Je poursuis et approfondis ici une réflexion entamée il y a plus d’un an déjà autour du texte » Parti et mouvement : quelles stratégies organisationnelles pour dépasser le capitalisme ?« . Le mouvement des gilets jaunes, puis la mobilisation historique contre la retraite par points et la crise sanitaire actuelle posent en France, avec une acuité renouvelée, l’exigence de réponses dans le champ politique. Ces réponses sont d’autant plus nécessaires que face à la progression des postfascistes (Traverso 2017), les différentes réponses politiques au sein de la gauche radicale n’ont pas été satisfaisantes à cette heure que cela soit en France (NPA, Front de Gauche, France Insoumise) ou ailleurs (Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, le Labour en Grande Bretagne). Je vais défendre ici trois thèses simples, mais qui sont me semble-t-il à contre-courant d’une certaine idéologie mouvementiste assez présente dans notre camp :
Thèse N°1 : Nous avons absolument besoin de partis au sens ancien du terme, qui présentent un fonctionnement démocratique et un respect du pluralisme, mais qui soit capable d’une unité d’action dans la durée qui vise le dépassement du capitalisme et du productivisme.
Thèse N°2 Il est nécessaire de dissocier les fronts politiques et sociaux larges qu’il sera nécessaire de constituer pour gagner différentes batailles sociales ou des victoires électorales, d’organisations politiques qui défendent dans la durée une transformation révolutionnaire de la société. Si nous devons nous départir du parti révolutionnaire comme avant garde du prolétariat, la construction d’une organisation qui défende une perspective révolutionnaire demeure cruciale pour défendre quatre axes : (i) la nécessité du dépassement du capitalisme, (ii) la centralité de la lutte des classes et d’une transition écologique radicale, (iii) l’intersection entre les oppressions racistes et de genre et l’exploitation capitaliste, (iv) l’exigence d’une démocratie sociale.
Thèse N°3 : Aujourd’hui, les militants défendant ces perspectives n’ont plus de maison commune où débattre des deux thèses précédentes, il est urgent de reconstituer un parti écologiste et socialiste de transformation révolutionnaire de la société qui puissent agir dans les recompositions sociales et politiques toujours à l’œuvre aujourd’hui.
Dans l’article publié en 2018, je proposais le cadre suivant. La lutte contre le capitalisme revêt trois dimensions : les luttes économiques contre les différentes formes d’exploitations, les luttes politiques contre les positions acquises par les classes dominantes au sein des institutions et la bataille idéologique contre les idéologies dominantes qui entravent l’émancipation (discrimination sociale, racisme, patriarcat) ou la transition écologique (consumérisme). Cette lutte s’incarne dans trois champs sociaux distincts que sont le champ syndical, le champ politique et le champ de la société civile, chacun d’entre eux ayant ses spécificités et devant conserver son autonomie relative. J’y discutais donc déjà de la spécificité de l’organisation politique par rapport aux autres formes d’organisation de la lutte contre le capitalisme que sont le syndicat ou l’association, mais je ne détaillais pas le mode de fonctionnement souhaitable de ces organisations politiques.
Or depuis plusieurs années, il s’est répandu l’idée sans vrais fondements théorique ou pratique, selon laquelle la forme « parti » serait devenue obsolète. Il me semble qu’il faut revenir sur cette fausse bonne idée. D’abord, la construction de partis, comme celle de syndicats est un acquis du mouvement ouvrier, plus qu’une création de la bourgeoisie. Le parti permet une définition démocratique et collective d’orientations communes à un groupe de personnes. Son existence dans la durée, permet d’accumuler au cours du temps un certain nombre d’expériences concrètes. Les partis sont donc potentiellement des creusets où dialoguent la praxis et la théorie. Selon moi, il est impossible de construire une vraie théorie révolutionnaire en dehors d’une praxis collective, qui s’appuie sur ce que Gramsci appelait des intellectuels organiques[1], qui font corps avec les classes dont ils défendent les intérêts.
