Informaticien et chercheur, auteur de plusieurs ouvrages, Philippe Aigrain a fait partie des co-fondateurs du collectif Quadrature du Net en 2008, devenu une association qu’il a présidé jusqu’en 2017. Dans cet entretien, il analyse en particulier la menace d’une intensification de la surveillance numérique, au prétexte de la lutte contre la pandémie et sur la base d’une vision dépolitisée des outils numériques. Il plaide ainsi pour une politisation accrue de ces questions, supposant une réflexion collective et des luttes sociales autour de la dépendance numérique et des menaces que font peser toute une série de dispositifs informationnels sur les libertés publiques.
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CT : Philippe Aigrain, vous êtes l’un des fondateurs de la Quadrature du Net, pouvez-vous nous présenter l’association ?
Philippe Aigrain : La Quadrature du Net a été créée en 2008 sous la forme d’un collectif informel par un petit groupe d’activistes qui avaient été actifs dans les débats entourant la loi DADVSI (transcription de la directive européenne sur le copyright de 2001). Les premières années ont été marquées par des luttes contre la loi HADOPI, pour la reconnaissance de l’accès à Internet comme un droit fondamental et contre le traité ACTA.
Après le succès de cette dernière lutte (rejet par le parlement européen du traité), et les attentes qui en résultaient, la création d’une association loi de 1901 en janvier 2013 nous est apparue nécessaire. La création de l’association a permis de pérenniser l’embauche d’un petit groupe de permanents et de développer le recours aux dons, La Quadrature du Net étant financée autour de 70 % par les dons d’individus. Aujourd’hui, ces dons sont complétés par un financement de la FDH et un reste de financement des OSF. L’association ne sollicite pas de financements des États et limite strictement les dons d’entreprises. L’État a refusé d’accorder le bénéfice du rescrit fiscal à La Quadrature du Net.
En 2017, je me suis retiré de la présidence de l’association (qui fonctionne en pratique de façon collégiale) et Félix Tréguer et Benjamin Bayart sont devenus co-présidents. En 2019, ils ont passé la main à un groupe de jeunes activistes et juristes, et La Quadrature du Net a aujourd’hui un ensemble élargi de membres actifs. Alors qu’au départ les membres fondateurs étaient masculins, les femmes sont aujourd’hui beaucoup plus nombreuses dans l’équipe de permanents et les membres actifs.
Au cours de ses 12 ans d’activité, les sujets d’action de La Quadrature du Net ont aussi évolué :
– De 2008 à 2012, c’est la lutte contre les abus d’un droit d’auteur devenu droit des producteurs et éditeurs et ne servant ni l’accès à la culture, ni la plupart des créateurs qui ont été au centre des luttes.
– De 2013 à 2016, c’est la lutte juridique et politique contre la surveillance et les dispositions liberticides adoptées au nom de motifs sécuritaires qui est devenue centrale, La Quadrature du Net animant par exemple avec la LDH et de très nombreux autres groupes la lutte contre l’état d’urgence et la surveillance de masse. Dans cette période, nous avons liés des liens précieux avec des groupes très divers (de lutte contre les discriminations et les injustices sociales, féministes, écologistes).
– Depuis 2016, la problématisation du numérique (outil d’émancipation ou bien outil d’asservissement et de contrôle suivant les modalités ou les acteurs qui en contrôlent les orientations) qui avait toujours été au cœur de nos réflexions est devenue un sujet central dans l’ensemble de la société.
CT : Justement sur les potentiels aspects liberticides des usages actuels du numérique, quelles sont à l’heure actuelle les problématiques que soulèvent selon vous les applications de « tracking » que les gouvernements européens veulent mettre en place à l’heure du déconfinement ? Un article de Mediapart titre « StopCovid, l’exécutif s’embourbe » mais au-delà des problèmes techniques qui semblent difficiles à surmonter, que pensez-vous des conséquences politiques et sociales de sociétés acceptant la mise en place de ce genre de technique ?
