Périclès, sagesse et constance. Quelques souvenirs de maïeutique et de retsina autour de P. Korovessis

Dans le bateau qui nous ramenait d’Egine au Pirée, l’un de nous avait épinglé sur sa poitrine l’acte d’élargissement en proclamant « Maintenant me voilà libre, et vous aussi. Même que j’ai un papier qui le dit, et vous, vous l’avez ce papier ? Vous me direz, pourquoi mes menottes alors ? D’accord, mais vous aussi vous en avez, et vous ne vous en apercevez pas . » Nul dans le convoi ne le contredit (Périclès Korovessis, La Filière, 1969[1]).

Jouer comme Charlie Parker quand il invente le bebop a la même importance que Martin Luther King (Périclès Korovessis, février 2020[2]).

Ce jour de la fin mars 2020 j’ai appris que Manolis Glezos[3] venait de mourir. Le fier jeune homme qui avait décroché le drapeau nazi de l’acropole d’Athènes, ce militant de toujours que j’avais croisé quelque fois.

Je me suis dit qu’il serait intéressant de donner une information sur la vie et l’action de cette figure de la gauche grecque et européenne à mes amis en France, Périclès va surement écrire quelque chose de fort ai-je tout de suite pensé, et c’est cela qu’il faudra diffuser chez nous, pour que ceux d’aujourd’hui connaissent les luttes de ceux d’hier… Mais rien dans Efsyn.gr, le journal en ligne, sorte de Mediapart hellène dont mon ami Périclès Korovessis était l’un des fondateurs et éditorialiste régulier. Sa dernière contribution, quelques jours auparavant, portait sur la situation des migrants. Je me suis dit qu’il fallait que je joigne Périclès, pour savoir aussi comment il vivait le confinement COVID19 ; était-il à Athènes ou à Akrata dans le Péloponnèse ?

Et puis, coup de téléphone de notre vieil ami commun Jean François Hersent, « Périclès est parti » ce 11 avril. Il avait 79 ans.

 

L’exil

Un jour d’automne 1971, si ma mémoire est bonne, Henri Maler[4], un des animateurs du groupe Révolution (Revo ! pour les intimes)[5] auquel j’appartenais, m’a pris à part au sortir d’une réunion :

Je vais te présenter quelqu’un, un camarade grec, Périclès Korovessis… Un groupe de militants grecs, membres ou non de Révo en France, est en train de se former, et ce serait bien si toi, pouvais les suivre, en toute discrétion bien sûr, même par rapport à notre organisation.

C’est dans un café que j’ai donc rencontré cet homme au visage inoubliable, anguleux et dur comme une serpe, musical et doux comme une lyre, immédiate impression de force et de bonté physique.

Périclès était déjà une figure de la résistance à la dictature des colonels. Né en 1941, il avait vu, dans ses jeunes années, la violence de l’occupation et de la guerre civile. Passionné de théâtre et de littérature, il avait commencé à se politiser au milieu des années 1950, dans une Grèce encore marquée par les guerres, vivant sous un régime autoritaire. Comédien dans des troupes liées à la gauche, il avait adhéré à l’organisation de jeunesse du seul parti de gauche plus ou moins autorisé : la Gauche Unie Démocratique EDA, dans laquelle agissaient les militants du parti communiste KKE, interdit depuis 1947, pesant d’un poids décisif dans sa direction et sa ligne politique.

Après l’assassinat de son député, le populaire Gregoris Lambrakis en 1963, l’organisation était devenue la « Jeunesse Démocratique Lambrakis » présidée par le compositeur Mikis Théodorakis, et ses militants écrivaient des « Z » sur les murs, l’initiale du mot grec « zei », « il est vivant » [6]. C’est une période où Périclès a pas mal « mangé du bois » comme on dit en Grèce quand on reçoit des coups[7].