La critique de la forme « parti » s’appuie sur plusieurs mauvaises raisons de fond qui sont finalement rarement discutées. La première qui me semble centrale dans la période est le refus de la soumission aux décisions collectives. La contre révolution néolibérale a très fortement développé un individualisme, qui incarne à tort, y compris souvent dans notre camp, un des fondements de l’émancipation. Être émancipé, cela rimerait avec être libre et insoumis à toute idéologie politique. Cette vision de la liberté est anthropologiquement fausse. La liberté ne se conçoit que dans une relation aux autres. D’autre part, cette vision d’une éventuelle souveraineté individuelle inaliénable qui ne devrait pas être soumise au collectif se fonde sur une vision naïve du fonctionnement des idéologies dominantes. L’individu seul devant BFMTV a de bonnes chances de devenir sexiste et raciste. C’est par l’organisation collective que nous combattons les idéologies dominantes qui sont promus jours après jours par ceux qui contrôlent les canaux de la reproduction des idéologies dominantes comme la radio, la télévision, l’église ou même l’école.
Il existe des raisons plus légitimes à la critique de la forme « parti » sur lesquelles il est nécessaire de revenir. La première que j’avais déjà mentionnée dans l’article précédent est que la forme « parti » serait l’expression de classes sociales elles-mêmes devenues obsolètes et qu’il faudrait maintenant construire des mouvements qui seraient plus à même de représenter la multitude du peuple en lutte. Un corollaire de ce raisonnement que l’on peut retrouver tant dans les mouvements autonomistes qu’à la France Insoumise est que la forme du mouvement est la mieux à même de construire un peuple révolutionnaire. L’objectif de toute politique devrait alors se résumer à trouver les moyens de redonner le pouvoir au peuple. Toute médiation, le parti comme le syndicat, capte les pouvoirs et devient donc, pour certains, un obstacle à un lien organique et direct entre le peuple et le pouvoir. Tout ceci peut s’appuyer sur une critique légitime des partis qui dans un processus de bureaucratisation ont pu capter les pouvoirs et perdre de vue l’horizon révolutionnaire à mesure qu’ils s’institutionnalisaient.
Revenons brièvement sur le débat entre classes sociales et multitude[2]. Il me semble qu’il existe bien des classes sociales différentes dont les conditions matérielles d’existence et les idéologies divergent. Toute force politique doit donc se poser la question du bloc de classes sociales sur lequel il se fonde et du programme chargé de répondre aux aspirations de ce bloc à un moment donné. Le fait que ces classes sociales soient traversées de multiples divisions n’induit nullement la remise en question de la forme parti. Cela requiert tout au plus la nécessité de réfléchir à la composition du bloc à opposer aux classes dominantes suivant en cela Gramsci et Poulantzas.
L’autre erreur à mon avis fondamentale, c’est la sous-estimation des formes de médiations entre le peuple et le pouvoir d’État ou les autres institutions. Les rapports de pouvoir entre les groupes sociaux sont dans nos sociétés médiés par le droit et les institutions. Frédéric Lordon lui-même le rappelle dans un débat récent[3], tout groupe social, même la ZAD de Notre Dame des Landes produit au cours de la lutte ses propres institutions. Il existe donc toujours à un moment donné des médiations entre les individus et les institutions. Cette situation n’a pas que des mauvais côtés. Cela nous évite de devoir user systématiquement de la violence pour obtenir une augmentation de salaires. Le champ institutionnel de nos démocraties libérales est complexe et conserve malgré tout une légitimité idéologique assez forte. Rejeter en bloc toutes ces institutions c’est prendre le risque de l’impuissance, voire pire de renforcer la possibilité d’une destruction partielle de ces mêmes institutions par des pouvoirs postfascistes.
