Le cinéma comme fabrique de la grammaire des espèces

« Hollywood est un arc-en-cielUn immense arbre de Noël… » (Brigitte Fontaine)

Commençons par aligner hardiment quelques solides banalités. Tourner des films, cela consiste en général à faire apparaître des corps humains sur un écran et, en général aussi, à les y rendre mobiles. C’est ce qui oppose le cinéma à la littérature et le rapproche du théâtre et de la photographie – il ne peut pas esquiver le problème de la visibilité des corps, il doit affronter l’épreuve du visible. Ceci, quel que soit le statut des corps qui apparaissent – des acteurs, professionnels ou non, des figurants, des gens filmés à leur insu ou pas, des passants, des témoins, des personnes qui accomplissent une tâche, d’autres qui regardent en direction de l’objectif de la caméra et racontent une histoire, etc. Mais dans tous les cas, des corps, et qui sont destinés, eux, à peupler une histoire – le film comme histoire, récit.

Mais peupler, au sens d’occuper l’écran, le remplir, cela ne suffit pas. Ces corps sont là pour signifier. Ils sont dotés d’expressivité dans la mesure où ils condensent du sens, sont des signifiants. Au cinéma, en règle générale, le langage corporel prévaut sur la parole. C’est ce qui l’oppose au théâtre dans ses formes classiques, jusqu’au drame romantique – au moins. C’est le déplacement et l’expressivité des corps qui remplissent l’écran. Les messages véhiculés par la parole des personnages viennent s’agencer sur cette prééminence des corps comme signifiants.

Un corps humain, singulièrement dans un film de fiction, c’est toujours simultanément plusieurs choses à la fois : ce qu’en révèlent ses traits (un homme ou une femme, jeune ou vieux, se caractérisant par telle ou telle complexion, tels traits ethniques, attrayant ou répulsif, etc.) ; un acteur ou une actrice au visage et au nom plus ou moins familiers ; un personnage, tel que l’acteur-l’actrice l’interprète dans le film. Donc, trois entités, au moins, en une. On voit d’emblée ici que, dans l’opération qui consiste à faire apparaître (émerger) un corps sur un écran, la partie la plus délicate est celle qui va consister à faire coïncider un corps d’acteur avec un personnage, à les amalgamer et ensuite, dans le déroulement de la narration, à assurer la présence de ce corps, sans pannes ni discontinuités dans la mesure du possible.

La présence, c’est une question de densité et d’intensité, rapportée à la visibilité d’un corps. Si le corps « flotte » dans son environnement, dans le paysage, la magie du film n’opère pas, l’histoire chute et, avec elle, l’intérêt du spectateur pour elle. Cela saute aux yeux dans certains westerns où le « héros » ne parvient pas à trouver sa place au milieu du monde sensible où il est immergé, le milieu (le paysage) qu’il est censé peupler et animer apparaît trop grand pour lui, tout comme l’action dans laquelle il est embarqué, l’histoire part en morceaux, le film se délite – et c’est avant tout une affaire de corps, de manque de densité d’un – ou de plusieurs – corps qui échouent à signifier.

La raison pour laquelle les questions de casting ne sont jamais, au cinéma, anecdotiques, réductibles à la dimension économique (le cachet de l’acteur), aux questions d’emploi du temps des stars… La question centrale reste toujours celle de savoir ce qui fait qu’un acteur va s’accorder avec un personnage, dans une fiction, s’avérer apte à l’incarner – à lui donner corps (plutôt que « chair », à proprement parler), à le faire entrer dans un espace de visibilité en tant que corps. Mais que veulent dire « s’accorder », « incarner » ici, à proprement parler ? Signifier, assurément, bien davantage que représenter. Cependant, l’enjeu même de la signification va se présenter dans des conditions bien différentes selon l’espace de mise en visibilité auquel on a affaire : sur une scène de théâtre, toutes sortes de corps sont susceptibles de faire des Hamlet plausibles, les caractéristiques physiques s’effacent devant la capacité à donner vie au texte de Shakespeare. Les choses se présentent de façon sensiblement différentes s’il s’agit de donner corps à un chef Indien dans un western ou un esclave noir dans un mélo situé dans le Sud profond des États-Unis. Il convient que l’un et l’autre soient immédiatement identifiables selon des traits raciaux allégués, il faut que l’acteur actualise le phénotype, d’une manière ou d’une autre.

Dire cela, au demeurant, ce n’est pas régler la question, c’est tout au contraire mettre le doigt sur la complexité du problème – qu’est-ce qui fait que l’acteur correspond au personnage, apparaît apte à en fournir une incarnation appropriée ?

C’est en effet qu’il est bien connu que, jusqu’à la fin des années 1970 au moins, les Indiens de westerns, dans les rôles principaux et parfois même secondaires, et parfois même les figurants caracolant à cru en poussant des hurlements sauvages, n’appartenaient pas aux peuples premiers (d’avant la colonisation), qu’ils étaient des acteurs blancs redfaced par des maquilleuses plus ou moins habiles (mais que faire quand l’acteur ou l’actrice a les yeux bleus et un teint de nacre ?). De la même façon, nul n’ignore que, dans Naissance d’une nation, le chef-d’œuvre suprémaciste blanc de D. W. Griffith (1915), les acteurs qui interprètent des rôles d’Afro-Américains tant soit peu importants, à commencer par le « renégat » libidineux Gus, sont des Blancs blackfaced.

On voit donc d’emblée que ce qui importe, dans ce cinéma, lorsqu’il s’agit de rendre visible un personnage d’Indien des plaines ou d’esclave rebelle, ce n’est pas la qualité de la représentation, la bonne imitation, c’est la signification adéquate. Non pas le réalisme, comme dirait Erich Auerbach, mais la crédibilité, c’est-à-dire une qualité d’expressivité propre à emporter l’adhésion du spectateur1. Mais celle-ci, bien sûr, a un arrière-plan – le système de signes et de conventions par la grâce duquel l’apparition d’un visage (comme partie du tout – le corps – dans laquelle se condense l’expressivité) blanc lourdement maquillé passe pour celui d’un Amérindien ou d’un Africain transporté en Amérique. Ce qui compte donc, ce n’est pas la ressemblance entre un « modèle » ou un « original » et une copie (celle qui apparaît sur l’écran), c’est le système de signes qui impose ses règles. Un système sémiotique ou bien, ce que je vais appeler ici « une grammaire », car avec les signes viennent aussi les règles.

Ce que je dis là du chef Indien ou de l’esclave avide de chair blanche, ce sont des exemples extrêmes, caricaturaux, presque, mais qui ouvrent les portes de la fabrique des signes. Car derrière ces deux personnages se profile la cohorte infinie de tous ceux dont la figuration se trouve constamment soumise aux conditions d’une plus ou moins rigoureuse stéréotypie – le bandit (le révolutionnaire) mexicain, le nazi fanatique, la ménagère italienne, le paysan arabe, le warlord chinois, la geisha japonaise…

Le cinéma, c’est quand même avant tout un système d’adhésion : pour que se réalise l’entente nécessaire entre ceux qui le font et ceux qui le consomment, il faut bien qu’existe ce partage implicite d’un ensemble de signes, de codes et de règles – ce qui fait que le bandit mexicain s’identifie sur-le-champ à son côté hirsute et mal rasé et à son lourd accent hispanique. Il faut bien que les deux parties, les fabricants d’images et ceux qui les voient aient ce stéréotype en partage – the dago type (le Mexicain comme métèque).

Si Hollywood (en particulier) est une fabrique de stéréotypes, le bon fonctionnement de celle-ci a pour condition l’existence de ce système d’entente et de connivence(s) entre ceux qui font les films et ceux qui les voient. C’est la raison pour laquelle il ne s’agit pas ici d’un simple système de représentation qu’un appareil ou un pouvoir imposerait à une population (comme public), mais plutôt d’un imaginaire partagé. Dans le western, le film colonial, le film d’espionnage, les phénotypes sont dotés d’une charge morale variable, ce qui facilite amplement la tâche du spectateur lorsqu’il s’agit pour lui d’identifier la ligne de partage entre le bien et le mal, de discerner qui doit vivre et qui doit mourir, de saisir comment s’établissent, entre les personnages, des hiérarchies en valeur ou dignité humaine.

C’est donc ici qu’est appelée à jouer pleinement son rôle ce que j’appelle la grammaire des espèces. Lorsque nous parlons notre langue maternelle ou toute autre langue que nous maîtrisons bien, nous la pratiquons en étant immergés dans un ensemble de règles auxquelles nous n’avons pas besoin de prêter attention, que nous appliquons sans y penser, par automatisme acquis. De la même façon, lorsque nous écoutons : si la langue dans laquelle le locuteur s’exprime nous est familière, nous l’ « entendons » sans nous avoir à nous interroger sur le sens des mots, l’usage des temps, l’enchaînement des phrases, etc.

Il en va de même lorsque nous regardons des films, tout particulièrement des films grand public, des films dont le caractère industriel (avant d’être commercial, comme on dit habituellement) est prévalant : nous y sommes immergés, entre autres choses, dans la grammaire des espèces sans y prendre garde, et nous sommes donc investis subrepticement par toutes les significations et les intensités qui s’y rattachent. Nous percevons le monde humain et sa diversité tels que ces films les font apparaître sur l’écran en étant appareillés par ces règles lesquelles portent sur des modalités de catégorisation, de hiérarchisation, des répartitions morales. Cette saisie opérée sur nos modes perceptifs et nos subjectivités s’effectue de manière subliminaire, par infiltration, capture, contamination. C’est un enveloppement, dont l’effet est la production chez le spectateur d’effets de familiarisation – la stéréotypie déploie ses puissances de manière telle que vous vous trouvez d’emblée infiniment plus renseigné sur un personnage (un certain type de personnage) lorsqu’il fait pour la première fois son apparition sur l’écran que vous ne sauriez l’imaginer. C’est un problème de reconnaissance, si l’on veut – de la même façon que nous pouvons identifier une personne qui nous est familière, un proche, de loin, dans la pénombre – à sa seule démarche, un certain port de tête, etc.

Plus le cinéma est industriel et plus il est porté à « penser » et exposer, à propos de la diversité humaine, en termes de catégories plutôt que d’individualités, ceci quand bien même il cultive le fétichisme de l’individu – la catégorie, le type ne sont jamais loin. C’est peut-être là l’un des points où se séparent le plus nettement les chemins de la littérature et du cinéma. L’individualité humaine, avec tous ses dédales est inscrite au cœur du roman réaliste du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. La construction des personnages est placée sous le signe de la complexité, celles des conduites, des destins, du monde intérieur de la « psychologie ». Ainsi, par exemple, dans La montagne magique : chaque personnage est, dans ses paradoxes, ses points de faiblesse et ses zones d’ombre, ses plans et arrière-plans, un labyrinthe, de l’homme des Lumières d’origine italienne et de culture allemande au Jésuite juif dévoré par ses penchants totalitaires en passant par le nietzschéen-épicurien hollandais, etc.

La complexité des personnages et les effets de profondeur qui découlent de leur construction interdisent de les réduire à des types ou des catégories. Ceci a, entre autres, pour effet que les personnages du roman de Mann, il nous faut les imaginer, les « visualiser » lorsque nous le lisons.

