Les revendications des travailleurs et travailleuses du sexe sont souvent considérées comme une simple défense de la liberté de disposer de son corps ; ainsi, leurs adversaires les décrivent essentiellement comme des libéraux qui souhaiteraient relégitimer la prostitution comme activité économique. À l’encontre de cette position, Thierry Schaffauser, dans Les Luttes des putes, propose une mise au point sur le sens du combat des travailleuses et travailleurs du sexe en le réinscrivant dans l’héritage des luttes d’émancipation (féministes et prolétaires). Clyde Plumauzille rend compte ici des apports d’une telle démarche.
À propos de Thierry Schaffauser, Les luttes des putes, La Fabrique, Paris, 2014, 248 p., 12€.
Les Luttes des putes, le titre de l’ouvrage de Thierry Schaffauser sonne comme un uppercut. Réflexion sur la question pute, par les putes, et pour tous les travailleur.se.s, les pauvres et les exclu.e.s, il est le manifeste de la lutte pour l’émancipation que promeut le Syndicat autogéré du Travail Sexuel (STRASS) et dont l’auteur est l’un des membres fondateurs1. « Pédé », « drogué » et « travailleur du sexe », la présentation même de Thierry Schaffauser en quatrième de couverture est un acte militant, volontairement provocateur et soucieux de se réapproprier les stigmates qui fondent l’expérience minoritaire. Elle souligne surtout l’itinéraire politique et activiste de l’auteur et l’importance des associations de santé communautaire issues de l’espace de lutte contre le sida dans l’émergence d’un mouvement organisé de travailleur.se.s du sexe. En effet, avant la création du STRASS lors des Assises de la Prostitution en 2009, Thierry Schaffauser a fait ses premières armes à Act Up-Paris en 2000, puis, de là, à constituer le groupe Les Putes en 2006 aux côtés de Maîtresse Nikita avec lequel il a organisé la première Pute Pride. Les Luttes des putes constitue à ce titre un jalon de la réflexion entreprise par les travailleur.se.s du sexe activistes, « une élaboration collective qui est encore à son premier âge » (p. 9), alors que, depuis le milieu des années 1970, les mobilisations des précaires et des minoritaires renouvellent la grammaire des mouvements sociaux de la démocratie protestataire2. À une échelle plus restreinte, l’ouvrage participe également du débat public sur la prostitution ravivé sous l’effet de la demande de pénalisation des clients portée par le gouvernement socialiste de François Hollande qui souhaite voir la prostitution disparaître3. Le renforcement de la lutte contre le « système prostitueur » et la volonté des pouvoirs publics de pénaliser les clients ont placé depuis fin 2011 les prostituées sous le feu des projecteurs médiatiques tout en excluant du débat les premier.e.s concerné.e.s (p. 181). À rebours de ce discours abolitionniste très largement majoritaire dans l’espace public et médiatique en France4, Les Luttes des putes porte le combat du STRASS en faveur de la reconnaissance du travail sexuel comme travail et, par là même, celle de la parole des prostituées et de leur capacité à se représenter et à s’émanciper.
Le plan de l’ouvrage détaille par un triptyque les enjeux de ce combat à mener. Les luttes des putes sont et doivent être appréhendées comme « une lutte contre l’oppression » (chapitre I), « une lutte féministe » (chapitre II), et « une lutte syndicale » (chapitre III). Ces trois luttes se rejoignent et s’articulent, ce qui explique d’ailleurs qu’au-delà des axes programmatiques proposés par les chapitres, ces derniers entrent en résonnance les uns avec les autres et parfois se répètent. Cependant, la trajectoire réflexive est claire : il s’agit d’aller de la réappropriation du « stigmate de putain », à l’organisation des travailleur.se.s du sexe, et notamment du STRASS, en passant par la proposition d’une nouvelle perspective féministe sur la prostitution. Ouvrage militant, fruit d’une démarche tant individuelle que collective au sein des mouvements de travailleur.se.s du sexe, Les luttes des putes veut proposer une nouvelle politique sexuelle à l’intersection de « deux traditions de la politique d’émancipation : le mouvement féministe et le mouvement ouvrier » (p. 8) et destinée aux « prolétaires de la sexualité » qui se retrouvent sur le marché du travail du sexe.