Enfin, le rôle d’une organisation politique est de proposer des orientations à un groupe d’individus pour qu’ils puissent agir en commun dans une même direction. Un des avantages centraux du parti sur le mouvement informel, c’est que le choix de la direction peut être décidé démocratiquement. Beaucoup de militants pensent spontanément l’inverse. L’Assemblée générale (AG) permanente serait le stade ultime de la démocratie, alors que les décisions des partis ne seraient que l’expression d’appareils bureaucratisés anti-démocratiques. Mon expérience me laisse penser que c’est hélas souvent l’inverse. Les mouvements informels gazeux et sans structuration laissent libre cours à tous les mécanismes de domination et de captation de pouvoir : domination symbolique par les militants les plus éduqués, les plus politisés, les hommes cis hétérosexuels blancs…Tout mouvement révolutionnaire peut donner lieu à des moments où ces limites sont dépassées par la politisation à grande vitesse que produit le mouvement lui-même. Mais dans le cours normal du fonctionnement de la vie dans le capitalisme, une fois le moment révolutionnaire passé, le mouvement informel redevient fondamentalement antidémocratique. Seules des règles et une discipline qui s’appliquent à des adhérents permettent de contrecarrer les logiques d’oppressions et de captation de pouvoir qui émergent dans tout groupe social.
Néanmoins, la captation de pouvoir, la prééminence des chefs, la bureaucratisation, la guerre des places en lieu et place de la guerre de classes, ont bel et bien existé dans tous les partis. Peut-on l’ignorer ? Non, mais ceci n’est pas nouveau. Robert Michels sociologue et membre du SPD a écrit un livre très complet sur le sujet en 1910, dont je recommande la lecture[4]. Il y définissait plusieurs raisons à la tendance oligarchique des partis. Selon lui, premièrement plus une organisation s’agrandit, plus elle se bureaucratise, car d’une part elle se spécialise, et d’autre part, elle doit prendre rapidement des décisions de plus en plus complexes, ce qui peut faire émerger des contradictions entre efficience et démocratie interne.
Pour répondre à ces tendances, il faut comprendre, pour mieux les combattre, deux types de logique à l’œuvre : la captation de pouvoir au sein même du parti et la bureaucratisation de ces partis à mesure de leur institutionnalisation. La captation de pouvoir a elle-même deux types de causes qui sont d’ordre matériel et symbolique. Une position dominante au sein d’une organisation politique procure du pouvoir économique (statuts de permanent politique ou d’élu) et du pouvoir social sur les autres. Mais ce pouvoir se double d’un attrait symbolique souvent encore plus important. Comme l’a montré Axel Honneth, les sociétés capitalistes modernes souffrent d’un malaise profond, associé à une crise de reconnaissance des individus. Les structures sociales traditionnelles qui permettaient des reconnaissances mutuelles au sein des groupes sociaux, comme la famille ou l’atelier ont explosé, alors même que les injonctions à la performance individuelle (version management néolibéral) et à la sculpture de soi (version développement personnel) n’ont pas cessé de se renforcer. Les individus sont donc en permanence en quête de reconnaissance, notamment ceux qui souffrent de ne pas en avoir au sein du capitalisme en dépit d’un capital culturel élevé. Cela touche donc particulièrement les classes petites bourgeoises intellectuelles si présentes au PS ou à EELV…Ces mécanismes sont à la base de l’aliénation et donc comme le faisait remarquer Daniel Bensaïd aux fondements des processus de bureaucratisation. Mais celui-ci a aussi pour cause, le fonctionnement des institutions au sein du capitalisme. Ces institutions sont des véritables machines à absorber la radicalité pour la désarmer. Un militant révolutionnaire qui devient député ou maire devient co-constructeur du fonctionnement de ces institutions et par là même intériorise leurs logiques et leur fonctionnement. Néanmoins, s’interdire de rentrer dans ces institutions, c’est ôter à la stratégie révolutionnaire, un levier puissant, car avoir une place dans ces institutions c’est aussi disposer d’un pouvoir symbolique, social et économique pour lutter contre le capitalisme.
