Crise pétrolière et Covid-19 dans les États du Golfe : les travailleurs migrants dans l’étau

Une fois de plus, de nombreux travailleurs migrants sud-asiatiques dans le Golfe se trouvent plongés dans des situations extrêmement précaires, provoquées par les convulsions économiques mondiales. Au cours des dernières semaines, j’ai parlé, par téléphone et messagerie, avec des travailleurs indiens travaillant dans le Golfe pour savoir comment la pandémie mondiale de coronavirus affecte leur vie. Avec l’arrêt des projets pétroliers, en raison de la baisse de la demande et des précédentes guerres de prix entre l’Arabie saoudite et la Russie, les travailleurs migrants d’Asie du Sud craignent de plus en plus de ne pas être payés pour leur travail et que leurs entreprises ne paient plus pour leur logement dans les camps.

Ces inquiétudes sont loin d’être exagérées, surtout si l’on considère l’expérience d’un grand nombre de travailleurs qui ont été abandonnés à la suite de la récession de 2008. Les circonstances sont aujourd’hui plus difficiles. Avec l’isolement forcé pour contenir la propagation du virus et les restrictions de mouvement entre les camps pour travailleurs, on ne sait pas comment ceux qui sont abandonnés en vertu des restrictions de quarantaine actuelles pourront satisfaire leurs besoins quotidiens. Ils font face à l’incertitude, s’inquiètent pour la santé de leur famille et se demandent comment eux et leur famille survivront s’ils perdent leur emploi.

En 2009, je me suis assise avec un groupe de travailleurs migrants sud-asiatiques qui vivaient dans un camp abandonné à Sharjah, dans les Émirats arabes unis (EAU)1. Alors que j’écoutais ces hommes raconter leurs expériences, un musulman indien, Aijaz, s’est tourné vers moi et m’a demandé en hindi : « Nous n’avons pas de diplôme, aucun de nous ne sait lire. Pourquoi ne nous donnent-ils pas l’argent qu’ils nous doivent ? … Pourquoi personne ne nous aide ?» Aijaz et les autres résidents du camp abandonné ne sont que quelques-uns parmi des Sud-Asiatiques que j’ai rencontrés lors de mes recherches en 2009 et 2010 aux EAU. À cette époque, le Golfe était encore sous le choc de la Grande Récession de 2008 et de nombreux projets pétroliers étaient au point mort. Les entreprises ont fait faillite et les propriétaires de sociétés ont fui les EAU par crainte de la prison pour dette.

Les travailleurs abandonnés me disaient souvent qu’ils n’étaient jamais payés pour le travail qu’ils avaient accompli avant la fermeture de leur entreprise. Non seulement ils n’étaient pas payés, mais les hommes de ces camps n’avaient pas accès à l’eau, à la nourriture et à l’électricité. Les travailleurs abandonnés étaient dépendants de ceux employés vivant dans les camps voisins, qui partageaient leur nourriture et leur eau. Un groupe de volontaires sud-asiatiques des classes moyennes et supérieures a également apporté son aide en procurant de la nourriture pour l’iftar [repas qui est pris chaque soir] pendant le Ramadan et en fournissant des articles de toilette. Finalement, ces volontaires ont organisé une collecte de fonds et, avec les recettes, ont acheté des billets d’avion pour le retour d’Aijaz et de ses camarades de camp.

Aujourd’hui, dans le contexte de la pandémie, les travailleurs migrants d’Asie du Sud sont captifs des décisions des gouvernements et des entreprises. Ils n’ont guère la possibilité de faire leurs propres choix et n’ont pas de bonnes solutions. Les travailleurs craignent que, s’ils restent dans le Golfe, ils soient abandonnés par leurs employeurs et infectés par le coronavirus en raison de l’exiguïté des habitats dans lesquels ils sont reclus. S’ils retournent en Inde en étant confinés, ils craignent la famine, l’endettement croissant, le chômage, la perte éventuelle de la toute petite propriété foncière et la campagne anti-musulmans du gouvernement de Narendra Modi.

 

Covid-19 et confinement dans le Golfe

Les travailleurs migrants sud-asiatiques, même avant la pandémie de coronavirus, vivent dans des camps surpeuplés, largement isolés du reste des résidents du Golfe. Aujourd’hui, ces lieux surpeuplés et isolés impliquent qu’ils sont également de plus en plus menacés de contracter le Covid-19. Comme les pauvres dans une grande partie du monde, les travailleurs migrants contractent la maladie et en meurent à un taux plus élevé que le reste de la population.