Pensée de la domination et réflexion engagée, le livre se déploie par un va-et-vient entre témoignages de travailleur.se.s du sexe, enquêtes de terrain, savoirs produits au sein des mouvements sociaux, propositions théoriques et formulation d’enjeux politiques5. Ce mouvement du récit et de l’analyse permet de faire de la prostitution autre chose qu’un objet de débats et de postures morales et de l’envisager dans sa complexité par une diversité de points de vue. Ainsi, l’évocation de la réception contrastée dans la communauté des prostituées du terme de travailleur.se.s du sexe illustre bien la démarche de l’auteur.
« Une prostituée m’expliqua un jour qu’elle n’aimait pas le terme “travailleurs du sexe” parce que “cela fait trop Arlette Laguiller”. Une remarque qui pourrait paraître insignifiante, d’autant qu’elle est isolée, mais qui me semble intéressante, car cette personne avait une approche artisanale de son travail, qu’elle se définissait par ailleurs comme une traditionnelle, et qu’elle préférait donner une image plus populaire et plus agréable à l’oreille. L’idée de “travailleurSEs du sexe” apparaissait sans doute avant tout comme un outil politique dont elle ne percevait pas l’intérêt dans sa vie quotidienne. » (p. 21)
Les réticences exprimées ici par une prostituée dite « traditionnelle » à l’encontre d’un vocable politique et syndicaliste témoignent des expériences hétérogènes et parfois conflictuelles de la prostitution par celles et ceux qui l’exercent. « Cela fait trop Arlette Laguiller » : par cette simple expression se dévoile la charge subversive qui résulte de l’accolement de la notion de travailleur.se.s à celle de sexe qui fait des prostituées des membres à part entière de la classe des prolétaires, susceptibles à ce titre de s’inscrire dans toute une tradition d’insubordination et de revendication ouvrière6. Formule propre aux savoirs militants, cette mise en récit articule le champ des savoirs à celui des savoir-faire et des arts de la résistance. L’ouvrage s’appuie sur une conception critique des sciences humaines et sociales qui visent autant à comprendre ce qui fait tenir l’ordre social que ce qui peut permettre de le déstabiliser7. La mobilisation des travaux des « chercheuses alliées des prostituées » (p. 14) – Gail Pheterson, Paola Tabet, Silvia Federici ou encore Pascale Molinier –, des apports du marxisme, du féminisme matérialiste ou encore de la pensée queer souligne toute la diversité des sources de réflexion dans lesquelles puise le STRASS pour élaborer son savoir militant8. Thierry Schaffauser utilise ainsi le concept de « continuum des échanges économico-sexuels »9 forgé par l’anthropologue Paola Tabet non seulement pour souligner l’imbrication récurrente entre rapports économiques et relations affectives qui parcourt les dynamiques sociales et sexuelles, au-delà de la seule prostitution, mais également pour appeler à réfléchir aux conditions de possibilités pour que « cette économie sexuelle soit le plus égalitaire possible » (p. 137).
Dans la perspective d’une économie sexuelle le plus égalitaire possible, Thierry Schaffauser prend au sérieux l’affirmation selon laquelle « Sex work is work ! » (« Le travail sexuel est un travail ! ») et fait de ce slogan le point de départ de sa démonstration. Dans le sillage du féminisme matérialiste et du féminisme de care, Les luttes des putes insiste sur la nécessité de qualifier la prostitution comme un travail et dresse le parallèle entre le travail domestique et le travail sexuel. La notion de « sex work » a été forgée par Carol Leigh en 1978 alors qu’elle assistait à un atelier intitulé « Industrie de l’exploitation du sexe » à l’occasion de la conférence Women Against Violence in Pornography and Media à San Francisco. Thierry Schaffauser la cite :
« Comment pouvais-je m’asseoir avec ces femmes comme une égale si elles me chosifiaient ainsi, si elles me décrivaient comme quelque chose qu’on ne fait qu’exploiter, niant par le fait même mon rôle de sujet et d’agente dans cette transaction ? Au début de l’atelier, j’ai suggéré qu’on change ce titre pour parler plutôt de l’industrie du “travail du sexe” parce que cela décrivait ce que les femmes y faisaient »10. (p. 18)