Pour éviter la bureaucratisation des partis et la captation des pouvoirs en leur sein, il est nécessaire que ces partis soient le lieu d’une véritable révolution permanente dont les outils sont essentiellement démocratiques: rotation stricte des mandats, non cumul des mandats, parité homme – femme…Cette révolution permanente est aussi intéressante d’un point de vue révolutionnaire, car elle préfigure aussi méthodologiquement la nécessaire révolution permanente au sein de la société et la dialectique entre spontanéité des mouvements entrant en lutte et la nécessaire stabilité des institutions pour mettre en œuvre les revendications issues des mouvements.
Évoquer la nécessité de la construction d’une organisation ayant une visée révolutionnaire aujourd’hui peut paraître anachronique. Mais ce débat a eu lieu à maintes reprises après chacun des grands mouvements sociaux. Les prémices de ce débat ont lieu après la commune avec Marx, ce débat est réactualisé avec la guerre de 1914 et la révolution de 1917, il reprendra ensuite après 1968 et il a agité dans une moindre mesure l’extrême gauche après 1995. Si certains présupposés à ce débat sont définitivement périmés, je vais tenter de monter que l’exigence d’une organisation ayant un horizon révolutionnaire conserve toute son actualité.
Le concept de « parti révolutionnaire » a longtemps été associé à celui d’une avant-garde éclairée chargée de porter le projet de la révolution prolétarienne. Cette vision caricaturale du léninisme, qui lui-même caricaturait le positivisme révolutionnaire de Marx, a longtemps obscurci les termes du débat. Ceux qui s’opposaient à l’idée d’un parti révolutionnaire démontraient l’inanité et le danger de confier le projet révolutionnaire à une avant garde fut-elle éclairée. Sartre (1960), puis dans un autre registre Castoriadis (1975) ont démontré pourquoi une vision positiviste et linéaire de la lutte des classes, vision que probablement Marx ne partageait pas[5], stérilisait les organisations révolutionnaires et dissolvait à proprement parler « le politique ». J’ai déjà expliqué dans le texte précédent, pourquoi une telle vision linéaire du processus révolutionnaire et de l’évolution des sociétés étaient infondée. S’il n’existe pas un sens de l’histoire dans lequel le prolétariat serait chargé inéluctablement de renverser le capitalisme, une organisation révolutionnaire à l’avant-garde de ce prolétariat chargé de faire accoucher ce programme n’a plus lieu d’être. Néanmoins, l’existence d’un parti dont les objectifs se distinguent à un moment donné des revendications de la majorité des citoyens peut être nécessaire, notamment car la caractéristique de l’idéologie des classes dominantes est précisément qu’elle arrive à convaincre idéologiquement les classes dominées. La constitution d’un parti « séparé » de la classe n’est donc pas une hérésie. Mais, pour cela, il faut revenir sur le concept de révolution.
D’abord, la stratégie révolutionnaire a souvent été associée au grand soir et opposée à la lente accumulation de réformes. Cette distinction ne me semble pas la plus pertinente. En biologie, la théorie néo-synthétique de l’évolution a parfaitement pu montrer comment l’accumulation graduelles de différences à une échelle pouvait déboucher sur des transformations rapides à une autre échelle[6], ce qu’on appelle aussi en écologie des points de basculement. Il est donc aussi évident dans l’histoire des hommes que des processus souterrains concernant la lutte des classes tant du point de vue économique, qu’idéologique, produisent par moment des accélérations de l’histoire.