En 1963, le parti du centre dirigé par Geórgios Papandréou avait gagné les élections, mais, en 1965, ce gouvernement est renversé par un « coup d’Etat blanc » manigancé par le roi Constantin et bénéficiant d’une défection de parlementaires de l’aile droite de l’Union du centre. À cette instabilité politique s’ajoutait une tension sociale et la naissance d’un mouvement contestataire dans la jeunesse étudiante, comme un peu partout alors dans le monde. Le 21 avril 1967 une junte militaire dirigée par le colonel Geórgios Papadópoulos avait pris le pouvoir, interdit les partis, instauré la dictature et réprimé violemment les militants de gauche.

C’est dans ce contexte que Périclès s’engage dans l’un des premiers noyaux de résistance, affilié au Front Patriotique (PAM), l’organisation crée par les cadres de l’EDA et du parti communiste qui purent échappe aux arrestations massives. Il fut arrêté, le 8 octobre 1967, bien qu’il n’occupât aucune place de dirigeant dans la Jeunesse Lambrakis. Il sera longuement et sauvagement torturé puis emprisonné sur l’île d’Egine. Suite à de nombreuses campagnes internationales et de mobilisation en Grèce, plusieurs détenus seront sortis du bagne en mars 1968 et Périclès réussira à le quitter le pays et rejoindre la Suède, puis plus tard Paris, avec sa compagne suédoise Marie (alias Lili), et ils résideront à la Maison du Danemark de la cité universitaire du boulevard Jourdan à Paris.

Il est alors étudiant et assiste aux séminaires de Roland Barthes et Pierre Vidal-Naquet. Il témoigne dans le film d’Agnès Varda Nausicaa consacré aux exilés grecs de la dictature, et, surtout, publie en 1969 son livre La Filière, témoignage sur les tortures en Grèce,[8] qui a un grand retentissement. Sa déposition jouera un rôle décisif dans l’expulsion de la Grèce du Conseil de l’Europe en 1969.

Périclès est donc une personnalité bien identifiée dans la diaspora progressiste grecque qui cherche à s’organiser. Le fils de l’ex-premier ministre Georgios Papandréou (décédé en 1968), Andreas Papandréou cherche à monter une organisation qui n’exclue pas l’action armée, le Mouvement Panhellénique de Libération (PAK). La grande actrice Mélina Mercouri cherche à y entraîner Périclès. Le paysage de la gauche grecque est aussi bouleversé par la scission du Parti Communiste (KKE) en 1968 entre le Parti dit de « l’intérieur » (KKE esoterikou) qui rejette le stalinisme et la tutelle de Moscou, et le parti officiel appelé par dérision « de l’extérieur ». Périclès est intéressé par cette évolution mais privilégie la formation d’une organisation radicale et nouvelle, en exil et qui pourra ensuite appuyer la résistance intérieure.

En fait d’organisation, il ne s’agit que d’un petit noyau, avec notamment Vassilis, un ouvrier de Renault Billancourt, Lakis, un chanteur que nous réussirons à programmer à la fête de Lutte Ouvrière, et quelques autres dont l’ancienne compagne de Périclès et un joyeux peintre « optique » suisse. Le groupe se donne un nom (Organisation socialiste révolutionnaire OSE) et publie quelques numéros d’une revue Mami (l’accoucheuse) ainsi qu’un un petit bulletin (O Taraxias, Le Trublion).

Si notre noyau grec ne donne pas naissance à la vaste organisation espérée, il garde des contacts avec le pays, où, à l’évidence, le pouvoir des colonels rencontre des difficultés. En attendant, une de ses activités consiste à rencontrer d’autres groupes d’exilés en Europe, dans la mouvance plus ou moins trotskisante et fragmentée (un paysage complexe à l’époque, et qui l’est encore de nos jours), et à refaire le monde dans des restaurant grecs du quartier de la Gare du Midi à Bruxelles qui ressemblait à l’époque à Place Omonia d’Athènes.

Parmi nos interlocuteurs figurent Panos Garganas et Maria Stylou liés au groupe britannique International Socialism, devenu en 1977 le Socialist Workers Party. Ils devaient fonder plus tard en Grèce une organisation homologue, l’OSE, devenue SEK, qu’ils dirigent toujours aujourd’hui et qui participe au petit Front de la gauche anticapitaliste grecque Antarsya. C’est une période de rencontres, de longues soirées et de joyeuse bohème.

