Ces mots, qui furent pour la première fois prononcés par Saint-Just lors du procès de Louis XVI, ne s’adressent pas seulement ici à Emmanuel Macron, dont l’histoire – non celle des dominants, mais celle qu’écriront les opprimé·e·s – retiendra qu’il aura fait violence à la population à un degré inconnu depuis plusieurs décennies en France. Ces mots ne s’adressent pas non plus à la classe capitaliste, même si c’est bien elle qui règne – et non ces fondés de pouvoir du capital, médiocres et serviles, que sont Macron, Philippe ou Castaner.
Ces mots voudraient trouver comme destinataires celles et ceux dont le sort – la vie aussi bien que la survie, comme suffit à l’illustrer l’actuelle pandémie – dépendent de cette classe, exploiteuse et criminelle. Et ces mots, dans leur radicalité, disent en somme une chose très simple : pour affronter la crise actuelle il faudra rompre complètement avec l’ancien régime capitaliste, et pour ce faire on ne pourra se passer de briser politiquement la vieille classe dominante. Non point lui imposer un partage des richesses moins défavorable, mais démolir son pouvoir et bâtir une tout autre société.
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On a dit ces derniers temps que la lutte des classes était de retour. Prenant prétexte du dernier livre d’Emmanuel Todd, jamais en retard d’une prophétie d’avant-hier[1], la presse s’en est émue : quoi donc ! Le rêve – ou plutôt le cauchemar – libéral d’une « fin de l’histoire » serait définitivement passé aux oubliettes ? Plus de « grande classe moyenne » ou de « constellation centrale » vouées à absorber les classes et leurs antagonismes ? Plus de compromis « gagnant-gagnant » mais de monstrueuses inégalités de richesse et l’abîme du désastre environnemental, dont il est clair qu’il affectera en premier lieu les populations du Sud global et les classes populaires du Nord ? Plus de « capitalisme populaire » où chacun·e ferait fructifier son petit capital mais la domination sans fard et sans limite des grands groupes capitalistes ? Plus de « collaborateurs » travaillant main dans la main au succès de l’ « entreprise » mais d’un côté des exploiteurs et de l’autre des exploité·e·s ? Plus de « dialogue social » réglé et pacifié entre « partenaires sociaux » mais la lutte assumée entre ennemis de classe ?
Reste que la ritournelle du retour des classes et de leurs luttes manque l’évidence : la lutte des classes n’a jamais disparu. Elle avait simplement quitté les scènes respectives des médias dominants, de l’académisme mainstream et de la politique professionnelle. Droite décomplexée et gauche complexée communiaient alors pour la considérer comme la relique étrange d’une époque dépassée. Quand un « conflit social » en venait à prendre des formes quelque peu… conflictuelles (ou « extrémistes » dans la langue de plomb des médias dominants), on s’empressait d’en rejeter la faute sur des syndicalistes indécrottablement attachés à cette vieille lune de la lutte des classes, et/ou sur d’irresponsables intellectuels soufflant sur les braises. Quoi, des travailleurs·ses qui luttent contre la fermeture de leur usine ? Mais qu’on leur donne un « plan de sauvegarde de l’emploi » (c’est-à-dire des « formations qualifiantes », des stages, etc., passeport pour la précarité et la misère) !
Que la lutte des classes n’ait jamais cessé, rien ne le montre mieux que l’attitude même de la classe dominante depuis les années 1980. Il est désolant d’avoir ici à rappeler de telles banalités mais ce qu’on a appelé « néolibéralisme » n’est guère que le nom d’une offensive de classe, vaste et féroce, visant à démanteler toutes les conquêtes sociales de la classe travailleuse et à implanter partout la logique marchande, concurrentielle et hiérarchique.
Entre mille autres exemples, la contre-réforme Balladur des retraites en 1993, la loi Travail en 2016, la contre-réforme (provisoirement suspendue) de l’assurance-chômage ou évidemment celle visant à instaurer la retraite par points, c’est de la lutte des classes à l’état pur, mais pratiquée par les possédants et leurs délégués, depuis un cabinet ministériel ou sous les lambris dorés du Palais Bourbon. De même ce qui se joue dans le conseil d’administration d’une grande entreprise : lutte des classes à tous les étages. La mèche a d’ailleurs été vendue depuis longtemps par le milliardaire Warren Buffet : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ». On ne prend jamais suffisamment au sérieux nos ennemis.