P.A : Il y a 3 façons de penser et débattre des problèmes soulevés par des apps de traçage[1] :
– On peut admettre la légitimité et l’efficacité de ces applications et envisager comment limiter, par des solutions techniques, les risques qu’elles ouvriraient du fait d’exploitation indue des données.
– On peut considérer que l’atteinte aux droits fondamentaux est inévitable (même dans le cas où l’usage des applications serait laissé au choix de l’usager) et se poser la question de si cette atteinte est acceptable du fait des bénéfices supposés.
– La troisième approche, que j’adopte, consiste à élargir doublement le champ de vision : en interrogeant la légitimité et l’efficacité des apps de traçage d’un point de vue sanitaire et en envisageant les conséquences à terme de leur adoption sur un point clé : que sommes-nous prêts à déléguer à des algorithmes ?
La plupart des informaticiens, y compris dans des organismes comme l’INRIA où certaines équipes participent à des projets d’apps de traçage, ont adopté la seconde approche et considèrent que les solutions proposées (StopCOVID en France, approches reposant sur des technologies conjointes Apple/Google ailleurs) ne sont pas satisfaisantes, porteront atteinte aux droits fondamentaux (pas seulement la protection des données mais aussi la non-discrimination entre ceux qui les adopteraient et les autres personnes qui ne pourraient ou ne voudraient pas le faire). Ils les rejettent donc. Je m’en réjouis, mais je trouve cette critique insuffisante.
Depuis l’invention des ordinateurs, un débat fondamental porte sur ce qu’on est prêt ou non à déléguer à des algorithmes. Ce débat s’est intensifié avec l’ubiquité des dispositifs informatisés. Le solutionnisme numérique veut transformer la faillite des politiques en une occasion de progrès technique. Il est en cela très semblable au solutionnisme technique de la crise écologique qui entend éviter le changement humain et social par des remèdes techniques.
Or s’il est un point sur lequel les acteurs raisonnables des politiques sanitaires s’entendent, c’est que l’essentiel de l’identification et du suivi des personnes infectées ou susceptibles de l’avoir été relève de la mobilisation d’un grand nombre d’acteurs humains, de leur attention, de leur empathie pour les personnes qu’ils interrogeront, du soutien et de l’environnement de travail qu’on lui fournira.
Je rejoins le point de vue exprimé dans la tribune publiée par Didier Sicard, Benoît Thieulin, Maurice Ronay, Godefroy Beauvallet et Sophie Pène dans Libération du 28 avril 2020. Équipons les traceurs de bons outils d’assistance informatique strictement internes à leur activité (bases de données, aide à utiliser les données fournies par les personnes testées) et laissons-les faire le travail qui est vraiment utile du point de vue sanitaire.
Enfin et surtout, évitons de créer un précédent, peut-être irréversible, de l’acceptation d’être surveillé dans tous ses déplacements par un outil technique de plus par rapport à ceux qui existent déjà, et qui le ferait « pour notre bien ».
CT : On parle d’ailleurs de cet effet cliquet, ce précédent qui rend beaucoup plus facile des usages inappropriés, excessifs, liberticides des outils numériques, j’imagine que vous pourriez nous donner beaucoup d’exemples concrets sans pour autant citer la Chine. Qu’en est-il de ces précédents en France et dans le monde occidental dans les dernières années ?
P.A : L’expression d’effet cliquet a d’abord été employée pour désigner des dispositions juridiques ou réglementaires qui ne permettaient plus de revenir sur un choix mais seulement de l’aggraver. Ce fut en particulier le cas pour les mécanismes de propriété (y compris intellectuelle), l’attribution d’un statut de personnes aux entreprises, et plus généralement l’interdiction d’introduire des préférences d’ordre social ou politique dans les mécanismes de marché. Les conséquences en ont été désastreuses pour la démocratie et les droits sociaux ou culturels.