Le débat entre réforme et révolution est en réalité plus légitime pour savoir ce qu’il faut faire au moment de ces accélérations de l’histoire. En effet, ces accélérations peuvent avoir des avenirs très différents en fonction de l’action des organisations politiques. Cela donne un premier critère pour définir le rôle d’un parti qui se donne pour objectif une transformation révolutionnaire de la société. Lors de ces accélérations de l’histoire, il doit favoriser les débouchés politiques qui renforcent l’auto-organisation du peuple et/ou qui mettent en difficulté les classes dirigeantes du moment. La principale divergence entre réformistes et révolutionnaires en 1914, divergence qui a donné lieu à la scission de l’internationale, concernait la position à tenir concernant la première guerre mondiale. Une partie des socialistes (excepté Jaurès) ont choisi le social chauvinisme et la guerre. Trouver les solutions politiques justes quand le capitalisme entre en crise ou quand les masses font irruption dans l’histoire est donc crucial, car l’échec peut être terrible, comme dans la France de la Commune, en Allemagne dans les années 20 ou au Chili sous Allende. Un parti peut être un atout dans ces périodes, car l’accumulation d’expériences peut être utile dans ses moments d’accélération. Mais il peut être un frein, s’il n’est pas capable de prendre toute la mesure des nouveautés qui émergent de la lutte et s’il défend une vision idéologique trop fermée sur elle-même incapable de se nourrir de la nouveauté.
La seconde spécificité d’un parti de transformation révolutionnaire de la société tient justement à sa conscience aigüe de la violence de la lutte des classes. L’histoire nous enseigne que les classes dominantes sont rarement clémentes quand leur pouvoir est menacé. Elles préfèreront donc une alternative postfasciste, que cela soit un véritable néofascisme, une dictature militaire ou un régime néolibéral autoritaire et populiste, qu’à une éventuelle victoire de notre camp. Les révolutionnaires ont donc toujours pour rôle de préparer notre camp à la violence de cet affrontement que nous avons pu voir au Vénézuela lors du premier coup d’état contre Chavez ou après la victoire de Syriza en Grèce.
La troisième spécificité d’un tel parti tient à son analyse du capitalisme. Ce système qui est basée sur l’investissement privé dans les moyens de productions pour décider des choix de productions conduit certes à des inégalités de plus en plus fortes largement et très justement documentée par Thomas Piketty dans ces deux derniers livres. Mais nous ne combattons pas le capitalisme seulement, car il produit plus d’inégalités. Nous le combattons car ce système de production et d’échanges absolument inefficace et irrationnel est lui-même soumis à des logiques contradictoires insolubles sur le temps long que je reformulerais ainsi :
-Le profit est d’autant plus élevé que le capitalisme accroît la productivité et développe la technologie et les machines. Mais le profit ne s’obtient que sur le travail des salariés et donc le développement de ce que Marx appelle le capital mort (les machines) induit une baisse tendancielle du taux de profit[7].
-La réalisation de la plus-value issue du profit requiert la consommation du produit, qui ne peut être consommé que si le salarié qui est aussi acheteur a les moyens d’acheter. Il existe donc une contradiction entre réalisation de la plus-value qui requiert des salaires élevés et la maximisation du taux de profit qui nécessite des salaires bas. Cette contradiction est partiellement résolue par l’explosion du crédit.
-Cette même explosion du crédit et la financiarisation concomitante de l’économie induit l’illusion d’une suraccumulation du capital sans profit réel avec la multiplication de bulles financières qui peuvent éclater comme en 2008 et provoquer des crises dans l’économie réelle, comme le démontre Isaac Joshua (2009).
-Ce cycle capital-marchandise- capital accru, ne fonctionne que dans une société d’hyper consommation qui est intenable sur une planète finie, ce qui met en danger la biodiversité et provoque le changement climatique et un épuisement des ressources naturelles comme l’ont bien montré les auteurs sur l’effondrement (Servigne & Stevens 2015).
La régénération de ce système ne peut se faire qu’au prix de secousses politiques violentes (la colonisation, deux guerres mondiales) et il ne peut se maintenir qu’au prix de l’épuisement écologique de la planète. Le capitalisme vert est donc une illusion. La croissance n’a d’ailleurs jamais été aussi dispendieuse de matière et d’énergie qu’aujourd’hui en dépit de la tertiarisation de l’économie.