Y compris du côté des exploité·e·s, la lutte des classes ne s’était nullement évanouie. Il n’est d’ailleurs du pouvoir de personne, pas même des capitalistes les plus puissants ou des régimes les plus autoritaires, de décréter la fin de la lutte des classes, d’y mettre un terme. Même lorsque déclinent ses formes les plus explicites, visibles et radicales, face à des pouvoirs patronaux et étatiques lançant un assaut contre les droits conquis, la lutte des travailleurs·ses ne s’éteint jamais complètement. Elle se déplace, opère une retraite provisoire, prend des formes plus larvées, plus sourdes et moins discernables, cherche de nouveaux instruments. Même lorsqu’on écrase par la force ses éléments les plus combatifs, dans ces massacres que les bourgeoisies n’ont cessé de commettre tout au long des 19e et 20e siècles (et qu’elles n’auront aucun scrupule à commettre à nouveau si leur pouvoir se trouve véritablement menacé et si l’opportunité leur est laissée), l’aspiration à l’égalité et la haine de l’arbitraire finissent par renaître à mesure qu’une nouvelle génération émerge.
En somme, tant que demeure l’antagonisme fondée sur l’appropriation privée des moyens de production, la lutte entre propriétaires capitalistes et travailleurs·ses salarié·e·s ne saurait être abolie. Mais alors – dira-t-on – si ce n’est la lutte des classes, qu’est-ce qui revient ? Qu’est-ce qui paraît à ce point hanter la bourgeoisie, son (petit) personnel politique et ses larbins médiatiques, nécessitant l’immense entreprise de désinformation autant que le répugnant spectacle de servilité que donnent à voir quotidiennement journalistes dominants et pseudo experts ? Car ils sentent bien, notamment depuis les gilets jaunes, que quelque chose est en train de changer, que s’affirme à nouveau et de plus en plus fermement une légitime haine de classe, un rejet viscéral de l’ennemi qu’ils représentent, et le désir d’un changement radical.
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L’évolution de leurs discours publics est un signe qui ne trompe pas. On a beaucoup évoqué – et légitimement moqué – Macron découvrant que « des biens et des services doivent être placés en dehors des lois du marché », cela après avoir tout fait pour soumettre aux logiques marchandes tout ce qui pouvait encore leur échapper. Mais on trouvera encore meilleur exemple en Xavier Bertrand, prenant des accents très « lutte de classe » pour critiquer vertement l’idée que les salarié·e·s devraient travailler davantage et plus durement après le déconfinement pour « sauver l’économie ».
On redécouvre ainsi qu’en période d’intenses convulsions sociales, ou dans la crainte de telles convulsions, certains représentants politiques de la bourgeoisie sont prêts à brûler (rhétoriquement et provisoirement) ce qu’ils adoraient la veille, en l’occurrence l’austérité budgétaire. À condition du moins que cela leur permette d’éviter une rouste électorale ô combien méritée, sinon une révolte dont ils seraient assurément des cibles logiques, et dans la stricte mesure où leur « conscience sociale », soudainement apparue et opportunément exhibée, ne met nullement en péril les fondements du système capitaliste.
À toutes les époques de crise de celui-ci, on a vu ses défenseurs invétérés tenir les discours les plus apparemment – et superficiellement – hostiles à ses « dérives ». Ne nous y trompons pas : de même que Nicolas Sarkozy a, au moment de la crise financière de 2007-2008, versé des larmes de crocodile et juré la main sur le cœur que rien ne serait plus comme avant, que le capitalisme serait enfin « réformé » et la finance « moralisée », quantité de représentants politiques vont défiler sur les antennes dans les semaines et mois à venir pour nous vendre des promesses de rupture, instantanément oubliées dès que l’onde de choc sera passée.
Pour autant, l’ampleur des retournements de veste – présents et à venir – signale la profondeur de la crise politique dans laquelle se trouve le capitalisme, en France et ailleurs. Des millions de personnes – des centaines de millions à l’échelle de la planète – sont en train d’apercevoir que ce système, et ceux qui en assurent la gestion politique pour le compte de la classe capitaliste, sont absolument incapables de satisfaire les besoins fondamentaux. L’humanité, du moins les populations du Nord (car celles du Sud n’avaient pas attendu le coronavirus pour en faire le constat amer), (re)découvre chemin faisant que cette classe est prête à tout – y compris risquer la mort de millions de gens – pour sauver ses privilèges et son pouvoir.
Mais de cette perception qui commence seulement à devenir commune et à s’affermir parmi des millions – et l’histoire de la lutte des classes ne s’accélère que lorsque des millions de personnes s’approprient en pratique, c’est-à-dire en se mettant en mouvement, les idées de rupture anticapitaliste – ne découle pas nécessairement et instantanément une volonté suffisamment résolue et consciente d’en finir avec ce système et de renverser le pouvoir capitaliste. On peut encore croire qu’il sera possible de colmater les brèches en plaçant à la tête de l’État un politicien bourgeois plus à l’écoute de la population, sans pour autant avoir à changer de système économique et politique.