À la cité universitaire, où je passais pas mal de temps, d’austères réunions en noubas délurées, de la maison du Maroc rebaptisée « maison du Fatah » qui avait pour directeur notre ami François Della Sudda, membre du CEDETIM[9] à celle d’Italie que dirigeait notre ami Aldo Vitale, où je retrouvais militants italiens et libanais, et juste en face à celle du Danemark où Périclès m’offrait religieusement le café (ou plutôt l’infusion de vieux filtre à café sans café) et où nous avons connu quelques soirées grecques mémorables avec des chants rébétiko[10] et du mauvais vin, dansant et cassant moultes bouteilles, et même une fois essayant de faire un feu de joie dans le parc de la cité (heureusement il s’est mis à pleuvoir).

La maison du Danemark était plus ou moins gérée en autogestion et les jeunes femmes scandinaves qui s’occupaient du comité ne comprenaient pas comment après de telles agapes qui duraient toute la nuit, nous demeurions capables de tout ranger au petit matin – moi non plus d’ailleurs je ne sais pas comment c’était possible, sans doute grâce à l’énergie de Lili.

Plus tard, nous nous retrouvions rue du Temple, à l’hôtel particulier de Montmort, magnifique bâtiment du 17e siècle, à l’époque en très mauvais état, dans un tout petit studio, tout au fond de la cour où, après un escalier en marbre, on accédait par une sorte d’échelle aux étages supplémentaires ajoutés je ne sais trop quand pour loger au 19e siècle des pauvres de ce quartier d’artisans (tout cela a disparu et l’hôtel a été restauré dans les années 1980). Périclès et Lili y avaient succédé à Gilles de Staal et Madeleine Beauséjour, qui étaient à ce moment-là en train d’organiser, avec leur complice Mamadou Konte, le mouvement Révolution Afrique dans les foyers de travailleurs immigrés de la région parisienne[11]. Sur la porte, Périclès avait collé un couvercle de fromage de Brie avec une illustration éducative : Périclès apportant la démocratie à la Grèce.

À la fin du printemps 1973, Périclès nous annonce que ses parents vont venir en France, avec sa sœur Alkistis, et qu’il va ainsi pouvoir les retrouver, pour la première fois depuis son arrestation en 1967. Pas question de les recevoir dans notre bohème anarcho-militante. Je décide d’impliquer mes propres parents, et nous organisons chez eux, dans leur grande maison de Bondy, un dîner dans les règles de l’art et le bon goût français. Les parents de Périclès sont ravis. Ils parlaient un français parfait et un peu suranné, et le père de Périclès nous stupéfie en récitant des poèmes entiers de Charles Leconte de Lisle et José Maria de Hérédia, écrivains de la fin du 19e siècle, amoureux des antiques gréco-latins…

Cependant, juste avant ces moments de grâce, nous avions été absorbés par une autre tâche : les toilettes de ma sœur, bouchées, avaient reflué dans la petite cour de sa maison. « Pas de problème » a déclaré Périclès, « en tant qu’ancien du bagne d’Egine, je suis spécialiste de la merde ! ». Et puis, après l’émotion des retrouvailles, et la sueur de nos travaux d’Hercule, je suis parti dans la soirée, guilleret quoiqu’un peu éméché, prendre un train pour rejoindre mon régiment – nous étions encore au temps du service militaire – Périclès m’ayant équipé d’un indispensable instrument de survie : le recueil des Poèmes de Constantin Cavafy.[12]

Incorporé début août 1973 je n’ai eu droit à ma première permission qu’à la mi-novembre… Pile quand les étudiants de l’école Polytechnique d’Athènes se révoltaient contre les colonels. Les étudiants avaient déjà occupé des facultés en février et été expulsés par la police. Mais là c’est par milliers que, le 14 novembre, ils avaient occupé les locaux de la prestigieuse école Polytechnique, le Polytechnion située dans le centre d’Athènes. Ils sont bientôt soutenus par des dizaines de milliers d’Athéniens dans la rue. Nous avons donc suivi, ensemble avec les amis grecs à Paris, heure par heure, les évènements jusqu’à l’intervention des chars de l’armée le 17 novembre. Il y a eu des milliers d’arrestations, des dizaines de morts, mais pour Périclès et d’autres, à partir de ce moment les jours de la dictature étaient comptés.