Il en va tout autrement au cinéma, pour la bonne raison que la première opération que réalise le film, lorsqu’un personnage se présente dans une intrigue, est de faire apparaître un corps, de l’inscrire dans un espace de visibilité. Et dans la mesure où le cinéma est une industrie dont le propre est de produire les films comme des marchandises dans le but d’en tirer un profit, il est porté de ce fait même à dessiner (profiler) les personnages en termes de catégories, de types et d’espèces. Cette pente se manifeste d’une façon très évidente dans la dimension morale, avec les jeux d’opposition constante entre des types moraux – le good guy contre le bad guy, la bonne épouse contre la traînée ou la femme fatale, le héros et le salaud, etc. Ces contrastes s’inscrivent dans des corps sur un mode qui en appelle, sinon constamment, du moins régulièrement à des traits ethniques, à des phénotypes.

Le cinéma a besoin de typifier à outrance, en faisant correspondre des traits moraux ou des appartenances communautaires à des signes inscrits dans les corps comme phénotypes, marqueurs d’ethnicité, déterminants raciaux. On pourrait dire que c’est là un trait plus que courant qui se rencontre dans tous les films de genre, de la comédie au film noir en passant par le film de guerre – il faut que les personnages aient la « gueule de l’emploi » et donc que l’apparence de l’acteur, sa physionomie s’y prêtent – la cosmétique, le maquillage et l’art du costume ne peuvent pas tout. Mais c’est d’un peu plus que cela qu’il est question ici : l’épinglage d’espèces humaines selon un certain type d’apparence et la fabrication de taxinomies à partir de ce mode d’identification.

C’est ce que fait par exemple avec une certaine précision, à défaut d’imagination ou d’invention, un film de guerre (qui épouse la forme classique de l’aventure commune d’un petit groupe de rencontre) comme Sahara de Zoltan Korda. Les espèces nationales, entendues comme espèces culturelles ethnicisées, y sont rangées/classées/décrites et hiérarchisées dans un tableau d’une clarté exemplaire.

Encore une fois, cette façon de procéder propre à un certain cinéma industriel (et, dans ce cas, voué à des tâches de mobilisation et de propagande) découle d’une nécessité : tandis que Thomas Mann, patricien d’une ville hanséatique, peut consacrer douze années à la rédaction de son roman, Zolta, lui, doit boucler son film en quelques semaines. Quand on tourne un film, chaque jour compte, le temps, c’est de l’argent et un film, surtout un film tourné en extérieur, ici le désert (il ne me semble pas qu’il y ait une seule scène du film qui ait été tournée en studio), cela se fabrique toujours sous un certain état d’urgence. Dans ces conditions, il est toujours plus facile de construire des personnages qui s’identifient aisément comme types, plutôt qu’entrer dans les méandres de singularités complexes.

Sahara est situé en Libye pendant la guerre du désert qui oppose les forces britanniques à une armée allemande commandée par le Général Rommel. À l’issue d’un affrontement longtemps indécis, les Britanniques l’emportèrent à l’occasion de la bataille d’El Alamein – tournant décisif dans la guerre et qui ouvrit la voie aux Britanniques et aux Américains à un débarquement en Sicile.

Le film se situe pendant un épisode de cette campagne particulièrement critique pour les Britanniques, contraints à une retraite précipitée vers le sud. L’équipage d’un tank américain participant aux opérations à leur côté est emporté dans cette déroute. Il est commandé par Joe Gunn, un sergent, militaire de carrière incarné par Humphrey Bogart. Baptisé Lulla Belle par son équipage, le tank est le « vaisseau du désert » qui va accompagner les protagonistes du film tout au long du déroulement de l’histoire. Il est un personnage à part entière, dont Joe parle avec tendresse et respect, comme il parlerait d’une femme aimée – lorsqu’il l’évoque, il dit « she », d’ailleurs, comme on dit d’un navire – ou d’une femme…

Au cours de leur fuite vers le sud, les Américains embarqués sur Lulla Belle vont faire des rencontres : un groupe de soldats anglais égarés, hagards, ayant perdu tout contact avec leur commandement, avec à leur tête un médecin ayant grade de capitaine. Avec eux, un Français rallié à de Gaulle. Ils tombent ensuite sur un caporal soudanais appartenant aux troupes coloniales britanniques, accompagné d’un militaire italien, son prisonnier. Ils sont attaqués par un chasseur allemand qu’ils abattent et ils font prisonnier son pilote, un nazi enragé. Pris dans une tempête de sable et à court d’eau, ils trouvent refuge dans une bâtisse abandonnée près d’un puits à peu près asséché. Ils y sont attaqués par une colonne allemande à laquelle ils résistent jusqu’au bout – seuls survivent Joe et deux de ses compagnons.

Sahara est un film de guerre et de mobilisation réalisé non sans un certain talent par un bon professionnel (Zoltan Korda est aussi l’auteur de la meilleure version du célèbre « drame colonial » Les quatre plumes blanches), mais ce que nous en relèverons ici, c’est le caractère réglé de l’agencement d’une galerie de portraits de représentants de diverses « espèces » humaines – des espèces pour l’essentiel nationales, mais chacune d’entre elles déborde ou excède à un titre ou un autre son approche purement nationale. Chacune de ces espèces s’identifie à des signes, des marques distinctives immédiatement détectables, ce qui fait que ce tableau des espèces ressemble beaucoup à une zoologie, une taxinomie à la Buffon. Mais une hiérarchie aussi : tout en haut de celle-ci, l’espèce américaine se distinguant par sa destination naturelle à exercer le commandement, montrer la direction, prendre les décisions cruciales, s’assurer l’ascendant dans les discussions et les querelles et, last but not least, énoncer les valeurs universelles. Près de celle-ci, mais un niveau en dessous, les Britanniques que leurs traits ethniques, culturels, linguistiques rapprochent de l’espèce supérieure états-unienne, mais qui souffrent néanmoins de porter la marque de certains traits de l’affaiblissement de la vieille Europe – ils ne retrouvent pleinement leur énergie combattante qu’à être placés sous le leadership de la jeune et énergique Amérique (ils sont la version vieillissante de la race supérieure), ce que traduit leur équipement quelque peu désuet, leur accent comique, leur côté « Empire » (avec eux, un soldat sud-africain à chapeau de broussard…).

Le Français, tout droit issu de la défaite de 1940, est fidèle, intrépide, folklorique dans tous ses traits – son accent, ses boutades, sa nostalgie pour le village, le verre de rouge et le fromage… Il se rattache à l’espèce supérieure, mais un cran en dessous – il est la bonne version du type latin, celle qui a su choisir le bon camp. L’Italien est son symétrique latin, dans le mauvais camp. Du coup, lâche, geignard, soumis – et naturellement porté à la traîtrise. Son adoration de Mussolini est puérile, son sentimentalisme familial assommant. Mais, in extremis, il basculera dans le bon camp et tombera sous les balles des nazis. Le caporal soudanais est d’une fidélité exemplaire, il se repère dans le désert qui est son élément, il est le subalterne parfait, et il parle anglais. Mais sa couleur et son appartenance culturelle lui assignent sa place – tout en bas. Musulman, il prononce, à l’occasion d’un échange avec l’un de ses compagnons, un éloge convaincu et plein de verve de la polygamie – ce qui suffit à dessiner l’écart qui le sépare de tous les autres – les Blancs.

Le nazi, caricatural à tous égards, représente la part maudite, déchue, de l’espèce blanche – il refuse que le caporal soudanais, « de race inférieure », le fouille, il accable de son mépris les supposés dégénérés latins et de son ironie supérieure les « démocrates » anglo-américains – c’est un fanatique au cerveau embrumé par la propagande du Reich et les discours du Führer. Le film ne peut, pour des raisons évidentes, dues à la configuration générale du conflit, faire reposer le tableau des espèces qu’il produit avec une pure et simple hiérarchie des races, dans le style de l’évolutionnisme du XIXe siècle. Il lui faut trouver une forme de compromis. Selon celle-ci, la position de narrateur universel et juge qu’occupe le sergent américain est incontestablement racisée – c’est bien non seulement en tant que représentant de l’espèce occidentale mais aussi de l’espèce blanche de première qualité (anglo-saxonne par opposition, dans le contexte du film, à l’espèce latine) que le sergent Joe Gunn (le bien nommé) est en droit et d’agir en leader et stratège du groupe des rescapés, et de prononcer des discours dans lesquels il énonce le sens de la lutte expose le sens de l’Histoire dans laquelle se situe ce combat et, surtout, promeut les valeurs qui soutiennent ce déploiement d’énergie.

Cependant, comme il se trouve que, dans ce combat, cette éminente partie de l’espèce blanche se trouve opposée en un combat à mort à une autre, phénotypiquement très proche de la première, son double phénotypique pour ainsi dire, les Allemands nazifiés (rebaptisés krauts lorsque l’Amérique se trouve en guerre contre eux), il convient de faire émerger une autre figure qui s’agence tant bien que mal sur celle de la traditionnelle hiérarchie des races – celle de l’un se divisant en deux, de la race blanche supérieure se divisant en bons et mauvais aspirants à la position du maître et du conducteur de l’humanité sur le chemin de la civilisation – les États-uniens équipés de leur destinée manifeste et de leur vade-mecum démocratique et humanitaire versus les nazis égarés par leur mythologie suprémaciste blanche.

La fragilité de cet « agencement » conceptuel se dévoile assez distinctement lorsque le sergent Gunn se trouve en situation d’administrer une leçon de démocratie, de tolérance, d’égalité et autres belles choses qui s’y associent au prisonnier nazi fanatique affichant son aversion et son mépris pour le soldat de couleur. Honte au préjugé racial, aux discriminations !, lui lance-t-il en croisé de l’égalité – une leçon qui, replacée dans son contexte historique, ne manque évidemment pas d’une certaine charge d’ironie involontaire – à l’heure où Bogart prononce son plaidoyer, le lynch des descendants d’esclaves est encore courant dans les États du Sud profond, la ségrégation y sera encore en vigueur pendant plusieurs décennies, les mariages interraciaux sont prohibés dans de nombreux états et, au cinéma, toute situation où s’exposerait une intimité excessive, sexuelle notamment, entre Blancs et autres espèces raciales, les Afro-Américains avant tout, est rigoureusement prohibée…

C’est ici que se dévoile l’impasse du film : un plaidoyer en faveur de la culture démocratique, d’une approche démocratique de la diversité culturelle, ceci par opposition aux présomptions du soldat nazi imbu de son idéologie totalitaire – mais soutenu par une narration au fil de laquelle chacun des protagonistes se trouve assigné à sa place selon un ordre et une syntaxe qui sont celles que définit une grammaire des espèces humaines distinctement hiérarchisante : ce qui est dessiné est bien une pyramide avec, à son sommet, l’Américain incarné par une star hollywoodienne, comme il se doit (la seule vraie star du casting, on le notera au passage), homme sans peur et sans reproche, incarnation de toutes les vertus et parfait énonciateur de toutes ces valeurs qui destinent l’Amérique, à ce tournant de l’Histoire, à guider les peuples du monde. Pour le reste, chaque protagoniste du film est épinglé sur le tableau des espèces, à la place qui lui revient selon ses caractéristiques propres, le Soudanais comme synecdoque de l’Africain subsaharien, du musulman exotique, le Français brave type et jouisseur, l’Anglais à moustache, fumeur de pipe et tout à fait fiable une fois qu’il a été remis à sa place (au second rang), l’Italien métèque exemplaire, etc.

Le piège qui se referme sur le film est là : la grammaire des espèces qui y sous-tend tout le processus d’exposition, toute la narration, n’est pas si éloignée de ce que le « message » du film entend vilipender – l’idéologie nazie.