Si cette notion a pour but premier de dé-stigmatiser la prostitution et d’ouvrir un nouvel espace de revendication pour les prostituées, l’affirmation du sexe comme travail permet en outre de déstabiliser les dichotomies – natures versus culture, travail versus famille, public versus privé – qui organisent les relations entre les sexes et les sexualités11. En considérant le travail sexuel comme « une des formes de travail invisible et jugé improductif, requis de la part des femmes afin de contribuer à la reproduction sociale du (vrai) travail » (p. 139), féministes et travailleur.se.s du sexe activistes dénaturalisent la sexualité et rendent visible les tâches spécifiques assignées aux femmes au sein de la division sexuée du travail. Or, la politique d’« exception sexuelle » qui organise les cadres de la réflexion contemporaine sur la sexualité en France et plus largement dans le monde occidental repose sur l’idée que la sexualité constitue en quelque sorte le dernier bastion d’un don libre d’économie12. À l’instar de l’exception culturelle, la sexualité doit être, selon le phrasé abolitionniste, soustraite à la logique du marché d’où la virulence des polémiques autour de la prostitution. Les travailleur.se.s du sexe, en monétisant explicitement l’échange sexuel, rendent visible le fait qu’ils réalisent un travail et « donnent ainsi du pouvoir à d’autres femmes qui, dans la sphère privée, subissent des pressions pour être à la disposition sexuelle des hommes sans en tirer un intérêt personnel » (p. 115). Par là même, il s’agit de déjouer l’illusion de gratuité des relations sexuelles, mais également de souligner que la monétisation du corps n’est pas le monopole de la prostitution. Contre le principe moral qui voudrait que le corps ne soit pas une marchandise, Thierry Schaffauser adopte une perspective marxiste soulignant que pour l’essentiel des travailleurs, le travail relève de fait d’une exploitation de leur corps : le prolétaire loue bien ses bras pour travailler. En réinscrivant la prostitution dans le champ du travail, Les luttes des putes invite ainsi à reposer les termes du débat et, de l’usage du corps dans le travail sexuel en particulier, à réfléchir à l’usage du corps dans le travail en général. Sans pour autant faire du travail sexuel « un travail comme les autres », l’auteur veut au contraire voir ce qui dans le travail sexuel trouble le capitalisme et le patriarcat.
Thierry Schaffauser insiste particulièrement sur cette puissance subversive à penser le travail sexuel dans nos sociétés contemporaines marquées par l’avènement d’un « capitalisme émotionnel » qui s’appuie notamment sur la marchandisation des émotions et le développement de l’industrie du divertissement pour adultes13. Sur ce point, il cite un long extrait de l’article de Sandra Laugier, Pascale Molinier, Frédéric Bisson et Anne Querien, « Prenons soins des putes », paru en 2012 dans la revue Multitudes14 (p. 140). Décrivant le travail sexuel comme un travail de care, répondant non seulement à des besoins sexuels insatisfaits, mais aussi à des besoins affectifs et interpersonnels, les auteur.e.s expliquent que la stigmatisation et l’invisibilisation actuelle du travail de la prostitution permet de ne pas dévoiler la dépendance des hommes au travail de soutien, émotionnel, sexuel et de soins des femmes. La reconnaissance du travail du sexe « en dévoilant ses compétences de care, participe à la déconstruction du mythe de la virilité »15, une virilité qui a besoin du travail secret et discret des femmes pour relever le pari toujours plus exigeant de la performance professionnelle, sociale et sexuelle. Aussi penser la prostitution comme travail sexuel peut-il permettre dans une certaine mesure de déconstruire le patriarcat. Il en va de même de l’hétérosexualité normative. Thierry Schaffauser convoque notamment les enquêtes de la chercheuse féministe Eva Pendleton sur les travailleuses du sexe hétérosexuelles et cite un de ses entretiens où elle explique en quoi le travail sexuel « queerise » l’hétérosexualité :
« Dans une interview, Monica a dit que son expérience de travail la rend moins susceptible de supporter la scène de drague hétéro : “Quand je sors en club et qu’un mec essaie de me lever, je le regarde et je pense Pourquoi devrais-je même te parler ? Pourquoi écouter tes histoires et ce que tu fais dans la vie ? Je m’en fous. Tu ne me paies même pas.” Parce qu’à présent qu’elle se fait payer pour performer l’hétérosexualité, c’est à dire, jouer le rôle de la disponibilité sexuelle et de la réceptivité féminine, elle est moins désireuse de jouer ce rôle gratuitement. Elle ne prétend pas n’avoir aucun intérêt sexuel pour les hommes, mais plutôt, que c’est l’institution de l’hétérosexualité obligatoire, dans laquelle les femmes doivent poliment tolérer et répondre aux avances sexuelles masculines, qu’elle refuse. »16 (p. 144.)