Dans le domaine de l’informatique, d’internet puis du Web, la situation a été plus complexe, car jusqu’en 1998, on a assisté à un transfert de capacités d’action des acteurs dominants (grands groupes de télécommunication, IBM) vers des acteurs de la recherche universitaire ou des initiatives sociétales. Mais dès le début des années 1980, il est perceptible que l’appropriation des logiciels et des matériels par des acteurs propriétaires était porteuse d’un risque majeur de confiscation du potentiel émancipateur des usages.
Mis à part le cas des moteurs de recherche (qui aurait dû alerter davantage), ce n’est qu’à partir de 2005 qu’on a assisté à une véritable contre-révolution avec une recentralisation massive des services Web (réseaux sociaux, hébergement vidéo ou des applications dans le « cloud ») et à une réappropriation des matériels avec la diffusion massive des smartphones et des « box » d’accès à internet (dès 2002).
Deux facteurs peuvent être considérés comme similaires aux effets cliquet dans la mesure où ils rendent difficile le rééquilibrage en faveur des droits et capacités : l’appropriation des matériels par les opérateurs (FAI, mais aussi fournisseurs d’électricité) et les producteurs de systèmes d’exploitation (Apple, Google) et les effets de réseaux qui rendent difficile de quitter les réseaux sociaux. Des batailles discrètes mais puissantes ont permis à ces acteurs de bétonner leurs positions, y compris en exploitant notre consentement.
La politisation de ces questions se développe, mais il est clair que ce n’est qu’en rejettant des matériels vecteurs de l’asservissement numérique (les smartphones principalement) et de certains services centralisés que nous pourrons rendre au numérique son potentiel émancipateur. Les objets connectés (compteurs électriques, caméras de vidéo-surveillance, dispositifs biométriques) représentent un risque supplémentaire d’ubiquité de cet asservissement. La lutte passera nécessairement par une forme de luddisme personnel et des combats sociaux difficiles.
En parallèle, il faut chérir et protéger les espaces du monde numérique qui échappent encore à cette dépendance, fut-ce imparfaitement : ordinateurs personnels mus par des systèmes en logiciels libres, sites web hébergés chez des hébergeurs respectueux des données et des usagers.
Enfin concernant la Chine, il faut remettre à leur place ceux qui voient dans les systèmes numériques de mesure de la valeur sociale des individus par des moyens numériques (en Chine) une simple préférence culturelle pour la collectivité par rapport à l’individualisme occidental. Demandez ce qu’ils en pensent au million de Ouïghours prisonniers dès l’enfance dans des camps de rééducation de leur « valeur sociale ».
Cependant, le vrai drame occidental, c’est que les pouvoirs post-démocratiques en décrépitude cherchent tous les prétextes pour suivre la même route, de façon bien plus discrète, mais néanmoins dangereuse. Au prétexte du terrorisme, nous avons eu la surveillance et la suspicion généralisées. Nous verrons si nous parvenons à échapper à un nouveau pas de dépendance numérique au prétexte de la pandémie. La crise climatique et celle de la bio-diversité elles-mêmes portent des risques de cet ordre, car lorsque l’incurie des gouvernements et des acteurs économiques capitalistes à y faire face ne pourra plus être cachée, ce sont des « solutions » autoritaires qu’ils choisiront.
C.T : Comment d’après vous passer à la « contre-attaque » ? Vous parlez de « luddisme personnel » mais n’est-il pas surtout nécessaire de créer une contre-hégémonie numérique (vous parlez d’ailleurs des systèmes d’exploitation libres ou des hébergeurs respectueux) en créant des alternatives désirables ?
P.A : Cette question est évidemment essentielle mais aussi difficile. Soulignons d’abord que certains acteurs militants ont pris à bras le corps le problème. C’est par exemple le cas de Framasoft qui a développé (https://degooglisons-internet.org/fr/list/), plusieurs dizaines de services Web en logiciels libres qui fournissent des fonctionnalités semblables à la part « utile » des GAFAM, dans le respect des droits des usagers et sans les agréger en un service unique qui capture toute l’existence numérique d’un individu ou d’un groupe.
