-e-s qui ont au moins six mois d’ancienneté. Chaque gréviste peut recevoir 7,30 euros de l’heure pour les grèves de plus de 7 heures. Aujourd’hui, elle est la plus alimentée, ses fonds s’élèvent à 126 millions d’euros[29], même si les dépenses lors des grèves de 1995 contre le plan Juppé et la réforme des retraites et de la Sécurité sociale lui ont coûté cher. Les sommes accumulées visent à être en capacité de verser à tou-te-s des adhérent-e-s les salaires perdus pour fait de grève pendant 10 jours. Cela induit une certaine prudence qui peut aussi entraîner un comportement conservateur pour ne pas risquer de dilapider l’argent, qui vient s’ajouter au positionnement négociateur de cette confédération. En outre, la CFDT tire des revenus du placement de tout ou partie de ces sommes, ce qui ouvre un autre débat !

Certains syndicats CGT ont eux aussi des caisses plus ou moins importantes. Par exemple, le syndicat CGT HPE des salariés des Hôtels de Prestige et Économiques consacre depuis 2012 un tiers des ressources syndicales (auquel s’ajoutent les ressources de son pôle juridique et les collectes en cas de grève) pour faire face aux conflits durs, longs parfois de plusieurs mois, qu’engagent les salarié-e-s de ce secteur, notamment contre la sous-traitance. Leur politique est de n’engager un conflit que lorsqu’au moins 50 % des salarié-e-s sont syndiqué-e-s, et de verser une somme significative, pouvant aller jusqu’à 40 euros par jour, aux adhérent-e-s depuis au moins un an (cette ancienneté syndicale peut être réduite à trois mois voire moins dans des conditions extrêmes). Quand une grève est engagée, c’est pour la gagner !

Difficile de savoir s’il y a d’autres structures syndicales que la CGT HPE et la CFDT qui ont des sommes pour « une grève d’avance ».

 

Les cagnottes actuelles

La plupart des caisses de grève ponctuelles basées sur la souscription et le don sont organisées au niveau local ou à celui de la branche professionnelle. Ces caisses locales favorisent le contrôle par les grévistes mais sont discrètes et parfois avec la dispersion, la concurrence et les inégalités de reversement peuvent exister.

D’autres, autour par exemple d’appels d’intellectuels, existent au niveau national. Lors du mouvement contre la réforme des retraites, le compte twitter @caissesdegreve ou le site https://caissesdegreve.fr/   a publié chaque jour une liste actualisée des cagnottes avec les sommes récoltées. Il avançait pour le mardi 18 février 2020 le chiffre de 378 cagnottes rassemblant 5 621 565 € récoltés auprès de 78 274 participant·es[30]. Notons que toutes les cagnottes utilisant les sites-entreprises comme leetchi  ou le pot commun  financent ces entreprises à raison de quelques pour cent des sommes collectées (jusqu’à 2 voire 3 % quand même !).

La cagnotte d’Info’Com-CGT créée en 2016 sans l’aval de la confédération CGT est la plus importante au plan national. Elle est cogérée avec des syndicats CGT et SUD, au motif que dans la lutte se constitue un autre collectif, celui des grévistes, notamment dans un mouvement d’ensemble comme celui sur les retraites. Avant la lutte contre le projet Macron de retraites à points, le montant total collecté depuis sa création était de 3 753 191 €, quasiment intégralement reversés aux grévistes. A la date du 18 février 2020, elle avait récolté 3 042 033 € auprès de 38 951 souscripteurs et souscriptrices. Ce chiffre a été atteint en partie grâce à la mobilisation de “Le Stream Reconductible”, des joueurs de jeux vidéo qui se relaient pour récolter de l’argent en faveur des grévistes. Les sommes sont redistribuées à des structures syndicales, des comités de grévistes ou des individus, à partir du moment où ils/elles font deux jours de grève consécutifs. Cela se fait sur la base d’une charte, d’un questionnaire et de plusieurs documents : il s’agit de favoriser le fait que les gens se mettent en lutte, syndiqué-e-s ou non, quel que soit leur syndicat. Enfin c’est le collectif gréviste qui choisit le mode de versement, le nombre de jours de carence, l’existence ou pas de bonus pour les bas salaires, celles et ceux qui ont des difficultés financières, la situation de couple, la participation aux activités grévistes, etc.

Cette cagnotte a rendu publique une enquête sur le bilan 2016, celui des mobilisations contre la loi travail. Le recours au numérique permet de dépasser le milieu militant et d’attirer les dons à distance, même si l’argent n’arrive pas spontanément, il faut un travail pour le récolter. En effet, cette enquête indique que les dons individuels représentent plus de 80 % des sommes reçues, bien plus que les dons de structures syndicales (environ 17 %) et d’associations/partis (1,5 %).