Manifestation autour de Polytechnique

Quelques mois plus tard la dictature est en effet tombée…

 

Retour en Grèce

Périclès a pu revenir au pays. Puis, il a alterné entre Stockholm et Athènes. Il a eu un fils, Christophe, avec Marie (Lili). Le couple s’est séparé par la suite, et Périclès s’est fixé à Athènes. Il y a vécu avec une autre Marie, Maria Katergari.

Dans les années 1980, je suis retourné plusieurs fois en Grèce. C’était l’époque de la « crise des euromissiles », le dernier épisode de la guerre froide. La tension Est-Ouest connaissait depuis 1979 un durcissement, avec l’invasion soviétique de l’Afghanistan, le déploiement de nouveaux missiles soviétiques SS20 visant l’Europe, le déploiement de missiles de croisière et de fusées Pershing II dans les pays de l’OTAN, la volonté du président des Etats-Unis Ronald Reagan, en fonction depuis janvier 1981, de mettre à genoux « l’empire du mal », etc.

De nombreux mouvements luttaient contre le risque de guerre et la course aux armements, mais il y avait concurrence entre les « nouveaux mouvements de paix indépendants », regroupés dans la mouvance END (European Nuclear Disarmement) qui entretenait des relations avec des mouvements dissidents de l’Est et prônaient « la détente par en bas » entre sociétés civiles de l’Est et de l’Ouest et les mouvements pacifistes traditionnels, dont les « comités de paix » des pays de l’Est plus ou moins contrôlés par les gouvernements du bloc soviétique[13].

Andreas Papandréou (1919-1996) était entre temps devenu Premier ministre, après la victoire de son parti PASOK aux législatives de 1981. Il s’était posé en médiateur entre l’Est et l’Ouest, y compris au niveau des mouvements pour le désarmement, invitant, à travers son mouvement pour la paix KEADEA, à des conférences à Athènes plusieurs années de suite, à la fois les nouveaux mouvements indépendants et les « traditionnels ». J’y participais dans la délégation du CODENE, notre mouvement indépendant français. À chaque fois j’avais l’occasion de rencontrer Périclès pour parler de tout, et de faire le point sur la situation de la Grèce et du monde avec quelques vieux camarades gauchistes, dont le moindre n’était pas Michel Raptis[14] qui me recevait cérémonieusement dans la pâtisserie Flokas, un salon de thé façon Mitteleuropa qui a disparu depuis.

Périclès vivait chichement, écrivait, et buvait sans doute un peu trop. Tout en restant fermement engagé à gauche, il se tenait éloigné des querelles des groupuscules gauchistes et observateur des tentatives du Parti Communiste de l’intérieur de se relancer. Le parti communiste officiel KKE, fort d’une certaine base sociale rurale et ouvrière, s’affirmait de son côté de plus en plus comme un parti nationaliste en conflit ouvert avec les autres partis de gauche et d’extrême-gauche.

Et puis les choses ont un peu changé. La situation matérielle de Périclès s’est un peu améliorée, sa santé aussi (largement grâce à Maria).

Périclès et Maria dans les années 1990 – Efsyn.gr

Et pendant ce temps-là le monde s’est transformé : le mur de Berlin tombe en 1989, l’URSS disparaît deux ans plus tard. La gauche grecque est secouée : après une brève alliance électorale en 1989, la gauche grecque se déchire, le Parti Communiste (KKE) scissionne une nouvelle fois et quitte la coalition Synaspismós (Coalition de la gauche et du progrès), constituée en 1989 avec une partie du courant eurocommuniste et qui devient dès lors un parti distinct.