Un certain gros plan sur le visage de Bogart énonçant à l’usage des survivants le sens du combat décisif qu’ils vont livrer à la colonne allemande rend pleinement visible sa double condition : c’est bien comme porte-voix de l’Esprit du monde (non pas monté sur un cheval mais sur un tank) qu’il parle ici mais, tout autant, en qualité de représentant de l’ « espèce » supérieure. Les gros plans, comme les fondus enchaînés, comme les recadrages, peuvent être terribles quand, comme dans cette scène, ils vendent la mèche aussi ouvertement…

Ce que ce type de film met en œuvre, c’est un standard hollywoodien qui recèle une politique des corps consistant à gouverner le public en procédant à une mise en visibilité de ces corps selon des principes de répartition réglés, fondée sur une codification des signes, un système d’associations, des chaînes d’équivalence… Une politique des corps fondée sur un règlement des apparences destiné à guider au mieux le public de l’image comme percept à l’« idée » (pas vraiment un concept ici), l’« idée » de l’Américain, du Français, du Noir Africain, de l’Allemand nazi, etc. Le public est donc porté à percevoir et concevoir la diversité humaine en termes de catégories et non pas d’individualités qualifiées (le citoyen comme unité de compte supposée de la société démocratique) et, circonstance aggravante, de catégories indexées sur la façon dont une certaine corporéité est censée révéler ou dévoiler la quintessence de ce que l’on appelait encore couramment à l’époque où le film fut tourné « l’âme d’un peuple »2.

Cette politique des corps, quand elle se met en place de manière aussi rigoureuse qu’elle le fait dans un film comme Sahara (un standard et nullement une exception, insistons sur ce point) nous incline à penser que, de même que, pour Carl Schmitt, tous les concepts essentiels de la théorie moderne de l’Etat et de la politique moderne sont des concepts théologique sécularisés, de la même façon, dans les sociétés occidentales contemporaines, tous les concepts essentiels de la culture et l’institution démocratique sont des notions empruntées à la grammaire des espèces humaines – « démocratisées »3. C’est la vocation, certes inassumée et à bien des égards infiniment « plus grande que lui », du cinéma, en tant qu’il est voué à faire émerger des significations, rendre le monde intelligible, en présentant des corps humains et en les agençant dans un certain espace visible, de trahir ce secret le mieux gardé de la modernité politique. Ce secret se trahit constamment sur les écrans sur un mode qui nous est familier – celui du lapsus – quand, jusqu’à une période récente, un film hollywoodien fait apparaître sur l’écran un corps de citoyen as such, celui-ci est nécessairement blanc, mâle, de classe moyenne, généralement doté d’un capital culturel élevé. Ce régime de visibilité de la citoyenneté fondé sur des règles (des plis) intangibles ne commence à « bouger », timidement, que dans les années 1960, avec des films-phares – mais précisément trop « beaux » pour être représentatifs – comme Devine qui vient dîner ? et Dans la chaleur de la nuit.

Mais au-delà même de ces spectaculaires tentatives destinées à bousculer le régime de la mise en visibilité de l’unité de compte de la démocratie, un régime fondé à l’évidence sur la plus rigoureuse des grammaires des espèces, l’inertie du système traditionnel des répartitions continue d’imposer ses règles : la déségrégation visuelle consistant à extraire les personnages afro-américains de la pure et simple condition servile ou subalterne ne remet pas en cause les modes de répartition par catégories : ce n’est pas le citoyen noir (ou, dans le sens de Kant, le sujet majeur de la modernité) qui émerge sur les écrans, ce sont de nouvelles catégories qui apparaissent, de nouveaux types : le bon flic black, le dealer du ghetto, l’Afro-Américan passé par un college (université) et assimilé à la classe moyenne, le politicien black, etc. Mais précisément, c’est quand on entre aussi rigoureusement que Hollywood l’a fait, dans le temps des quotas ethniques (pas d’expédition spatiale sans un astronaute noir, désormais!) que l’on perçoit avec le plus de netteté que le régime de la catégorisation des espèces et la politique des corps n’ont pas changé – ils sont simplement amendés pour mieux survivre, selon le précepte increvable – tout changer pour que rien ne change. On pourrait appeler ça le paradigme de Django Unchained.

Ce que tant de films révèlent donc inopinément, c’est que dans l’Occident démocratique, aux États-Unis en particulier, la citoyenneté éprouve bien des difficultés à franchir la frontière qui sépare les espèces, les races. Dans des films comme Devine qui vient dîner ?, Dans la chaleur de la nuit, le Noir apparaît comme une sorte d’invité au banquet de la citoyenneté, dans une (bonne) société à laquelle il demeure foncièrement étranger. Invité d’honneur ou invité d’occasion tout juste toléré – cela ne change au fond pas grand-chose. Sa condition d’intrus se maintient et éclate au grand jour, à la longue : c’est la fable que vient tisser, un demi-siècle plus tard, Get Out de Jordan Peele (2017).

Get Out se présente très explicitement comme une reprise sarcastique du film de Stanley Kramer, redéployant, réactualisant le topos du fiancé ou copain « surprise » noir introduit par une jeune fille de bonne famille blanche – sans donc que les parents n’aient été avertis à l’avance de la « petite différence » du jeune homme. Dans le film de Peele comme dans celui de Kramer, les parents de la jeune femme sont de parfaits libéraux, le père neurochirurgien, se plaisant à répéter que s’il avait pu voter « une troisième fois » pour Obama, il l’aurait fait avec plaisir, la mère psychothérapeute. Ils vivent dans une superbe villa avec parc et piscine et accueillent le jeune homme à bras ouverts, surjouant leur rôle de parents tolérants, ouverts à toutes les diversités… un seul détail vient troubler tant soit peu cette idylle, le jardinier, noir, et la cuisinière son épouse, noire également, qui, d’emblée, jetant sur le jeune homme des regards peu amènes – comme si, précisément, il leur revenait de veiller à ce que les espèces ne se mélangent pas indûment… ce sont eux qui, silencieusement, le rappellent à sa condition d’intrus. Progressivement, au fil d’incidents infimes, de légers déplacements, de dérapages verbaux, le vernis de l’idylle raciale commence à se craqueler, l’invité à se sentir toujours plus déplacé et, pire, exposé à une menace de plus en plus pressante. Toute cette débauche de tolérance, de bienveillance, d’hospitalité apparaît comme un pur décor, un mensonge cynique, le masque d’un danger bien réel. Une mise en scène vicieuse de la fable du préjugé racial surmonté au profit de la bonne entente entre gens de bonne compagnie, au-delà de toutes les frontières culturelles et ethniques, un pur et simple show infiniment plus pervers, à l’usage, que l’attitude traditionnelle fondée sur la méfiance ou le mépris.

Tel serait donc l’apologue véhiculé par ce film: on n’abolit pas si facilement la frontière de la race, la politique des corps qui s’y attache, on ne passe pas si facilement d’un régime traditionnel de grammaire des espèces dans lequel les corps sont rigoureusement séparés et hiérarchisés à un autre où toute identification des sujets humains en termes de race ou de couleur aurait disparu. Le jeu des Blancs qui affectent de considérer que tous ces préjugés barbares ont été surmontés par le progrès moral de l’humanité ou qui, du moins, s’estiment à tout jamais immunisés contre ces partis-pris, ce jeu est en vérité une politique du déni consistant à balayer d’un revers de main que, dans les conditions présentes, un jeune Afro-américain continue, dans sa société même, à affronter des problèmes tout à fait spécifiques, du fait même de sa couleur – qu’il est, encore et toujours renvoyé vers son « espèce ».

La proposition du film, radicale et provocante, serait donc celle-ci: il n’est au fond rien de plus intrinsèquement raciste que cet antiracisme progressiste, libéral et humaniste qui aboutit à nier, refuser de prendre en considération la différence à laquelle l’ « autre » exposé à la force du préjugé immémorial est sans cesse assigné. Le film va jusqu’au bout de cette « leçon » en faisant apparaître qu’en fin de compte cette classe moyenne blanche opulente et éduquée, avec toutes ses bonnes dispositions et son antiracisme affiché est, en vérité, une espèce cannibale redoutable. À défaut de rejeter le Noir, dans le style traditionnel, elle entreprend de le vampiriser, de la transformer en zombie. Ce que la conspiration des maîtres blancs et des serviteurs noirs va lui faire payer, c’est le trouble produit par son irruption dans cet univers où il n’a rien à faire. Il a enfreint indûment le color divide, produit, ce faisant une perturbation majeure – il lui faut expier. On ne joue pas avec la grammaire des espèces…

Pour dire les choses autrement, la politique des quotas mise en vigueur à Hollywood et, par contagion ou porosité, dans d’autres cinématographies occidentales aussi, cette politique n’abolit pas la grammaire des espèces. Elle ne fait que la déplacer. On pourrait même aller jusqu’à dire (confirmant ainsi la thèse sous-jacente au film de Jordan Peele) : elle n’abolit pas les désirs de mort (de l’autre codé comme espèce inférieure et dangereuse dans le cerveau reptilien de l’homme blanc). Ainsi : pourquoi faut-il que dans tel film de conquête spatiale – Capricorn One, la production courante – où l’équipage est composé, conformément au règlement courant, de deux Blancs et d’un Noir (incarné par O. J. Simpson), ce soit inéluctablement le représentant de l’espèce subalterne qui meure le premier lorsque les choses tournent mal ? N’est-on pas en droit de discerner, dans ce pli narratif, comme une nécessité – celle du sacrifice de ce personnage marqué par le stigmate de sa race pour prix de la survie du meilleur d’entre les deux Blancs – le chef de l’expédition, le plus gradé, comme de juste ? Le réalisateur ou le scénariste du film, en adoptant ce pli, n’est-il pas porté à nous faire du Foucault élémentaire sans le savoir – le let die de l’un comme condition du make live de l’autre ?

Le partage s’opérant ici selon une divide line explicitement raciale ne rétablit-il pas subrepticement et fermement à la fois, in extremis comme il se doit, la hiérarchie des espèces, la supériorité de l’homme blanc – le seul qui, traqué par des poursuivants suréquipés dans un environnement hostile, parvient à survivre ? Il suffit de se laisser porter par le courant d’une approche éclectique du cinéma hollywoodien (voir un peu de tout en se laissant largement guider par le hasard) pour se convaincre que l’on a là comme un paradigme immergé – celui qui, par exemple, se retrouve à l’identique dans un film culte de série B – The Naked Prey (1965) ou comment un homme blanc en bonne condition physique, lâché dans le veldt sud-africain avec une meute de guerriers zoulous armés d’arcs et de sagaies à ses trousses, parvient à défaire l’un après l’autre chacun de ses poursuivants et à regagner un îlot de civilisation blanche sain et sauf – témoignant ainsi de façon éclatante de la supériorité de sa race…

Mais encore une fois, dans la mise en scène de ce genre d’apologue, ce n’est pas seulement ce qui manifeste l’endurance, la résilience, l’intelligence de la race supérieure qui compte – c’est, tout autant, le sacrifice qui en est l’envers – en l’occurrence, la mise à mort successive de chacun des guerriers zoulous lancés à la poursuite de leur victime désignée.

Il ne s’agit pas ici de messages mais de puissances subliminaires. Ce n’est aucunement l’intention du réalisateur de The Naked Prey de faire un film raciste, inspiré par une idéologie suprémaciste blanche. Sur sa ligne d’horizon, il y a un film d’aventures et de survie, inspiré par les mémoires d’un trappeur blanc traqué par des Indiens Blackfoot qu’il a involontairement offensés, un projet qui, pour des raisons économiques se trouve transporté en Rhodésie et qui, de ce fait même se transforme d’une sorte de western en film « colonial » – prenant la « la colonie » pour cadre. Un film de poursuite, un suspense situé dans un décor exotique. Ce qui importe ici est la façon dont la grammaire des espèces investit un tel projet et y impose ses conditions, de telle façon qu’au bout du compte ce qui court sur l’écran c’est quand même, envers et contre tout, un film suprémaciste blanc ; ceci parce que cette grammaire, cette syntaxe, dès lors qu’apparaissent les interactions entre un corps blanc et les corps noirs, c’est quelque chose d’infiniment « plus vaste » que l’intention, le projet, le script plus ou moins intéressants ou originaux de ceux qui fabriquent ce film.