Par ailleurs, ce système est incapable de permettre l’émancipation du plus grand nombre et renforce les mécanismes d’oppression qui lui préexistent. L’humanisation du capitalisme est peut-être possible et nécessaire, mais à terme elle est largement insuffisante. Il faut rompre avec les racines de ce système en empêchant que la production aille de pair avec l’accumulation de capital privé.
Pour moi, ceci ne tranche pas la difficile question de la part d’administration privée et publique dans l’économie, la place des marchés ou les différentes formes de socialisation que peuvent prendre la production[8]. Mais la production ne doit pas dépendre d’un investissement privé, qui serait source d’un profit pour l’investisseur.
La troisième spécificité d’un tel parti tient à son analyse de l’État et des institutions. L’état n’est pas neutre comme le rappelait déjà Lénine dans « L’état et la Révolution« . Il est construit pour servir les classes dirigeantes. Les appareils Idéologique d’État comme l’église ou l’école assurent la reproduction idéologique de la domination des classes dominantes. Tout ceci n’est pas l’œuvre d’un grand complot, mais fonctionne souvent de façon inconsciente et fractale comme l’a si bien décrit Foucault. L’interpénétration des institutions étatiques et des intérêts du grand ou moyen capital était déjà documentée par Lénine (1917) ou analysée par Poulantzas (1978). Ce débat revient de façon moins politisée dans l’opposition peuple-oligarchie et la multiplication des livres décrivant les liens entre nos grands fonctionnaires, les élus et les intérêts capitalistes (Branco, Ruffin, Jauvert). Le problème de ces analyses plus contemporaines, c’est que pour elles, cette interpénétration des intérêts privés et publics est une anomalie, qui dévoie les missions de l’État, alors même que pour la tradition révolutionnaire c’est plutôt quelque chose de normal, qui est propre au fonctionnement du capitalisme.
Néanmoins, l’État et ses institutions ont aussi été façonnés par nos luttes et elles représentent aussi de façon sédimentée les acquis de la lutte des classes. La sécurité sociale, le code du travail ou l’impôt sur le revenu en sont des exemples paradigmatiques. Néanmoins, les classes dirigeantes ont la capacité de se réapproprier nos victoires en stérilisant leur caractère révolutionnaire au sein d’institutions bureaucratisées. Les révolutionnaires défendent donc le plus possible le pouvoir social et l’autogestion face au pouvoir étatique. Par exemple, un service public ne devient vraiment un commun émancipateur que quand les travailleurs et les usagers du service public ont le pouvoir de le faire évoluer.
La dernière spécificité d’un tel parti tient à son analyse du processus d’émancipation et des oppressions spécifiques. L’objectif ultime de tout processus révolutionnaire doit être de tendre vers une société émancipatrice et sobre dans l’utilisation des ressources naturelles et dont les objectifs puissent être décidés collectivement de façon démocratique. Ce projet ne peut être qu’internationaliste. C’est une autre spécificité de la tradition révolutionnaire marxiste, qui est d’autant plus centrale que les différentes formes de racisme se développent partout dans la planète. La lutte contre la seule exploitation est insuffisante. Elle ne suffit pas à définir l’émancipation. Elle doit se croiser avec une lutte contre la dégradation de notre environnement, contre le patriarcat, l’hétérosexisme et le racisme. Le croisement de ces luttes est à la fois un enjeu stratégique qui définit notre horizon émancipateur commun, mais aussi un enjeu tactique car les clivages de genre et de race divisent durablement les classes sociales exploitées et la convergence des luttes spécifiques contre ces oppressions permet aussi la construction d’une classe en soi d’opprimé-e-s qui partagent les mêmes intérêts concernant l’exploitation capitaliste.