L’infection dans le Golfe est en pleine croissance. Le 14 avril 2020, les États du Golfe ont signalé collectivement 16’613 cas de Covid-19. Au 29 avril, les États du Golfe comptaient 50’572 cas. Le Qatar a le taux d’infection le plus élevé, avec 4361 cas pour 1 million. La majorité des personnes infectées sont des travailleurs migrants vivant dans un camp de travail en dehors de Doha. Le 11 avril, le Bahreïn a déclaré que 45 des 47 personnes nouvellement diagnostiquées étaient des travailleurs étrangers et, le 23 avril, des centaines de travailleurs migrants ont été mis en quarantaine après qu’un nombre inconnu a contracté la maladie. L’agence de presse saoudienne a indiqué le 5 avril que 53% des cas en Arabie saoudite étaient des migrants et le ministère de la Santé a indiqué le 16 avril que les travailleurs étrangers représentaient 80% des nouveaux cas de Covid-19 dans le pays.

Bien que les rapports soient fragmentaires, dans l’ensemble du Golfe, on pense que les travailleurs étrangers représentent la majorité des infections et des décès par Covid-19. L’accès des travailleurs aux ressources médicales semble toutefois dépendre en grande partie des politiques des employeurs. Selon les travailleurs migrants d’Asie du Sud avec lesquels je me suis entretenue, ils font également face à des difficultés lorsqu’ils cherchent à se faire soigner. Cela s’explique, en partie, par leur connaissance limitée des ressources médicales dans le Golfe.

En outre, les migrants doivent subir des examens médicaux avant de s’installer dans le Golfe, ce que beaucoup trouvent désagréable, peu familier et intrusif. Les migrants sont dissuadés de chercher à se faire soigner en raison de cette expérience limitée et négative des soins de santé et du fait que de nombreux parmi eux connaissent des collègues qui ont été renvoyés chez eux – et ont perdu leur emploi – pour cause de maladie.

Malgré ces préoccupations, lorsqu’une clinique d’Abu Dhabi a proposé un test Covid-19, elle a attiré des centaines de personnes, pour la plupart des travailleurs à bas salaire. En outre, des employeurs m’ont dit qu’ils avaient emmené des employés présentant de graves symptômes dans les hôpitaux locaux. Tous les travailleurs n’ont pas le même accès aux soins de santé. Récemment, un groupe d’ouvriers indiens travaillant à Ajman [capitale de l’émirat d’Ajman] et qui sont malades du Covid-19 ont envoyé un message par Twitter au ministre en chef de l’État de Telangana en Inde et au Times of India pour dire qu’ils étaient maintenus en quarantaine et qu’on ne leur fournissait pas de médicaments.

Le retour en Inde – avant d’être en mesure de payer leurs dettes – signifie que les migrants ne peuvent pas subvenir aux besoins de leur famille. En outre, cette dette fait courir le risque que les quelques actifs de leur famille, comme leurs petites exploitations agricoles, soient saisis par les prêteurs. Par exemple, Raj, qui travaillait à Charjah, aux Émirats arabes unis, mais qui était en congé bisannuel dans son village du sud de l’Inde lorsque des restrictions de voyage ont été mises en place, m’a dit qu’il était «désespéré» de retourner à son travail à Charjah parce qu’il n’y a «ni argent ni nourriture» dans son village. Il craint de perdre son emploi aux Émirats arabes unis et, par conséquent, d’être incapable de payer ses dettes. Prévoyant un avenir sombre, Raj pense qu’il sera bientôt «sans emploi et sans terre».

 

La montée du «sentiment anti-musulman» en Inde freine également les retours

Les migrants indiens expliquent qu’ils n’ont guère le choix de rester dans le Golfe ou de retourner en Inde, mais qu’aucune de ces options n’est «bonne». Lorsque je demande ce qui va se passer ensuite, certains répondent en utilisant une expression arabe, tawakkaltu ala-Allah, indiquant qu’ils «ont confiance en Dieu». D’autres me répondent en me demandant simplement en hindi, kya karo? ou «que dois-je faire?» Les deux réponses soulignent le fait que les travailleurs migrants intérimaires sont extrêmement limités pour décider de leur propre avenir. À la merci des décisions du gouvernement et des entreprises, ils s’inquiètent de la suite des événements. S’ils sont contraints de rester dans le Golfe, ils risquent leur santé et leur emploi, tandis que leur retour en Inde comporte ses propres risques.

De nombreux migrants craignent que la discrimination religieuse qu’ils subissent régulièrement en Inde, en tant que musulmans, ne s’aggrave à l’heure actuelle. Un nombre disproportionné de migrants indiens dans le Golfe sont musulmans. En Inde, les musulmans sont confrontés à toute une série d’inégalités sociales et économiques. Faiz, un musulman indien travaillant à Abu Dhabi, a expliqué comment la discrimination religieuse a contribué à sa décision d’émigrer :

«Les hindous trouvent plus facilement du travail [en Inde]. Nous [les Indiens] avons un gouvernement laïc, mais en fait, la plupart des non-musulmans sont favorisés… Lorsqu’il y a un nom musulman [sur une demande d’emploi ou un CV], ils [les employeurs] ont une attitude différente, et cela s’applique presque toujours au gouvernement, à l’éducation et aux affaires.»