La « grammaire », c’est ce qui fait qu’un corps présente des caractéristiques ou porte un stigmate qui vont le désigner soit comme associé au mal, soit comme sacrifiable. Un corps peut porter une marque, celle d’une imperfection insurmontable, une marque entendue comme tache, stain, et dont l’effet est que le sujet humain qui la porte peut ou doit mourir – est voué à mourir. Cette tache, selon la grammaire hollywoodienne, ce sera souvent la condition métisse, le sang-mêlé comme effet de l’insupportable miscegenation – la version états-unienne de la Rassenschande nazie qu’elle anticipe et qui plonge ses racines aux origines de la formation de la « communauté » blanche sur cette terre, une communauté obsédée par la pureté de la race (ou inversement par le danger de sa contamination par d’autres races), ceci avant même la fondation des États-Unis. Un film comme le « surwestern » (André Bazin) de King Vidor Duel in the Sun, inscrit dans la continuité de Naissance d’une nation, est, à cet égard, tout à fait éloquent : Pearl, la jeune métisse issue de l’union contre nature entre un homme blanc et une Indienne, rongée par une sexualité dévorante incompatible avec l’ordre des familles, Pearl est vouée à mourir tragiquement pour cette raison même. Elle ne saurait trouver sa place dans un monde rigoureusement régi par la hiérarchie entre les races – les Blancs comme maîtres, les Noirs comme serviteurs, les Indiens – ou ce qu’il en reste – dans les réserves. Son asocialité, ce qui fait de son existence même un trouble majeur et perpétuel pour l’ordre social coïncide rigoureusement avec son défaut constitutif – le mélange des sangs dont elle est issue, la rigoureuse incompatibilité des deux espèces qui la composent – sensualité débordante et criminelle de la mère, moralité infrangible du père. Le conflit qui l’habite est explosif, il la fait éclater en deux – et la tache, the stain, c’est le fait même que le mauvais sang soit irrévocablement voué à corrompre le bon.

Ce motif du ou de la métis-se saturé-e, débordé-e par son mauvais sang se repère aisément dans quantité de films hollywoodiens, westerns et autres. En ce sens même (celui de l’omniprésence ou de l’immanence désastreuse de la grammaire des espèces), ce cinéma est toujours infiniment plus politique qu’il n’y paraît ou qu’il n’a l’intention de l’être. Son inscription dans le diagramme ici décrit vient nous rappeler cette évidence selon laquelle le cinéma, fonctionnant comme un appareil idéologique, se trouve placé ici sous le même régime que l’État décrit par Foucault comme manufacture du racisme (Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France, année 1977-78) : le racisme, ce n’est pas une affaire de mauvaises dispositions enracinées dans une population, un problème de tensions ou de concurrence entre insiders et outsiders, autochtones plus ou moins imaginaires et nouveaux arrivants ; le racisme, c’est un mécanisme ou un dispositif général au service du gouvernement des populations, un outil au service d’une opération constamment reconduite – celle qui consiste à produire le partage essentiel, entre cette part(ie) du vivant qu’il convient de faire vivre et celle qui peut être rejetée du côté de l’abandon, de la marge, de la survie – de la mort.

Le cinéma classique de Hollywood se présente ici comme un appareil idéologique d’État au sens même où il est une fabrique de récits et d’images produits dans ce creuset – celui de ce que Foucault appelle le racisme d’État. La fabrication du partage entre ce qui doit vivre et ce qui peut être « laissé » mourir est son métier, et comme son affaire est de montrer des corps, ce partage, il va constamment l’inscrire dans la particularité des corps – la marque raciale, ethnique, la couleur, les phénotypes, le sang, la gueule de l’emploi phénotypée à mort… Dans le premier de la série « Sean Connery » des James Bond, Dr No n’a pas besoin d’être interprété par un acteur asiatique pour porter le stigmate de l’insupportable étrangeté inscrite dans la différence raciale qui le voue à être cet agent du mal dont l’élimination est la condition à la survie (au sauvetage) de l’humanité : sa disparition violente et apocalyptique comme condition de la survie de tous – de la solide race blanche incarnée par l’acteur britannique et sa blonde égérie. Le fait même que ce film qui inaugure une série à succès destinée au public mondial soit britannique montre bien la puissance contaminante des stéréotypes hollywoodiens en la matière. Dr Mabuse a, au temps de la guerre froide, des traits asiatiques – belle promesse d’avenir.

Les films qui placent les relations raciales et l’histoire de celles-ci aux États-Unis sous un nouveau régime narratif, à partir des années 1960, ont une double fonction : ils visent d’une part à promouvoir la nouvelle normativité en vigueur, incluant tous les éléments de « correction politique » requis, et de l’autre – on l’oublie trop souvent – de pratiquer des sutures dans l’ordre des récits, de façon à ce que des continuités narratives soient assurées, en dépit de toutes les réorientations et ruptures nécessaires. La suture est cette opération qui survient lorsqu’un récit fondateur entre trop ouvertement en conflit avec le réel, devient trop distinctement litigieux dans le présent. Lorsque ce récit commence à « fuir » trop visiblement, voire à saigner… La suture est l’opération qui va consister à endiguer cette dangereuse hémorragie et à sauver l’essentiel du récit fondateur en procédant aux réparations nécessaires – un travail de ligature, de couture ou, comme sur la coque d’un navire, de masticage des voies d’eau. La suture est l’opération qui, d’une part, permet d’assurer une certaine continuité dans le temps long des récits et, de l’autre, qui tend à éviter de trop brutales destitutions des narrateurs autorisés, légitimés.

Twelve Years a Slave (2013) est le film qui consacre Steve Mac Queen, réalisateur de nationalité britannique et d’ascendance afro-américaine. Le film s’inspire du récit autobiographique que fit un musicien noir vivant à New York de son enlèvement et de son destin d’esclave vendu à un planteur de coton du Mississippi par deux trafiquants blancs. Ayant passé douze ans sur la plantation et y ayant traversé toutes les épreuves relatives à sa condition, Solomon Northup réussit à alerter ses proches dans le Nord des États-Unis, à retrouver la liberté et rejoindre sa famille à New York…

Twelve Years a Slave qui, tout en s’inscrivant distinctement en faux contre les clichés nostalgiques du mélo sudiste, en épouse cependant le travers ornemental, succombant plus souvent qu’à son tour à une sorte de pornographie de l’ultra-violence, du sadisme, de l’horreur. L’esthétisation de la « honte » de l’esclavage s’y substitue à celle des douceurs du « bon vieux temps » de l’économie de plantation. Mais là n’est pas le plus troublant de ce film. Les observateurs critiques, notamment parmi la communauté afro-américaine, ont noté que l’heureux dénouement du film doit tout à l’intervention providentielle de deux bons Blancs dont la présence et l’intervention viennent, dans l’économie narrative du film, heureusement contrebalancer les figures odieuses du parti esclavagiste, planteurs, contremaîtres, profiteurs divers de l’exploitation sans frein des esclaves noirs. Le premier d’entre eux, incarné par Brad Pitt (ce qui a son importance, c’est l’effet-star) est un charpentier individualiste venu du Canada et que révulsent les manières et l’impunité des propriétaires d’esclaves. Le second est l’ancien ami et agent de Northup qui, à New York, organisait ses prestations musicales – suffisamment fidèle à leur amitié, endurant et courageux pour venir le chercher sur la plantation, en affronter l’odieux et brutal propriétaire, le raccompagner à New York et le rendre à l’affection des siens…

En d’autres termes, il s’avère que Northup doit tout à ses deux sauveurs blancs – et c’est ici que se produit une suture narrative exemplaire. En mettant l’accent sur le partage de l’espèce blanche en odieux esclavagistes et courageux amis des Noirs, le récit destine en quelque sorte le film à un public fait de libéraux blancs au moins autant qu’à un public noir ou afro-américain. En réactivant une version très simplifiée de l’opposition du Nord philanthropique au Sud esclavagiste, le film tend à effacer tout ce qui manifeste la persistance du color divide, dans toute sa violence, au nord comme au sud de l’Union… La suture consiste donc ici à rétablir in extremis la position de l’homme blanc dans la continuité du récit. Cet effet de colmatage ou de ligature ne relève pas nécessairement d’une volonté délibérée du réalisateur du film – il est avant tout l’effet de la puissance de l’appareil, de l’existence de plis et de formes qui apparaissent toujours plus décisifs que les intentions et les dispositions d’un « auteur », au cinéma.

Les Blancs, comme espèce, retrouvent in extremis leur position dominante, hégémonique dans le film dans la mesure même où, en fin de compte, ce sont eux qui décident du cours des choses, lui donnent l’inflexion par laquelle tout, en fin de compte, s’achève « en chansons ». Le sujet noir, lui, demeure dans la position passive de la malheureuse victime d’une histoire détestable. L’action philanthropique des deux bons Blancs vaut réparation du tort subi par la victime, elle rétablit l’ordre des choses de sorte que les uns et les autres conservent leurs positions respectives – les Blancs comme conducteurs du processus de la civilisation, les Noirs les accompagnant, en position de subalternes ou d’obligés. Satisfaction a été donnée au public noir, là où, par exemple, le film raciste de J. W. Griffith est revisité et corrigé – ce n’est pas, chez McQueen, l’esclave lubrique qui tente de violer la jeune fille blanche, c’est bien le maître blanc qui viole bestialement la jeune esclave noire. Réparation connexe, donc, suture nécessaire – sur fond de rétablissement des conditions générales de l’ordre – la raison pour laquelle Hollywood peut faire le meilleur accueil à ce film réalisé par un artiste noir et relatant les horribles tribulations d’un homme libre jeté dans les affres de l’esclavage…

Une identique ambiguïté se retrouvera dans un film de même calibre et, au fond, inspiration – BlackkKlansman de Spike Lee (2018), Grand Prix au Festival de Cannes, la même année. Un jeune inspecteur de police afro-américain vient d’être intégré dans les rangs de la police de Colorado Springs – le premier policier « de couleur » entrant en fonction dans la ville la plus peuplée de l’état du Colorado. Conduit à soupçonner que la section locale du Ku Klux Klan, animée par un groupe d’épais crétins suprémacistes blancs se prépare à commettre les attentats contre la communauté afro-américaine, il propose à ses supérieurs un plan pour infiltrer la section locale et la surveiller de l’intérieur. À défaut de pouvoir lui-même entrer dans ce rôle, il est conduit à travailler en tandem avec un collègue blanc, d’origine juive, chargé d’incarner le personnage d’un néophyte fanatique dans les rangs du Klan.