Il y a cependant une limite à ces approches d’alternatives « imitatives ». Elles laissent entière la question de pourquoi est-il pertinent d’utiliser le numérique, dans quelle praxis individuelle et collective, avec quelle articulation entre les pratiques et interactions numériques et la vie hors numérique ? Je me débats avec cette question dans mes pratiques quotidiennes, comme auteur, éditeur ou performeur mais aussi dans mes amitiés et mes actions militantes.
Dès 2005, j’avais tenté de formuler ces enjeux dans un texte écrit pour l’association Ars Industrialis créée par Bernard Stiegler (« Alternance et articulation », http://www.arsindustrialis.org/node/1944). Si j’ai beaucoup agi depuis, le progrès a surtout consisté à prendre la mesure des difficultés. Dans un texte récent, écrit pour la conférence inaugurale du Centre Internet et Société du CNRS (Le quatrième âge de l’informatique sociale) j’ai souligné qu’il faudra agir à la fois en reconstruisant une infrastructure technique et juridique et en agissant au niveau des pratiques des individus et des groupes.
La définition d’une praxis sociale des dispositifs informationnels ne peut pas attendre l’existence d’une nouvelle infrastructure, elle doit se développer sur le tissu existant en en rejetant des parties et en utilisant au mieux d’autres. À mon sens il s’agit de garder l’ordinateur personnel (avec un système d’exploitation libre) comme centre informationnel de l’individu et à y associer prudemment certains dispositifs ou services web spécialisés ne servant qu’à un type d’activités. Considérer l’ordinateur comme un outil pour des pratiques personnelles et la gestion d’une représentation personnelle de l’univers informationnel.
Refuser ces ordinateurs infirmes que sont les smartphones sur le devenir desquels nous n’avons aucun pouvoir d’action. Penser carnet d’écriture, machine à calculer, commonplace book. Pour les pratiques collectives, utiliser des sites collaboratifs dont les usagers décident des règles de fonctionnement, et ne jamais laisser l’urgence nous déposséder du temps de la problématisation des moyens techniques. Ne jamais utiliser de réseaux sociaux généralistes comme Facebook et n’utiliser les « médias sociaux » (comme le microblogging) que pour des activités strictement délimitées, par exemple la recommandation, à l’exclusion du débat. Mais ces indications ne doivent jamais conduire à rejeter ceux qui ne les adoptent pas ou pas encore.
Enfin, l’invention d’une socialité avec le numérique est balbutiante, mais c’est avec des philosophes et des anthropologues qu’elle se construit, car elle est inséparable de la pensée des êtres humains comme part du vivant en général. La pandémie actuelle l’illustre, mais ce sera une tragédie si elle nous prive durablement de faire progresser l’extraordinaire bouillonnement qui entoure ces questions.
On est donc loin de la contre-hégémonie numérique. Mais ce que nous apprend un livre comme La société ingouvernable : Une généalogie du libéralisme autoritaire, de Grégoire Chamayou, c’est que quand, dans les années 1960-1970, les expérimentations de modes de vie, le refus de l’assignation à la consommation, la remise à sa place du travail et la défense de droits pour ceux qui le font et en utilisent les produits, paraissaient bien limitées, les tenants du statu quo capitaliste en étaient fort effrayés. Ils le sont bien plus encore des esquisses d’aujourd’hui, et leur brutalité est en proportion.
Propos recueillis par Pierre Bronstein.
[1] J’utilise le mot app parce qu’il s’agit d’applications d’une nature particulière, fonctionnant sur des appareils (les smartphones) et des réseaux (téléphoniques, GPS associés aux systèmes d’applications d’Apple et Google, à un moindre degré bluetooth) qui ne sont pas sous le contrôle de leurs usagers.