D’où la nécessité de la lutte politique et de la bataille des idées : populariser l’idée qu’il est nécessaire et possible de faire autrement que les gouvernements capitalistes, comme le propose l’appel d’un grand nombre d’organisations syndicales et associatives (qui égrène une série de mesures d’urgence salutaires) ; démontrer que, sans rupture avec le capitalisme, toute sortie de la crise (sanitaire et économique) se fera au détriment des travailleurs·ses, en vue de sauver l’économie capitaliste ; mais également poser la question des conditions (stratégiques) d’une telle rupture et des objectifs (politiques) qui devraient être les nôtres. Car si les logiques mêmes du système capitaliste commencent à être identifiées largement et désignés comme responsables du chaos dans lequel nous nous trouvons (et dont pâtissent en premier lieu les plus opprimé·e·s), les organisations qui contestent le cours néolibéral du monde semblent encore reculer devant cette question des conditions et des objectifs de la rupture.
La conscience anticapitaliste se diffuse et se développe mais ses moyens demeurent obscurs (comment mettre à bas le capitalisme ?) presque autant que ses fins (quelle société en lieu et place ?). Autrement dit, cette conscience est encore loin de constituer une conscience révolutionnaire et communiste ajustée à notre temps ; difficulté qui est à l’évidence l’héritage direct de toute une séquence historique dans laquelle on n’a cessé de ramener la révolution à un simple déferlement de violence irrationnelle et d’assimiler le communisme aux crimes du stalinisme.
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Chaque génération tend à s’imaginer qu’elle affronte un tournant historique, et il est généralement bon de se montrer circonspect en la matière. Reste que l’épreuve actuelle est d’une magnitude suffisamment exceptionnelle, bouscule à un point tel le quotidien de milliards de personnes et le fonctionnement ordinaire des sociétés, qu’elle justifie cette idée : nous nous trouvons à un carrefour périlleux et l’énorme ralentissement de l’économie mondiale pourrait bien préparer et annoncer une nouvelle accélération de l’histoire, dans le sens de l’émancipation ou dans celui du fascisme.
D’ores et déjà les gouvernements accroissent démesurément les moyens – techniques et juridiques – de surveillance et de répression dont ils disposent (déjà exorbitants), si bien que la réalité semble s’aligner brusquement sur les dystopies les plus effrayantes. En outre, on aurait tort d’imaginer que la faillite du capitalisme ferait mécaniquement reculer les partis et idéologues néofascistes, très habiles pour mimer l’opposition au « système » alors même qu’ils en sont la roue de secours ; ainsi prennent-ils actuellement prétexte de la pandémie pour diffuser le venin nationaliste de la fermeture des frontières, stigmatiser immigré·e·s et minorités (notamment d’origine asiatique), ou encore appeler à une intervention militaire dans les quartiers populaires.
Il ne s’agit donc nullement ici de formuler des prophéties – la révolution n’est pas plus « au bout du fusil » qu’elle n’est au terme du confinement – ; seulement d’avancer une hypothèse sous condition de mobilisation, et plus précisément sous condition d’un soulèvement qui ne se borne pas à destituer les actuels locataires du pouvoir politique. Nul ne devrait ignorer que la classe capitaliste peut en général se doter aisément de nouveaux représentants politiques (comme le notait Gramsci dès 1930). On mesure d’ailleurs quel point ce qui tient lieu pour certains de politique « révolutionnaire », à savoir la dénonciation « radicale » de Macron (ou de la « classe politique », qui ne constitue nullement une classe mais un appendice de la bourgeoisie), n’est pas simplement insuffisant mais s’avère largement trompeur.
Comme y insistait Daniel Bensaïd dans Stratégie et parti, l’objectif stratégique central pour toute politique anticapitaliste, c’est de briser le pouvoir bourgeois ; ce qui suppose une lutte de classe de très haute intensité, des lieux de travail aux lieux de vie en passant par les lieux d’étude. Contre la morosité qui s’était installée durant plusieurs années après la défaite de 2010, les dernières années ont donné à voir l’émergence d’une nouvelle radicalité de masse. Or, dans cette période de décomposition du capitalisme marquée du côté des possédants par le refus absolu de toute concession, cette radicalité ne peut aboutir à de véritables conquêtes si elle persiste à se penser comme simple contre-pouvoir ou anti-pouvoir, si elle ne pose pas pour elle-même et à partir d’elle-même la question du pouvoir : non à la manière des politiciens réformistes, c’est-à-dire comme simple substitution de « bons chefs » à une « classe politique corrompue », dans le cadre d’un État réputé neutre ; mais en construisant un pouvoir des exploité·e·s et des opprimé·e·s.