L’action du film se situe à la fin des années 1970, dans un contexte de forte radicalisation de la communauté noire, avec la montée de puissantes aspirations politiques et culturelles parmi la minorité noire états-unienne – Black Power, anti-impérialisme, apparition de groupes radicaux comme les Black Panthers, intérêt croissant parmi ces groupes pour les indépendances africaines, les mouvements révolutionnaires dans le tiers-monde… Ron, le jeune policier, n’est nullement imperméable à cette atmosphère, il arbore une coupe afro et un style vestimentaire qui le feraient facilement passer pour un membre du BP – dont il va d’ailleurs fréquenter les réunions, suffisamment pour y trouver l’âme sœur en la personne d’une jeune militante convaincue…

Ce sont en fait ces années enfiévrées qui sont, davantage que l’intrigue tant soit peu tarabiscotée du film, son sujet ou son objet à proprement parler. Des années où tout bascule, pour la communauté noire, avec l’épuisement du mouvement pour les droits civiques, l’assassinat de Martin Luther King, l’apparition de nouvelles perspectives et modalités de la lutte pour la jeunesse afro-américaine aux États-Unis – non plus tant l’égalité en termes de droits sur fond d’intégration facilitée, mais bien plutôt l’autonomie, l’auto-organisation, l’auto-affirmation comme culture et nation noire – certains allant jusqu’à mettre en avant une perspective sécessionniste. Des années où, pour la frange la plus avancée, la plus radicale de la communauté noire, la tragédie rencontre sans cesse l’épopée, années traversées par des intensités utopiques, mais années de plomb et de sang, bientôt…

Mais comment faire entrer ces intensités toujours aussi litigieuses au temps où le suremprisonnement de la minorité noire aux États-Unis pèse sur cette communauté comme un talon de fer, encore et encore, comment les faire entrer dans la case hollywoodienne ? La règle d’airain qui va ici imposer ses conditions est distincte : Ron, le « héros » (il en faut un, c’est une exigence narrative insurpassable) se devra d’être non seulement beau, moralement irréprochable, calme, bien élevé, doté d’un sens de l’ordre aiguisé (son père est militaire), éduqué – et surtout policier plutôt qu’activiste du BPP… Il faudra (tâche un peu ardue pour les auteurs du script) rendre crédible son « dream to be a cop », dans l’atmosphère même, passablement survoltée, de ces années.

C’est là, donc, le premier compromis, de taille, que le réalisateur (entendu ici comme « entrepreneur » du film, de son projet) va devoir passer avec l’« appareil » hollywoodien – le système, comme on dit. Belle suture, mais dont les fils se voient quand même un peu beaucoup… (ici on a le sentiment d’un calcul conscient)

Le second compromis est un peu plus subtil, si l’on peut dire, mais il n’en est pas moins distinct : Ron se trouve donc abouché, pour conduire l’opération d’infiltration du Klan, avec un autre flic de bonne trempe, Zimmerman. Double avantage de l’opération : les valeurs narratives de la « buddy story » (histoire de copains) vont pouvoir être mises au service du film, mais surtout, l’accent est porté sur le fait que Zimmerman est juif, donc motivé pour conduire sa mission, les membres du Klan étant des antisémites obsessionnels comme ils sont des Negro haters compulsifs, le film rappelle ce point avec insistance. Il existe donc une base de conviction et d’expérience solide pour que les deux partenaires appartenant l’un et l’autre à des minorités portant les stigmates de toutes les discriminations se trouvent unis dans la réalisation de leur dangereuse mission…

L’idée d’une sorte de communauté de destin entre deux communautés minoritaires et stigmatisées que Spike Lee s’efforce de réactiver ici est évidemment en porte-à-faux distincte sur le présent – depuis la Seconde Guerre mondiale notamment et la fondation de l’Etat d’Israël, les destins respectifs des Afro-américains et de la dite « communauté juive » aux États-Unis n’ont cessé de suivre des cours non seulement distincts mais divergents. La minorité juive n’a cessé de poursuivre son chemin d’intégration dans les couches supérieures blanches du pays, tandis que, dans leur majorité, les Noirs demeurent confinés dans les couches inférieures – le stigmate de la race en plus – c’est bien sur eux, pas sur les Juifs, moins visibles à l’oeil nu, que les flics blancs tirent à vue. La seconde suture que tente ici Spike Lee est des plus délicates – elle porte un peu la patine de l’ancien, du revival des années 1960 et de cette alliance progressiste entre Juifs libéraux et Noirs engagés dans la lutte pour les droits civiques et dont un film comme Deviens qui vient dîner ? est la parfaite miniature… Dans les conditions actuelles, elle apparaît davantage comme une politesse faite aux importants d’Hollywood – dont il se trouve qu’une portion non négligeable est juive. Mais à l’évidence, la reformation de cette alliance par le biais de ce qui apparaît quand même un peu comme un expédient ou une rouerie narrative dans le film boîte assez distinctement dans le présent…

On voit bien dans ces deux films, Twelve Years a Slave et BlacKkKlanman que les nouveaux narrateurs filmiques issus de la minorité la plus violemment subalternisée (à égalité avec les Native people, pour être tout à fait exact), se doivent, lorsqu’ils entendent jouer en première division hollywoodienne, passer toutes sortes de compromis et opérer toutes sortes de sutures avec les récits anciens fondés sur une grammaire des espèces rigoureusement blancocentrique et foncièrement hiérarchisante. Dans ces deux films, le Blanc tend à revenir au centre du récit, en position avantageuse : comme le sauveur (véritable deus ex machina dans le film de Mc Queen) et comme celui sans lequel l’opération vertueuse de démasquage des menées criminelles du Klan ne saurait advenir. Le contre-récit qu’entreprennent donc ces nouveaux narrateurs issus des minorités stigmatisées ne parvient pas à établir entièrement les conditions sous lesquelles une tout autre perspective (sur l’Histoire, le passé, le monde présent…) ferait valoir ses droits). Le « récit de l’autre » se trouve contaminé par le récit hégémonique indexé sur l’histoire blanche et son inépuisable réserve de légitimité. Le récit des minoritaires demeure, dans ces conditions déterminées par la puissance de l’appareil et de l’industrie cinématographiques, non pas tant un « récit minoritaire » – mais autonome – ce qui ne serait pas si grave, qu’un récit hybride, constamment infecté par les motifs hégémoniques ou bien, si l’on veut, surdéterminé par ceux-ci : si vous tenez absolument à fabriquer une histoire avec un héros black (puisqu’il en faut bien un peu – politique des quotas…), alors du moins que celui-ci soit un flic

C’est ce qu’on appelle une formation de compromis – là où l’effort des minoritaires pour agencer leurs propres récits dans l’espace du cinéma industriel états-unien touche son plafond de verre. Les lignes de fuite hors de l’histoire autorisée de la « démocratie américaine », les tentatives pour présenter, dans un récit cinématographique « industrialisable » le tort infligé aux minorités dans le passé et le présent viennent inévitablement croiser des lignes rouges aussi draconiennes qu’implicites. Le Code (Hays) n’existe plus, comme législation écrite opérant le partage entre le permis et l’interdit en matière de filmographie, mais un règlement subreptice et intériorisé par tous a pour effet invariable, inexorable qu’un film « minoritaire » se trouvera hybridé par un motif, une figure destinée à opérer la salutaire suture destinée à stopper l’hémorragie du récit hégémonique. À plus d’un titre, ce régime du règlement invisible est beaucoup plus puissant que celui du Code : en effet, pendant toute la période (des années 1930 aux années 1960) où le Code est en vigueur, des réalisateurs épris de liberté et animés par une certaine estime de soi (comme Billy Wilder) consacrent une folle énergie à détourner, contourner les articles du Code et à faire tourner en bourriques les censeurs. Le règlement aujourd’hui en vigueur est bien plus pervers – il a son siège dans les têtes des uns comme des autres…

C’est une sorte de processus de contamination – des réalisateurs « minoritaires » qui peuvent avoir les coudées plus ou moins franches en termes de production demeurent tributaires de machines infiniment plus puissantes qu’eux en termes de distribution – le cœur de ce qui persiste du monstre hollywoodien. L’effet de cette dépendance est que le « texte » des autres, comme dirait James C. Scott, va contaminer leur propre texte4. Ce n’est plus du tout une question de censure, c’est une question d’adaptation (on a toujours « adapté » à Hollywood, comme on a toujours dû et su s’adapter…) et de mise en conformité, en compatibilité (compliance). Si donc les narrateurs minoritaires veulent être entendus par le plus grand nombre, s’ils veulent « jouer dans la cour des grands » afin de faire entendre quelque chose comme des contre-récits qui mettent à mal le roman national blancocentrique et la fabulation démocratique (le mythe démocratique) aux États-Unis, il leur faut s’adapter, pratiquer une subversion opportuniste – une contradiction dans les termes.

Le pire dans ce processus, c’est évidemment quand il leur faut passer des compromis avec la bonne vieille « grammaire des espèces », et, donc, faire apparaître quelques bons vieux good old white fellows au bon moment et au bon endroit, c’est-à-dire en fait rétablir non seulement l’honorabilité mais l’omniprésence et la centralité de l’histoire blanche – Ron est certes le « héros » du film de Spike Lee – mais à la condition d’être le petit rouage d’une grande institution blanche – la police aux États-Unis.

Lorsque vous écrivez un roman, les choses sont relativement simples : une fois le manuscrit terminé, vous l’adressez à un éditeur qui le prend ou ne le prend pas. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent au cinéma : à peine avez-vous une idée, un vague script, un projet qu’il vous faut commencer à interagir avec toutes sortes d’interlocuteurs, de personnes, de micro-pouvoirs et d’institutions dans la dépendance desquels vous allez tomber. Les coudées tout à fait franches, l’indépendance du créateur qui demeure le rêve de tant de réalisateurs, des plus grands, de Sternberg, Stroheim à Welles et Kubrick, ce rêve est, précisément, dans le monde du cinéma… un rêve. Clint Eastwood a sa maison de production, il contrôle à peu près tout le processus de fabrication et de distribution de ses films – mais Clint Eastwood, c’est avant tout une entreprise, au sens industriel et commercial du terme, ce dont l’effet constamment vérifiable que ce qu’il fabrique, c’est avant tout du cinéma de marché – tous enjeux idéologiques mis à part. Il connaît les recettes du succès, les scènes à faire, les acteurs à employer, les sujets vendeurs, les topographies qu’il faut – il sait tout cela par cœur et c’est la raison pour laquelle il fait des films à succès comme d’autres fabriquent des voitures hybrides appelées à devenir tout à fait trendy dans la classe moyenne supérieure. Une telle indépendance, programmée autant qu’industrielle, est le faux-semblant parfait.

Lorsque les minoritaires (mais ils sont, dans le cas présent, bien davantage que cela – des « vaincus de l’histoire », dans le vocabulaire de Walter Benjamin) affrontent sans détour, dans l’univers du cinéma, la grammaire des espèces, ils en paient le prix. C’est ce qu’on pourrait appeler le paradigme d’Oscar Micheaux, l’un des tout premiers réalisateurs afro-américains aux États-Unis. Le père de Micheaux était né esclave au Kentucky et, avant de se lancer dans le cinéma en lançant la première compagnie noire indépendante au pays d’Hollywood, La Lincoln Motion Picture Company, Micheaux exerça toutes sortes de métiers et bougea beaucoup, étant successivement paysan pauvre, ouvrier, colporteur… Tout le contraire du patricien hollywoodien que fut Griffith et au « chef d’œuvre » suprémaciste blanc The Birth of a Nation il entreprit de répondre en 1920 en réalisant Within our Gates.