Selon un rapport publié en 2006 par le gouvernement indien, les musulmans indiens vivent dans des zones où les infrastructures sont médiocres et ils sont régulièrement victimes de discrimination dans la sphère publique2. Les musulmans indiens sont également désavantagés par des taux d’alphabétisation plus faibles, un accès inégal aux institutions éducatives et gouvernementales et une représentation biaisée dans les médias. Ces désavantages convergent souvent avec les disparités économiques régionales pour accentuer les inégalités auxquelles les musulmans sont confrontés.

Il y a de fréquents rapports de violences visant les musulmans en Inde, qui sont en étroite corrélation avec les politiques nationalistes hindoues qui excluent politiquement les musulmans. Un exemple récent est la loi d’amendement de la citoyenneté, adoptée en 2019, qui accélère la procédure de citoyenneté pour les Sud-Asiatiques de toutes religions qui entrent en Inde, à l’exception des musulmans. Suite à l’adoption de cette loi, des protestations sur l’exclusion des musulmans ont éclaté dans toute l’Inde.

Fin février 2020, des manifestations dans la capitale New Delhi ont conduit à de violents affrontements entre hindous (y compris des membres des forces de police) et musulmans. Les émeutes ont fait au moins 53 morts, dont deux tiers de musulmans3. Pendant ces émeutes, un groupe criant «L’Inde aux hindous» et d’autres slogans nationalistes hindous a défilé autour d’une mosquée en feu et a placé un drapeau de dieu hindou sur le minaret de la mosquée4.

Aujourd’hui, le coronavirus ne fait qu’attiser la violence anti-musulmane en Inde. Au cours des dernières semaines, les médias sociaux en Inde ont fait circuler de fausses accusations selon lesquelles les musulmans indiens diffusent le Covid-19, et ces rumeurs sont ensuite utilisées pour inciter à la violence contre les musulmans. Le 7 avril, par exemple, des hindous ont attaqué un groupe d’hommes musulmans au Jharkhand [Etat indien qui a été séparé du Bihar] et ont tué une personne après que des rumeurs se sont répandues selon lesquelles des musulmans «crachaient» afin d’infecter délibérément des hindous avec le coronavirus5.

 

Les travailleurs migrants ont besoin de garanties internationales

La discrimination, la violence et le manque de ressources en Inde font que le rapatriement des travailleurs migrants ne répond pas aux crises des droits de l’homme qui sont exacerbées par la pandémie mondiale. Les mêmes inégalités sociales et économiques qui ont influencé le choix des migrants de se rendre dans le Golfe pour y travailler entraîneront des taux de famine plus élevés pendant le confinement de l’Inde et des taux de mortalité plus élevés en raison de la Covid-19.

De même, il est également insupportable pour les migrants sans emploi de rester dans le Golfe sans garanties et surveillance supplémentaires. Les expériences des travailleurs abandonnés à la suite de la récession mondiale de 2008, les conditions de vie actuellement déplorables des travailleurs et les ressources limitées signifient que les migrants dans le Golfe vivent dans des circonstances extrêmement dangereuses.

Si nombre de ces problèmes peuvent sembler propres au Golfe, les expériences des travailleurs migrants dans le monde entier démontrent les connexions mondiales et les défis que représente la résolution des crises dans les cadres nationaux. Les prochaines mesures prises par les gouvernements et les organisations internationales doivent envisager des réponses au coronavirus à une échelle qui dépasse les frontières nationales afin de développer des garanties pour protéger la vie et les moyens de subsistance de ceux qui sont les plus vulnérables au virus et aux vicissitudes du capitalisme.

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Cet article a été publié dans Middle East Report Online, en date 30 avril 2020, et traduit par la revue A l’Encontre.

Andrea Wright est professeure adjoint au Department of Anthropology and the Program in Asian and Middle Eastern Studies at William & Mary.

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Illustration : travailleurs migrants à Dubaï – Photo: picture-alliance/K. Jebreili.

références

références
1 A l’exception des fonctionnaires, tous les noms sont des pseudonymes.
2 Prime Minister’s High Level Committee, Social, Economic and Educational Status of the Muslim Community of India, (Government of India, November 29, 2006).
3 PTI, “It’s Official,” TheWire.in, March 8, 2020; Jeffrey Gettleman, Sameer Yasir, Suhasini Raj and Hari Kumar, “How Delhi’s Police Turned Against Muslims,” The New York Times, March 12, 2020.
4 Naomi Barton, “Delhi Riots,” TheWire.in, February 25, 2020.
5 Arunabh Saikia, “The Other Virus,” Scroll.in, April 8, 2020.