Selon le questionnaire rempli par les donateurs/trices en 2019, seul-e-s 50 % sont syndiqué-e-s, 40 % ont participé à une grève reconductible, 40 % gagnent plus de 2400 euros par mois, et 90 % ont également fait des dons à des associations ou des ONG30. Ces chiffres illustrent la perméabilité entre les actions de solidarité pour des ONG et en soutien aux grévistes, ainsi que le fait que les ressources sont très majoritairement celles des salarié-e-s. L’impact réel de ces cagnottes est au moins autant politique que matériel, car les sommes collectées ne peuvent avoir un impact financier au regard du nombre de grévistes et de jours de grève. Le nombre de salarié-e-s qui versent des sommes est significatif, important mais représente peu de choses rapporté aux 25 millions de salarié-e-s. Si elles n’ont qu’un petit impact sur les finances, leur effet moral pour les grévistes est indiscutable, car elles cristallisent et rendent public et visible le soutien de la population.

D’autres débats existent sur les motivations des personnes qui donnent à ces cagnottes lors d’un mouvement social qui intéresse tou-te-s les salarié-e-s. Se donnent-elles bonne conscience plutôt que de rejoindre le mouvement, sont-elles dans des secteurs où la grève est très compliquée, ou en situation de précarité, pensent-elles plus important de favoriser la grève dans les secteurs professionnels qui ont la capacité directe de bloquer l’économie que de se mettre en grèves elles-mêmes ? Probablement un peu de tout cela.

*

On voit que des premières sociétés de secours mutuel au Stream Reconductible, le recours aux caisses de grèves considérées comme une des pratiques de solidarité ouvrière s’est considérablement renouvelé. Il y a évidemment des similitudes, mais aussi de grandes différences. Si les caisses institutionnelles réservées aux adhérent-e-s ressemblent dans leur principe à celles ayant existé depuis le XIXe siècle, elles ne peuvent jouer le même rôle dans l’affrontement de classe du fait de la division syndicale et du faible nombre de syndiqué-e-s. La question de la réciprocité, centrale au XIXe siècle, est devenue marginale. Se situer dans la solidarité de positions n’est pas se situer dans la solidarité avec des revendications et des actions que l’on soutient. Enfin la principale différence me semble être la déconnexion de ces pratiques avec la perspective d’une autre société. Il s’agit là d’une question centrale : dans le combat contre le capitalisme, quelle place pour les salarié-e-s dans le projet émancipateur que nous devons construire dans le monde d’aujourd’hui ?

 

Notes

1 Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières », Paris, Seuil 2019, p. 10.

2 Ibid., p. 17.

3 Sont punies  « toutes tentatives des gens de même métier de se réunir pour discuter de leurs intérêts, de refuser de concert ou de n’accorder qu’à un prix déterminé, le secours de leur industrie et de leurs travaux».

4 Article 415 du Code pénal de 1810 : « Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s’y rendre et d’y rester avant ou après de certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux, s’il y a eu tentative ou commencement d’exécution, sera punie d’un emprisonnement d’un mois au moins et de trois mois au plus. Les chefs ou moteurs seront punis d’un emprisonnement de deux ans à cinq ans. »

5 L’article révisé prévoit que : « Sera puni d’un emprisonnement de six jours à trois ans et d’une amende de 16 fr. à 3 000 fr, ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque, à l’aide de violences, voies de fait, manœuvres frauduleuses, aura amené ou maintenu, tenté d’amener ou de maintenir une cessation concertée de travail, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail. »

6 Stéphane Sirot, La grève en France, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 28.

7 Jean-Claude Daumas, La révolution matérielle, pages 65-69 et 481-2

8 Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide, op. cit., p. 15.

9 Ibid., p. 14.

10 Ibid., p. 69.

11Les sommes considérables de la Sécurité Sociale, ce salaire différé permettant la solidarité, sont toujours l’objet de cette volonté patronale et étatique. D’abord gérées majoritairement par les représentants des travailleurs, depuis les ordonnances de 1967, tout a été fait pour extraire les représentants des salariés de la gestion de cet argent.

12 Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide, op. cit., p. 82.

13 Ibid., p. 185.

14 Annie Kriegel, Les internationales ouvrières, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1964, p. 40.

15 Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide, op. cit., p. 252.

16 Stéphane Sirot, La grève en France, op. cit., p. 28.

17 Jean-Claude Daumas, La révolution matérielle, op. cit.

18 Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, ed Pluriel 1914, p. 90

19 Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide, op. cit., p. 241.

20 Ibid., p. 232.

21 Ibid., p. 271.

22 Ibid., p. 274 et 270.

23 Ibid., p. 282.

24 Olivier Marchand et Claude Thélot, Deux siècles de travail en France, insee études 1991 pp. 63, 99 et 101

25 Stéphane Sirot, La grève en France, op. cit., p. 28.

26 Daniel Bensaïd, Fragments Radiophoniques, ed Le Croquant, 2020, p. 65.

27 Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide, op. cit., p. 286.

28 Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 1968, Rennes, PUR 2007.

29 Seulement 354 cagnottes mentionnent les sommes recueillies, et seulement 160 ont recueilli plus de 2000 €.

30 Gabriel Rosenman « Les caisses de grève, une arme décisive … mais contestée » https://www.contretemps.eu/caisses-greve/