Réponse du berger (noir) à la bergère (blanche), le film de Micheaux déroute, vu avec les yeux d’aujourd’hui : il y est question de Noirs philanthropes du Nord des États-Unis, instruits et au teint (trop) clair, et qui entreprennent d’inculquer aux descendants d’esclaves du Sud (analphabètes et de complexion bien plus foncée) les rudiments d’une éducation destinée à les « civiliser ». Cette aristocratie noire est, au demeurant fort patriotique, s’engageant d’enthousiasme dans le soutien à la guerre des États-Unis contre l’Espagne (à propos de Cuba), puis en faveur de l’engagement au côté de la France et la Grande-Bretagne au cours de la Première Guerre mondiale. Mais ce n’est pas cette histoire un peu alambiquée qui fait le prix du film de Micheaux, c’est cette scène-miroir du film de Griffith dans laquelle une jeune paysanne noire fait l’objet d’une tentative de viol de la part d’un Blanc, à l’occasion d’une expédition punitive organisée à la suite du meurtre d’un autre Blanc. Au cours de cette opération, la famille de la jeune fille est lynchée par une foule de Blancs en furie et elle n’en réchappe que de justesse.

À l’évidence, cette scène constitue un contre-champ exemplaire à celle, fameuse, dans laquelle l’ancien esclave, le « renégat » Gus tente de violer la jeune Cameron dans Naissance d’une nation, l’acculant au suicide. Dans certaines villes des États-Unis, le film de Micheaux fut montré avec des coupes l’abrégeant de cette séquence, de crainte que la tentative de viol d’une jeune fille noire par un homme blanc suivie par le lynchage d’une famille noire par un groupe de Blancs de style Ku Klux Klan ne déclenche des violences inter-raciales – une crainte ou une précaution que les autorités locales ne se soucièrent jamais d’appliquer au film de Griffith, de beaucoup plus ample diffusion, cependant.

Le geste décidé qui conduit le narrateur minoritaire et tout petit artisan du cinéma Micheaux à renverser la perspective sur le viol et à rétablir les conditions d’un récit ancré dans la réalité historique et sociale, par opposition à la construction fantasmatique prévalant dans le film de Griffith, ce geste est exemplaire de la manière dont peut être produit un contre-récit de la « scène » qui fâche par excellence – celle du viol inter-racial. Ce geste, Micheaux l’effectue dans un contexte où le film de Griffith est déjà devenu un film célèbre et célébré et où (en 1919) de violentes émeutes raciales avaient eu lieu à Chicago, à l’occasion desquelles de nombreux Noirs avaient été tués par des foules blanches en furie.

On peut donc dire que Micheaux s’engage, avec ce film et cette séquence – et, au-delà, en concevant le projet d’une cinématographie noire et indépendante aux États-Unis – dans une sorte de guerre culturelle asymétrique, très asymétrique, vu la pauvreté des moyens financiers et des appuis dont il dispose. Lorsqu’il tourne son film, il ne peut faire, pour chaque scène, qu’une seule prise, il lui faut emprunter les costumes et les accessoires et mobiliser des amis comme acteurs bénévoles.

Mais ce n’est pas tout : tandis que, dans l’entre-deux-guerres, Naissance d’une nation poursuivait son parcours de gloire, faisait l’objet d’une nouvelle version parlante, triomphant sur d’autres continents, la compagnie fondée par Micheaux était emportée par la crise économique de la fin des années 1920 et Beyond the Gates disparaissait, non seulement des écrans, mais tout court – au point qu’après la Seconde Guerre mondiale, ce film était considéré comme définitivement perdu. Ce n’est que dans les années 1970 qu’une copie rescapée est retrouvée par hasard dans une cinémathèque madrilène, sous le nom de La Negra, sans les textes originaux remplacés par des cartons en espagnols. Il fallut donc en retraduire les textes, jusqu’à ce que ce film se trouve, en 1992, inscrit au patrimoine du cinéma des États-Unis.

On le voit donc, l’indépendance qui est la condition pour que puisse être repris le récit du passé des États-Unis sous l’angle des minorités opprimées, cette indépendance a son prix. Le renversement auquel procède Micheaux dans la séquence de la tentative de viol et du lynchage fait davantage que bousculer la grammaire des espèces prévalant dans le cinéma hollywoodien, elle subvertit le récit blancocentrique en rendant visible la dimension criminelle de la domination des maîtres blancs. Mais, dans les conditions de la première moitié du XXe siècle qui sont celles de l’essor du cinéma comme industrie et appareil narratif, la position ultra-minoritaire de ceux qui promeuvent cette perspective les voue à davantage que la marginalité – la disparition – le film de Micheaux se dissout dans le cours du temps cinématographique. Le récit minoritaire qui récuse aussi radicalement la grammaire des espèces entreprend son parcours souterrain, typique d’une « histoire des vaincus ».

Il est comme une voix qui s’éteint, devient inaudible, un filet de voix qui se perd – et puis qui, un jour, ressurgit comme par miracle, est sauvé in extremis. Ces expressions condensent au mieux la modalité propre à une histoire des vaincus, dans le double registre d’une théologie sécularisée (sans Dieu) et d’une « histoire du temps » arrachée à l’historicisme, au progressisme, à l’évolutionnisme – aussi peu linéaire et étale que possible: on voit bien comment le temps qui compte vient se condenser dans des unités signifiantes où tout bascule, se décide, se résout. « In extremis » en ce sens. La dernière copie du film de Micheaux retrouvée, c’est le sauvetage par excellence, comme l’instant retrouvé dans le flux du temps perdu, chez Proust. C’est donc tout le contraire de l’« heureuse » résolution bêtifiante que constitue, dans le cinéma hollywoodien, le happy end. Le happy end, c’est le retour à l’ordre, ordre des familles dans la comédie de remariage, ordre policier, ordre moral, ordre international dans tant d’autres…

Ce qui entretient la confusion entre ces deux figures hétérogènes et même antagoniques, c’est qu’elles ont en partage la figure ou l’image de la « dernière minute » – la « fin », le sens de l’histoire (du récit) s’établissent à la dernière minute. Mais c’est là un pur faux-semblant : la découverte de la dernière copie « perdue » (et donc sauvée en tant qu’oubliée, égarée) du film de Micheaux est un coup de théâtre qui, loin d’aller dans le sens de l’ordre, d’avaliser l’ordre des places et des répartitions, venge tous ceux qui s’étaient trouvés perdus dans le silence du temps – les vaincus. Elle relance un flux minoritaire de réclamation de la réparation du tort subi. Elle produit un trouble, un choc – celui de la découverte ou de la re-découverte non pas d’un objet du patrimoine perdu dans les tréfonds d’une « réserve », mais bien d’un chaînon manquant dans l’histoire des contre-récits, de la guerre que conduisent les minoritaires et les réprouvés contre l’appropriation de l’histoire du monde par les dominants – la réponse du tac au tac d’un cinéaste afro-américain à ce monument d’infamie qu’est le film de Griffith – ceci près d’un siècle avant qu’un jeune cinéaste états-unien noir se risque à relancer le défi, en baptisant son propre film anti-suprémaciste Naissance d’une nation.

Dans le cinéma hollywoodien en particulier mais pas exclusivement, le bon fonctionnement de la grammaire des espèces est assuré par l’existence de solides chaînes d’équivalence(s) – expression forgée ou relancée par Ernesto Laclau dans un tout autre contexte – l’analyse du populisme5. Les chaînes d’équivalence(s), c’est ce qui permet à un acteur, une actrice, un groupe de figurants, de passer pour ce qu’ils ne sont pas, et même généralement pas du tout par la grâce de supposées similitudes en termes d’apparence, de constitution physique, de traits ethniques, etc. On sait qu’aux États-Unis, le passingpassing as (ou passing for) est un enjeu crucial, en termes culturels, sociaux, politiques. À l’origine, il s’agit essentiellement de descendants d’esclaves, métis pour la plupart, de tenter de franchir la barrière de la couleur (et des ségrégations qui s’y rattachent) grâce à leur teint clair, grâce au fait qu’ils-elles peuvent se faire passer pour « Blancs », alors même qu’ils-elles ont du sang noir, ce qui les voue, selon les législations en vigueur, à une condition subalterne. Ceci, donc, dès les lendemains de la guerre civile américaine, puis tout au long du XXe siècle. Plus récemment, l’enjeu du passing s’est compliqué, du fait de l’extension du champ de ses possibilités – des métis de Blancs et d’Amérindiens, voire des Blancs tentés, pour des raisons variables, de se faire passer pour des Noirs ou des Amérindiens…

On voit donc bien que, pour des raisons qui sont enracinées au plus profond dans l’histoire de la formation des États-Unis et de la place qu’y occupe et la question de l’esclavage noir, et celle de l’extermination des peuples premiers (sans oublier celle, ultérieure, des vagues d’immigration non-européennes, latino, asiatique, etc.), la question de la relation entre ce qu’un sujet humain est censé être dans sa condition ethnique, raciale, dans sa condition d’appartenance à une « espèce », dans le registre ethnico-culturel, et son apparence, sa complexion, son look, cette question est un enjeu qui a toujours revêtu une importance particulière – un enjeu qui ne s’est jamais dissout dans la citoyenneté, les droits civiques, les politiques de promotion des « minorités », etc. Il a été, dans certaines périodes de l’histoire des États-Unis, plus que vital (une question de vie ou de mort) de pouvoir passer pour ce qu’on n’était pas (selon les représentations, législations et institutions racistes), cela peut être encore un enjeu de première importance en termes de stratégie sociale, d’inscription culturelle, d’engagement politique, de cursus universitaire, etc.

Cet enjeu du passing, c’est-à-dire de la relation qui s’établit entre un ensemble de signes disposés dans le mode d’apparition d’un corps humain individuel et une identité catégorielle (ethnico-raciale) supposée est à mettre en relation avec la façon dont se mettent en place, dans le monde du cinéma états-unien, les chaînes d’équivalence entre des corps visibles et des catégories supposées. Il s’agit toujours, d’une manière ou d’une autre, d’une façon particulière, conventionnelle, d’articuler sur signifiant sur du signifié. Ce dont il faut toujours partir, pour traiter cette question, c’est du supposé – se demander donc : à quoi un bandit ou un révolutionnaire mexicain est-il supposé ressembler, dans un western ? Ou plus exactement : de quoi doit-il avoir l’air ? La réponse est qu’il doit avoir l’air du stéréotype qu’il est supposé incarner, être aussi ressemblant que possible à celui-ci. Ce qui passe par la disposition d’un certain nombre de signes : il doit être du côté du foncé plutôt que du clair, son teint, ses cheveux, ses yeux. Il doit être mal rasé et porter les vêtements exotiques qui l’identifient à sa condition. Il doit être mal rasé, hirsute, bravache, braillard, porté sur les alcools forts et séducteur brutal.