Ainsi, le travail sexuel peut être le lieu d’une prise de conscience du modèle androcentré de la vie sexuelle et permet de déjouer les jeux de la séduction obligatoire pour redéfinir son rapport au désir et aux plaisirs. Revenant sur la campagne « Wages for Housework » (« Un salaire pour le travail ménager ») dans les années 1970, Thierry Schaffauser mobilise le témoignage de Silvia Federici, théoricienne et militante marxiste à l’origine du mouvement, pour faire le parallèle entre ce dernier et les revendications d’émancipation sexuelle portées par le STRASS : « Nous voulons appeler travail ce qui est travail pour que finalement nous puissions redécouvrir ce qu’est l’amour et créer notre sexualité »17.
« Appeler travail ce qui est travail » participe de la formalisation d’une conscience politique, d’une conscience féministe et d’une conscience de classe. De là découle la formule syndicale autogérée adoptée par le STRASS qui entend, dans sa lutte pour la reconnaissance du travail sexuel, défendre les intérêts collectifs, professionnels et moraux de travailleur.ses. Au cœur du savoir militant déployé par le syndicat résident en effet « une démarche d’affirmation minoritaire » (p. 125) et un combat pour la qualification de la prostitution qui vise à produire un nouveau sujet politique féministe et anticapitaliste. « Nous, putes » (p.7), deux mots qui, dès la première page de l’ouvrage de Thierry Schaffauser, attestent de l’importance qu’il y a pour les travailleur.se.s du sexe à s’énoncer comme sujet, à objectiver leur existence dans un système normatif dominant qui les stigmatise et à résister aux « verdicts sociaux » souvent psychologisants ou criminalisants qui viennent les caractériser18. Ni victimes, ni inadapté.e.s, ni coupables, les travailleur.se.s du sexe luttent pour une nouvelle subjectivité et « un élargissement des possibilités d’être soi-même » (p. 143)19. Leur puissance d’agir passe ainsi par une « puissance de se dire » qui est à inscrire dans le champ revendicatif de la fierté identitaire animé par les mouvements LGBT depuis la fin des années 1960. Sur le mode du retournement du stigmate, l’expression « Nous, Putes » consiste à faire de l’injure un motif de fierté. Elle est aussi le point de départ d’une réappropriation d’une histoire contre les récits mythologisés du « plus vieux métier du monde » :
« Officiellement, les putes n’ont pas d’Histoire. Les discours dominants présentes les travailleur.s.e.s du sexe comme des « personnes prostituées qui seraient toujours et partout des victimes. Dès lors il est difficilement imaginable que ces personnes puissent avoir une histoire, un quelconque pouvoir sur leur propre destin, et encore moins la capacité politique d’analyser leur situation d’oppression, selon leurs propres termes et de s’organiser collectivement en mouvement social et syndical. » (p. 95)
Thierry Schaffauser s’emploie alors à « imaginer et redécouvrir les résistances passées » (p. 95) des prostituées, de la Révolution française – « Parmi toutes ces femmes qui sont allées chercher le roi à Versailles le 5 octobre 1789, combien étaient des prostituées ? » (p. 96) – au très contemporain – notamment les manifestations de travailleur.se.s du sexe dans plusieurs grandes villes de France en octobre 2013 contre la proposition de loi de pénalisation des clients (p. 210). De même, il présente les étapes de l’imposition dans le courant du XXe siècle d’une politique abolitionniste en France qui a su convaincre une partie de la gauche et des mouvements féministes en se reconfigurant de la lutte pour l’abolition de la réglementation de la prostitution à l’abolition de la prostitution elle-même. Enfin la généalogie du STRASS est retracée à l’aune du développement de l’activisme des prostituées menées à partir des années 1970 et du renouveau d’un mouvement de prostituées au début des années 1990 sous l’effet de la lutte contre le sida menée par les associations de santé communautaire et le milieu associatif homosexuel qui privilégient le non-jugement, la sécurité des minorités fragilisées et l’autodétermination en matière de santé sexuelle. L’activisme des travailleur.se.s du sexe s’inscrit donc au sein d’un « espace public subalterne »20 animé par des groupes considérés comme minoritaires ou déviants sexuels.