Pendant cette période, Périclès resté jusque-là assez loin de la gauche traditionnelle, s’investit, écrit des articles ; « l’ancienne gauche telle que nous la connaissions était terminée, mais il y avait des choses précieuses à retenir de son capital d’expérience » expliquera-t-il bien plus tard. « Il y avait une dynamique et certains membres de la Coalition ont vu que quelque chose pouvait en sortir » [15]. Il est alors reconnu comme personnalité indépendante importante dans cette mouvance de gauche, et en 1998 sera élu conseiller municipal d’Athènes sur une liste alliant le KKE à d’autres composantes de la gauche radicale.

Cette période est aussi celle des guerres dislocation de la Yougoslavie. Une des conséquences de ces guerres est la montée du nationalisme en Grèce, du racisme anti-albanais (les Albanais immigrés, très nombreux en Grèce, étant considérés comme dans le « mauvais camp »), et exacerbée notamment par le refus hystérique grec de reconnaître à la République de Macédoine issue de l’ex-Yougoslavie le droit de s’appeler Macédoine. Périclès fut l’un des rares intellectuels à critiquer ce délire macédono-maniaque, ce nationalisme, ce racisme. Ce qui lui valut de voir ressortir une vieille accusation contre lui : ce « traître de Korovessis » aurait été, depuis l’époque de son exil à Paris, un chef d’orchestre clandestin de l’organisation terroriste 17 Novembre[16].

 

A Athènes et ailleurs

De mon côté, je participe en 1990 à la fondation, à Prague, d’un nouveau réseau international, la Helsinki Citizens Assembly (HCA), et de sa branche française l’Assemblée européenne des citoyens, avec des anciens des mouvements END, des dissidences de l’Est et d’autres, actif de l’Ecosse au Caucase. Ce fut l’occasion de retourner à nouveau assez souvent à Athènes, soit pour des rencontres directement ou indirectement liées à HCA, soit dans d’autres cadres, par exemple celui du Forum de Delphes un lieu de débat international animé par Sophia Mappa[17], ou pour des manifestations altermondialistes, comme le grand contre-sommet européen de Thessalonique en juin 2003 et même pour des vacances. Occasion à chaque fois de retrouver Périclès.

En juin 1993 Périclès m’a fait l’honneur de m’inviter à prendre la parole lors d’une rencontre pour le 25e anniversaire de mai 1968, dans les locaux de l’Ecole Polytechnique d’Athènes, le lieu même de la révolte des étudiants grecs. Dans le cadre de HCA, nous avions commencé à organiser des séminaires internationaux de jeunes militants associatifs. En 1993 le Conseil Inter-église pour la paix des Pays-Bas (IKV), un acteur majeur de HCA, avait mis en place des écoles d’été « de dialogue inter-religieux » en Serbie, Bosnie-Herzégovine et Kosovo, Monténégro et Macédoine, dans le contexte des guerres yougoslaves. En 1996 nous avons décidé ; d’organiser de telles rencontres, élargies et sans référence confessionnelle ; les « Séminaires pour le dialogue et la compréhension mutuelle » (SIDU), le premier tenu à Anoghia, en Crète. Les participants, en grande majorité de moins de 30 ans, venaient des Balkans, de Turquie, du Caucase, d’Europe centrale et occidentale et d’ailleurs[18]

En 2000, nous (AEC France), avons organisé un SIDU à Algajola, en Corse. J’avais invité Périclès et Murat Belge, un vieux militant turc très semblable à Périclès… et aussi différent bien sûr. Las, devant se faire opérer en urgence d’un cancer Murat n’a pas pu venir et l’un de mes grands regrets est que par la suite je ne suis jamais arrivé à faire vraiment se rencontrer ces deux-là. La réunion d’Algajola fut un succès. On chantait pas mal, nous étions en Corse et nous coopérions avec la Casa Musicale de Pigna, village voisin. Notre amie et chanteuse de jazz, serbe du Kosovo, Irina Karamarkovic avait même salué l’arrivée de Périclès en lui chantant Vima, Vima, un succès de Haris Alexiou :