L’enjeu des chaînes d’équivalences survient lorsqu’il s’avère que l’acteur qui l’incarnera peut-être tout ce que l’on voudra, sauf Mexicain ou latino lui-même, pour peu qu’il puisse entrer dans le moule du stéréotype sauf exception et, selon la formule connue, « les exceptions confirment la règle ». La règle s’applique, dans toute sa rigueur, dès les premiers films de fiction produits à Hollywood – Naissance d’une nation, avec ses faux-Noirs (lorsqu’il s’agit de personnages individualisés) et vrais Blancs barbouillés de noir, ses métis louches et malfaisants, ses frêles créatures féminines blanches et ses courageux combattants aryens, la fixe et l’applique exemplairement. Cette règle, on la retrouve, intacte, dans tel film colonial des années 1950 – disons The Rains of Ranchipour (Jean Negulesco, 1955), mélo orientaliste aux couleurs de l’Inde sous tutelle britannique, adaptation du roman à succès de Louis Bromfield La Mousson. Une intrigue amoureuse se noue entre une épouse américaine tant soit peu délaissée dans la torpeur coloniale et un médecin du cru, de très humble origine, adopté, éduqué et promu par un riche maharajah… Pas question que les rôles du docteur comme de sa bienfaitrice soient interprétés par des acteurs indiens. Ce sont donc des acteurs blancs qui s’y collent, aussi peu plausibles que possible dans leurs accoutrements exotiques et sous leur épaisse couche de maquillage destinée à les affliger du teint bistre requis… Ce qui s’impose ici, c’est une convention coloniale, orientaliste – celle qui fixe l’image réglementaire du colonisé, du sujet ou subalterne colonial, qu’il soit de sang princier ou issu des plus basses classes…

Ceci pour la règle, dans toute sa rigueur et l’amplitude de son champ d’application. L’exception qui confirme la règle, (l’équivalent du substantif se terminant en -al et ne donnant pas -aux au pluriel), c’est la version de 1934 de Imitation of Life, celle de John M. Stahl : une femme noire, incarnée par une grande actrice (Louis Beavers) y joue un rôle de premier plan, au côté d’une star blanche de l’époque, Claudette Colbert. Les deux femmes vivent ensemble, avec leurs deux filles, dans une même maison, « like family » – une forte odeur de miscenegation pèse donc sur cette histoire… Mais ça passe, tout juste, quand même : ces deux femmes de couleur différente ne forment pas un couple, la femme noire est la servante (la bonne à tout faire et confidente) de la première et enfin, son nom n’apparaît pas sur l’affiche lors de la sortie du film… Exception, donc, si l’on veut, mais tempérée par tout un jeu de suturation. Le réalisateur joue avec les limites de la règle, les met à l’épreuve, sans jamais les transgresser ouvertement. S’étonnant du fait que Louise Beavers n’ait pas vu sa performance dans le film récompensé par un prix d’interprétation, un magazine californien écrivait : « The Academy could not recognize Miss Beavers. Shis is black! ».

Hollywood est une industrie culturelle obsédée par la pureté raciale et son envers, la pollution de la race supérieure par les races inférieures. En ce sens, elle est le reliquaire ou le conservatoire de l’envers abject de cette histoire américaine tout entière établie sur le mythe de la destinée manifeste et de l’invention de la démocratie sur les terres du Nouveau monde… Ce qui saute aux yeux lorsqu’on regarde des films produits tout au long de l’âge classique d’Hollywood, c’est que l’Amérique blanche de cette époque ne saurait se regarder dans le miroir de films où les acteurs qui comptent ne seraient pas blancs eux-mêmes, où la diversité humaine serait visible dans les corps, exposée comme cette condition « naturelle » qu’elle est pourtant bel et bien. Cette diversité visible, il faut qu’elle soit rejetée à l’arrière-plan, là où s’agitent les corps tribaux, là où s’activent les subalternes. Le suprémacisme blanc n’a pas besoin de s’afficher comme une idéologie pour persister, pour imposer ses conditions – il lui suffit de fixer les règles de la grammaire des corps dans les films produits par l’industrie culturelle.

Seul le versant non blanc du color divide (de la ligne de partage entre Blancs et non-Blancs), le principe d’équivalence d’un corps métèque avec un autre permet de réaliser des prodiges. En d’autres termes, les chaînes des équivalences permettent d’inventer des compatibilités ou des règles de substitution qui sont autant de défis adressés à toute espèce de réalisme en matière de diversité culturelle – de respect des singularités culturelles. Ainsi, dans un autre film colonial classique également rapporté au contexte de la colonisation britannique en Inde, Life of a Bengal Lancer (Henry Hathaway, 1955), les parties tournées en studio sont réalisées à Hollywood et les extérieurs dans la toute proche Sierra Nevada. Une longue séquence du film relate une campagne conduite par les troupes coloniales britanniques contre des insurgés musulmans, dans une région frontalière du Nord de l’Inde – une variété de proto-talibans.

Pour les besoins du tournage, la production recrute sur place des figurants indiens vivant sur une réserve, des Indiens appartenant à la tribu ou l’ethnie Piute. Cela tombe bien, ces Indiens sont excellents cavaliers et le morceau de bravoure de cette séquence est une scène de cavalerie. Cet exemple parmi une multitude d’autres montre clairement qu’il n’existe aucun « principe de réalité » qui soit susceptible de poser des limites au principe d’équivalence généralisé des corps bronzés, des corps métèques, des corps non-blancs. D’un point de vue sobrement anthropologique, en effet, on ne saurait rien imaginer de plus excentrique et baroque que ce « rapprochement » entre insurgés afghans et Indiens Piute – si ce n’est que, dans l’espace imaginaire promu par le film colonial, dans ce champ de visibilité fondé sur l’imaginaire colonial, un cavalier non blanc montant à cru un cheval d’allure lui-même un peu métèque (à l’évidence non issu d’un haras), et poussant de surcroît des cris sauvages en partant à la charge, un tel cavalier, d’où qu’il provienne, en vaut bien un autre, quel qu’il soit censé être. « Noir, c’est noir », comme chantait l’autre – et c’est là l’un des fondements de la grammaire des espèces dans le cinéma hollywoodien – et bien souvent au-delà – pourquoi diable faut-il que dans le premier James Bond de Terence Young, Dr No (1962), film britannique, le savant fou chinois qui menace de faire sauter la planète pour se venger de ce que les grandes puissances n’aient pas reconnu ses mérites soit interprété par Joseph Wiseman, un acteur blanc, on ne peut plus conventionnellement grimé en Asiatique ? Pourquoi faut-il que Dr No, personnage de premier plan dans le film, soit joué par un Blanc alors que toutes ses « petites mains » (gardes du corps, assistante…) sont des Asiatiques ? Faut-il que l’ancienne règle hollywoodienne soit d’airain pour venir s’appliquer encore dans ce film à tous égards parodique ? Ou bien alors faut-il voir dans cet emploi (celui d’un acteur blanc manifestement déguisé en Chinois) un procédé parodique, justement, de l’ancienne règle, un emploi au second degré – comme pour en signaler l’obsolescence, l’incompatibilité avec les temps nouveaux ?

On pourrait tenter de trouver toutes sortes de circonstances atténuantes à ces pratiques qui, au fond relèvent d’une sorte d’apartheid fondé, comme tous les apartheids, sur un règlement maniaque et qui fut la « loi » d’Hollywood (au sens où l’on parle de la « loi de l’Ouest » dans les westerns) pendant des décennies. On pourrait arguer de toutes sortes de motifs supposés pragmatiques comme l’absence d’acteurs de talent ou suffisamment professionnels issus des dites « minorités visibles » (minorités dans l’espace états-unien) et donc susceptibles d’occuper les premiers rôles. Mais précisément, l’étude de cas comme celui de Anna May Wong ou Louise Beavers démontre le caractère spécieux de cet argument. C’est le système (d’apartheid) d’Hollywood qui voue ces actrices de talent à des rôles stéréotypés – la servante noire dans le cas de l’une, la courtisane à la Madame Butterfly dans l’autre. On doit remarquer ici que les questions de langue et d’accents qui sont si importantes dans l’espace hollywoodien ne sont aucunement en question ici : on préfère, pour le rôle de la mère dans The Good Earth, Luise Rainer pour qui l’anglais (américain) est une langue empruntée à Anna May Wong qui est née et a grandi aux États-Unis. Des acteurs et surtout des actrices d’origine étrangère, installées ou exilées aux États-Unis, font de grandes carrières à Hollywood (Marlene Dietrich, Greta Garbo…) en dépit du handicap de la langue – mais elles sont blanches et d’apparence aryenne, tandis que des actrices américaines mais classées ou plutôt déclassées selon des critères ethniques sont vouées à des rôles et des carrières subalternes.

Le star system hollywoodien est fondé sur un imaginaire racisé à outrance de la beauté – fondé sur des canons de beauté blanche exclusivement. La beauté exotique y est toujours suspecte et marginale – quand Jennifer Jones se déguise en beauté métis, c’est pour mourir dans la peau d’une sauvageonne en proie à une sensualité excessive – Duel in the Sun. Quant à Anna May Wong, sa beauté asiatique la voue à n’être jamais qu’une sorte de courtisane – une stéréotypie à hauteur d’imaginaire colonial viriliste et conquérant.

Un autre argument destiné à justifier l’apartheid des plateaux, et qui est souvent celui des producteurs, est que le public (états-unien en tout premier lieu, blanc en général) ne serait pas prêt à accueillir la diversité des couleurs et des espèces humaines sur les écrans, dans les histoires qu’Hollywood lui « raconte » le samedi ou le dimanche après-midi, lorsque l’heure est à la détente… Résistible argument : d’une part, Hollywood ne s’est jamais vu(e) exclusivement comme une industrie culturelle se destinant à la distraction (entertainment) de la masse, mais aussi comme une fabrique de conduites, se consacrant aussi à la promotion de modèles sociaux, de bons usages et d’énoncés corrects – en récusant toujours avec soin le langage ordurier, obscène, les allusions sexuelles grivoises, les blagues salaces, etc. Hollywood s’est toujours vu, d’une manière ou d’une autre, en pasteur culturel de la masse, il ou elle n’a jamais rechigné devant sa responsabilité en matière de gouvernement des vivants. Entre « conduite » entendue en ce sens et « mobilisation », puis entre « mobilisation » et « propagande », la frontière est poreuse.

Ceci devient très évident pendant la Seconde Guerre mondiale quand l’industrie cinématographique s’engage à fond dans l’effort de guerre et devient un outil essentiel de la mobilisation totale de la population derrière, aux côtés de « our guys » qui luttent dans le Pacifique, en Asie du Sud-Est, puis en Europe. On aurait donc parfaitement pu concevoir qu’une Hollywood démocratique et éclairée entreprenne, durant la période de son essor en tant qu’industrie culturelle, de rendre sensible son public populaire au motif de la diversité des cultures et espèces humaines, de l’égale dignité humaine des « minorités », avec la même énergie qu’elle consacra, après Pearl Harbor, à dénoncer les préjugés racistes des nouveaux ennemis de l’Amérique – le Japon et l’Allemagne en proie à leurs ambitions expansionnistes démesurées…

Mais non, pas davantage que Woodrow Wilson à Versailles, cette industrie n’est prête à se déclarer en faveur du principe de l’égalité des races humaines et le pli selon lequel elle va donc combattre le « racisme des autres » sera, tout au long de la Guerre du Pacifique, des plus douteux : l’animalisation du « Jap » comme primate y est l’étrange véhicule de la dénonciation « démocratique » de ses ambitions hégémoniques et de ses présomptions en matière de supériorité raciale. Un pli profond, continu, qui parcourt les temps de paix comme les temps de guerre et dont le principe demeure, envers et contre tout, le suprémacisme blanc : le « Jap » est animalisable en tant qu’ennemi barbare et déloyal, dans les films de guerre hollywoodien, comme l’état déjà l’Indien comme guerrier sauvage, chasseur de scalps et tortionnaire dans les westerns classiques, comme l’est l’esclave noir rebelle adonné à ses instincts sexuels et sa soif de pouvoir dans Naissance d’une nation.

Ce que fait Hollywood pendant toute cette période, cela revient donc à donner une sorte de législation visuelle, de codification spectaculaire aux préjugés qui, à des degrés divers, parcourent en flux le public, nourris par l’expérience sociale – celle de la formation d’une communauté nationale, d’un peuple non seulement à partir de populations hétérogènes, mais tout autant sur le fondement de hiérarchies raciales plus ou moins explicitement instituées et codifiées. Ce n’est pas seulement que le public blanc (les populations sont de fait ou de droit séparées selon des critères raciaux dans les salles états-uniennes dans l’entre-deux-guerres et au-delà) trouve dans ce cinéma le miroir de ses propres préjugés, c’est aussi et surtout que ce cinéma constitue une instance de légitimation de ceux-ci, leur donne une forme organisée, réglée, et donc, à ce titre force de loi.