La défense d’un « Nous, Putes » va bien au-delà de la défense d’un travail sexuel libre et revendique l’appartenance bien plus large des luttes des putes à l’espace des mouvements sociaux notamment en ce qui concerne « la lutte contre la précarité » et la « protection des migrant.e.s » (p. 204). L’irruption sur les trottoirs des grandes villes françaises à la fin des années 1990 de travailleur.se.s sans-papiers, réputé.e.s victimes de la traite, a favorisé la recriminalisation de la prostitution et le ralliement du champ politique au projet abolitionniste d’éradication de l’exploitation de la prostitution d’autrui. Soucieuses a priori de débusquer ces victimes de la traite, les politiques publiques de la prostitution se sont cependant traduites par le renforcement d’une politique sécuritaire de lutte contre l’immigration irrégulière, « participant d’un continuum de criminalisation des classes opprimées pauvres et tenues comme inférieures » (p. 186)21. Pour Thierry Schaffauser, il ne s’agit pas de nier l’exploitation dont peut résulter la prostitution, mais de reconsidérer le travail forcé auquel elle est souvent associée concernant les travailleur.se.s du sexe sans-papiers : « le travail sexuel peut être une option économique plus enviable qu’une autre, ou la seule ressource possible, y compris pour les étrangères qui ont été victimes de la traite » (p. 84). De fait, l’essentiel des travailleur.se.s du sexe appartiennent au « camp des exploités », aussi importe-t-il, par-delà les écueils du populisme et du misérabilisme22, de placer au centre de la réflexion la lutte pour la défense des droits, la capacité d’agir et de négocier ses conditions de travail (p. 224). Cela explique qu’à l’instar de la perspective intersectionnelle introduite par le Black feminism23, la construction du sujet « Nous, putes » relève de la définition d’un sujet collectif minoritaire qui vise à penser l’oppression des prostituées à côté d’autres oppressions analogues et ainsi à proposer des stratégies de coalitions ou des alliances de circonstances entre minorités politiques – les précaires, les migrants et les classes populaires.
Les Luttes des putes offre un tour d’horizon d’une autre pensée de l’émancipation, féministe, prosexe, anticapitaliste et syndicaliste. Sur ce dernier point, Thierry Schaffauser détaille très concrètement à la fin de l’ouvrage les outils mis à disposition par le STRASS pour les travailleur.se.s du sexe et les combats qu’il entend mener : informations, aide juridique, mobilisations, mise en lien avec les associations de santé communautaire constituent autant de pratiques structurantes d’une solidarité en acte entre travailleur.se.s du sexe. Au cœur de la démonstration réside la parole de travailleur.se.s du sexe activistes, ce « Nous, putes » et sa potentialité subversive pour repenser la prostitution et s’émanciper des prénotions et des a priori de cette catégorie. Thierry Schaffauser évoque l’hétérogénéité de cet espace social, il faut dès lors aller plus loin, mobiliser plus systématiquement les cas et les cadres de travail des actrices porno, des opératrices du téléphone ou de l’internet rose – que le STRASS souhaite également syndiquer –, des escortes, des dominatrices, des hôtesses de bar, des travailleur.se.s transexuel.le.s notamment. Il est instant de poursuivre cette réflexion engagée par l’ouvrage : la condition des travailleur.se.s du sexe est une condition plurielle, elle invite à repenser la sexualité, à remobiliser le paradigme de l’exploitation et les nouvelles « formes de liberté des précaires »24 qui peuvent s’en dégager.
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Image en bandeau : « Sex Workers ».