Cela peut sembler éloigné en ces temps de confinement, mais c’est à notre sens ce qui a commencé à se déployer ces dernières années, à travers les combats contre la loi Travail ou la réforme des retraites, contre les violences policières ou les violences sexistes et sexuelles, contre l’islamophobie d’État ou l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ou encore dans l’affrontement généralisé qu’ont initié les Gilets jaunes à partir d’une question en apparence purement économique (l’augmentation de la taxe sur les carburants).
Sous une forme encore embryonnaire, de manière nécessairement chaotique et conflictuelle, il y a là un bloc subalterne qui se constitue et ne se réduit nullement à une somme d’organisations, même si celles-ci – de la gauche politique, du mouvement syndical, de l’écologie radicale, du féminisme, de l’antiracisme politique ou encore de l’antifascisme – ont un rôle à jouer pour mieux organiser, coordonner, amplifier et approfondir ce qui est d’ores et déjà à l’œuvre[2]. La gauche révolutionnaire devrait, au sein de ce bloc, jouer un rôle moteur de construction, bâtir un pôle attractif capable d’aimanter les secteurs les plus combatifs qui, parmi les syndicalistes ou les gilets jaunes, du côté des écologistes comme des féministes et des antiracistes, cherchent les voies d’une rupture avec le capitalisme racial, patriarcal et productiviste, et ce afin de cristalliser une solution révolutionnaire à sa crise multiforme.
Nous ne partons donc pas de rien, mais il y a encore beaucoup à penser à partir des pratiques de lutte sociale et politique. C’est pourquoi Contretemps ne se contentera pas dans les semaines à venir de traquer les logiques à travers lesquelles le capitalisme engendre le désastre (à la fois sanitaire, social, environnemental et politique), mais cherchera aussi à mettre au premier plan et en débat cette double question des moyens et des fins de l’anticapitalisme : quel chemin et quel but ? Ou plus précisément : quelle révolution et quel communisme ?
[1] Il y aurait lieu, par exemple, de rappeler au prophète (et à ses adorateurs) que celui-ci prédisait un « hollandisme révolutionnaire », du nom – oui oui ! – de François Hollande. On vit ce qu’il en fut entre 2012 et 2017, et il n’y a pas vraiment lieu d’en rire. Outre les nombreuses erreurs et approximations que comporte son dernier livre (on y reviendra dans un prochain article), même s’il a au moins le mérite de soumettre à une critique l’obsession islamophobe, on doit noter ici le « mono-idéisme » – pour reprendre le terme qu’emploie Frédéric Lordon – dans lequel s’enferre Todd, en faisant de l’euro le facteur qui permettrait à lui seul d’expliquer la trajectoire d’ensemble des rapports de classe en France depuis les années 1990. Si l’euro suffisait ici à tout expliquer, comment expliquer que le « partage de la valeur ajoutée » se soit déformé au profit du capital et au détriment du travail – un fait qui, du point de vue des rapports de classe, mérite à l’évidence une certaine attention – non à partir de Maastricht (1992) mais dans les années 1980 ? Il est vrai que Todd ne s’embarrasse pas de tels détails puisqu’il fait opportunément commencer son « enquête » en 1992. Ce qui est tout à fait oublié dans sa démarche, c’est la bourgeoisie, – autrement dit la propriété et le pouvoir capitalistes – et le capital en tant que rapport social (d’exploitation). Croire qu’avant l’euro, les gouvernements étaient libres – ou que sans l’euro ils seraient libres – de mener n’importe quelle politique (comprendre une politique favorable à la majorité de la population, donc aux travailleur·ses puisque ces derniers·ères comptent pour près de 90% de la population active) est pure illusion. Avec ou sans l’euro, c’est le capital qui règne tant que demeure la propriété privée des moyens de production et qui, presque toujours, est en capacité d’imposer ses diktats aux gouvernements élus. Cela étant dit, il n’y a nulle intention de notre part de contester le fait que l’euro constitue un verrou stratégique fondamentale pour une gauche digne de ce nom – c’est-à-dire pour une gauche qui n’a pas renoncé à rompre avec le capitalisme -, en France et dans les pays de la zone euro. Contretemps a depuis longtemps et maintes fois développé cette idée, par exemple ici sous la plume de l’économiste Cédric Durand, et l’expérience Syriza l’a démontré on ne peut plus clairement. Mais l’euro n’est qu’un verrou parmi d’autres auxquels aurait nécessairement à se confronter toute expérience de transformation sociale (le pouvoir capitaliste, les institutions de la Cinquième république, ou les médias privés en constituent d’autres).
[2] Au sein même de ce bloc, la construction de l’unité nécessaire ne doit nullement conduire à taire les oppositions stratégiques ou les divergences programmatiques.