« Pas à pas, je sens que tu reviendras

Comme la vague pour me bercer

Mais tous les soirs sont de la même couleur

Toujours gris et tu n’es pas encore venu… »

En 2004, élargissant Synapismos, est créée la nouvelle Coalition de la Gauche radicale Synaspismós Rizospastikís Aristerás Syriza regroupant treize mouvements de gauche radicale ou écologistes. En 2007, cette coalition obtient 5% aux élections législatives et 14 sièges dont Périclès, élu député dans la circonscription d’Athènes Centre. Ironie de l’histoire, au même moment, Martine Billard[19] est élue députée de Paris-Centre ; je leur ai fait remarquer que deux anciens de Révolution! tenaient alors le centre de deux capitales…

Efsyn.gr

Mais Périclès est battu aux élections de 2009, où Syriza recule (4,8% des voix). Il ne s’investit pas trop dans le mouvement dont Alexis Tsipras prend la tête en 2009, et qui devient un parti (et non plus une coalition) en 2012.

Périclès peut constater, avec satisfaction, les progrès électoraux de Syriza en mai 2012 (16,8% et 52 sièges) dépassant le PASOK, puis en juin 2012 (26,9% et 70 sièges), enfin en janvier 2015 (36,3%, 149 sièges) qui permettent à Alexis Tsipras de former le gouvernement. Mais il est critique : « Ainsi » précise-t-il « en 2009, après la première conférence nationale (de Syriza) et la situation qui en a découlée, j’ai compris que, dans un parti sans structure ni organe, apparaissait forcément un leader, et que les choses allaient devenir incontrôlables. Je suis parti discrètement, ayant par ailleurs la capacité d’exprimer mon opinion dans des journaux (notamment Eleftherotypia). Depuis lors, j’ai continué mon chemin ».[20]

Avec la crise économique et financière dramatique que connait la Grèce à partir de 2011, le journal Eleftherotypia, comme d’autres, disparait. Un groupe de journalistes décide de créer un media en ligne, Efimerida ton Syntakton (le journal des rédacteurs) ou simplement EfSyn, un « journal de rédacteurs », totalement indépendant et qui parle de ce que les médias mainstream oublient la plupart du temps : les histoires de la société, des migrants, des réfugiés, de l’éducation, de l’écologie, des mouvements de femmes… Et à la surprise générale, le journal est un succès.

Périclès en est dès le début. Il va y tenir une chronique régulière, parlant de politique, d’histoire, des femmes, de la vie, d’érotisme, de vent, de cuisine, d’aventures, de films… En même temps il est de plus en plus reconnu, son livre Anthropofylakes (La filière) fait l’objet de nouvelles éditions, d’une adaptation théâtrale, d’un documentaire. D’autres œuvres sont publiées, jouées…

Photo : Katerina Hatzidimitriou

Il a vécu toute sa vie dans le dénuement matériel mais aussi dans la fécondité intellectuelle et créatrice, l’amitié et la générosité partagées, la lucidité et l’engagement. Il atteint, ces dernières années, une forme de plénitude. C’est en tout cas ainsi qu’il m’est apparu, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés physiquement en février 2017, alors que j’étais à Athènes pour une conférence du réseau CLAIM, le Réseau citoyen pour la paix, la réconciliation et la sécurité humaine initié par nos camarades turcs de Yurttaslik Dernegi – HCA, avec des Bulgares, des Serbes, des Kosovars, des Bosniens, des Monténégrins et le soutien de Grecs et de Français.