références
⇧1 | Le site du Syndicat du Travail Sexuel : http://strass-syndicat.org/ |
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⇧2 | Lilian Mathieu, Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001 ; Lilian Mathieu, La démocratie protestataire : mouvements sociaux et politique en France aujourd’hui, Paris, Presses de Sciences Po, 2011. |
⇧3 | Anne-Laure Barret, « Vallaud-Belkacem : “Je souhaite que la prostitution disparaisse” », Le Journal du Dimanche, samedi 23 juin 2012. |
⇧4 | Voir sur ce point Lilian Mathieu, La fin du tapin : sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, Paris, F. Bourin, 2013. |
⇧5 | Les notes de bas de page, regroupées à la fin du volume, témoignent de cette diversité des récits mobilisés (p. 229-239). |
⇧6 | Xavier Vigna, L’insubordination ouvrie?re dans les anne?es 68 : essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. |
⇧7 | Joan W. Scott, « L’Histoire comme critique », in The?orie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques, Paris, Fayard, 2009 ; « Les dominations », Savoir/Agir, n° 26, décembre 2013, éd. du Croquant, 128 p. |
⇧8 | De la même façon, Morgane Merteuil, secrétaire générale du STRASS, engage également dans ses articles la discussion avec ces différents courants de pensée critique pour souligner les enjeux politiques de la reconnaissance du travail sexuel et de la fin de « la sujétion légale » imposée aux prostituées. Voir notamment Morgane Merteuil & Damien Simonin, « Les travailleuses du sexe peuvent-elles penser leur émancipation ? Sur quelques effets excluants des discours abolitionnistes », Contretemps, février 2013 [en ligne], Morgane Merteuil « Putes, corps désirants et émancipations », Périodes, avril 2014, [en ligne] ; « Le travail du sexe contre le travail », Période, septembre 2014 [en ligne]. |
⇧9 | Paola Tabet, La grande arnaque : sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, l’Harmattan, 2004. |
⇧10 | Carole Leigh, « Inventer le travail du sexe », dans Maria Nengeh Mensah, Claire Thiboutot et Louise Toupin (dir.), Luttes XXX – inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, Montréal, éd. du remue-ménage, 2011, p. 270. |
⇧11 | Gisela Bock, « Les dichotomies en histoire des femmes : un défi », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 2010, no 32, p. 53-88. |
⇧12 | Éric Fassin, « L’éthique est un luxe », Blog. Sautez Dans Les Flaques, juin 2014 [en ligne]. |
⇧13 | Beatriz Preciado, Testo junkie : sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008 ; Pascale Molinier et Sandra Laugier, « Capitalismes émotionnels », Multitudes, 2013, vol. 52, no 1, p. 159-162. |
⇧14 | Sandra Laugier, Pascale Molinier, Frédéric Bisson, et Anne Querrien, « Prenons soin des putes », Multitudes, 2012, vol. 48, no 1, p. 32-37. |
⇧15 | Ibid., p.?36. |
⇧16 | Eva Pendleton, « Love for sale: Queering heterosexuality », in Jill Nagle (dir.), Whores and other feminists, Londres, Routledge, 1997, p. 73-82, p.?76-77. |
⇧17 | Silvia Federici, « Wages for Housework », in Revolution at Point Zero: Housework, Reproduction, and Feminist Struggle, Oakland, PM Press, 2012, p. 15-27, p.?20. |
⇧18 | Lilian Mathieu, « Appuis normatifs et compétences pour l’émancipation : l’exemple des revendications des prostituées », Actuel Marx, 2012, vol. 51, no 1, p. 165-179 ; Morgane Merteuil et Damien Simonin, « Les travailleuses du sexe peuvent-elles penser leur émancipation?? », art. cit. |
⇧19 | En ce sens, les luttes des putes rejoignent celles des années 1968 qui sont pour Michel Foucault des « luttes pour une subjectivité nouvelle » : Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (§ 306), Dits et écrits, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1047, cité dans Lilian Mathieu, « Appuis normatifs et compétences pour l’émancipation », art. cit., p.?165. |
⇧20 | Nous empruntons l’expression à Nancy Fraser qui définit les espaces publics subalternes comme « des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de fournir leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins », Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale?? : reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005, 2005, p.?126. |
⇧21 | Milena Jakši?, « Devenir victime de la traite », Actes de la recherche en sciences sociales, 2013, vol. 198, no 3, p. 37-48. |
⇧22 | Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire : mise?rabilisme et populisme en sociologie et en litte?rature, Paris, Gallimard, 1989. |
⇧23 | Kimberle Crenshaw, « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, 1991, vol. 43, no 6, p. 1241-1299. |
⇧24 | Patrick Cingolani, Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2014, p. 87. Sur la question du travail exploité, voir également les nouvelles perspectives proposées par Denise Brennan, Life Interrupted. Trafficking into Forced Labor in the United States, Duke University Press, Durham and London, 2014, 304 p. ; Milena Jakši?, « Vie et survie du travail exploité », La Vie des idées, 19 janvier 2015 [en ligne]. |