Personnellement, j’ai toujours été favorable à l’organisation propre de révolutionnaires, c’est pour cela que j’ai adhéré à la LCR en 2002. Lors de la création du Front de Gauche en 2012, je défendais la construction d’un troisième pilier en son sein sur ces mêmes bases et en 2017 l’organisation d’Ensemble Insoumis au sein de la FI. Néanmoins, une des erreurs collectives que nous avons fait pendant toute cette période est de ne pas dissocier deux questions différentes, celle de la construction d’une organisation révolutionnaire dans la durée et celle de la participation à des fronts larges à même de donner des perspectives à vocation majoritaire pour les luttes ou les urnes. Nous avons même conditionné la construction d’une organisation révolutionnaire aux choix de rassemblements larges qui eux sont souvent surdéterminés par des choix tactiques : NPA, FDG puis FI. Les échecs relatifs de ces rassemblements larges sont essentiellement dus à des circonstances objectives souvent indépendantes des choix des courants révolutionnaires. Mais la dilapidation de notre capital militant et du caractère collectif de ce capital a eu pour conséquence que nous n’avons pas fait progresser pendant une période de crise du capitalisme et de mouvements sociaux importants le camp révolutionnaire, ni d’un point de vue pratique, ni d’un point de vue théorique. Au contraire, les reculs sont importants et les radicalités se portent plus spontanément vers des solutions autonomistes ou populistes, ce qui les dépolitisent et les désarment à mon sens.
Il est donc urgent de refonder un parti à visée véritablement révolutionnaire à la fois profondément écologiste, socialiste et féministe. Quels sont les obstacles et opportunités à une telle refondation ?
Le premier obstacle concerne les désaccords sur la stratégie révolutionnaire entre trois pôles que je schématiserais ainsi : une révolution citoyenne par les urnes, une grève générale insurrectionnelle, et changer le monde sans prendre le pouvoir au sein de ZADs. Je ne pense pas qu’il faille trancher entre ces différentes voies pour sortir du capitalisme. Je défends plutôt l’idée d’interactions dialectiques entre les victoires électorales, des luttes sociales et l’extension de pratiques alternatives élargissant le champ des communs et les gisements de communisme.
Le second obstacle concerne les désaccords sur les fronts uniques[9] à construire surtout en période électorale. Pour les luttes, les débats sont en général moins rudes et je pense qu’il est souhaitable de ne pas s’immiscer dans les débats syndicaux, qui doivent conserver leur autonomie vis à vis du champ politique. Ces débats sont surtout importants concernant la présidentielle qui en France, concentrent toutes les contradictions, mais toutes les élections peuvent être le moment de tensions destructrices des collectifs militants. Nous ne devons poser selon moi, aucun préalable entre nous sur ces questions. Mais nous devons aussi rompre avec l’illusion que le développement d’une organisation révolutionnaire pourrait se substituer, à elle seule, à la construction de rassemblements plus larges. Nous devons être capable de penser les deux.
Le troisième obstacle qui me semble le plus important concerne ce que j’appellerais le fétichisme révolutionnaire. De nombreuses organisations révolutionnaires fétichisent les textes passés de révolutionnaires en essentialisant leur contenu que cela soit pour Marx, Trotski, Lénine ou Rosa Luxembourg. Ces contenus sont riches et doivent être réutilisés, mais les essentialiser les neutralise et est d’ailleurs parfaitement contradictoire avec le matérialisme dialectique. J’utilise le terme de fétichisation, car selon moi la puissance de cette réification des pensées passées tient à la capacité de réassurance qu’elle procure pour des individus par ailleurs aliénés dans leur vie. Croire en une vérité révolutionnaire définie une fois pour toute et qui ferait l’économie de débats collectifs et d’aller-retours permanents entre la pratique et la théorie est éminemment dangereux.