Périclès nous expliquait : « j’ai une théorie révolutionnaire bien établie et tout le monde n’est pas d’accord avec moi. La vie est une. De la façon dont nous marchons à la façon dont nous travaillons, à la façon dont nous nous battons et revendiquons les choses dans la société. Je ne fais pas de distinction entre mobilisation politique et mobilisation artistique. C’est la même chose »[21]. Dans le numéro spécial d’hommage d’Efsyn George Stamatopoulos dit très justement que Périclès était «  l’aîné ; indépendant, noble, tendre, tranchant »[22]

Je retiendrai toujours le gout âpre du vin retsina doré que nous allions chercher avec Périclès dans une petite boutique d’Akrata, et que le marchand versait cérémonieusement d’une vaste amphore, comme au temps très lointain d’un autre Périclès. Mais lui nous avait prévenu dès 2007 :

« C ‘est pourquoi je vous dis, je sais à quoi ressemblera la mort. Une nuit simple, comme les autres ».

Epilogue  

Ultime avertissement : dans son tout dernier éditorial « Les personnes sans statut », paru dans Efsyn, le 7 mars 2020, Périclès rappelait l’attitude des démocraties dans les années 1930, quand elles refoulaient les demandeurs d’asile persécutés et s’inquiétait, en conclusion du texte, pour aujourd’hui : « une même logique se propage rapidement avec le développement de l’extrême-droite :  dehors les migrants. Mais où donc ? Dans les camps. Et nous imaginons les étapes suivantes. Pour certains, les nazis sont toujours une référence ».

 

Paris, le 15 avril 2020.

 

Notes

[1] Périclès Korovessis : La filière, témoignages sur les tortures en Grèce. Traduit du grec par Marc Villers, éditions du Seuil, 1969

[2] Entretien de Périclès Korovessis avec Dionisys Marinos, publié le 21 février 2020 sur Andro.gr  andro.gr/zoi/periklis-korovesis-the-meaning-of-life/

[3] Manolis Glezos (1922-2020), militant communiste, jeune résistant, condamné à mort par les nazis, puis pendant la guerre civile grecque, emprisonné et condamné à mort en 1948 par le gouvernement grec pro-occidental, gracié dit-on après intervention directe du général De Gaulle. Libéré en 1954, il sera élu député du parti de gauche grec EDA. Arrêté en 1958, jugé pour « espionnage » et condamné à neuf ans de prison et de déportation, il est libéré en 1962, suite à une grande campagne internationale. La dictature des colonels l’enverra une fois de plus en prison et en déportation, il y restera jusqu’en 1971. Après la chute de la dictature, il tentera en vain de faire revivre EDA et deviendra député du PASOK en 1981, puis une première fois député européen en 1985. Il s’éloignera du PASOK pour se consacrer à la démocratie locale, et sera candidat sur les listes de Synaspismos en 2000. Il participe la fondation de Syriza en 2004 et sera élu député de ce parti en 2012 et de nouveau au parlement européen en 2014 dont il sera le doyen d’âge. En 2015, après l’acceptation par le gouvernement Tsipras du diktat de l’Union Européenne, il quittera Syriza et sera candidat d’Unité Populaire aux élections de septembre 2015. Cf. le texte d’hommage de Panagiotis Sotiris contretemps.eu/manolis-glezos-present/

[4] Membre de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire en 1968 puis de la Ligue communiste et de Révolution!; Il a fondé en 1996 l’Acrimed (Action critique des médias).

[5] Révolution! (du nom de son journal) était un petit groupe de la gauche révolutionnaire des années post-68, formé en 1970 par des militants principalement sortis de la Ligue Communiste. Ce groupe s’est étoffé dans les années 1970, devenant Organisation Communiste Révolution (OCR), qui fusionnera en 1976 avec les militants de la Gauche Ouvrière et Populaire (GOP), issus du PSU, pour former l’Organisation Communiste des Travailleurs (OCT), mais cette dernière ne survivra pas et disparaîtra à la fin des années 1970.

[6] L’histoire de l’assassinat de Lambrakis est le sujet de Z, le magnifique film de Costa-Gavras, d’après le récit de Vassilis Vassilikos, sorti en 1969, qu’il faut voir et revoir.

[7] Entretien de Dionisys Marinos avec Périclès Korovessis, art. cit.