On ne s’étonnera guère, au terme de ce parcours, que le cinéma hollywoodien ait constamment été un grand consommateur et pourvoyeur de ce que Foucault repère, dans sa généalogie des pouvoirs modernes, comme la « théorie des deux races », un récit au long cours qui fonde l’approche de la guerre des espèces comme fondement de la politique (« Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976). De film en film, ce récit se réintensifie sans relâche en circulant, en se déplaçant d’une topographie à l’autre, s’adapte, se reformule inlassablement. Tout comme les différents « romans nationaux » européens se l’approprient et le mettent en forme dans la perspective de la production des identités nationales-étatiques (Gaulois contre Germains, Saxons contre Normands, Slaves contre Teutons, etc.), Hollywood fait son miel de ce récit infiniment adaptable aux circonstances les plus variées – il est une inépuisable matrice de récits exotiques (dans le cinéma colonial par exemple), mais aussi bien de récits de mise en condition (dans le western), de mobilisation totale (dans des films de guerre), etc. Il a tout à la fois une valeur ornementale et une puissance narrative, comme fabrique de mythes identitaires, de récits de reconstruction du passé, production imaginaire (invention) d’un immémorial projeté sur le passé. Hollywood produit à l’échelle industrielle des récits en images fortes qui sont autant de variations sur le motif de la guerre des races auquel Foucault assigne une place de premier plan aux origines de l’État et des formes politiques modernes.

L’un des traits premiers de ce récit est l’essentialisation de l’ennemi dans sa forme ou son identité raciale – la racisation de l’ennemi avec lequel, de ce fait même, « nous » (le narrateur) nous trouvons engagés dans une lutte à mort.

C’est cette forme, adoptée par le récit hollywoodien, que relancent des films appartenant aux genres les plus variés. Ainsi, on ne s’étonnera pas de trouver dans tel film colonial classique (Les mines du roi Salomon, 1950) ce récit européen projeté sur l’espace de l’Afrique équatoriale, sous les espèces de l’opposition irréductible entre une race de guerriers aristocratiques de haute taille, éleveurs nomades, et une race de paysans éleveurs sédentaires – bref, ce récit de la guerre des deux races, Tutsis et Hutus qui, s’essentialisant dans un contexte de crise attisé par les puissances impériales européennes, trouve son débouché dans le génocide rwandais. Quelques décennies avant que ce désastre prenne forme, un film colonial hollywoodien en esquisse les contours en évoquant l’hostilité native des petits trapus et des grands filiformes. En termes deleuziens, on dira que le film colonial « rêve » le génocide avec quelques décennies d’avance.

Dans cet autre film colonial exemplaire mentionné plus haut, The Naked Prey (Cornel Wilde, 1965), c’est le motif du struggle for life et de la survie du plus fort, du plus endurant, du plus résilient qui est décliné dans une version racialisée à outrance – celle où l’on voit un homme blanc civilisé (un guide de safari) poursuivi par un groupe de guerriers noirs et sauvages. Ce n’est pas un film « raciste » dans un sens ordinaire, les guerriers noirs (zoulous, selon le contexte) ont été offensés par un chasseur blanc, figure odieuse du colonisateur conquérant et indifférent aux coutumes des indigènes ; le film fait valoir clairement leurs « raisons » de se venger de l’outrage subi et de le faire dans les formes ritualisées qui leur sont propres. Ce n’est pas un film raciste, c’est, au-delà du parti pris ou du préjugé idéologique, un film d’espèces dont la matrice est la lutte à mort, inéluctable dirait-on, de celles-ci – un film de zoologie humaine, les guerriers noirs poursuivant leur « proie nue » blanche comme le lion poursuit la gazelle ou le serpent saisit l’oiseau sur la branche. Les chasseurs comme le chassé apparaissent rapidement, dans l’environnement sauvage et grandiose où se déroule la poursuite, le veldt, comme des espèces animales parmi d’autres, luttant pour leur survie et poursuivent inlassablement, férocement, la mort de l’autre. Rien n’existe, entre les espèces que tout sépare, qui s’apparenterait à un lien humain. Le poursuivi est, comme l’indique le titre du film, « vie nue » dans le sens le plus élémentaire du terme. Très rapidement, dès que la poursuite est engagée, le vernis de la civilisation s’écaille et il tue aussi sauvagement que ses poursuivants, prêt à tout pour assurer sa survie.

La lutte à mort des deux races est, de bout en bout, le conducteur du récit dans ce film, et cette lutte apparaît ici d’autant plus inexpiable qu’elle met aux prises Noirs et Blancs, deux espèces humaines qui apparaissent ici se situer aux pôles opposés de la diversité humaine (sauvages tribaux africains contre colonisateurs provenant du monde de la civilisation urbaine européenne). Cette opposition optimale, on la retrouve dans un autre film colonial exemplaire situé dans une topographie proche, Zulu de Cy Enfield (1964). Ce film relatant une bataille demeurée dans les annales de la colonisation britannique en Afrique du Sud, à l’occasion de laquelle une troupe britannique de quelques centaines d’hommes retranchés dans un fort est assaillie par des milliers de guerriers zoulous. Ce sont là aussi deux mondes que tout oppose qui s’affrontent en une mêlée sanglante, sagaies et chants de guerre contre fusils automatiques et hymnes patriotiques. À la fin ne demeurent que des entassements de cadavres noirs hachés par la mitraille (le feu roulant) et quelques dizaines de survivants hébétés et pantelants dans leurs uniformes rouges en lambeaux…

Pour être tout à fait équitable, il faudrait admettre que si le « grand » récit de la guerre des deux races trouve, à Hollywood, une résonance particulière en raison de ses affinités avec la genèse de la nation états-unienne, cette matrice narrative s’identifie aisément dans bien d’autres configurations cinématographiques. Alexandre Nevski (1938), réalisé par Eisenstein dans le contexte de la montée du nazisme perçu (non sans raison…) comme péril vital pour l’Union soviétique, est un parfait film de guerre des deux races. Les phénotypes et leurs équivalents sous la forme de l’équipement guerrier (casques, heaumes, armures…) y sont mobilisés à outrance de façon à saturer l’espace de visibilité. Les envahisseurs teutons y ont la gueule de l’emploi, celle de proto-nazis, tout comme les vaillants soldats-paysans du jeune et vaillant prince Alexandre y ont le visage avenant du bon narod russe/soviétique. La bataille sur le lac gelé est un concentré de l’affrontement inexpiable et décisif entre les deux races, les deux espèces que tout oppose – quand bien même elles seraient, dans ce contexte, blanches l’une et l’autre. Race et civilisation sont ici strictement équivalentes. La musique de Prokofiev souligne cette orientation, identifiant chacune des espèces en lutte par des motifs distincts et contrastés. C’est tout le paradoxe (et toute l’ambiguïté de ce film – un manifeste, un moyen de mobilisation contre un ennemi dont le suprémacisme racial est constamment accusé – mais porté par des moyens visuels et sonores, des effets de montage (exemplaires – on n’oublie pas qu’Eisenstein est le maître du montage) tout entiers fondés sur une grammaire des espèces rigoureuse, stylisée à l’extrême.

Plus près de nous, le cinéma des espèces et la théorie des deux races accommodée aux conditions et aux moyens du récit filmique reviennent dans ou percent avec insistance sous le cinéma de lutte de classes de Ken Loach. Comme chez Eisenstein, le récit filmique des luttes de classes, dans leur caractère irréductible (une lutte inexpiable, sans fin) s’inscrit dans les corps, les apparences, les gestes, les conduites, les parlers, ceci dans un jeu d’opposition constant entre le « haut » et le « bas » de la société, la plèbe et le patriciat. Le cinéma de Ken Loach met en scène des espèces sociales que tout oppose, une version durcie de la lutte des classes, de tournure biologique, parfois – vie contre vie ou forme de vie contre forme de vie.

Ce retour de la guerre des espèces dans le récit de la lutte des classes est situé dans un contexte déterminé : ce dont est témoin le cinéma de Ken Loach est un basculement décisif : celui qui conduit d’une configuration de lutte des classes dans laquelle des groupes sociaux et des forces politiques s’opposent tout en étant pris dans des réseaux de complémentarité serrés et complexes à celle d’une société duale rigoureusement divisée en deux entités ou fractions que tout sépare et éloigne l’une de l’autre. Désormais, dans la société au milieu de laquelle « travaillent » les films de Ken Loach, un gouffre s’est creusé entre ces espèces sociales distinctes – revenus, mode de vie, vision du monde. Dans cette société duale, ceux d’en haut et ceux d’en bas communiquent de moins en moins, ils n’ont plus rien à se dire, plus rien à « négocier ».

Cette situation de dualité et d’éloignement s’inscrit dans les corps, leurs façons d’apparaître et leurs modes de vie, au point que, dans l’opposition que présente ce cinéma entre nouvelle plèbe (chômeurs de longue durée, petits délinquants, drogués, familles décomposées, sans domicile fixe, malades mentaux…) et nouveaux riches et parvenus de la « nouvelle économie », c’est une sorte de zoologie sociale qui prend forme, et, avec elle, une reprise en sons et images de la guerre des races… Sous l’effondrement du mythe prolétarien, la réintensification, le reenactment de la guerre des espèces. Le cinéma n’a jamais été aussi solidement établi dans sa position de témoin qu’avec ces films de Ken Loach où le gouffre qui s’est ouvert entre des conditions sociales et des situations existentielles vient s’incarner et se rendre visible dans la différence des corps. En revenant avec insistance sur ce trait, ce cinéma franchit la ligne qui sépare sa condition de témoin de celle d’acteur sur la scène du conflit qui est son référent – il ne se cantonne pas dans une fonction de représentation, de miroir, fût-il grossissant, de cette scène, il l’intensifie par des moyens propres, ceux de l’appareillage cinématographique du réel. C’est le propre d’un cinéma que l’on dit volontiers « militant », mais dont le « jeu » est surtout ici de faire effraction dans la « conversation » autour des conditions du présent et d’y tenir une position. En tenant cette position, agencée ici sur la mise en intrigue de la grammaire des corps et des espèces, ce cinéma met en mouvement des processus de pensée, fait émerger des images qui sont, aussi bien, des idées.

On en revient toujours à cette idée : le cinéma, avec tous ses travers industriels et autres, persiste à nous donner à penser. On ne dira donc pas tant, au terme de ce voyage au bout de la nuit hollywoodienne, que le cinéma est un art doublé d’une industrie, un art industriel mais plutôt qu’il est une industrie culturelle, une industrie de la distraction, un marché de l’attention que des artistes, en petit nombre mais résolus, s’efforcent d’infiltrer, détourner, contrarier – une parfaite cinquième colonne comme l’avaient parfaitement compris ces messieurs qui présidèrent à la chasse aux rouges à Hollywood, aux riches heures de la Guerre froide. 

références

références
1 Erich Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par C. Heim, Gallimard, 2019 [1969].
2 Sur ce point, Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019, p. 78 sqq.
3 Carl Schmitt, Théologie politique (1922-1969), Gallimard, 1988, traduit de l’allemand par Jean-Louis Schlegel.
4 James C. Scott, La domination et les arts de la résistance – Fragments d’un discours subalterne, Amsterdam 2009.
5 Ernesto Laclau : La raison populiste, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, Seuil, 2008.