Néanmoins, les opportunités sont aujourd’hui fortes pour une telle refondation. Le refus de la France Insoumise de se structurer démocratiquement, les crises du NPA, du POI, l’impuissance d’Ensemble ou du PG, la radicalisation de certains milieux écologistes, alors même qu’EELV se droitise, ouvrent un espace politique pour la construction d’une alternative radicale anticapitaliste, féministe, antiraciste et écologiste. Enfin, nous ne pouvons pas, au coeur d’une séquence exceptionnelle de luttes, ne pas proposer quelque chose dans le chaos organisationnel actuel de la gauche et de l’écologie politique. Cette refondation pouvait se faire au sein d’un courant structuré, lui-même actif au sein d’un cadre plus large. Il me semble possible aujourd’hui d’envisager de le structurer au sein d’un parti propre, mais qui ne serait pas hostile à la participation à des rassemblements plus larges. La construction d’une fédération écosocialiste rassemblant différents courants pourrait être une première étape.
Juan Branco (2019). Crépuscule, Paris, Ed. du Diable Vauvert.
Cornélius Castoriadis (1975). L’institution imaginaire de la société (Esprit), Paris, Le Seuil.
Hendrik Davi (2018). « Parti et mouvement : quelles stratégies organisationnelles pour dépasser le capitalisme ? » ContretempsWeb, février 2018
Hendrik Davi (2018). « Utopies réelles d’Erik Olin Wright : de la refondation d’une science de la transformation émancipatrice ? » ContretempsWeb.
Isabelle Garo (2019). Communisme & stratégie, Paris, Ed. Amsterdam.
Antonio Gramsci (1983). « Les cahiers de prison » G.q. In Textes, Gramsci Editions Sociales.
Axel Honneth (2006). La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte.
Isaac Johsua (2009). La Grande Crise du XXIe siècle. Une analyse marxiste, Paris, La Découverte.
Vincent Jauvert (2020). Les Voraces. Paris, Laffont.
Lénine (1917). L’État et la Révolution. La doctrine du marxisme sur l’État et les tâches du prolétariat dans la révolution.
Erik Olin Wright (2017). Utopies réelles. Paris, La Découverte.
Robert Michels (1914). Les partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifiq
Nicoas Poulantzas (1978). Pouvoir politique et classe sociale, Paris, Maspéro.
Jean-Paul Sartre (1960). Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard.
Pablo Servigne et Raphaël Stevens (2015), Comment tout peut s’effondrer, Paris, Le Seuil, coll. « Anthropocène ».
François Ruffin (2019). Ce pays que tu ne connais pas. Paris, Les Arènes.
Enzo Traverso (2017). Les nouveaux visages du fascisme, conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel.
[1] On peut se référer notamment au texte que j’avais écrit pour la revue Socialisme International, il y a très longtemps: https://blogs.mediapart.fr/hendrik-davi/blog/170310/contre-une-conception-mecanique-de-l-histoire-role-des-intellectuels-et-du-parti-dans-la-pensee-d
[2] Mais j’y fais déjà longuement référence dans le texte précédent.
[3]https://www.youtube.com/watch?v=yGJyvcrZSNU&feature=youtu.be&fbclid=IwAR1HTomZYc8FESbhjgF2UuM6vXE6OQac1EYF-R9GwU0VWAANbhR5wWn1tbI
[4] Même si quand on lit sa critique acide des partis, on ne doit pas oublier, qu’il a fini par rejoindre les rangs fascistes en Italie…
[5] Voir le précieux livre de Isabelle Garo sur ce sujet, Communisme & stratégie, Amsterdam, 2019, et notamment le chapitre « Le communisme comme stratégie ».
[6] Si bien illustré par Stephen Jay Gould.
[7] Cette baisse est tendancielle, elle ne s’observe pas toujours car les capitalistes peuvent la contrecarrer de maintes manières notamment par la mondialisation qui permet de développer des activités de pillage où l’accumulation primitive est forte ou par l’innovation qui permet de proposer de nouveaux besoins artificiels.
[8] Il est utile de lire le dernier ouvrage de « Utopies réelles » d’Erik Olin Wright, dont j’ai fait une recension dans ContreTempsweb.
[9] » Le Front unique est une tactique mise au point lors du troisième congrès de l’Internationale communiste qui invite les communistes à rassembler les ouvriers, dans toute leur diversité, autour d’actions communes menées contre la bourgeoisie. »