[8] Le livre de Périclès Korovessis, d’abord publié en France sous le titre : La Filière, sera traduit dans de nombreuses langues (en anglais The Method: A Personal Account of the Tortures in Greece), et après la chute des colonels Anthropofylakes fera l’objet de plusieurs éditions et adaptations en Grèce.

[9] Le CEDETIM, crée dans à la fin des années 60, à l’époque Centre d’Etudes Anti-impérialiste, aujourd’hui Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale.

[10] Le rébétiko, sorte de blues grec urbain, chanté dans les couches marginales d’Athènes et, surtout, du Pirée, s’est enrichit des apports des réfugiés venus d’Asie mineure dans les années 1920. Certaines chansons furent régulièrement l’objet d’interdictions car on y parle de femmes, de haschich et de mauvais garçons. Le rébétiko est l’une des fondements de la musique populaire grecque et il connut un renouveau au cours des années 1970, le répertoire étant repris par des groupes de jeunes politisés.

[11] Sur l’aventure de Révolution Afrique, cf. Gilles de Staal, Mamadou m’a dit. Les luttes des foyers, Révolution Afrique, Africa Fête, Paris, Syllepse, 2008. Madeleine Beauséjour est l’auteure du film réunionnais Koman I le la sours (La Source City) (1988), est décédée quelques années plus tard.

[12] Une première traduction française des Poèmes de Constantin Cavafy (1863-1933), précédés d’une présentation critique par Marguerite Yourcenar est parue dans la collection « Poésie » chez Gallimard en 1958.

[13]Cf. Bernard Dreano : « Les mouvements de paix en Europe dans les années 1980. La détente par en bas », in Alternatives Non-violentes, n°121, hiver 2001-2002, Les luttes non-violentes au XXe siècle, Tome 2.

[14]Michel Raptis dit Pablo (1911-1996) militant trotskiste grec, amis de jeunesse d’Andreas Papandreou. Il fut l’un des dirigeants de la Quatrième internationale de 1943 à 1965, très actif pendant la guerre d’Algérie en soutien au FLN. À l’époque il animait encore un réseau dit Tendance marxiste révolutionnaire internationale, qui avait œuvré pour l’exfiltration de Périclès hors de Grèce en 1969.

[15] Entretien de Dionisys Marinos avec Périclès Korovessis, art. cit.

[16] L’organisation révolutionnaire 17 novembre (en référence à l’insurrection de l’école Polytechnique contre la dictature) est un petit noyau armé qui, à partir de 1975, a commencé des attentats meurtriers en Grèce (contre des américains, des anciens de la dictature ou des politiciens de droite). Plusieurs militants de gauche grecs ont été accusés par les médias d’extrême-droite d’être « derrière le 17 N ». Les vrais membres du 17N n’ont été arrêtés qu’en 2002.

[17] Le Forum de Delphes créé en 1984 organisait régulièrement des séminaires, à Delphes ou ailleurs en Grèce ou à Paris. Son animatrice Sophia Mappa a publié de nombreux livres, dernièrement : Le changement social. La cité grecque interpelle les politiques occidentales, Paris, L’Harmattan, 2018.

[18] Cf. : Sur  les frontières. Dix ans de rencontres de jeunes pour la paix de la Bretagne au Caucase. Edité par l’AEC, 2006.

 [19] Martine Billard, adhérente en 1968 aux Comités d’Action Lycéens, puis au groupe Révolution! et à l’Organisation Communiste des Travailleurs (OCT). Elle rejoint les Verts en 1993, devient conseillère de Paris en 1995 et député en 2002. Elle sera réélue en 2007 mais quittera les Verts en 2009 pour rejoindre « en tant qu’écologiste de gauche » le Parti de Gauche (PG) fondé par Jean Luc Mélenchon, dont elle deviendra co-présidente. Battue aux élections de 2012 elle continuera son activité dans la France Insoumise (LFI.)

[20] Entretien de Dionisys Marinos avec Périclès Korovessis, art. cit.

[21] Entretien de Dionisys Marinos avec Périclès Korovessis, art. cit.

[22] Voir : efsyn.gr/node/239018.